Notre bateau était de proportions
très modestes. Quelques jeunes Anglais,
déjà installés lors de notre
arrivée, avaient accaparé, aux
dépens des dames, les quelques bonnes places
disponibles. À leur honneur, je dirai qu'au
bout de quelques instants, ils vinrent nous offrir
leurs sièges. Je les remerciai dans mon plus
pur anglais. Lorsqu'ils surent que je suis un
révérend pasteur et que, peu de temps
auparavant, j'avais parlé en anglais
à la foule qui se pressait dans le parc de
Mildmay, leur respect pour moi devint
considérable. Je crains que mes titres
n'eussent produit moins d'impression sur de jeunes
Allemands. Les Anglais ne sont pas assez simples
pour croire que les ecclésiastiques
apportent toujours avec eux l'ennui et sont les
ennemis nés de la gaieté.
Nous devions rencontrer plus d'une fois ces jeunes
gens dans le reste du voyage. C'étaient des
étudiants venus d'Oxford ou de Cambridge.
Ils étaient rieurs, aimaient à
déployer leur force musculaire, à
braver les éléments. Beaucoup plus
sobres que nos jeunes Allemands, ils
n'étaient point décorés de ces
balafres que la manie du duel a mises en honneur
dans notre jeunesse studieuse.
En avant dans le fiord de Stavanger ! La
traversée dura de quatre à cinq
heures. Les beautés de la nature
norvégienne sont difficiles à
décrire. Nous ne pûmes nous
empêcher, devant elles, d'entonner nos plus
beaux chants. Les airs allemands que nous faisions
entendre plurent beaucoup à nos compagnons
de route, anglais et norvégiens. La prima
donna la plus fêtée eut envié
les applaudissements qui nous furent
prodigués. Un vieux marin vint serrer,
à les broyer, les mains
de mes filles. Il répétait, d'une
voix émue, en norvégien :
« Beaucoup de remerciements, beaucoup de
remerciements, mille
remerciements ! » Ce qu'il disait
ainsi, et par là le lecteur verra les
rapports du norvégien avec l'allemand :
a Mange tak, mange tak, tusend
tak ! »
Au débarquement, un élégant
hôtel nous ouvrit ses portes. Le service y
était fait, comme partout en Norvège,
par d'aimables jeunes filles, tranquilles,
intelligentes, d'une moralité à toute
épreuve. Elles portaient le joli costume
national. Peu d'entre elles connaissent l'allemand,
mais elles devinent aisément à vos
signes ce que vous demandez. Si vous êtes
cordial, vous obtiendrez tout d'elles ; rien,
si vous voulez recourir au ton impérieux.
L'emploi de portier est naturellement confié
partout à des hommes ; les portiers
sont les seuls êtres, disons-le en passant,
qui, dans les petits hôtels, comprennent
l'anglais et l'allemand ; le personnel
féminin ne connaît que la langue du
pays. Les femmes, les jeunes filles desservent non
seulement les hôtels, mais les magasins, les
bureaux de poste, les téléphones et
les télégraphes. Partout elles
excellent à se tirer d'affaire. Je me suis
laissé raconter que dans les importantes
questions communales, les femmes, les demoiselles
âgées de plus de vingt-cinq ans,
exercent un droit de vote.
Le dehors et le dedans de notre hôtel sont de
bois. Les lits, d'une propreté
immaculée, ont l'apparence de machines
propres à endurcir les muscles. À la croisée de
chaque chambre
un appareil de sauvetage. Une inscription, bien en
évidence, avise le voyageur qu'en cas
d'incendie, il pourra se confier avec
sécurité à l'appareil. La
morale du fait, c'est qu'en Norvège,
où les hôtels sont construits en bois,
on est constamment exposé au risque de
l'incendie. Je ne sais si, dans
l'éventualité prévue, les
dames âgées ont eu toujours assez de
présence d'esprit pour déployer
l'appareil et s'installer dans son filet. Un
Anglais, qui a écrit un livre
pétillant d'esprit sur la Norvège,
conseille aux aubergistes de placer devant les
chambres à coucher de petits balcons de fer
communiquant avec le sol par des escaliers de fer.
Ne serait-il pas à craindre, avec
l'innovation proposée, que du danger du feu
on ne tombât dans celui des voleurs, et que
les filous d'Europe, attirés par les
escaliers de fer, ne se décidassent à
affronter le mal de mer, à faire en grand
nombre le voyage de Norvège ?
Après une nuit de bon sommeil, nous nous
levions tout à fait dispos. Nous prenions un
premier déjeuner et montions dans les
équipages qui devaient nous conduire
à Osen.
À ce propos, quelques mots sur la
manière dont on voyage sur terre, en
Norvège. La côte occidentale est
dépourvue de voies ferrées. Elles ne
seront jamais nombreuses dans cette région,
tant du moins qu'on n'aura pas trouvé le
moyen de mettre les trains en état de voler
dans les airs, à la façon des
oiseaux, ou de nager dans les ondes, à la
façon des poissons. La configuration du pays
s'oppose
à l'établissement des chemins de fer.
Les excursions se font donc, soit à pied,
soit à cheval ; elles se font surtout
en voiture. On a introduit récemment dans la
contrée des calèches et des landaus.
Mais l'équipage national est le
stölkärre. Je place celui-ci à la
tête de tous les véhicules de ma
connaissance, au point de vue de la
légèreté, et de la
rapidité qu'il permet. C'est une petite
charrette, aux deux grandes roues, avec une
banquette pour deux personnes. Le siège du
cocher, très rudimentaire, espèce de
sellette, s'élève derrière la
banquette. Les guides passent entre les deux
voyageurs. La banquette n'est ni
élégante, ni commode. Le dos en est
très bas ; il est rarement
rembourré et est porté par deux tiges
de fer. Ceux qui craignent les cahots feront bien
dès lors de regarder à deux fois
avant de monter dans cette voiture.
L'avantage des stölkärres, outre leur
légèreté, est de permettre
d'embrasser toute la vue de l'horizon. Le dos du
cocher ne se place pas comme un écran devant
le voyageur et ne vient pas partager devant ses
yeux le monde en deux. Après cela, ces
charrettes n'ont pas d'abri contre la pluie.
Même par le beau temps, on y souffre du
soleil et de la poussière.
Mais que serait la charrette norvégienne
sans le petit cheval qui la traîne ?
L'incomparable coursier ! Il est de petite
taille et produit l'effet d'un métis,
né du cheval et du mulet. Il porte sur la
tête une sorte de crête de coq faite de
poils hérissés, c'est dire qu'on lui coupe les
crins comme
aux
poneys. Les petits chevaux norvégiens sont
tous ronds et gras « comme des
conseillers, » me faisait remarquer un
ami qui connaît mieux les conseillers que
moi ! L'ardeur de ces petits chevaux est
indescriptible. Ils attendent avec impatience qu'on
leur rende les rênes et s'élancent,
semblables à de véritables
chevreuils. Voyez-les descendre les pentes les plus
roides dans un galop vertigineux ! Nul frein,
nul sabot à la charrette norvégienne.
Les cochers n'ont pas même l'idée que
leurs bêtes pourraient broncher, s'abattre.
Je n'ai pas conseillé l'emploi de la
charrette aux gens douillets, je ne saurais
conseiller aux gens peureux le coursier
norvégien. Mais je n'ai point ouï
parler d'accidents survenus avec les
stölkärres et leurs petits chevaux.
Voulez-vous gagner le coeur du cocher
norvégien ? Vous n'avez qu'à
louer son cheval. Il l'aime. Il ne le touche
presque jamais du fouet, Il lui parle une langue
pleine d'exclamations tendres, analogue à
celle de la mère avec son enfant. Et le
petit cheval comprend. Les rênes flottent sur
son dos, rarement tendues. On le traite comme un
être intelligent et il se comporte aussi
comme un être intelligent. Veut-il boire aux
sources ? On le laisse faire. Il n'abuse pas
de la permission, ne s'ingurgite que très
peu d'eau et repart aussitôt après
d'un train enragé, pareil à celui
dont courent les chasses enchantées de la
légende.
Supposez nos cochers norvégiens
placés à la tête de nos
écoles. Ils appliqueraient là leur
art de conduire avec douceur et
confiance. Je me permets de croire que les
bipèdes placés sous leur direction
justifieraient pour la plupart celle-ci, quand bien
même certains tempéraments ont besoin
de la verge et de la sévérité.
Tenez pour prouvé que celui qui
réussit avec les animaux réussirait
aussi avec les hommes. grâce à Dieu,
les pédagogues aimant l'enfance ne sont pas
rares aujourd'hui.
Le lecteur me pardonnera cette petite digression
inspirée par la reconnaissance que je garde
au petit cheval norvégien. Je n'ai jamais
rencontré son pareil. Je ne puis
m'empêcher de sourire en songeant à la
folle vitesse avec laquelle il nous emporta si
souvent, par exemple de Stalheim à Foss. On
aurait dit que des puissances invisibles
tourbillonnaient autour de nous et cherchaient
à l'animer.
Nous arrivâmes trop vite, à mon
gré, à Osen, sur les bords du lac de
Suledalvand.
Je regrette de n'être ni peintre ni
poète pour décrire dignement le lac
de Suledalvand et le cadre de rochers à pic,
montant jusqu'au ciel, qui l'environnent de tous
les côtés. Pour charmer la
traversée, mais surtout pour donner
carrière à notre enthousiasme, nous
nous mimes à chanter. Un petit incident se
produisit alors. Nous sentions sur nous depuis
quelques instants les regards d'un monsieur qui
paraissait nous examiner. Il avait une expression
spirituelle, des traits fins. Lorsque les
dernières notes de l'air de Mendelssohn se
furent envolées, il s'avança vers moi et me dit en
allemand : « N'êtes-vous pas
le pasteur Funcke ? » -
« Comment le
savez-vous ? » répondis-je
assez sèchement. « Mais, me
dit-il, vos chants montrent que vous êtes des
Allemands ; et, de tous les Allemands, seul le
pasteur Funcke a pu avoir l'idée de faire
avec sa famille le pénible voyage de
Norvège. » Au premier moment, je
traduisis ces paroles en leur donnant ce mauvais
sens : « Seul le pasteur Funcke est
assez fou pour avoir emmené avec lui toute
sa maison en Norvège. » Je me
convainquis plus tard que cette remarque renfermait
un compliment. Parcourir la Norvège avec une
famille de huit personnes, et presque autant de
malles, implique une volonté courageuse.
J'avais enseigné que le meilleur moyen
d'être heureux est de procurer de la joie aux
autres. Le moyen de penser que je n'étais
pas le premier à mettre en pratique mon
précepte, nonobstant les difficultés
sans nombre qui devaient en résulter pour
moi ? C'était bien à une folie,
mais à une noble folie que m'avait reconnu
mon interlocuteur, pasteur lui-même,
écrivain distingué, M. Jonas Dahl, de
Stavanger.
J'eus bientôt lié amitié avec
mon collègue norvégien. Il proposa un
chant qui pût être entonné par
tous les hommes de l'équipage. Et il
commença l'air national norvégien.
Faut-il dire que la musique de cet air est la
même que celle de l'air national allemand, de
l'air national anglais et suisse ? On voit
d'ici l'effet. Nous chantions, pour notre part, les paroles
de l'air
allemand ;
nos Anglais celles de l'air anglais. Il en
résulta une vaste et émouvante
harmonie. On eût dit s'ébauchant
déjà l'alliance des peuples.
C'était pour la première fois, depuis
que le monde existe, que les gigantesques portes de
rochers du Suledalvand entendaient un chant
exécuté en trois langues. Tous les
visages souriaient. Mais mon nouvel ami, auquel
était due l'inspiration de ce concert
général, souriait plus que les
autres. Je devais le rencontrer fréquemment
encore. Il était venu passer ses vacances,
avec sa famille, dans le voisinage et n'avait paru
récemment a Stavanger que pour saluer le
roi. Nous prîmes nos quartiers de nuit
à Naes, au nord du lac. Nous nous
trouvâmes encore fort bien. D'où
nouvelle occasion pour moi de louer les
hôteliers norvégiens. Notre jeune
hôtesse était veuve. Elle ressemblait
au modèle de la tristesse. Combien j'aurais
voulu pouvoir lui dire un mot consolateur !
Hélas, je ne trouvai pas une seule parole
à lui adresser en langue
norvégienne.
Le lendemain, un monsieur norvégien se
présente a moi et me dit en anglais :
« Je viens de lire votre nom sur le livre
des étrangers. Permettez-moi de vous assurer
que je pense à vous chaque matin en lisant
l'un de vos ouvrages, vos Méditations
quotidiennes (1). Ma chère femme et
moi, nous
demandons à Dieu pour vous l'humilité
et la foi. » Ce témoignage
affectueux ensoleilla ma journée. Il remplaça pour
moi l'astre
du jour qui, pour la première fois, nous
était caché par des nuages.
Malgré un ciel gris, nous fîmes ce
jour-là douze heures de chemin. La route
nous conduisit d'abord à travers les gorges
sauvages du Bratlandsdal, animées par un
torrent impétueux et d'innombrables
cascades ; elle nous mena ensuite de
l'hôtel de Breifond, à travers des
lacets sans fin, au sommet d'un col, où nos
enfants purent s'amuser à se jeter de la
neige. La vue dont on jouit de cette hauteur est
grandiose. À vos pieds, la roche descend en
précipice ; dans le lointain, vous
apercevez la vallée d'Odde, sur le fiord du
Hardanger, dominée par l'immense champ de
neige du Folgefond. Ce champ de neige est
situé à 4500 pieds de hauteur et n'a
pas moins de quarante kilomètres de long sur
dix environ de largeur. De tous côtés,
des coulées de glace descendent jusque dans
la vallée.
Nous avions gravi le sommet de la montagne à
pied, pour ménager nos chevaux. Nous
descendîmes l'autre versant avec la
rapidité de l'ouragan. Nous nous
arrêtâmes pourtant quelques instants au
confluent de trois chutes d'eau bien connues des
voyageurs, le Latefoss, le Skarsfoss, toutes les
deux aux eaux bouillonnantes et précipitant
leur course furieuse à travers les obstacles
dans un nuage de vapeur, enfin l'Espelandsfoss,
légère écharpe tombant d'une
falaise à pic. Le lecteur sera
peut-être heureux d'apprendre que le mot
Foss, terminant les trois noms ci-dessus, vent dire
chute d'eau.
Nous sommes dans la vallée, nous longeons un
lac d'un mille de longueur. À l'ouest de la
nappe d'eau se dresse le grandiose Buar-Brae. Brae
signifie glacier, et le Buar-Brae est un des beaux
glaciers du Folgefond. Bientôt se montrent
à nous la petite église blanche et
les hôtels souhaités d'Odde, station
d'été, caravansérail
d'hôtels situé à
l'extrémité de la pointe sud du
célèbre fiord du Hardanger.
L'Hôtel Hardanger avait brûlé
peu de temps auparavant et a été
réédifié avec un grand luxe.
Nous descendîmes ailleurs, dans un
hôtel plus simple.
Le lendemain matin, il pleuvait à torrents.
Toutefois vers dix heures le ciel
s'éclaircit, et nous pûmes voir de
plus près quelques-unes des magnificences
des environs. Dans l'après-midi, nous finies
un tour au Buar-Brae. À un quart d'heure
d'Odde, nous retrouvions le lac longé la
veille. Nous montâmes dans deux nacelles et
nous dirigeâmes vers le torrent qui jaillit
du glacier de Buar. La route conduisant au glacier
est si pittoresque que quelqu'un de nous fit la
remarque suivante : « Pour cette
seule excursion, il vaut la peine de faire le
voyage de Norvège. » Tout le long
de la route, vous avez devant vous le glacier
ressemblant à une énorme chute d'eau
subitement congelée.
Nous avions pris avec nous un des petits rameurs
avec lesquels nous avions fait la traversée.
C'est un charmant garçon de douze ans. Ma
petite fille de neuf ans s'entendit fort bien avec
lui. Elle tient de moi une
inclination à regarder les petites gens
comme plus intéressantes que les grandes
gens. Je m'amusais de la sollicitude du petit
chevalier pour sa petite dame. Il lui cueillait des
fleurs, des baies, la prenait par la main quand la
roche était glissante, la portait dans les
passages étroits ou à travers les
petits torrents. Les deux amis riaient à qui
mieux mieux et babillaient dans un langage
international dont ils étaient les
inventeurs. Quand, me séparant du petit
héros, je lui fis cadeau d'un pourboire
inattendu, il me considéra avec des yeux si
pleins de reconnaissance et d'étonnement que
je ne puis les oublier.
Je ne risquerai pas une description du glacier, de
la grotte de glace bleue. Que le lecteur curieux
fasse, le voyage : il me remerciera de lui en
avoir suggéré l'idée. La joie
débordante de mes enfants qui n'avaient pas
encore vu de près un glacier communiquait
une nouvelle fraîcheur à mes
impressions ; elle me donna, je n'en doute
pas, des yeux meilleurs pour contempler, un coeur
plus ému pour adorer. De retour dans nos
barques, nous chantâmes nos plus beaux
cantiques. Nos petits bateliers oubliaient leurs
rames et nous regardaient d'un air rêveur.
C'est avec peine que nous nous
séparâmes d'eux.
Nous revîmes Odde dans la splendeur d'un
soleil couchant. Un grand vapeur arrivant de
Hambourg, Colombia, venait de jeter l'ancre
à une certaine distance du quai
d'embarquement du petit village. Il n'avait pas
moins de 300 touristes à son bord.
C'était une caravane du
cap Nord. Les excursionnistes descendirent dans une
multitude de petits esquifs préparés
pour les recevoir. Ils regagnèrent
également leur navire à la même
heure. Les touristes faisant partie de ces grands
convois de voyageurs, organisés pour le cap
Nord, n'ont à s'inquiéter de rien.
Tout a été prévu pour eux,
arrangé de main de maître par
l'administration. Il ne leur manque qu'une
chose : la liberté, le plaisir de faire
ce que l'on veut. Voilà pourquoi je ne
prendrai jamais rang dans ces caravanes. Elles sont
l'idéal de ceux-là seulement qui
estiment par dessus tout le confort. Je connaissais
quelques-uns des touristes amenés par le
Colombia. Ils ne tarissaient pas d'éloges
sur l'installation brillante de leur navire, sur
ses menus dignes de Lucullus.
Nous passâmes la soirée sur la
terrasse de notre hôtel, avec quelques-uns de
nos anciens amis du Nordstjernen, que nous avions
eus jusque-là pour compagnons de route.
C'est avec des chants que nous solennisâmes,
selon la manière allemande, l'adieu
prochain, imminent. Parlez-moi des vieilles
coutumes allemandes !
Cette localité est située sur la
rive nord du Hardangerfiord, tandis qu'Odde l'est
sur la pointe sud.
C'est à Ulvik que devait nous conduire le
navire le Vikingen. Nous avions pris en
pénétrant sur le pont du vapeur,
portant ce nom sonore et légendaire, un air
quelque peu héroïque. Les Vikings
(2), personne
ne
l'ignore, c'étaient ces rudes marins du
nord, pirates et guerrier, méprisant le
péril et la mort, qui écumaient il y
a plusieurs siècles les mers, et
conduisirent parfois leurs vaisseaux de corsaires
jusqu'en Grèce et en Sicile ! Nos
Vikings, à nous, n'avaient rien que de
pacifique. Ils se balançaient, comme un
coquet petit transport qu'ils étaient. Aussi
nos idées guerrières firent-elles
bientôt place à des images plus
gaies.
Nous traversions le Hardanger du sud au nord. La
beauté de ce fiord est
célèbre. Il offre réunis tous
les contrastes de la nature
norvégienne : les hautes montagnes
rocheuses, désertes, glacées, parfois
rectilignes comme des murailles, les nappes d'eau
bleue, les plaines fertiles, qui étendent
leur végétation riante au pied des
roides pics. Le Hardanger a quelques-unes des plus
belles chutes de la Norvège et de l'Europe.
Les femmes et les filles portent en
général ici le superbe costume
national. Je n'entreprendrai pas de le
décrire, car une plume féminine
serait plus compétente en cette
matière que moi. C'est surtout le dimanche
que cette parure est splendide ; mais elle
s'étale tous les jours
avec quelque recherche dans les hôtels,
où elle est portée par le personnel
féminin.
Quel beau matin que celui de notre
départ ! Qu'il faisait beau fendre les
vagues azurées ! Nous saluâmes
à l'occident les hauts rocs, les
interminables champs de neige, les glaciers du
Folgefond. Le côté oriental n'est pas
moins sauvage. Mais la montagne s'y divise et, par
l'entrebâillement des gorges, on
aperçoit, dans le lointain, des
pâturages au velours printanier, de
pittoresques villages, de magnifiques chutes
d'eau.
De brunes voiles sillonnaient en tous sens la
surface de l'onde. Çà et là
des pêcheurs jetaient leurs filets. Car ces
fiords sont extrêmement poissonneux. On sait
que le poisson est, avec le bois, presque l'unique
richesse de la Norvège. De là vient
que celle-ci a un chiffre relativement faible
d'habitants, que la population de l'Allemagne, par
exemple, est vingt fois plus dense. Sur les bords
du Hardanger, les maisons de bois, couvertes d'un
vernis brun-rouge, sont plus nombreuses
qu'ailleurs. Mais c'est surtout la pointe nord,
avec Ulvik, qui est le plus peuplée. Ici la
population est considérable, et l'on
pourrait se croire en Suisse, à Appenzell ou
à Thoune.
Vers midi, les rochers du fiord se
rapprochèrent, se resserrèrent
tellement, que nous nous demandions où
passerait notre navire. Mais il fila par une
étroite porte et pénétra dans
la baie d'Ulvik. Quel ravissant tableau nous avions
sous les yeux ! Au nord, Ulvik avec sa blanche
église et ses hôtels ; au fond,
s'étageant toujours plus
haut, les pâturages de la montagne, gardant
leur fraîcheur printanière. Ils sont
parsemés de fermes en grand nombre.
Derrière, les contreforts, les hautes
sommités de pierre au front couronné
de neige et de glace. De bonnes routes sillonnent
la contrée dans tous les sens. Notre coeur
battait, tandis que nous attachions nos regards sur
ce tableau, car nous devions passer trois semaines
à Ulvik.
L'hôtel où nous descendîmes est
bâti sur une petite langue de terre
avançant dans le fiord. Il s'appelle
Hôtel Brakenae, et est pourvu de nombreux
balcons donnant sur la mer. Nous trouvâmes
là cette hospitalité,
véritablement patriarcale, dont nous avons
si souvent joui en Norvège, qui pousse
l'hôtelier à s'occuper de tout ce qui
peut contribuer au plaisir, au bien-être des
voyageurs. Deux légères gondoles
étaient à la disposition des
étrangers logeant dans l'hôtel.
Les trois semaines que nous passâmes à
Ulvik furent un jour de délices trop
rapidement écoulé. Parmi ceux qui ont
voyagé, les uns préfèrent la
mer, les autres les magnificences des Alpes, des
troisièmes les vastes forêts
frémissantes au souffle des brises, et leur
intime poésie. Je dirai que la
Norvège unit les trois genres de
beauté : la beauté de la mer,
celle de l'Alpe au front poudré de neige et
celle des forêts.
Sans doute les bois du pays n'ont pas tout à
fait la même grandeur que ceux de
l'Allemagne, de la Thuringe ou du Hartz. Les
bouleaux et les pins abondent ici. Mais les
premiers sont splendides. La verdure a dans cette
contrée autant de fraîcheur en
août qu'en mal. Peut-être cela vient-il
de ce que le printemps commence plus tard en
Norvège. Autre différence, il n'y a
pas ici autant d'oiseaux que chez nous. Mais les
colombes sauvages, les oiseaux de proie, les
oiseaux aquatiques s'aperçoivent en grand
nombre. La faune norvégienne habite surtout
dans les eaux, douces ou salées.
Inimaginable est le nombre des poissons. En
échange, le grand gibier est rare : peu
de chevreuils, peu de cerfs, le renne ne se
trouvant à l'état sauvage que dans
certaines régions. Cependant les
forêts norvégiennes ont le charme des
terres vierges et inconnues. À peine
découvre-t-on de temps en temps dans leurs
profondeurs quelques traces de sentiers. Il semble
que l'on soit transporté dans le monde
primitif, à l'origine des choses et des
êtres, dans ce troisième jour de la
création où les arbres grandirent,
selon leur espèce, à l'ordre de Dieu.
Il fait bon errer à l'aventure dans ces
vastes solitudes. En été, on ne
risque point d'y mourir de faim. Des espaces de
plusieurs kilomètres sont couverts de
fraises, de mûres sauvages. On
s'étonne que la Norvège, faute de
mains, sans doute, ne pratique pas l'exportation
des confitures.
Pour ne rien taire, j'ajouterai qu'il est en
Norvège un nombre inouï de fourmis.
Partout vous vous heurtez à leurs colonies.
On dirait, à voir agir les
Norvégiens, qu'ils ont pris comme
modèle le petit insecte. Toutefois, que
personne ne redoute les fourmis norvégiennes.
Elles se
sont souvent livrées à des
évolutions sur nos corps. Il n'en est
résulté pour nous aucun
inconvénient. Les petites bêtes
paraissent d'innocente nature.
O Ulvik, Ulvik ! Mon coeur soupire vers toi,
quand ton nom traverse ma pensée. La
poésie et les arts auraient besoin de s'unir
pour rendre dignement ta contrée
paradisiaque ! Mais, en unissant leurs
efforts, ils resteraient encore au-dessous de la
réalité. Je suppose qu'un peintre
réussit à rendre l'étonnante
lumière dans laquelle se baignent les
montagnes et les glaciers à l'heure du soir,
on trouverait ces couleurs exagérées,
car les teintes du paysage, à l'heure que
j'indique, ont un éclat qui dépasse
tout ce que l'on peut imaginer.
La nuit étend à peine son pouvoir sur
cette terre bénie. Quand, vers onze heures
du soir, nos deux gondoles glissaient, semblables
à des cygnes, sur les eaux profondes du
fiord, tandis que nos chants étaient
répétés par l'écho des
montagnes, on se serait cru à la fin du
jour. La lune avait de la peine à dessiner
son disque, tellement l'éther dans lequel
elle apparaissait vaguement était plein de
lumière diffuse.
J'arrête mes descriptions. Qui a le projet de
faire le voyage de Norvège n'a nul besoin
d'elles. Et, d'autre part, je ne veux pas rendre
jaloux ceux auxquels ce plaisir est refusé.
Qu'ils se consolent en pensant aux beautés
du monde à venir, devant lesquelles
s'effaceront les beautés de la
Norvège, de la Suisse, de l'Italie ou de la Grèce.
C'est là-haut, dans le ciel, mon cher
lecteur, que notre faculté d'admirer,
à vous et à moi, trouvera
incessamment à s'exercer ! À une
condition, c'est que vous et moi soyons
reçus dans le ciel.
Ils ont laissé passablement à
désirer, pour diverses causes. Ainsi que je
l'ai raconté, notre premier dimanche se
passa en mer. J'avais projeté de
célébrer ce jour-là par un
petit service divin sur le pont ; le mal de
mer m'ôta toute velléité de
donner suite à mon projet. Je crois que peu
de passagers d'ailleurs eussent été
en état ce jour-là de louer Dieu.
Mon dernier dimanche s'est écoulé
à Gadvangen, dans le Sognefiord. En ce lieu
point d'église, point de service religieux
public non plus. J'utilisai pour notre culte la
salle de concert de l'hôtel. Tandis que nous
chantions, avec accompagnement du piano, un choral,
notre digne hôte, qui nous avait entendus,
entra pour se joindre à nous. Je le vis
s'essuyer les yeux. Évidemment nos chants
l'émouvaient. Un peu plus tard dans la
journée, J'eus le plaisir de m'entretenir
assez longuement avec lui, sur un petit banc
placé devant sa porte. J'étais assis
entre sa compagne et lui. Il parlait fort bien
l'anglais, et nous pûmes causer du repos du
dimanche. Est-ce le résultat de cette
conversation religieuse, de nos chants ?
Toujours est-il que beaucoup de nos dépenses
ne se trouvèrent point
portées dans l'addition. Je fis remarquer
à l'hôtelier l'extraordinaire erreur
commise à son préjudice. Il me
répondit ; « Mais laissez,
laissez donc ! une si bonne
famille ! » J'emportai de ces
paroles une impression bienfaisante. Elle
était moins inspirée par le plaisir
d'avoir eu ma bourse singulièrement
ménagée que par celui d'avoir
rencontré chez un hôtelier des
sentiments de fraternité
chrétienne.
Mes trois autres dimanches se sont passés
à Ulvik. Nous pûmes nous apercevoir
à Ulvik que les dimanches en Norvège
sont réellement des dimanches, bien que leur
solennité soit souvent troublée par
l'absence de scrupules chez les touristes. Le
premier dimanche, le temps était d'une
beauté exceptionnelle. Ce jour-là, le
ciel était si bleu qu'il nous semblait
vouloir s'ouvrir sur nos têtes. Les montagnes
étaient baignées de
lumière ; les glaciers se miraient dans
le fiord, dont l'onde tranquille semblait se
recueillir pour prêter l'oreille à
quelque voix divine. Tout à coup la cloche
sonna. Il n'y en avait qu'une et c'était une
petite cloche, celle de la petite église du
lieu. Mais ces accents étaient
répétés par les parois de
rochers voisines, de telle façon qu'on
eût dit tout un carillon.
Dès que la cloche avait commencé
à sonner, le fiord s'était couvert
d'une quantité d'embarcations.
C'étaient les familles des paysans, des
pécheurs ; elles s'en venaient au
temple. Femmes et filles portaient leur costume
multicolore qui a bravé la mode. Je pus
admirer à loisir leurs ornements de
filigrane d'argent, finement
travaillés et exécutés par des
artistes du pays. Beaucoup d'entre elles avaient
manié les rames ; après avoir
sauté à terre, elles
rétablissaient l'ordre de leurs toilettes et
passaient la main sur leurs cheveux. De jeunes
mères, ayant leurs enfants sur leurs genoux,
étaient pittoresquement groupées sur
de grands blocs de granit. D'autres, la tête
penchée, allaient faire une visite au
cimetière avoisinant la petite
église, porter des fleurs sur des
tombes.
Quand la cloche sonna pour la seconde fois, chacun
entra dans l'église. Nous entrâmes
aussi. J'eus le plaisir de voir que toutes les
positions sociales étaient
représentées dans l'auditoire. Je
laissai échapper un soupir en pensant
à l'abandon où, en Allemagne, les
classes cultivées laissent le temple. Elles
n'y brillent que par leur absence.
Malheureusement le culte public
célébré à Ulvik ne
pouvait m'offrir une grande édification. Le
petit orgue était asthmatique ;
l'organiste, excellent paysan, vrai chrétien
dont j'ai fait la connaissance, n'avait jamais
senti passer sur son front le souffle de sainte
Cécile. Les cantiques chantés
étaient d'origine allemande.
J'éprouvai un grand ennui en comprenant
à peine quelques mots de la liturgie et de
la prédication. L'orateur était plein
de dignité, dans la maturité ;
il avait une expression agréable et
paraissait animé de la force d'En-haut. Un
des assistants me dit que le discours était
précisément ce qu'il devait
être, étant donné les
auditeurs. Je remarquai que les hommes suivaient
la
prédication avec une visible attention. Un
grand nombre de femmes étaient distraites
par les soins de leurs petits enfants qu'elles
avaient apportés là. Il fallait les
faire tenir tranquilles. On leur donnait dans ce
but des tartines, des biscuits. Quand le marmot
faisait trop de bruit, on l'emportait. Des gens
entraient et sortaient constamment. C'était
la liberté norvégienne dans toute son
étendue. Les portes étaient
demeurées ouvertes et la rumeur du dehors
s'ajoutait à celle du dedans. Même des
quadrupèdes s'étaient glissés
dans l'auditoire : un grand chien noir se
sentit pressé d'appuyer un instant, par de
vifs aboiements, une période du
prédicateur.
Je ne me lassais pas d'admirer le sang-froid du
pasteur, qui poursuivait sa démonstration
sans se laisser distraire. À sa place,
j'aurais été dès longtemps
troublé et aurais perdu le fil de mes
idées. Mon cher collègue dominait de
haut tous ces incidents.
Après la prédication, il y eut une
heure d'instruction pour les enfants. Comme j'ai
soixante ans sonnés, je pensai qu'elle ne me
concernait point et que je pouvais
m'éloigner, la conscience tranquille. Sous
le portique, mon attention fut attirée par
un groupe de femmes et de jeunes filles, au centre
duquel trônait un ravissant
bébé attendant d'être
baptisé. Le peintre le plus réaliste
n'eût eu qu'à copier le groupe, sans y
rien changer, pour faire l'oeuvre la plus
idéale. Les deux dimanches suivants, il n'y
eut pas de culte public à Ulvik. Les
paroisses de ce pays ont souvent plusieurs milles
carrés,
et tandis que, chez nous, la même
église se trouve parfois desservie par
plusieurs pasteurs, le même pasteur
norvégien a fréquemment à
desservir plusieurs églises. Le manque de
communications l'empêche d'officier dans
toutes chaque dimanche.
Quoiqu'il n'y ait pas plus d'une vingtaine
d'Anglais à Ulvik, l'Eglise d'Angleterre y a
envoyé un ecclésiastique. Il officia,
le 2 août au matin, dans le temple.
J'étais parmi les assistants. Je fus peu
édifié et me souvins, en l'entendant,
du mot de Christ - « N'usez pas de vaines
redites. » Je ne saurais dire combien de
fois il répéta pendant le service
Notre Père et le Symbole des apôtres.
À un moment donné, il lut toute une
série de psaumes, enfilés bout
à bout, dont les vers devaient
alternativement s'appliquer à la petite
communauté anglaise et au
prédicateur. Il résulta de tout cela
que l'excellent homme disposa de moins de dix
minutes pour son sermon dont le sujet
était : Le bon Samaritain. Ses
changements de position pendant le culte, où
il se plaça tantôt à droite,
tantôt à gauche de l'autel, ses
génuflexions devant l'autel, me
laissèrent une pénible
impression.
L'après-midi du même dimanche, ce
représentant de la Haute-Eglise officia de
nouveau. Je permis à ma fille
aînée de tenir l'orgue pendant ce
service. Je voulais faire acte de tolérance,
mais la permission n'eut pas d'heureuses
conséquences. Mon collègue, homme peu
pratique, avait oublié d'aviser le souffleur.
L'aimable
épouse du révérend essaya avec
un courage héroïque de remplir le poste
vacant, mais ne put poursuivre longtemps, et
l'orgue se tut subitement.
Un mot sur l'architecture religieuse de la
protestante Norvège. La Norvège a des
ingénieurs éminents, dont les travaux
excitent l'admiration. Mais ses architectes
religieux ne paraissent pas s'être
donné grand'peine. Les édifices
religieux construits par eux de nos jours
ressemblent à ces maisonnettes de bois avec,
lesquelles nous avons joué dans notre
enfance, et qui figuraient des bergeries : ce
sont de grands rectangles badigeonnés de
blanc, avec une chaire et des bancs,
flanqués d'une tour haute de cinq
mètres. Le style suprême en
architecture religieuse semble être de faire
fi du style. Seules les petites villes sont une
exception. Mais elles ont peu d'importance en
Norvège. La franchise m'oblige à
conseiller aux Norvégiens de cultiver
davantage sous ce rapport leur esthétique,
et de mettre leurs édifices religieux en
rapport avec les magnificences de leur nature.
Dans le passé, ils ont su mieux s'y prendre.
Je ne parle pas des cathédrales
déjà mentionnées. Je songe
à ces églises de bois, vieilles de
six à sept cents ans, connues sous le nom de
Stavekirkes. Je fus charmé par l'une
d'elles, que j'ai vue près de Bergen. Elles
ont une teinte brun foncé, chaude à
l'oeil. Elles se composent d'une série de
constructions, toujours plus légères,
mais du même genre, superposées les
unes aux autres, en pyramide, et
s'achevant en un clocheton svelte,
élancé vers le ciel.
J'eus d'excellents rapports avec mon
collègue anglais et mon collègue
norvégien, surtout avec le second, qui
possédait assez bien l'allemand. Nous avions
essayé d'abord, pour nous comprendre, du
latin. Mais la tentative ne réussit pas.
Alors mon jeune ami, qui savait mieux l'allemand
qu'il ne le croyait, se décida à user
de cette langue.
Mon embarras de ne pas entendre le norvégien
et de ne pouvoir le parler a été
souvent grand. Mais j'ai trouvé en bien des
cas d'aimables interprètes. C'est ainsi
qu'une dame danoise, appartenant à la bonne
société, et en séjour à
Ulvik, vint me prévenir, après le
service religieux en langue norvégienne que
j'ai raconté, qu'une paysanne
désirait me voir. Elle était
elle-même disposée à me servir
d'interprète. Elle me conduisit donc au
cimetière, où elle me présenta
à dame Ingeborg Nielsen, laquelle,
revêtue de son plus beau costume de paysanne,
m'attendait, donnant la main à une gracieuse
petite fille. Je ne m'étendrai pas sur la
beauté de cette femme, que des peintres ont
souvent fait poser. Si les reines avaient la
moitié de la grâce avec laquelle elle
m'accueillit, de sa dignité, de son charme,
elles trouveraient partout, j'en suis sûr,
des sujets disposés à s'incliner
devant elles. Bientôt des larmes jaillirent
de ses yeux. Elle attribuait à mes
écrits sa conversion, qui avait fait pour
elle de Jésus-Christ le brillant soleil de
ses jours. J'avais toujours cru
jusqu'alors que mes livres étaient lus
seulement par des lecteurs cultivés.
J'étais confus de l'impression produite par
mes écrits sur une personne du peuple.
Dès lors, plus d'un paysan, plus d'un
cocher, plus d'un travailleur, plus d'un
pêcheur m'a dit d'une voix émue :
« C'est à vous que je dois de
connaître Jésus-Christ. »
J'ai appris en Norvège la bonté avec
laquelle le Seigneur a daigné employer ma
plume pour en faire un instrument de salut
auprès des âmes.
Quelques jours plus tard, nous allions en famille
faire une visite à dame Nielsen. Nous ne
pûmes jouir de sa maison : on la
bâtissait ; en attendant que la demeure
nouvelle fût prête, la famille se
contentait d'une installation provisoire. Les
coffres sont entassés sur les coffres ;
il n'importe ! L'excellente femme
n'éprouve aucune gêne. Son mari non
plus. Il vient d'égorger un mouton, et fait
à distance, avec sa main sanglante, le geste
de nous saluer. Les enfants qui jouent dans le
pré sont appelés. Leurs jolies
figures sont si fraîches qu'on les dirait
tissées de la rosée des fleurs et de
la lumière du soleil. Bientôt une
collation est sur la table. Après y avoir
fait honneur, nous dûmes, en partant,
emporter des roses et des oeillets. Les fils de
dame Ingeborg voulurent à tout prix manier
nos rames et prirent plaisir, dans le trajet,
à nous désigner les sites les plus
beaux de la contrée.
En partant, j'avais dit à dame Nielsen que
je lui donnerais ma photographie. Elle vint la
chercher un dimanche. Comme il
n'y avait pas de service, elle avait assisté
ce jour-là à une réunion. Elle
me parla, toujours par l'entremise de la dame
danoise dont la présence était
nécessaire à nos entrevues, de la
joie qu'il y a d'appartenir à Christ. Il me
parut qu'elle avait plus d'assurance que je n'en
ai, moi pasteur, lorsque j'aborde des sujets
religieux avec des étrangers. Et je me
réjouis de l'entendre exprimer ses
sentiments chrétiens.
Un lecteur craint-il que ma vanité ne trouve
une certaine satisfaction à raconter cette
histoire ? Que ce lecteur se
tranquillise ! Dieu prend soin, par ses
dispensations providentielles, de me maintenir dans
l'humilité, et les hommes, pour leur part, y
travaillent aussi. Mes livres ne m'ont pas
rapporté grand'chose, au point de vue du
monde ; mais il a plu à Dieu de s'en
servir pour se former un petit peuple de croyants
dans les montagnes sauvages, sur les bords des
fiords de la Norvège. Ce petit peuple de
paysans et de bateliers chrétiens prie pour
moi. Et cette pensée rend ma route plus
sûre, met mon coeur au large.
Post-scriptum. Il va sans dire qu'Ingeborg Nielsen
est un nom supposé. Le nom réel, je
ne le dirai pas. L'excellente femme dont il s'agit
pourra, sans cela, je le confesse, se
reconnaître dans ces lignes. J'ai assez de
confiance dans sa piété pour penser
que, cas échéant, il ne naîtra
chez elle aucune pensée d'orgueil. Elle
apprend chaque jour, comme moi, au pied du trône
de Dieu, que tous
les hommes sont poudre et cendre les grands et les
petits, ceux qui louent aussi bien que ceux qui
sont loués.
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