Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ESQUISSES NORVÉGIENNES

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Comment je fus conduit à faire mon voyage en Norvège.

Si quelqu'un, homme ou ange, m'avait prédit, le 1er janvier 1896, que, dans le cours de l'été de cette année, je parlerais en anglais à Londres, dans le parc de Mildmay, devant un auditoire de trois mille personnes, et qu'ensuite je m'en irais, avec ma famille, visiter la Norvège, il m'eût trouvé aussi incrédule que s'il m'avait annoncé ma promotion prochaine, par sa Sainteté le pape, à la dignité de cardinal, ou ma nomination à la place de directeur du Grand-Hôtel à Palerme. Je ne songeais, au commencement de cette année-là, ni à l'Angleterre, ni à la Norvège. Je pensais à passer mes vacances dans quelque endroit tranquille, pas trop éloigné. Je n'éprouve pas le besoin des lointains voyages. Et j'ai de sérieux motifs de ménager les forces dont je dispose, par la grâce de Dieu.

Cependant, cette année-là, je suis allé en Angleterre et en Norvège. C'est l'Alliance évangélique qui me conduisit en Angleterre. Ce sont les circonstances aussi qui m'ont mené en Norvège. Ces voyages, à vues humaines, constituaient une double folie. Pourtant je ne m'en suis point mal trouvé.

Je fus sollicité de figurer parmi les représentants de l'Allemagne au grand congrès de l'Alliance évangélique à Londres. L'invitation était chaleureuse, pressante. Elle me causa un certain plaisir : Le plaisir était-il ressenti par mon vieil homme, dont la vanité pouvait être flattée par cet appel ? L'était-il par la nouvelle créature qui est en moi ? Toujours est-il que je me décidai à accepter.

À ce moment-là, je comprenais à peine l'anglais. Jugez de l'effort que j'avais à accomplir pour me mettre en état de prononcer une allocution en langue anglaise. À partir de Pâques, je dus me mettre à étudier cette langue. Je lui consacrai tous mes loisirs. Je l'ai piochée à la sueur de mon front, avec une ardeur d'écolier ou plutôt avec une ardeur qui est rarement celle de l'écolier. Je réussis à forcer ma langue rebelle à émettre ces sons, étranges pour nous, qui constituent l'anglais. Disons que, si ma peine n'a pas été vaine, j'en suis redevable en grande mesure à ma maîtresse d'anglais, qui fut bien la plus patiente de toutes les maîtresses.

C'est le 1er juillet que je parlai dans le parc de Mildmay. Mon allocution ne réussit pas trop mal. Dieu voulut bien passer par dessus la vanité que j'avais pu éprouver d'abord, en considération de mon sincère désir de le servir, de ma bonne volonté, et du prix que j'attache à voir les chrétiens de dénominations différentes réunis sous la houlette du seul Berger. Dix jours après mon retour d'Angleterre, je partais à la tête d'une caravane de huit personnes. Voici comment j'avais été décidé à cette seconde folie. J'ai d'excellents amis dans le Jutland. Ils possèdent, au milieu de ses forêts de hêtres, une splendide résidence. Ils m'avaient plus d'une fois invité à un séjour dans leur demeure seigneuriale. L'invitation se renouvela cet été-là. J'étais sur le point de l'accepter. Je me proposais de conduire d'abord ma famille dans quelque petite station des bords de la mer, puis, cela fait, d'aller voir mes amis. Mais un jour ma petite fille se mit à raconter à table que la vie en Norvège est très bon marché. Une jeune dame norvégienne lui avait dit que la pension dans tel bon hôtel du Sognefiord ne coûte pas plus, tout compris, de quatre francs par jour. Je me moquai d'abord de son récit comme d'un beau conte. Cependant cette idée me traversa la cervelle : « Si cela était vrai, pourquoi ne conduirais-je pas ma famille en Norvège ? Il me serait facile de visiter, soit à l'aller, soit au retour d'un pareil voyage, mes amis du Jutland. » J'écrivis à une agence de Bergen, dont le directeur était de mes amis, pour avoir des renseignements. À mon grand étonnement, il confirma les dires de ma petite fille. Je résolus donc, malgré la traversée, malgré la crainte du mal de mer, de partir avec les miens pour la Norvège.

Mes filles s'étaient mises à étudier un vocabulaire norvégien, pendant que je continuais à piocher mon anglais. Mon projet était de nous établir sur le fiord du Hardanger. Je voulais, une fois ma famille dûment installée, faire, comme je l'ai dit, une excursion dans le Jutland. Et cependant celle-ci, qui avait été le point de départ de mon itinéraire en Norvège, n'eut pas lieu. Une fois en Norvège, je ne fus point tenté de me remettre aussitôt en mer. Je me persuadai aussi que je ne pouvais guère laisser ma famille seule en pays étranger. Et comme d'ailleurs, malgré la cordiale invitation dont j'étais l'objet, j'éprouvais une certaine appréhension à séjourner dans les vastes appartements d'un immense château, je renonçai à ma pointe dans le Jutland. Et voilà comment nous sommes conduits là où nous ne songions pas à aller.

Réfléchissant plus tard à l'enchaînement de circonstances qui me mena dans la presqu'île scandinave, je remarquai qu'un fait analogue s'était produit naguère dans ma vie. En 1867, j'étais appelé par le Comité de la Mission intérieure de Brême à me présenter au poste vacant d'Inspecteur dans cette Institution et à prêcher un sermon d'essai. En me préparant à quitter le presbytère que j'occupais alors, je laissais le certain pour l'incertain, J'échangeais une vie paisible contre une existence tourmentée. Mais mon fils unique, le seul que Dieu m'eût laissé, était précisément arrivé à l'âge où il faut entrer au collège. J'étais pasteur dans un idéal village de montagne, n'offrant, malgré son caractère idéal, aucune ressource scolaire. Il me fallait dès lors, ou bien me séparer de mon enfant, ce qui eût été pour moi un vif chagrin, ou aller m'établir en ville. J'acceptai donc la place qui m'était offerte à Brême. Mais, à peine y étais-je installé, que le cher et gracieux enfant mourut. J'étais allé à Brème pour lui, je devais y rester sans lui. Je m'aperçus que j'étais bien sur la route voulue de Dieu, quoique j'eusse été conduit par un motif dont la valeur ne devait pas durer. Le poste d'Inspecteur me conduisit à celui de pasteur de l'Eglise de la Paix. Finalement je me trouve à Brème, quoique la raison pour laquelle j'y sais venu ne subsiste plus, avec une autre charge que celle à laquelle je visais d'abord.

Les suppositions dont nous partons dans nos projets sont souvent bien erronées ; mais si nous avons conçu nos plans sous le regard de Dieu, l'Éternel ne nous laissera point et nous mènera comme par la main. Attendons toujours avec patience l'issue des démarches faites par nous. Elle ne sera pas toujours ce que nous pensions, elle sera bonne si nous persévérons dans la foi.

Un dessein qui ne s'exécuta point a été la cause de mon départ pour la Norvège. L'effet de ce projet manqué a été des plus heureux. Car il a plu vraiment à Dieu de verser sur mon excursion au pays des fiords toute une corne d'abondance de bénédictions.



Fâcheux pronostics.

Le 10 juillet, de bonne heure, nous nous dirigions du côté de la gare. Nous emportions des fleurs et nous étions pleins de gaieté. Derrière nous les malles inévitables qui devaient être pour moi l'occasion de plus d'un ennui. C'était un vendredi, jour qui, dit-on, porte malheur. Nous riions de cette superstition ; nous ne savions pas que les événements prendraient à tâche tout d'abord de paraître la justifier. J'avais avec moi ma femme, cinq enfants, une chère soeur de ma femme. Je laissais derrière nous un fils qui est à l'université et une fille qui est diaconesse.

À la gare se produisit un événement que je ne puis m'empêcher de qualifier d'extraordinaire. N'est-il pas extraordinaire en effet que huit personnes, jouissant de toutes leurs facultés, ayant de bons yeux, au courant des horaires, de la place où stationnent les trains au départ, se trompent de train sans que nul des huit voyageurs n'ait le moindre soupçon de la chose. Si nous avions été préoccupés comme le sont les grands génies, la méprise pourrait s'expliquer. Nous étions des personnes d'un esprit que ne fatiguent point les hautes pensées, des personnes très pratiques, et avec ensemble nous nous trompâmes de train. L'erreur n'est-elle pas bizarre, incompréhensible ?

La locomotive siffla. J'allumai pour fêter mes vacances un excellent cigare. Mais, à peine le train était-il en mouvement, que l'effroyable réalité nous apparaissait aux uns et aux autres : Nous filions vers le sud au lieu de filer vers l'orient ; nous allions dans la direction d'Osnabrück et non dans celle de Hambourg. Cependant nos malles, plus sages que nous, et qui se moquaient sans doute de leurs propriétaires, venaient de prendre le chemin de Hambourg. Notre ennui était grand ; nous redoutions surtout les railleries que ne pouvait manquer de nous attirer cette mésaventure.

Naturellement nous descendîmes à la première station, Hemlingen, où nous passâmes trois mortelles heures dans une salle d'attente. Il faisait un air très frais. Je n'avais pas l'occasion de me réchauffer en discutant avec quelqu'un. Quelques messieurs de Brême passaient et repassaient en nous jetant des regards curieux et un peu ironiques. Évidemment ils ne concevaient pas que la famille Funcke se fût munie de tant de paquets de toutes sortes pour une petite partie de plaisir dans les environs, encore moins qu'elle eût choisi pour but de sa pérégrination l'ennuyeuse petite ville de Hemlingen. Je crois qu'un sentiment compatissant empêcha chacun de nous adresser la parole. Cela n'empêcha pas le lendemain tout Brême de s'amuser de l'incident. Je m'étonne aujourd'hui encore de ce que les gazettes ne l'aient point mentionné.

Une ou deux voix pieuses de notre petite société demandaient bien quelle avait pu être l'intention de la Providence en nous dirigeant de ce côté. Mais il leur avait été répondu que ce n'était pas la Providence qui nous avait conduits à Hemlingen, que c'était notre sottise. Tel était mon avis. Je savais que Dieu tire le bien du mal. Et je pensais qu'il m'avait appelé à cette gare de Hemlingen pour y accomplir une oeuvre de secours, de consolation. Je sortis ; je cherchai des yeux dans les abords de la gare quelque malheureux auquel je pusse être utile. Si j'en eusse trouvé un, l'énigme de notre méprise était expliquée. La vérité m'oblige à dire que je n'aperçus aucun infortuné. Il me sembla qu'un compatriote fixait sur moi des yeux passablement amusés. Je me glissai donc de nouveau dans la salle d'attente auprès de ma famille, pour prendre en sa compagnie de l'eau de Seltz et y apprendre la patience.

Nous gardâmes, grâce à Dieu, notre bonne humeur. Au bout de trois heures, nous reprenions le train de Brême, allégés de quelque monnaie, mais enrichis d'une expérience humiliante et salutaire. Nous déjeunâmes à la gare de Brème, nous efforçant, on le comprend, de garder le plus strict incognito. Vers une heure, nous traversions enfin à toute vapeur la grande plaine aride qui sépare les deux villes soeurs de Brème et de Hambourg. Nous arrivâmes heureusement dans cette ville, bien qu'ayant commencé par manquer le train. Le malheur ne fut pas aussi grand que nous l'avions redouté. Notre vapeur, à ce que nous apprîmes, quittait seulement à minuit le quai d'embarquement, numéro 19. Nous n'avions perdu qu'un peu du temps qui pouvait être consacré à visiter Hambourg. Et nous accomplîmes une délicieuse expédition dans les environs. Il est vrai que nous soupâmes très mal. Mais la bonté de Dieu se plut à remplacer par un spectacle magnifique ce qui manquait au repas. Les rayons du couchant firent de l'embouchure de l'Elbe un lac d'or. Des chants, en face de cette vue grandiose, s'éveillèrent sur nos lèvres. C'est en fredonnant des airs que nous gagnâmes notre navire.

Celui-ci s'appelait le Nordstjernen ; il avait donc un nom norvégien et était norvégien. On nous l'avait vanté comme un bateau très confortable, dont l'équipage, depuis le capitaine jusqu'au dernier mousse, était trié sur le volet. Nous nous convainquîmes de la vérité de cet éloge. Cependant, à première vue, nous eûmes une secrète déception : Le bateau nous semblait bien petit pour affronter la mer du Nord. En réalité, il n'était point de mince taille. C'était le voisinage de gigantesques transatlantiques qui lui donnait une apparence lilliputienne. Dans ce monde tout est relatif, et le voisinage joue un grand rôle. Suivant que vous aurez tel voisin, mille francs dans votre poche vous paraîtront une somme importante ou bien une faible ressource.

Notre installation rencontra quelques difficultés. L'employé qui nous conduisit à nos cabines ne savait pas un traître mot d'allemand. Nulle connaissance de l'anglais. Après bien des malentendus, tantôt comiques, tantôt risquant de tourner au tragique, nous recourûmes à la langue internationale des signes.

Les cabines étaient propres et élégantes, plus grandes que ne l'avait laissé espérer la taille du navire. Trois personnes furent logées dans l'une, cinq dans l'autre qui était beaucoup plus vaste. Nous considérions néanmoins avec une certaine inquiétude l'espace qui nous était réservé et nous demandions comment nous y passerions trois nuits consécutives.

Lorsque minuit sonna aux clochers de Hambourg, l'hélice commença à se mouvoir. Toute la manoeuvre se faisait sans bruit, avec une tranquillité parfaite. Je n'ai trouvé ce calme dans l'action que chez les marins norvégiens. Bientôt nous laissâmes l'Elbe derrière nous. En m'éveillant, à six heures du matin, je sentis le navire livré à une danse effrénée. Déjà autour de moi se faisaient entendre des soupirs et des plaintes. Quelqu'un vint fermer la petite fenêtre de notre cabine ; il n'en était que temps ; une minute plus tard, une grosse vague allait se briser avec fracas contre l'épais vitrage. C'est avec beaucoup de peine que je parvins à faire ma toilette. Lorsque je montai sur le pont, l'île d'Helgoland apparaissait devant nous, baignée dans la lumière d'un soleil matinal. Le rouge rocher ressemblait à un immense rubis. C'était la dernière terre que nous voyions. Entre le Nordstjernen et Helgoland manoeuvraient six gros cuirassés allemands. Le coup d'oeil eût été superbe, si seulement nous n'avions pas souffert du mal de mer. Mais, hélas ! la nappe d'eau, à la suite des orages des jours précédents, était fort agitée. Les pauvres voyageurs laissaient tomber leurs têtes comme des roseaux. Ni la splendeur du matin, ni la majesté de la mer ne les intéressaient plus. Les visages devenaient d'une pâleur cadavérique. Une stupide torpeur s'abattait sur ceux qui souffraient le moins.

Ainsi que d'habitude, les dames avaient été les premières atteintes. Puis ce fut le tour des messieurs, finalement le mien. En avançant en âge, il faut abdiquer les prétentions l'une après l'autre. On ne peut plus se vanter de bien voir, de bien entendre ; la voix baisse ; la mémoire devient confuse ; les organes s'en vont les uns après les autres, et, au terme de cette longue décadence, il ne reste plus d'autre ressource que la confiance en Dieu. J'étais naguère un excellent ascensionniste, l'état de ma poitrine m'a forcé à renoncer à grimper les montagnes. Dans mes précédents voyages maritimes, je m'étais porté royalement. Cette fois je fus travaillé de belle manière par le mal terrible. D'indescriptibles sensations s'emparèrent de moi, sous le coup desquelles je tombai dans une sorte d'inconscience. Qui souffre du mal de mer ne s'inquiète plus de la vie et de la mort, du temps et de l'éternité. Si notre excellent capitaine Ibsen, lequel parlait fort bien l'allemand, fût entré dans ma cabine pour me dire : « Nous sommes perdus, nous coulons à pic, » cela n'eût pas produit sur moi le moindre effet. Le mal de mer vous réduit à une insensibilité morale qui ne laisse plus de place à la volonté. Il n'est plus question pour vous, dès que vous avez le mal de mer, d'amour, de sympathie, d'espérance, d'idéal. Tout ce qui élevait voire âme a disparu. Vous êtes plongé dans un révoltant égoïsme.

La mer était de plus en plus démontée. Dans la nuit du samedi au dimanche, le bruit des vagues devint tel que nous aurions éprouvé de sérieuses inquiétudes, si nous avions été capables d'un sentiment quelconque. Quand vint midi, je me traînai jusqu'à table. Mais tout à coup se produisit un choc, qui renversa les verres, le poisson et sa sauce. La société tout entière dut quitter la table d'hôte.

Lamentable fut cette partie du trajet. Nous regrettions tous d'être partis pour la Norvège. Il est peut-être heureux pour ce pays qu'il soit séparé du reste du monde par une ceinture de mers. Sinon il serait bientôt envahi par les touristes, et l'on sait que le flot des étrangers a une influence fâcheuse sur la moralité des pays sur lesquels il se déverse.

La crainte de la mer retient un grand nombre de ceux qu'attireraient les beautés de la Norvège. Sans doute le voyage presque entier peut se faire par terre, en passant du Schleswig-Holstein, par les îles danoises, à la côte de Suède. Mais cet itinéraire est beaucoup plus long, très fatigant et très cher. La vraie route est celle que nous avions prise, la route de mer. La crainte des génies des eaux préserve donc la Norvège de l'invasion des étrangers. Disons que le bras d'onde salée qui s'étend entre l'Allemagne et la Norvège a la plus détestable réputation.

Notre martyre finit le dimanche à midi. Quel triste dimanche matin nous avions passé ! Bien ne nous avait fait souvenir que ce jour était le jour du Seigneur. J'aurais dû retrouver dans le bruit des flots comme un écho des mugissements de l'orgue et du son des cloches ; j'aurais dû, avec le psalmiste, entendre la voix de l'Éternel sur les grandes eaux. Il s'écrie :

Plus que la voix des grandes, des puissantes eaux,
Des flots impétueux de la mer,
L'éternel est puissant dans les lieux célestes (Ps. XCIII, 4.).

Malheureusement le propre du mal de mer est, ainsi que je l'ai dit, l'envahissement d'une sorte de stupidité. Je ne songeais plus ni à mon avenir, ni à l'avenir des miens. Toute question qu'on me faisait m'était importune, Il va sans dire que la perspective de manger, de boire, de fumer m'était odieuse.

À midi retentit le cri : « Terre, terre. » À ce mot la vie rentra en moi. Je ne pus d'abord apercevoir la terre. Je n'avais pas l'oeil de lynx d'un matelot. Je me hâtai de descendre auprès des membres de ma famille encore accablés par le terrible fléau, pour leur communiquer la bonne nouvelle. Elle eut l'effet de les remettre instantanément sur pied. Bientôt nous apercevions une ligne noire à l'horizon, du côté du nord. Elle devint de plus en plus visible, Quelques moments après, nous distinguions des montagnes et des vallées, des rochers à pic descendant dans les flots, des îles semées autour d'eux. C'était la Norvège.



En longeant la côte. Stavanger.

Plus nous approchions du bord, plus la mer se faisait tranquille. Nous avions encore vingt heures à passer dans le navire avant de débarquer. Mais la course devait être désormais une charmante promenade, une navigation le long des côtes, entre les hautes forteresses naturelles qui entourent la Norvège et d'innombrables îles. L'onde était si calme que les plus malades commençaient à respirer, que nous nous remîmes tous à manger et à boire.

De quelle élasticité dispose l'homme ! Il oublie très promptement ses douleurs. Rien ne disparaît plus vite de la mémoire que le mal de mer. Une fois dissipé, il ne laisse aucune suite fâcheuse. Ainsi que me le faisait remarquer un vieux marin : « C'est une maladie saine. » Nous en fîmes tous l'expérience. Nous déplorâmes l'espèce de désespoir où nous étions tombés. Je me repentais de m'être repenti de mon voyage en Norvège. La bonne humeur, la gaieté élurent désormais domicile sur notre vaisseau. Pour la première fois, nous remarquâmes qu'il y avait autour de nous une très agréable société : des officiers allemands, de savants juristes, les uns et les autres avec leurs familles, des messieurs et des dames de la Norvège. Quand on est réuni pour quelques jours sur le pont d'un navire, surtout d'un petit navire, n'ayant comme le nôtre que quarante passagers, on fait facilement connaissance. Dans notre société, nul muscadin, nul amateur de la bonne chère, aucun de ces voyageurs qui se mettent en route pour éblouir par leur argent et leur toilette. Grâce au mal de mer, ces gens-là se gardent encore de se diriger du côté de la Norvège. Ceux-là seuls qui goûtent les beautés de la nature s'en vont au pays des fiords. Je dois ajouter que la suite de mon voyage confirma mes impressions à cet égard. Je ne rencontrai partout qu'une société idéale et choisie.

« Quelle impression vous a faite la Norvège ? » me demande-t-on. Pour être franc, j'avouerai que la première impression fut une déception. La terre qui se découvrit à nous était celle de Christiansand, à peu près vis-à-vis de Hambourg. Et Christiansand, avec ses petites maisons de bois, avec son petit nombre de barques, n'est pas propre à vous plonger dans l'admiration. On dira que ce n'est pas les villes qu'on va admirer dans un voyage en Norvège, mais la nature. En effet, nous avions bien aperçu des rochers, nous avions été frappés de ce que les montagnes, au moins à distance, n'ont point les formes hardies, pyramidales qu'elles revêtent en Suisse. Elles affectent plutôt l'aspect d'un dos prolongé, d'une longue ligne. Il faut les voir de près pour se rendre compte des abîmes qui s'y cachent, de leur construction roide et étrange. De quart d'heure en quart d'heure, à mesure que nous avancions vers l'occident, nous voyions se dérouler un monde nouveau. Je me rappelais que, quinze jours auparavant, j'étais à Londres, une ville dans laquelle sont concentrés presque trois fois plus d'habitants qu'il n'en est dans la Norvège entière, laquelle est pourtant plus vaste que l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande réunies. Londres ressemble à une ruche d'abeilles. Son tumulte fatigue, mais la solitude de la Norvège pèse aussi au début. Un solennel silence met sur la contrée une empreinte de sérieux. Ses habitants sont d'ailleurs silencieux, à l'instar de la région où ils vivent. Ils constituent une race sévère et forte. Toutefois, s'il y eut une déception, elle fut courte. Le pressentiment des grands spectacles, qui nous étaient réservés, s'emparait peu à peu de nous, tandis qu'entourés de mouettes, sous un ciel bleu et ensoleillé, nous longions des parois de rochers toujours plus hautes et laissions vers le sud des îles d'un aspect toujours plus sauvage.

Notre enthousiasme s'accentuait. Nous nous mîmes à chanter des cantiques et des chansons, remerciant Dieu du fond du coeur, invitant nos âmes à la joie. Ici et là, dans des lieux souvent très romantiques, des groupes d'indigènes nous regardaient passer. Nous prenions plaisir à les saluer comme de vieux amis. Un bateau à vapeur qui faisait une course de plaisir attira nos regards ! Il se trouva un moment en détresse. Heureusement notre pilote put lui venir en aide et le conduire dans une petite anse.

Nous ne redescendîmes dans nos cabines qu'à minuit ; le jour, en Norvège, semble ne devoir point finir. Lorsque nous nous éveillâmes au matin, Stavanger était devant nous. C'était là que nous devions débarquer. Nous dîmes un cordial adieu au capitaine et à notre vaisseau qui, malgré le mal de mer, avait justifié la recommandation spéciale dont il avait été l'objet.

Les employés de la douane se montrèrent très bienveillants. Quand je leur dis mon nom et ma qualité de pasteur, ils se découvrirent et voulurent me serrer la main. Nous voilà en route pour le Grand-Hôtel de Stavanger, lequel, à vrai dire, n'est pas grand, ni même un hôtel dans l'acceptation donnée à ce mot au sein des grandes villes, mais où l'on est pourtant confortablement.

Stavanger est une des rares cités un peu importantes de la Norvège. Il a vingt-cinq mille habitants. C'est une antique ville, mais, comme les vieilles villes de la Norvège, il vous laisse l'impression de quelque chose de neuf. Cela tient à ce que les maisons sont de bois ; de temps en temps, dès lors, elles deviennent la proie de l'incendie et se reconstruisent périodiquement. Stavanger, ainsi que Bergen, lorsque nous le vîmes, avait passé par la fournaise. La cathédrale seule a un air antique. Elle est, après l'église de Drontheim, la plus considérable du pays. et date du XIme siècle. C'est un grandiose édifice, où le roman se mêle déjà au gothique. Ce sanctuaire toutefois a quelque chose de sombre et de massif. On y reconnaît l'oeuvre du génie du nord. Ne cherchez pas ici les formes élancées, légères, sveltes de la cathédrale de Cologne ou de celle de Fribourg en Brisgau.

D'une manière générale, les Norvégiens n'ont pas à se glorifier de leurs églises. Le pays n'a pas non plus les châteaux romantiques de l'Allemagne, si nombreux en particulier sur les bords du Rhin. Les rudes marins du Nord eurent au moyen âge pour castels leurs vaisseaux. Je n'ai vu non plus aucun vieux monastère, évoquant la paix des cloîtres. La Norvège s'est purifiée à fond du levain des erreurs romaines. Son peuple est un peuple naturellement protestant. Grâce à Dieu, il n'est pas seulement protestant, il est foncièrement chrétien. Et son christianisme fait sa force.

Ce n'est pas sans plaisir que nous sortîmes de l'obscure cathédrale pour nous retrouver à la lumière du soleil. Celui-ci nous réjouit de sa présence en Norvège presque pendant tout le temps de notre séjour. Il n'est pas de pays où l'on ait un plus grand besoin de soleil. Si le ciel est quelque peu sombre, les falaises rocheuses des côtes prennent un caractère mélancolique.

Nous étions au lundi, et les rues de Stavanger avaient l'animation d'un jour de fête. Partout des drapeaux, des fleurs, des guirlandes, des arcs de triomphe. Avec un peu de vanité, nous aurions pu imaginer que la ville célébrait notre arrivée, si nous n'avions su que cet appareil était déployé en l'honneur du roi Oscar de Suède. Je me trompe, j'aurais dû dire : de Norvège, car les gens de Stavanger n'entendent pas qu'on lui donne un autre titre. Toujours est-il que le prince avait en l'idée de visiter Stavanger en même temps que nous. N'était-ce pas une heureuse idée ?

Le roi Oscar est un souverain aux nobles inspirations. Il se rendit, à son arrivée, à la cathédrale. Nous ne l'y suivîmes pas. Nous cherchions un lieu d'où embrasser d'autres magnificences que celles du passage d'une majesté terrestre, d'où jouir plutôt du tableau que présente la contrée de Stavanger. Disons que le peuple assemblé dans les rues où devait passer le roi ne montrait pas l'enthousiasme qu'eût manifesté le peuple allemand. Il calomnierait les Norvégiens, celui qui parlerait de hourras frénétiques poussés par eux. N'allez point croire que la présence de leur souverain leur causa moins de plaisir que celle de l'empereur allemand aux habitants de Cologne ou de Hambourg. Ces derniers, en des occasions comme celle-ci, se livrent à de tels cris qu'ils sont obligés, pour se rafraîchir, d'avaler ensuite force bière et vin. Les Norvégiens ont une autre manière.
Ils sont plus calmes que les Allemands, mais leurs sentiments sont peut-être plus profonds. Ils sont volontiers jaloux de leurs droits et ne se soucient pas de voir leur vie privée réglementée. C'est qu'ils savent se gouverner eux-mêmes. Un prince sérieux ne peut que se féliciter d'avoir à commander à de pareils sujets.

À la sueur de nos fronts, - on transpire aussi en Norvège, - nous avions gravi une hauteur, d'où le regard embrassait la ville entière, la contrée avoisinante et s'étendait sur la mer. Nous voyions flotter au vent les bannières de Stavanger. Les bateaux dans le port avaient tous arboré des drapeaux. Les musiques remplissaient l'air de leurs sons joyeux. La mer bleue scintillait au loin à l'occident et semblait sourire. Pourtant nous nous souvenions de sa malice. Heureusement, du point où nous étions, nous pouvions rire de ses fureurs.

La mer de Norvège a creusé partout dans les assises rocheuses des rives, avec des doigts de géant, des ouvertures profondes. Celles-ci sont les fiords dont la renommée n'est plus à créer. Les fiords sont tantôt larges, tantôt étroits. Quelquefois ils se rétrécissent jusqu'à avoir l'aspect de portes établies dans le rocher. Vous croyez souvent, tellement les parois sont rapprochées, que vous entrez dans une impasse. Il n'en est rien. Un nouveau bras suit l'étranglement. La profondeur de l'eau est extraordinaire ; elle atteint jusqu'à 900 mètres. La longueur des passages a quelque chose de merveilleux. Le Sognefiord, qui se trouve au nord du Hardanger, mesure deux cents kilomètres, dans la direction de l'occident à l'orient. Prenez maintenant les deux branches élancées que son extrémité orientale bifurquée lance vers le nord et vers le sud : En les ajoutant bout à bout, vous obtenez presque la même mesure.

À Stavanger, la mer s'enfonce aussi profondément dans les montagnes de rochers. Les rocs se dressent comme de gigantesques squelettes, émergeant à pic des flots. Partout des cascades à l'écume blanche. Ce que nous vîmes à Stavanger devait être de beaucoup dépassé par les spectacles que nous contemplâmes plus loin. Le voisinage de la mer, la présence de hautes et fières montagnes ont donné au peuple de ces côtes une âme courageuse. L'étranger, transporté pour la première fois dans ce monde grandiose, respirant l'air pur, vivifiant de ces rivages, sent le cours de son sang s'accélérer.

À deux heures, nous montions sur un petit vapeur qui devait nous conduire plus loin que le fiord de Stavanger.

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