L'exercice corporel est utile à peu de chose, mais la piété est utile à toutes choses, ayant les promesses de la vie présente et de celle qui est à venir.
L'habitude est au nombre de ces choses qui peuvent être un
grand bien ou un grand mal, selon l'usage qu'on en fait. Les habitudes
dirigent la vie. Nous sommes heureux ou malheureux selon ce que nous
sommes habituellement. Aussi, pour juger du caractère de quelqu'un, il
ne faut pas regarder à quelques actes isolés, mais aux tendances
ordinaires de son coeur et de sa volonté. Un homme peut, dans telle
occasion donnée, faire preuve de dévouement, sans
que sa vie soit une vie dévouée ; un autre peut, à propos d'une
épreuve, prier Dieu avec larmes, sans que ce soit un homme
essentiellement pieux ; parce que le dévouement de l'un n'est
point habituel, et que la piété de l'autre n'est point l'affaire
vitale de son coeur. Il ne suffit pourtant pas d'avoir de bonnes
habitudes pour faire des progrès dans la vie spirituelle. Les plus
excellentes habitudes ne servent pas à grand chose quand elles ne sont
pas imprégnées de vie et qu'elles ne sont qu'une sorte de mécanisme.
Cela est vrai des habitudes ordinaires aussi bien que des habitudes
religieuses. Il n'y a progrès que si les habitudes elles-mêmes sont un
progrès de la vie et un état de croissance.
L'exercice corporel, dit saint Paul, est utile à peu de
chose. L'Apôtre comprend sous ce nom les exercices de dévotion
dont le souffle de Dieu s'est retiré et qui laissent l'homme tel qu'il
est. C'est le souffle de la vie qui rend les
pratiques religieuses utiles ; c'est lui et non pas elles qui
nous fait prospérer ; la croissance spirituelle vient de la piété
qui est utile à toutes choses. C'est elle qui doit alimenter
nos pratiques. Les pratiques religieuses sans piété ne sont que du
formalisme ou du galvanisme. C'est la piété, et pas autre
chose, qui a les promesses de la vie présente et de celle qui est
à venir. Elle réagit sur les habitudes ordinaires, et nous rend
aptes à la vie de ce monde aussi bien qu'à celle du ciel.
Bien des gens s'imaginent qu'ils compromettraient leur carrière
terrestre en se jetant dans la haute dévotion. Ils croient que la vie
peut se diviser en deux parties, dont l'une appartient à Dieu et
l'autre au monde. - Que cette parole de Paul leur ferme la bouche.
Qu'elle leur enseigne que lorsque nos habitudes sont ce qu'elles
doivent être, il n'est pas besoin d'avoir deux habits,
l'un pour le dimanche, et l'autre pour les six jours qui suivent.
La vie tout entière devient un sacrifice vivant, saint et agréable
à Dieu. C'est là, dit l'Écriture, notre service
raisonnable.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur nos habitudes et voyons quelle
influence elles ont sur notre vie. Il va de soi que je ne parlerai ici
que des bonnes habitudes. Chacun convient que les mauvaises habitudes
pervertissent la vie ; c'est une thèse qu'il n'est pas nécessaire
de prouver. Mais les bonnes habitudes, disons-nous, peuvent dégénérer,
et le bien peut devenir un mal, si l'esprit de vie se retire et qu'il
ne reste que le cadre. Une lumière qui s'éteint n'est plus une
lumière ; un corps sans âme n'est plus qu'un cadavre.
Demandons-nous quel caractère portent nos habitudes ? Font-elles
fleurir notre vie ou la dessèchent-elles ?
L'examen qui va suivre nous aidera à répondre à cette question.
Parmi les bonnes habitudes, j'en choisis quatre dont nous avons tous
besoin, car elles sont aussi nécessaires à notre bien-être temporel
qu'à notre prospérité spirituelle.
Parlons d'abord de l'habitude du travail. Dieu veut que nous
travaillions six jours et que nous nous reposions le septième. Le
travail est commandé aux riches et aux pauvres, aux jeunes et aux
vieux, car le travail, dans l'intention de Dieu, n'est pas seulement
un gagne-pain, c'est un des plus puissants, moyens de développement.
Mais pour bien travailler, il faut travailler habituellement ; un
homme qui ne travaille qu'en amateur ou par intervalle, n'arrivera
point aux mêmes résultats qu'un autre qui travaille avec suite et
régularité. Le zèle qui s'évanouit devant la paresse, ou le zèle qui
ne se soutient qu'en changeant de besogne, a presque
tous les défauts du relâchement ou de l'inégalité. L'habitude du
travail donne seule à notre carrière de la cohérence et de l'aptitude.
Elle fait naître des idées nouvelles, elle conduit aux
perfectionnements, elle aide à acquérir des vues justes sur les
parties et sur l'ensemble de l'oeuvre que nous faisons, elle nous
préserve des mauvais penchants par le déploiement soutenu de nos
forces, elle donne à la volonté de l'énergie et de la persévérance.
L'habitude d'un travail consciencieux a préservé bien des personnes de
la contagion du mal, des soucis de la vie et d'une foule de
tentations.
La première chose qu'il faut apprendre aux enfants, c'est à contracter
de bonnes habitudes, et surtout à prendre goût à un travail régulier
et assidu. Les caractères inégaux, capricieux et bourrus, viennent
bien souvent d'une jeunesse qui n'a pas été formée à une activité
sérieuse et soutenue. La meilleure manière d'arriver à
l'habitude du travail, c'est de bien diviser la journée, et de suivre,
s'il est possible, un système de tâches. Proposez-vous une besogne
quelconque, puis découpez-la en parties, et assignez-vous chaque jour,
de telle heure à telle heure, la portion de travail que vous croyez
pouvoir accomplir ; ne la prenez ni trop grande ni trop petite,
mais que ce soit votre tâche journalière ; faites-la comme si
elle vous venait de Dieu. En continuant ainsi, non seulement vous
ferez beaucoup d'ouvrage, mais vous travaillerez avec moins de fatigue
et vous gagnerez en facilité et en intelligence. Il y a des
difficultés qui, vues de loin, vous paraissaient des montagnes, et
qui, lorsque vous les aurez affrontées courageusement et
régulièrement, diminueront insensiblement et finiront par disparaître
tout à fait.
Voyons maintenant comment cette première habitude, si utile, si
nécessaire, peut cependant dégénérer. C'est quand elle devient, comme
dit saint Paul, un simple exercice corporel.
L'assiduité peut devenir de la routine, et la régularité, de la
monotonie. Qu'il s'agisse d'un teneur de livres, d'un conducteur de
diligence ou d'un ouvrier de fabrique, ce qui fait la valeur de leur
travail devant Dieu, c'est l'esprit dans lequel : ils
travaillent.
J'avoue que ce sont là des états qui, plus que d'autres, peuvent
devenir un mécanisme. Mais les occupations les plus saintes, les plus
régulièrement continuées se réduisent vite à un simple exercice
corporel, si l'on ne veille sur soi-même.
Il faut mettre de l'âme à toutes choses, et la piété seule donne de
l'âme. Sans cet élément divin, tout travail devient monotone. Le
travail matériel ou le travail de tête ne se soutient que par les
inspirations du coeur, par l'amour. Il faut que nos forces soient
continuellement retrempées dans l'amour divin, pour que notre
activité soit un progrès et pour qu'elle conserve sa jeunesse. La
piété seule donne la chaleur vitale, la continuité et la persévérance.
On a dit que si deux anges avaient pour tâche, l'un, de gouverner un
monde, l'autre, de balayer une rue, ils n'échangeraient pas leurs
occupations l'un contre l'autre. La source de leur joie et de leur
fidélité, saint Paul nous l'indique : ils trouveraient dans la piété
qui est utile à toutes choses et qui a les promesses de la vie
présente et de celle qui est à venir, une source de joie, de
fidélité et de contentement parfaits.
Une autre habitude, qui nous est aussi nécessaire que celle du
travail, c'est l'habitude des bonnes déterminations. Un homme résolu
est un grand trésor ; mais il n'est pas donné à tout le monde de
prendre une résolution. Je sais bien qu'il y a des situations où il
est difficile de prendre un parti, et où il y aurait même témérité à
se décider trop vite ; mais je ne parle ici que
des cas ordinaires de la vie. Vous savez que c'est la volonté de Dieu
qui doit déterminer la nôtre ; notre vie ne devient ferme et
joyeuse, que lorsque nous entrons dans le plan de Dieu et que nous
suivons ses appels. Plus nos déterminations se font attendre, plus
nous avons à souffrir ; mais quand notre volonté est gagnée,
toutes choses sont à nous. Dieu ne demande jamais que ce qu'il donne.
Si Abraham a pu quitter son pays natal, aller au-devant d'un avenir
voilé, porter le couteau sur Isaac ; si l'impossible lui est
devenu possible, c'est qu'il avait été rendu capable de se déterminer
pour Dieu. Soyez un homme d'action, au lieu d'être un homme indécis ou
un temporiseur. La voie de l'Éternel est la force de l'homme
intègre ; le premier pas est déjà la moitié du chemin.
Mais il faut que nos déterminations soient des impulsions divines,
autrement elles ne seront bientôt que de simples
velléités. Rien n'émousse autant la volonté que les bonnes résolutions
que nous tirons de notre propre fonds et que nous abandonnons aussitôt
après. Il y a des hommes qui veulent toujours et qui ont toujours
voulu, mais avec leurs résolutions ils en sont toujours au point de
départ. Ils ont des élans, des efforts, mais ces enfants de leur
volonté ne viennent que jusqu'au terme de leur naissance : arrivés
là, il n'y a point de force pour enfanter. Ce sont des
exercices, si l'on veut, mais des exercices en pure
perte ; ces partis pris, ces déterminations arrêtées ne sont plus
guère, à la longue, que des façons de parler, qui ne servent qu'à user
la conscience.
Pendant ce temps, la vie s'écoule, on n'avance pas dans le bien, on
s'endurcit par conséquent dans le mal. D'où vient ce fâcheux
état ? De ce qu'on n'est point allé à la source. La piété qui
inspire le travail est aussi ce qui donne de la fermeté à nos
résolutions. Vous donc qui voulez toujours, mais qui
n'exécutez pas ce que vous voulez, cherchez à avoir de la piété, avant
de prendre des résolutions pieuses : vous la trouverez dans
l'amour de Dieu. Donnez-lui votre coeur, et il vous donnera des
résolutions durables. Quand Dieu vous possédera vous-même, votre
volonté et vos oeuvres seront aussi à lui. Jusque-là vos élans ne vous
soulèveront pas au-dessus de la terre ; vous ressemblez à un
aigle qui veut s'élancer vers le soleil, mais qui retombe lourdement
parce qu'on lui a lié les ailes.
L'habitude de souffrir est la troisième de celles que je veux
examiner. La souffrance est le complément de la foi, mais pour
souffrir avec bénédiction, il ne faut pas s'habituer à la souffrance.
Chaque jour amène sa peine, et cette peine, il faut la sentir,
afin de la montrer à Dieu. Ce qu'il y a de tendre et d'humble dans la
vie chrétienne, est un produit de la souffrance. De même que l'huile
découle du pressoir, les expériences les plus bénies
sortent des pressoirs de Dieu.
Parce qu'il nous aime, il nous châtie ; il nous châtie même
habituellement afin de nous garder sous sa main, dans un sentiment de
défiance de nous-mêmes, et dans une crainte salutaire de notre
fragilité. Un homme dont la santé serait parfaite, qui n'aurait aucun
fardeau à porter et qui ne souffrirait que rarement, serait
probablement un chrétien bien superficiel. Mais quand on a appris sous
la discipline du Saint-Esprit à regarder comme le sujet d'une
parfaite joie les diverses afflictions qui nous arrivent, alors
la prière reste vivante ; l'amour du monde perd son empire, les
promesses de Dieu agissent, et l'éternité, avec son repos et sa
glorieuse espérance, apparaît comme une si riche compensation, que
l'affliction devient légère, comme l'est du reste toute affliction
qui ne fait que passer.
Mais prenons garde : le bénéfice de la souffrance se perd, si la
piété du coeur s'évanouit. Quand on souffre, il faut souffrir
pour Dieu, dans le même esprit filial où Jésus-Christ notre Sauveur a
souffert ; c'est cet esprit seul qui soutient et qui fait
persévérer jusqu'à la fin. Sans lui on peut bien aisément s'égarer
loin du Seigneur. L'âme s'ouvre alors à un esprit maussade ; on
s'endurcit sous la croix, au lieu d'être converti par elle ; on
peut même aller jusqu'à prendre en mal les épreuves qui nous arrivent,
jusqu'à murmurer et à s'aigrir quand elles se prolongent. Ou bien l'on
tombe dans l'apathie d'une âme usée, qui plie, qui s'affaisse, mais
qui ne comprend pas le but de ses souffrances. Il y a beaucoup de
manières de porter sa croix, mais il n'y en a qu'une seule de bonne et
de profitable : c'est de faire l'expérience aux pieds de Jésus
que son joug est aisé, et son fardeau léger.
Passons enfin à une quatrième et dernière habitude, celle d'entendre
la vérité. Quiconque est pour la vérité, entend sa voix. Soit
que vous interrogiez votre conscience, ou la Parole
sainte, vous entendrez une voix solennelle qui domine toutes les
autres voix. Elle est souvent dure à ouïr, souvent humiliante ;
car elle blâme, et l'on aime mieux être loué que d'être repris, on
préfère se voir en beau que de se voir en laid. Mais la vérité est la
réalité, et une vérité qui condamne vaut encore mieux qu'une erreur
qui abuse.
Aimez la vérité, écoutez-la habituellement, de quelque côté qu'elle
vous vienne. Appliquez votre coeur à l'instruction et vos oreilles
aux paroles de la science. Celui qui garde l'instruction, tient le
chemin qui tend à la vie. Il nous faut tous comparaître devant le
tribunal de Christ ; pensons à cette heure solennelle et
la vérité nous sera chère.
La vérité est la vie de Dieu, c'est elle aussi qui nous jugera. Mais
cette habitude encore, comme toutes les autres, peut dégénérer quand
on en vient à confondre les notions de la vérité avec l'autorité de la
vérité. Il faut être saisi par la vérité, pour
qu'elle fasse son oeuvre en nous. Depuis longtemps vous entendez
l'Évangile, et les voix qui l'annoncent sont bien nombreuses autour de
vous : pourquoi les conversions sont-elles donc si rares ?
C'est que l'on fait de la vérité une affaire de formule et de
prédication ; on apprend la religion, on n'en vit pas ; elle
ne fait pas nos délices ; notre coeur est blasé, rassasié. La
chose la plus rare de nos jours, c'est un chrétien joyeux. Il y a
autour de nous un air lourd, un christianisme qui étouffe et qui vient
de l'habitude stérile d'entendre la vérité. Mais la foi ne vaut que ce
qu'elle produit ; l'exercice corporel est utile à peu de
chose, mais la piété est utile à toutes choses ; elle a les
promesses de la vie présente et de celle qui est à venir. Voilà
comment notre argent peut se changer en écume, et
comment notre breuvage peut être mêlé d'eau. On
croit retenir le fond et l'on n'a plus que la forme ; on va à la
rencontre de l'époux avec une lampe bien ornée, mais fumeuse ; il
y a plus de vierges folles dans l'Église que nous ne le pensons.
« Peut-on, demanderez-vous peut-être, rendre la vie à des
habitudes qui ont dégénéré ? à un travail qui n'est plus qu'un
mécanisme ? à une volonté qui jamais n'exécute ? à une série
d'épreuves qui ne sont pas en bénédiction ? à un auditeur de la
vérité qui n'en sent plus le prix ? »
En douter, ce serait perdre de vue que le monde est le champ, et
l'Église, le jardin que Dieu cultive. Les puits d'eau vive et les
ruisseaux découlants du Liban n'ont pas tari. Le souffle de
l'Esprit peut revenir des quatre vents et rendre toutes choses
nouvelles, dès que votre coeur sentira comme une souffrance ces
besoins intimes qui ne sont pas satisfaits, et cherchera avec
l'avidité de la faim et de la soif la rosée d'en haut, la manne
céleste, le miel découlant du rocher.
Vous êtes né pour la vie et non pour la sécheresse. Ce qui vous
manque, existe. Si quelqu'un a soif, dit Jésus, qu'il
vienne à moi et qu'il boive.
S'il y a des affligés et des misérables qui cherchent des eaux
et qui n'en ont point, et dont la langue périt de soif, lui
l'Éternel les exaucera ; lui, qui est le Dieu d'Israël, ne les
abandonnera point. Il fera sortir des fleuves des lieux élevés, et
des fontaines du milieu des vallées ; il changera le désert en
étangs d'eau et la terre sèche en sources d'eaux.
Ce qui se passait au temps des apôtres peut se renouveler ;
il y a des baptêmes de feu pour toute Église qui prie, pour toute âme
qui implore la grâce de Dieu. L'Évangile n'a pas fait son temps, il
est fort d'une éternelle jeunesse. Vous verrez ce que seront vos
habitudes, quand elles seront au service du Dieu trois fois saint. Vos
travaux et vos résolutions, vos souffrances et votre culte feront
affluer vers vous cette grâce qui est plus précieuse que l'or, plus
ferme que les montagnes. Rejetez loin de vous ce qui n'a que
l'apparence de la vie et demandez ce qui est réel.
Vos pères, qui étaient mauvais sous
beaucoup de rapports, n'ont pourtant jamais manqué de vous donner
de bonnes choses quand vous les leur demandiez ; combien plus
le Père céleste, le seul bon, donnera-t-il son Saint-Esprit
à ceux qui le lui demandent avec ferveur ?
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |