Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Souvenirs de Berlin.

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I

DANS UN ASILE CHAUFFÉ

Lorsqu'on vient de passer trois jours dans l'agitation de Berlin - ou pour dire mieux, qu'on a été agité pendant trois jours par la vie de Berlin - on nécessairement beaucoup à raconter, surtout quand on a de bons yeux et de bonnes oreilles, comme moi, et que l'on a été piloté par un guide excellent. Berlin est réellement une grande cité. Il compte plus d'un million d'habitants. Si l'on joint à la ville l'agglomération suburbaine, l'on est près des deux millions. La capitale de l'empire allemand peut être hardiment comparée aux deux autres grandes villes d'Europe, Paris et Londres. Le parallèle se poursuivrait également pour la richesse et la splendeur, aussi bien qu'à l'égard du vice et de la misère.

Quant à moi, je n'ai pas le culte des villes atteignant ou dépassant le million d'habitants. Il y a un an, l'on m'aurait bien surpris en me disant que je donnerais un jour des conférences à Berlin. J'y fus cependant amené à donner des conférences par les instances pressantes de deux amis. Je dois dire que l'on a eu à Berlin pour moi beaucoup plus d'amabilité que je ne méritais. Je ne me suis point repenti d'avoir laissé pour quelques jours mon tranquille Brème. Mais j'ai été plus heureux encore de regagner mon presbytère de l'Eglise de la Paix. Je ne sais pas fait en somme pour Berlin. J'ai l'esprit trop libre et probablement aussi trop fruste. Enfin, le tourbillon dans lequel vit la grande ville me fatigue.

Celui qui n'a pas vu Berlin depuis dix ans trouvera que la capitale allemande s'est développée d'une manière étonnante. Il découvrira à chaque pas de nouveaux monuments. La plaisanterie qui sévit constamment à Berlin et s'attaque à tout, aux nouveaux ponts, à une nouvelle statue, amuse le voyageur, mais ne le retient pas longtemps. On ne saurait en effet s'y arrêter beaucoup, sans courir le risque de n'en plus sortir. L'innovation la plus réjouissante pour le chrétien à signaler dans Berlin est le grand nombre des belles églises édifiées récemment. L'origine de ces nouvelles églises n'est malheureusement pas toujours due à l'accroissement de la piété dans les quartiers occupés par elles. C'est une pression d'en haut, venue de l'empereur et de l'impératrice, qui a fait surgir de terre ces temples. Puisse seulement l'Évangile y être prêché par des pasteurs qui regardent en haut, j'entends plus haut que l'homme !

Ce qui m'a surtout intéressé à Berlin, c'est un Asile chauffé. Qu'est-ce ? demandez-vous. C'est quelque chose qui ne devrait point être nécessaire dans notre civilisation, quelque chose dont l'existence est une accusation contre la société actuelle. Ce quelque chose est une création de la charité. Un Asile chauffé est un vaste local, où règne une douce chaleur et où peuvent se réfugier les malheureux privés d'abri, de pain, de travail ou qui ont froid. Avouez ceci, lecteur : Si notre état social était normal, de pareils locaux ne seraient-ils pas superflus ? Hélas, l'Asile que je visitai dans le courant de février, et où l'on ne recevait que les hommes. contenait cent à cent cinquante hôtes.

Dans quel quartier se trouve cet Asile ? interroge quelqu'un connaissant la capitale allemande, et n'ayant point entendu parler de l'établissement dont il s'agit - En face du Palais de police. Il est placé dans l'une des arcades du chemin de fer de la cité. La voie se développe sous de hautes arches. Dans celles-ci on a logé des entreprises fort recommandables et probablement aussi des entreprises qui le sont moins. Dans l'une des arches, j'eus le plaisir de voir établie une Union chrétienne de jeunes gens, dont l'installation était fort entendue.

Lorsque j'entrai dans l'Asile, avec mon ami D., je fus presque suffoqué par l'air irrespirable du local. Mais j'oubliai bientôt mon malaise en apercevant les figures réunies autour de moi. Sur ces visages se lisait une histoire de péché et de honte, mais aussi de misère lamentable. Ici, de jeunes hommes venus à Berlin dans la pensée qu'on y recueille l'or à la cuiller, et maintenant combien hâves et affamés ! Le mieux eût été pour eux de regagner leur patrie. Mais la confusion de reparaître devant les leurs, dans l'état où ils se trouvent, les a retenus. Là des vieillards, à l'air lassé et presque désespéré. Je crois que le matin l'on avait retiré un des leurs de la Sprée. Quelques-uns avaient évidemment connu de meilleurs jours. On s'en apercevait à leurs vêtements, à leurs manières. La plupart avaient les traits enflammés par l'abus de l'eau-de-vie. Et ils étaient presque tous plongés dans une sorte de torpeur vraiment effrayante, procédant du dégoût de la vie. On sentait dans l'engourdissement de leurs facultés une cupidité latente prête à tout risquer pour se procurer de l'argent. On devinait qu'ils ne s'éveilleraient de leur hébétude profonde que pour un crime.

Il y a quelques années, j'eusse été plus agressif. J'aurais prié l'inspecteur qui nous accompagnait de me permettre d'adresser quelques mots à la foule réunie en ce lieu. Mais mon gosier était comme serré par le spectacle des souffrances mises sous mes yeux. Je le répète, je n'aurais pu prononcer plus de deux ou trois mots. J'avais d'ailleurs le sentiment qu'il fallait s'occuper du bien-être physique de ces misérables, avant de songer à leur donner l'Évangile. Vous me direz, ô lecteur, que mon zèle apostolique a donc diminué depuis quelques années. Je me borne à vous dire : Aujourd'hui, il m'eût été impossible de prendre la parole. J'étais trop affligé de ce que je voyais. Je lis donc ce que font en général les visiteurs charitables. Les Asiles chauffés fournissent à manger et à boire à des prix très modérés. Le jour de ma visite se distribuait contre paiement une soupe aux pois, dont j'eusse volontiers mangé, si l'air irrespirable du local ne m'avait coupé l'appétit. Une vaste terrine de ce potage, ou plutôt le jeton qui donnait droit à cette terrine coûtait moins d'un sou. Hélas, ce sou est encore une énorme somme pour beaucoup des misérables qui étaient là. Je vois d'ici l'expression radieuse d'un pauvre jeune homme phtisique auquel, ainsi qu'à d'autres, je fis remettre un jeton.
Il va sans dire que la vente des spiritueux est interdite dans les Asiles. On y trouve en échange du café à très bas prix.

L'existence des Asiles jette un triste jour, n'est-il pas vrai, sur notre siècle de progrès. Il faut, certes, bénir l'autorité d'avoir eu l'idée de ces établissements. Mais il faut gémir sur la misère qui les a rendus indispensables. Quand je me dis que des centaines d'hommes, créés comme moi à l'image de Dieu, n'ont d'autre refuge, d'autre chemin ouvert devant eux que le local chauffé, je suis épouvanté. Plus les cités démesurément grandes, ayant des millions d'habitants, continuent à grandir, plus le paupérisme sans nom qu'elles recèlent s'accroît. Il y a dans les mécontentements qui naissent d'un tel état de choses un immense amas de matériaux inflammables, prêts à s'allumer ! Ah ! ce n'est pas sans raison que l'on nous avertit de la possibilité de redoutables catastrophes sociales.

Nous respirâmes longuement à la sortie. Nous saluâmes avec bonheur la lumière du ciel. « Combien il reste encore à faire en ce pauvre monde ! » m'exclamai-je. - « Oui, surtout dans les grandes villes, » répondit mon ami. Et il me montra du doigt toute une file de femmes, des centaines de femmes, sortant par groupes de dix à douze du Palais de police, C'était l'exode des esclaves du vice, tel qu'il se produit à l'heure du contrôle. Parmi ces malheureuses, les unes étaient jeunes, à la fleur de l'âge, à peine quinze ans ; les autres comptaient un demi-siècle.
Il en était de vêtues avec élégance. Des secondes l'étaient plus simplement. Des dernières avaient un costume pitoyable. Une expression de hardiesse effrontée caractérisait toutes ces figures. On n'y voyait ni tristesse ni joie, mais une sorte de défi. Elles semblaient toutes dire : « Il en est ainsi et il devra en être ainsi encore. Nous luttons pour la vie, voilà tout. » Leur regard en quête d'aventures se tournait dans toutes les directions.

J'éprouvai une impression d'horreur ! Je me demandais si aucune de ces jeunes filles n'avait été réchauffée par un coeur de mère, si elles n'avaient pas vu se poser sur elles, dans leurs jeunes années, comme nous tous, des regards pleins d'amour, de tendresse et d'espérance. Se dire que toutes ces femmes ont été baptisées au nom de Jésus-Christ et que le jour de la réception des catéchumènes beaucoup d'entre elles ont éprouvé une profonde émotion religieuse ! Se dire qu'il a suffi de quelque entraînement, d'une première séduction pour plusieurs ! Toutefois c'est la détresse, c'est le besoin qui ont rendu la plupart accessibles à la tentation. Ces infortunées marquées d'une flétrissure, sachez-le, sont en majorité des victimes de la faim. Et il y a à Berlin au moins 10,000 femmes soumises au contrôle de la police ! Le nombre de ces malheureuses ne crie-t-il pas vers le ciel ? Ne nous appelle-t-il pas à nous émouvoir du triste état social au milieu duquel nous vivons ?

Qui, parmi mes lecteurs, condamnerait ces victimes ? Ah ! plutôt que de leur jeter la pierre, comprenons quelle oeuvre de relèvement reste à accomplir ? « Inutile de songer à enrayer le fléau ! Il grandit dans toutes les grandes villes avec la puissance de l'avalanche ! » Ainsi me parlait un homme très entendu en ces matières. Mes yeux se mouillèrent en l'écoutant, et je me souvins que, visitant l'un des quartiers de l'orient de Londres, je m'étais écrié : « grâce à Dieu, nous ne sommes pas encore si bas en Allemagne ! » Aujourd'hui, je n'oserais plus tenir ce langage. Prions avec un zèle nouveau le bon Berger, dont les compassions infinies s'étendent à la brebis perdue, de montrer à ses disciples le moyen à employer pour guérir une plaie qui est la honte, l'ignominie d'une civilisation prétendant au titre de chrétienne !


II

LA COLONIE DES AVEUGLES

Un paganisme barbare fait encore sa proie de certaines parties de la société, on l'a bien vu par les pages qui précèdent. Mais si, de l'existence de certaines classes, monte vers le ciel comme un cri d'accusation contre notre chrétienté, celle-ci, dans d'autres domaines, a su être plus fidèle à sa vocation. Notre siècle a montré une grande sollicitude pour les aveugles. Ces infirmes étaient nombreux au temps de Jésus. À plus d'une reprise le Nouveau Testament nous a parlé d'un aveugle assis quelque part et mendiant. Ainsi les contemporains de Jésus en Israël, bien qu'ayant la connaissance d'un Dieu miséricordieux, n'avaient pas su dire à l'aveugle autre chose que ceci : « Assieds-toi en quelque endroit fréquenté et, pour vivre, tends la main aux passants ! » Faire des aveugles des mendiants, c'était les rendre deux fois malheureux, les dégrader, leur enlever la dernière étincelle du respect de soi, du sentiment de l'honneur.

L'antiquité classique a produit de très grands génies, dans la sphère de l'art, des lettres, de la philosophie, de la politique. Aucun d'eux ne s'est occupé du sort des aveugles, n'a songé à les instruire, à les mettre en état de gagner leur pain. L'intérêt pour les aveugles est, né depuis que Jésus-Christ s'est penché vers eux pour leur ouvrir les yeux, depuis qu'il a dit à ses disciples : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites. » La charité chrétienne a eu ses défaillances ; mais elle peut montrer aujourd'hui des trophées dont ni Socrate, ni Cicéron n'eurent le moindre pressentiment. Vous vous en convaincrez en m'accompagnant dans une visite que je fis à la colonie des aveugles de Stéglitz, près Berlin.

Comment fus-je amené à cette visite ? J'aime à reconstituer l'enchaînement des faits de la vie journalière. Il est souvent bien instructif. J'étais occupé aux préparatifs de mon voyage à Berlin, lorsque je reçus une lettre d'un professeur de la colonie de Stéglitz. L'auteur de cette missive m'était absolument inconnu. Il m'invitait de la façon la plus chaleureuse à visiter l'Établissement des aveugles. Ce qui me toucha, c'est l'enthousiasme débordant avec lequel le professeur parlait de sa tâche. Je me suis toujours senti attiré vers ceux qui trouvent du plaisir à leur travail, quel qu'il soit. J'aime le marmiton, dès qu'il est tout entier à son affaire.

À la lecture de cette lettre, une voix intérieure me dit : « Va voir cet homme et ses aveugles ! » J'avais malheureusement peu de temps à passer à Berlin, beaucoup de choses, de gens à y voir. Mais quant on veut bien, on peut presque toujours ce que l'on veut. Et la voix que j'avais entendue m'avait laissé une impression si sérieuse ! J'ai toujours été assez simple pour croire que certaines impulsions renferment une direction de la Providence. Quand elles ne flattent pas le vieil homme, qu'elles nous engagent à quelque sacrifice, j'ai l'habitude de les écouter. Et je n'ai pas en m'en repentir.

Quelques jours après mon arrivée à Berlin, à l'heure de midi, par un beau soleil printanier, je me mettais donc en route, avec mon ami D., pour Stéglitz, une véritable ville qui a crû à côté de la grande cité, et qui ne tardera pas à être englobée par elle. La colonie des aveugles est située non loin de la gare de Stéglitz, au milieu d'un parc montueux, ombragé de magnifiques arbres, offrant au regard de temps en temps de larges pelouses. Il n'y a pas moins, dans l'Établissement, de cent quarante à cent cinquante aveugles. Plusieurs bâtiments s'élèvent ici et là dans le parc. À droite de l'entrée se dressent les demeures des professeurs ; à gauche est la maison principale. Là sont réunis les logements et les écoles des enfants, avec la cuisine commune, la salle à manger, le magasin où l'on serre les produits confectionnés par les aveugles, la halle de gymnastique. Un peu plus loin sont les ateliers. Dans l'un d'entre eux, très important, se fabriquent des cordes. Plus loin encore est la maison des aveugles adultes, hommes et femmes.

Le professeur qui m'avait écrit me reçut avec l'amabilité montrée dans sa lettre. Cette fois l'homme répondit à l'idée que je m'en étais faite d'après sa lettre, ce qui est loin d'être le cas habituel. À notre arrivée, les leçons venaient de cesser, et les aveugles circulaient par groupes dans le jardin. Je remarquai que les jeunes, comme les vieux, marchaient la tête inclinée en avant. On eût dit des fleurs penchées... N'est-ce point parce qu'ils ne voient pas le ciel, et que la lumière qui pour nous en descend n'attire pas leurs regards en haut ? Leur attention se concentre sur le sol foulé par leurs pieds. Ils visent à éviter tout heurt. Dans les passages étroits, Ils étendent volontiers leurs deux mains en avant. Ces deux mains étendues produisent un sentiment poignant dans l'âme du spectateur.

Mais la tristesse s'évanouit bientôt. Stéglitz ne vous laisse nullement accablé. Au contraire, et cela en dépit du grand nombre d'aveugles qui y sont réunis. La première vue est peut-être pénible, toutefois la peine qui l'accompagne ne dure point.

On nous conduisit dans la halle de gymnastique, où se prenait le repas de midi. Il y avait là une société nombreuse, animée, partagée entre un grand nombre de tables. Chaque aveugle avait devant soi une assiette profonde, remplie d'une purée appétissante de pommes de terre. De la viande était servie à côté, sur un plateau en bois. Les aveugles avaient à la couper eux-mêmes. Quiconque désirait une seconde portion de potage n'avait qu'à lever la main. On lui apportait aussitôt une nouvelle assiettée. Je m'entretins avec quelques enfants. Ils répondaient d'un air éveillé. Notre guide m'affirma que dans l'Institut il y avait très peu d'enfants de bonnes familles. La cécité, en effet, est presque toujours le résultat d'un manque de soins à l'égard des petits enfants ; il en résulte que les aveugles sont plus nombreux dans les classes pauvres. Le cas des aveugles de naissance est, me fut-il dit, un fait rare. Le repas fini, l'un des enfants prononça une action de grâces, d'un accent pénétré et ému, et la société se dispersa rapidement, avec quelque bruit. Filles et garçons s'en allèrent, mêlés par petits groupes, à travers les chemins du parc.

J'aurais eu du plaisir à voir nos jeunes garçons se livrer à quelques exercices de gymnastique. La digestion, qu'il ne s'agissait pas de troubler, rendait la chose impossible. Mais nous eûmes la joie d'entendre quelques élèves rendre compte des sujets étudiés à l'école. Cette interrogation me plongea dans une profonde admiration. Je voudrais que la moitié de nos enfants bien portants fit preuve d'autant d'intelligence que ces aveugles. Le maître était allé prendre dans la bibliothèque, qui compte plus d'un millier de volumes, l'évangile de Luc. Les enfants lurent fort bien. J'observai l'accent particulier avec lequel le nom de Jésus revenait sur leurs lèvres. On sentait que ce nom était inscrit dans les coeurs. Nous passâmes ensuite à la dictée. Les élèves se servirent de l'écriture particulière aux aveugles et de l'écriture ordinaire. Ils écrivaient la seconde aussi rapidement que nos enfants de dix à douze ans. Je fus particulièrement émerveillé de la science géographique dont quelques-uns firent preuve. Naturellement ils lisaient les noms de la carte par le toucher, comme ils avaient lu dans l'exemplaire de Luc. À mon sens, ces aveugles en étaient au même degré d'instruction que leurs frères et soeurs des écoles ordinaires.

Je me bornai à jeter un coup d'oeil dans les ateliers pour adultes. On sait que les aveugles réussissent surtout dans la fabrication des corbeilles, des brosses et des cordes, Parmi les ouvriers, il en est de plus habiles que d'autres. Mais la plupart gagnent ici largement leur pain quotidien. Le plus souvent, il est vrai, les élèves ayant achevé leur apprentissage retournent dans leur lieu natal, ou bien ils vont s'établir ailleurs. En ce cas, l'Institut continue à s'occuper d'eux avec sollicitude. Il leur facilite l'écoulement de leurs produits ou l'achat des matières premières.

Il y a pourtant à Stéglitz deux maisons d'aveugles adultes : la plus grande pour femmes et jeunes filles, la plus petite pour hommes. Chaque aveugle a sa petite chambre. Il paie son loyer et son entretien par ses gains à l'atelier. Les meilleurs ouvriers possèdent un intérieur presque élégant, des meubles commodes, des tapis, des fleurs, des oiseaux. On voit que le montant de leurs salaires dépasse de beaucoup les premiers besoins.

Ce fut une déception pour moi de ne point entendre chanter ces enfants. J'exprimai la pensée qu'ils sont extraordinairement doués au point de vue musical. « Il n'en est rien », me répondit mon guide. Je ne puis pas dire que son renseignement m'ait été très agréable. Je m'étais figuré, après tant d'autres, que les aveugles ont une aptitude spéciale pour la musique, et qu'elle est comme une compensation de leur infirmité. Ce qui est vrai, parait-il, c'est que les aveugles font beaucoup plus de progrès dans cet art que d'autres enfants, parce qu'ils s'y adonnent avec une énergie plus grande, n'étant pas distraits par la vue des choses.

Malgré le plaisir éprouvé dans cette visite, nous fûmes heureux de revoir le grand soleil de la rue, et surtout de nous sentir deux yeux. Chers aveugles



Jugements d'hommes.

Il arriva récemment qu'A. et B. m'entretinrent d'une troisième personne. Nous nommerons C. celle-ci. A. me raconta de beaux traits de la vie de C. Il finit par me dire avec enthousiasme : « Ce C. est un des plus beaux caractères que je connaisse. On trouve rarement autant de dévouement en ce bas monde. » Quelques heures plus tard B. trouvait à propos de me parler de C., mais pour m'en dire beaucoup de mal, pour relever ses petitesses. Il conclut ainsi : « Ce C. est le dernier des égoïstes. »

Telle est la diversité des jugements des hommes. Le plus bizarre, c'est que mes interlocuteurs étaient tous deux entièrement convaincus. Même leurs appréciations, toutes contradictoires qu'elles fussent, se justifiaient par les faits. Je dus m'avouer que j'étais d'accord aussi bien avec B. qu'avec A.

En réfléchissant à l'opposition de ces dires, j'en découvris aisément l'explication. Je fis le raisonnement suivant : « Le même double jugement se produit peut-être à ton égard chez des personnes disposées à examiner tes actes à la loupe. Voici quelqu'un auquel tu as rendu un service signalé. Il n'aperçoit plus que les beaux côtés de ta personnalité ; il trace de toi un portrait flatté. En voici d'autres qui, sans que tu l'aies voulu, croient avoir à se plaindre de toi ; ils s'attachent à telle ou telle démarche de ta part, ils blâment et ne voient plus que tes défauts. »

Il résulte de cela qu'il ne faut pas attacher trop d'importance à l'approbation on à la désapprobation humaine. J'entendais dernièrement un personnage très en vue me dire : « Je me suis fait une cuirasse aussi dure que la peau de l'hippopotame contre les traits de la louange et du blâme. Si j'avais pris à la lettre les éloges qui m'ont été décernés, je serais devenu fou d'orgueil. Si j'avais pris à coeur les critiques qui m'ont été adressées, je serais mort de chagrin depuis plus de vingt ans. » Le chrétien qui regarde à Jésus, avec simplicité, n'a nul besoin de se cuirasser. Soutenu par la grâce de Christ, il garde sa paix au milieu des dires des hommes.

Le Seigneur connaît ceux qui sont siens. Oh ! si nous étions à lui ! Oh ! si nous faisions partie des brebis dont il a dit : « Je connais mes brebis, et elles me connaissent, comme le Père me connaît (Jean X, 14.). » Si vous suivez Christ comme votre berger, il vous humiliera peut-être à propos des qualités que louent en vous les hommes ; à cause d'elles il vous fera peut-être passer par le feu, par le creuset, pour vous purifier de toute vanité sur ce sujet. Et il vous élèvera peut-être à propos des actes que blâment en vous les hommes. S'ils blâment justement, il vous aidera à surmonter les défauts dont ces actions sont la manifestation, parce que vous aurez été suffisamment humilié au sujet de vos oeuvres. Tantôt le bon Berger murmurera à votre oreille : « Prends garde à la vanité, défie-toi de toi-même ! » et tantôt : « Ne désespère pas, prends courage, j'ai fait passer tes forfaits comme une nuée épaisse. » Oh ! si nous savions toujours regarder à lui seul ! Rarement le jugement des hommes est fondé. Avec la meilleure volonté du monde, ils apprécient le plus souvent les actes d'autrui à tort et à travers. Si nous les écoutons, nous aurons de nous-mêmes l'opinion la plus fausse. Nous ne sommes rien de plus, rien de moins que ce que nous paraissons aux yeux de Dieu. C'est pourquoi mon âme : « Espère en Dieu. »



Le revoir.

Les poètes de tous les pays ont célébré la joie du revoir. S'il est dur de se séparer de ceux que l'on aime, le revoir, quand il s'agit d'un ami ou d'un parent, est certainement une douce chose. La Bible nous offre des scènes d'adieux déchirantes : c'est avec des larmes que David quitte Jonathan ; Paul se sépare des chrétiens d'Asie en prononçant ces mots : « Que faites-vous, en pleurant et en me brisant le coeur ? » Mais la Bible a su aussi peindre le joyeux revoir. Rappelez-vous le spectacle si émouvant de la rencontre de Joseph et de Jacob, alors que le vieux patriarche, arrivé sur le sol égyptien, embrasse son fils, qu'il croyait mort depuis longtemps. Avec quel bonheur Marie-Madeleine a reconnu le Sauveur ressuscité !

Tout adieu n'est pas suivi d'un revoir. La séparation, que l'on pensait devoir être courte, sera parfois éternelle. Le revoir lui-même n'est pas toujours agréable. L'accueil que l'enfant prodigue reçut de son père fut plein de tendresse ; celui qu'il reçut de son frère aîné ne fut pas si aimable.

Voici deux hommes qui se sont aimés de tout leur coeur. Ils sont mis en face l'un de l'autre après un long éloignement. D'où vient que souvent ils ont peu de plaisir à se trouver ensemble ? C'est qu'ils ne sont point restés ce qu'ils étaient jadis. Ils ne sont plus les mêmes. L'idéal de l'un est devenu une folie pour l'autre, ou du moins chose indifférente.

La saison des vacances est là. Vous voyagez. Un vieil ami a lu votre nom dans la liste des étrangers. Aussitôt il se décide à venir vous voir. On frappe à votre porte. Vous criez : « Entrez ! » Entre alors quelqu'un que vous ne connaissez pas, mais pas du tout. Hélas ! quarante années se sont écoulées entre l'adieu et le revoir. L'adolescent imberbe d'autrefois porte maintenant une longue barbe, qui déjà grisonne, et des lunettes bleues. Le crâne est sans cheveux, ce qui donne au personnage un front démesurément vaste. Le visage est tout sillonné de rides. Décidément vous ne pouvez mettre de nom sur cette figure. Mais l'étranger se nomme. Alors, en dépit des années, des ravages du temps, vous reconnaissez votre ami. Vous l'étreignez... Et le passé revit devant vos yeux.

Lui et vous étiez inséparables. Vous avez travaillé ensemble ; ensemble vous avez chanté, bu, pleuré, ri ; vous avez même écrit des vers ensemble. Aucun secret n'existait entre vous. Vos promenades étaient communes. Vous marchiez toujours en vous donnant le bras.
Mais quarante années se sont écoulées, pendant lesquelles vous avez suivi des chemins différents. Vous ne vous êtes pas écrit, l'un de vous n'aimant pas la correspondance. Parfois, accidentellement, vous avez entendu parler l'un de l'autre, Et maintenant vous vous retrouvez en face l'un de l'autre, chacun de vous étant devenu quelque chose on quelqu'un dans le monde, si j'ose ainsi dire.

« La vie a-t-elle été pour toi clémente ? » vous demande votre ancien compagnon. Vous répondez : « Dieu m'a conduit avec amour. J'ai traversé sans doute des vallées obscures et ai dû plus d'une fois me déchirer les mains aux épines de la route ; mais Dieu m'a toujours tiré d'affaire. » Un sourire froid, contraint, quelque peu dédaigneux, se voit sur les lèvres de votre ami, Ce sourire vous fait mal. Vous avez laissé parler votre âme en nommant Dieu, parce que vous vous souveniez que dans son enfance votre compagnon, élevé par une mère pieuse, était croyant.

« Raconte-moi, je t'en prie, ton histoire ? » reprenez-vous après un court silence et en offrant l'un de vos meilleurs cigares. Lui commence en ces termes : « La lutte pour l'existence m'a été passablement pénible. Mais chacun est l'artisan de son bonheur. Tu sais que l'énergie ne m'a jamais fait défaut. J'ai appris, dès ma jeunesse, à me confier en mes seules forces. Pour être franc, j'ajouterai que dès longtemps j'ai rompu avec ce qu'on nomme la religion. Je me suis aperçu que les gens pieux, pour la plupart, n'étaient que des hypocrites - toi excepté, cela va sans dire. - Ainsi ... »

Le lecteur en sait suffisamment pour deviner la suite du discours. Un abîme s'est creusé entre les deux anciens camarades, véritable gouffre, sur lequel aucune puissance de la terre ne réussirait à jeter un pont. Les deux amis ont évolué dans des sens divers. Ils n'appartiennent plus au même monde. Ils peuvent être d'accord sur beaucoup de détails ; sur la chose importante, ils ne s'entendent pas.

Ils demeurent quelques heures ensemble ; le temps ne coule rapidement dans cet entretien ni pour l'un ni pour l'autre. À chaque détour de la conversation, ils redoutent un choc de leurs opinions. L'adieu seul est cordial, très probablement parce que chacun sent que cet adieu est définitif. Sans doute, au moment du départ, les vieux souvenirs sont remontés à la surface, et c'est des larmes dans les yeux que votre ami vous a dit : « Malgré ce qui nous sépare, n'est-ce pas, nous voulons continuer à penser l'un à l'autre avec affection ! » Néanmoins vous avez conscience que la vieille amitié est bel et bien refroidie, et votre ami en a aussi secrètement conscience.

Je ne dirai point en quel lieu il m'arriva de rencontrer de nouveau longuement un camarade d'enfance. Je savais d'avance que nous serions du même avis sur la vérité chrétienne, car il a combattu intrépidement sous le drapeau que je sers, mérité par son attachement à lui la haine du monde, mais aussi la confiance des croyants partageant ma foi. Toutefois je n'étais pas sans quelques appréhensions. On peut avoir fait de grandes oeuvres, chassé les démons au nom de Christ, et ne pas connaître réellement le Sauveur, ne pas lui appartenir. L'orthodoxie, même agressive, n'est pas une garantie de la conversion du coeur.

Le laps de temps pendant lequel nous nous étions perdus de vue n'était pas tout à fait de quarante ans. Nous nous étions retrouvés, en passant, ici et là, dans ces grands rassemblements religieux où l'on n'a guère le loisir d'interroger et de répondre posément. Le billet par lequel mon ami N. m'invitait à aller le voir contenait ces mots : « Cette fois, nous passerons ensemble toute une journée. Quel plaisir je m'en promets ! » Et notre plaisir fut réel.

Quand nous nous regardâmes, les yeux dans les yeux, à la vérité nous éprouvâmes une surprise. « Mon vieil ami, on voit que les années ont passé sur toi, » me dit le compagnon de mes jeunes années.
« Te voilà vieux aussi ! repartis-je. Tu ressembles presque à un chêne de la mer du Nord, l'orage t'a déchiqueté et courbé. » Remarquez, cher lecteur, que des dames ne se feraient pas de pareils compliments, même des dames chrétiennes. Entre hommes, nous avons plus de franchise.

En considérant d'un peu près mon ami, j'avais été quelque peu effrayé. Je n'ignorais pas qu'un grave mal physique l'avait tourmenté. Les traces de la souffrance étaient ostensiblement écrites sur son visage. Toutefois il avait une expression de paix si profonde, dans son oeil rayonnait une telle bonté, et, au cours de la conversation, il parla de sa maladie avec tant d'humour que je me remis bientôt de l'impression tragique produite sur moi par son apparition. Tout en pleurant nous riions ; tout en riant nous pleurions. Chacune de ses paroles me montrait qu'il n'avait point inutilement traversé les grandes eaux de l'angoisse. Il soupirait après le ciel, mais il était prêt à rester sur cette terre, pour souffrir et combattre aussi longtemps que le Seigneur le voudrait. Permettez-moi de dire que je discernais déjà en quelque manière, à travers les traits fatigués de mon ami, les traits de la radieuse image de Christ.

Nous n'étions pas entièrement du même avis sur toutes les questions. Nous n'avions pas la même opinion, par exemple, sur Stoecker, ancien prédicateur de la cour, sur la question de la séparation de l'Eglise et de l'État, sur le socialisme chrétien. Nous nous amusâmes de nos dissentiments de détail, heureux, de nous sentir si unis en Jésus-Christ.

La lumière de Christ, nous nous en souvenions, doit un jour conduire l'âme chrétienne dans toute la vérité. Ce jour ne luit pas sur cette terre. Mais il se lèvera là-haut. Et là-haut sans doute les bienheureux considèrent avec un sourire la passion naguère dépensée par eux pour des causes secondaires. Mon ami Osterzee m'envoyait, il y a vingt-cinq ans, son portrait avec les lignes suivantes : « Prends-le tel qu'il est. Mon vieux visage n'est pas beau et je ne dispose pas encore de ma figure céleste. »

Nous savons qu'un jour nous serons transformés complètement de gloire en gloire, à la ressemblance de Christ. En face de cet avenir, nos traits actuels, fussent-ils beaux, nous paraîtront laids. Ainsi que l'écrit l'apôtre : « Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. » Mais dans notre être terrestre brille déjà, au fond de l'âme, un rayon de la gloire divine. Sous les feuilles prêtes à tomber de l'arbre, nous apercevons de nouvelles feuilles, autrement vertes et brillantes que ne l'étaient les anciennes. C'est le chrétien seul qui peut dire au chrétien, avec la certitude de la réalisation de son voeu : « Au revoir ! » Et il peut le dire encore, alors même qu'il sait que le revoir n'aura pas lien sur la terre. Car - « Celui qui a commencé en vous cette bonne oeuvre la rendra parfaite, pour le jour de Jésus-Christ (Philip. 1, 6.). »

 

 

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