Lorsqu'on vient de passer trois jours dans
l'agitation de Berlin - ou pour dire mieux, qu'on a
été agité
pendant trois jours par la vie de Berlin - on
nécessairement beaucoup à raconter,
surtout quand on a de bons yeux et de bonnes
oreilles, comme moi, et que l'on a
été piloté par un guide
excellent. Berlin est réellement une grande
cité. Il compte plus d'un million
d'habitants. Si l'on joint à la ville
l'agglomération suburbaine, l'on est
près des deux millions. La capitale de
l'empire allemand peut être hardiment
comparée aux deux autres grandes villes
d'Europe, Paris et Londres. Le parallèle se
poursuivrait également pour la richesse et
la splendeur, aussi bien qu'à l'égard
du vice et de la misère.
Quant à moi, je n'ai pas le culte des villes
atteignant ou dépassant le million
d'habitants. Il y a un an, l'on m'aurait bien
surpris en me disant que je donnerais un jour des
conférences à Berlin. J'y fus
cependant amené à donner des
conférences par les instances pressantes de
deux amis. Je dois dire que l'on a eu à
Berlin pour moi beaucoup plus d'amabilité
que je ne méritais. Je ne me suis point
repenti d'avoir laissé pour quelques jours
mon tranquille Brème. Mais j'ai
été plus heureux encore de regagner
mon presbytère de l'Eglise de la Paix. Je ne
sais pas fait en somme pour Berlin. J'ai l'esprit
trop libre et probablement aussi trop fruste.
Enfin, le tourbillon dans lequel vit la grande
ville me fatigue.
Celui qui n'a pas vu Berlin depuis dix ans trouvera
que la capitale allemande s'est
développée d'une manière
étonnante. Il découvrira à
chaque pas de nouveaux
monuments. La plaisanterie qui sévit
constamment à Berlin et s'attaque à
tout, aux nouveaux ponts, à une nouvelle
statue, amuse le voyageur, mais ne le retient pas
longtemps. On ne saurait en effet s'y arrêter
beaucoup, sans courir le risque de n'en plus
sortir. L'innovation la plus réjouissante
pour le chrétien à signaler dans
Berlin est le grand nombre des belles
églises édifiées
récemment. L'origine de ces nouvelles
églises n'est malheureusement pas toujours
due à l'accroissement de la
piété dans les quartiers
occupés par elles. C'est une pression d'en
haut, venue de l'empereur et de
l'impératrice, qui a fait surgir de terre
ces temples. Puisse seulement l'Évangile y
être prêché par des pasteurs qui
regardent en haut, j'entends plus haut que
l'homme !
Ce qui m'a surtout intéressé à
Berlin, c'est un Asile chauffé.
Qu'est-ce ? demandez-vous. C'est quelque chose
qui ne devrait point être nécessaire
dans notre civilisation, quelque chose dont
l'existence est une accusation contre la
société actuelle. Ce quelque chose
est une création de la charité. Un
Asile chauffé est un vaste local, où
règne une douce chaleur et où peuvent
se réfugier les malheureux privés
d'abri, de pain, de travail ou qui ont froid.
Avouez ceci, lecteur : Si notre état
social était normal, de pareils locaux ne
seraient-ils pas superflus ? Hélas,
l'Asile que je visitai dans le courant de
février, et où l'on ne recevait que
les hommes. contenait cent à cent cinquante
hôtes.
Dans quel quartier se trouve cet Asile ?
interroge quelqu'un connaissant
la capitale allemande, et n'ayant point entendu
parler de l'établissement dont il s'agit -
En face du Palais de police. Il est placé
dans l'une des arcades du chemin de fer de la
cité. La voie se développe sous de
hautes arches. Dans celles-ci on a logé des
entreprises fort recommandables et probablement
aussi des entreprises qui le sont moins. Dans l'une
des arches, j'eus le plaisir de voir établie
une Union chrétienne de jeunes gens, dont
l'installation était fort entendue.
Lorsque j'entrai dans l'Asile, avec mon ami D., je
fus presque suffoqué par l'air irrespirable
du local. Mais j'oubliai bientôt mon malaise
en apercevant les figures réunies autour de
moi. Sur ces visages se lisait une histoire de
péché et de honte, mais aussi de
misère lamentable. Ici, de jeunes hommes
venus à Berlin dans la pensée qu'on y
recueille l'or à la cuiller, et maintenant
combien hâves et affamés ! Le
mieux eût été pour eux de
regagner leur patrie. Mais la confusion de
reparaître devant les leurs, dans
l'état où ils se trouvent, les a
retenus. Là des vieillards, à l'air
lassé et presque
désespéré. Je crois que le
matin l'on avait retiré un des leurs de la
Sprée. Quelques-uns avaient
évidemment connu de meilleurs jours. On s'en
apercevait à leurs vêtements, à
leurs manières. La plupart avaient les
traits enflammés par l'abus de l'eau-de-vie.
Et ils étaient presque tous plongés
dans une sorte de torpeur vraiment effrayante,
procédant du dégoût de la vie.
On sentait dans
l'engourdissement de leurs facultés une
cupidité latente prête à tout
risquer pour se procurer de l'argent. On devinait
qu'ils ne s'éveilleraient de leur
hébétude profonde que pour un
crime.
Il y a quelques années, j'eusse
été plus agressif. J'aurais
prié l'inspecteur qui nous accompagnait de
me permettre d'adresser quelques mots à la
foule réunie en ce lieu. Mais mon gosier
était comme serré par le spectacle
des souffrances mises sous mes yeux. Je le
répète, je n'aurais pu prononcer plus
de deux ou trois mots. J'avais d'ailleurs le
sentiment qu'il fallait s'occuper du
bien-être physique de ces misérables,
avant de songer à leur donner
l'Évangile. Vous me direz, ô lecteur,
que mon zèle apostolique a donc
diminué depuis quelques années. Je me
borne à vous dire : Aujourd'hui, il
m'eût été impossible de prendre
la parole. J'étais trop affligé de ce
que je voyais. Je lis donc ce que font en
général les visiteurs charitables.
Les Asiles chauffés fournissent à
manger et à boire à des prix
très modérés. Le jour de ma
visite se distribuait contre paiement une soupe aux
pois, dont j'eusse volontiers mangé, si
l'air irrespirable du local ne m'avait coupé
l'appétit. Une vaste terrine de ce potage,
ou plutôt le jeton qui donnait droit à
cette terrine coûtait moins d'un sou.
Hélas, ce sou est encore une énorme
somme pour beaucoup des misérables qui
étaient là. Je vois d'ici
l'expression radieuse d'un pauvre jeune homme
phtisique auquel, ainsi qu'à d'autres, je
fis remettre un jeton.
Il va sans dire que la vente des spiritueux est
interdite dans les Asiles. On y trouve en
échange du café à très
bas prix.
L'existence des Asiles jette un triste jour,
n'est-il pas vrai, sur notre siècle de
progrès. Il faut, certes, bénir
l'autorité d'avoir eu l'idée de ces
établissements. Mais il faut gémir
sur la misère qui les a rendus
indispensables. Quand je me dis que des centaines
d'hommes, créés comme moi à
l'image de Dieu, n'ont d'autre refuge, d'autre
chemin ouvert devant eux que le local
chauffé, je suis épouvanté.
Plus les cités démesurément
grandes, ayant des millions d'habitants, continuent
à grandir, plus le paupérisme sans
nom qu'elles recèlent s'accroît. Il y
a dans les mécontentements qui naissent d'un
tel état de choses un immense amas de
matériaux inflammables, prêts à
s'allumer ! Ah ! ce n'est pas sans raison
que l'on nous avertit de la possibilité de
redoutables catastrophes sociales.
Nous respirâmes longuement à la
sortie. Nous saluâmes avec bonheur la
lumière du ciel. « Combien il
reste encore à faire en ce pauvre
monde ! » m'exclamai-je. -
« Oui, surtout dans les grandes
villes, » répondit mon ami. Et il
me montra du doigt toute une file de femmes, des
centaines de femmes, sortant par groupes de dix
à douze du Palais de police, C'était
l'exode des esclaves du vice, tel qu'il se produit
à l'heure du contrôle. Parmi ces
malheureuses, les unes étaient jeunes,
à la fleur de l'âge, à peine
quinze ans ; les autres comptaient un
demi-siècle.
Il en était de vêtues avec
élégance. Des secondes
l'étaient plus simplement. Des
dernières avaient un costume pitoyable. Une
expression de hardiesse effrontée
caractérisait toutes ces figures. On n'y
voyait ni tristesse ni joie, mais une sorte de
défi. Elles semblaient toutes dire :
« Il en est ainsi et il devra en
être ainsi encore. Nous luttons pour la vie,
voilà tout. » Leur regard en
quête d'aventures se tournait dans toutes les
directions.
J'éprouvai une impression d'horreur !
Je me demandais si aucune de ces jeunes filles
n'avait été réchauffée
par un coeur de mère, si elles n'avaient pas
vu se poser sur elles, dans leurs jeunes
années, comme nous tous, des regards pleins
d'amour, de tendresse et d'espérance. Se
dire que toutes ces femmes ont été
baptisées au nom de Jésus-Christ et
que le jour de la réception des
catéchumènes beaucoup d'entre elles
ont éprouvé une profonde
émotion religieuse ! Se dire qu'il a
suffi de quelque entraînement, d'une
première séduction pour
plusieurs ! Toutefois c'est la
détresse, c'est le besoin qui ont rendu la
plupart accessibles à la tentation. Ces
infortunées marquées d'une
flétrissure, sachez-le, sont en
majorité des victimes de la faim. Et il y a
à Berlin au moins 10,000 femmes soumises au
contrôle de la police ! Le nombre de ces
malheureuses ne crie-t-il pas vers le ciel ?
Ne nous appelle-t-il pas à nous
émouvoir du triste état social au
milieu duquel nous vivons ?
Qui, parmi mes lecteurs, condamnerait ces
victimes ? Ah ! plutôt que de leur
jeter la pierre, comprenons quelle oeuvre de
relèvement reste à accomplir ?
« Inutile de songer à enrayer le
fléau ! Il grandit dans toutes les
grandes villes avec la puissance de
l'avalanche ! » Ainsi me parlait un
homme très entendu en ces matières.
Mes yeux se mouillèrent en
l'écoutant, et je me souvins que, visitant
l'un des quartiers de l'orient de Londres, je
m'étais écrié :
« grâce à Dieu, nous ne
sommes pas encore si bas en
Allemagne ! » Aujourd'hui, je
n'oserais plus tenir ce langage. Prions avec un
zèle nouveau le bon Berger, dont les
compassions infinies s'étendent à la
brebis perdue, de montrer à ses disciples le
moyen à employer pour guérir une
plaie qui est la honte, l'ignominie d'une
civilisation prétendant au titre de
chrétienne !
Un paganisme barbare fait encore sa proie de
certaines parties de la société, on
l'a bien vu par les pages qui
précèdent. Mais si, de l'existence de
certaines classes, monte vers le ciel comme un cri
d'accusation contre notre chrétienté,
celle-ci, dans d'autres domaines, a su être
plus fidèle à sa vocation. Notre
siècle a montré une grande
sollicitude pour les aveugles. Ces infirmes
étaient nombreux au temps de Jésus. À plus
d'une reprise le Nouveau Testament nous a
parlé d'un aveugle assis quelque part et
mendiant. Ainsi les contemporains de Jésus
en Israël, bien qu'ayant la connaissance d'un
Dieu miséricordieux, n'avaient pas su dire
à l'aveugle autre chose que ceci :
« Assieds-toi en quelque endroit
fréquenté et, pour vivre, tends la
main aux passants ! » Faire des
aveugles des mendiants, c'était les rendre
deux fois malheureux, les dégrader, leur
enlever la dernière étincelle du
respect de soi, du sentiment de l'honneur.
L'antiquité classique a produit de
très grands génies, dans la
sphère de l'art, des lettres, de la
philosophie, de la politique. Aucun d'eux ne s'est
occupé du sort des aveugles, n'a
songé à les instruire, à les
mettre en état de gagner leur pain.
L'intérêt pour les aveugles est,
né depuis que Jésus-Christ s'est
penché vers eux pour leur ouvrir les yeux,
depuis qu'il a dit à ses disciples :
« Toutes les fois que vous avez fait ces
choses à l'un de ces plus petits de mes
frères, c'est à moi que vous les avez
faites. » La charité
chrétienne a eu ses
défaillances ; mais elle peut montrer
aujourd'hui des trophées dont ni Socrate, ni
Cicéron n'eurent le moindre pressentiment.
Vous vous en convaincrez en m'accompagnant dans une
visite que je fis à la colonie des aveugles
de Stéglitz, près Berlin.
Comment fus-je amené à cette
visite ? J'aime à reconstituer
l'enchaînement des faits de la vie journalière. Il
est
souvent bien instructif. J'étais
occupé aux préparatifs de mon voyage
à Berlin, lorsque je reçus une lettre
d'un professeur de la colonie de Stéglitz.
L'auteur de cette missive m'était absolument
inconnu. Il m'invitait de la façon la plus
chaleureuse à visiter l'Établissement
des aveugles. Ce qui me toucha, c'est
l'enthousiasme débordant avec lequel le
professeur parlait de sa tâche. Je me suis
toujours senti attiré vers ceux qui trouvent
du plaisir à leur travail, quel qu'il soit.
J'aime le marmiton, dès qu'il est tout
entier à son affaire.
À la lecture de cette lettre, une voix
intérieure me dit : « Va voir
cet homme et ses aveugles ! »
J'avais malheureusement peu de temps à
passer à Berlin, beaucoup de choses, de gens
à y voir. Mais quant on veut bien, on peut
presque toujours ce que l'on veut. Et la voix que
j'avais entendue m'avait laissé une
impression si sérieuse ! J'ai toujours
été assez simple pour croire que
certaines impulsions renferment une direction de la
Providence. Quand elles ne flattent pas le vieil
homme, qu'elles nous engagent à quelque
sacrifice, j'ai l'habitude de les écouter.
Et je n'ai pas en m'en repentir.
Quelques jours après mon arrivée
à Berlin, à l'heure de midi, par un
beau soleil printanier, je me mettais donc en
route, avec mon ami D., pour Stéglitz, une
véritable ville qui a crû à
côté de la grande cité, et qui
ne tardera pas à être englobée
par elle. La colonie des aveugles est située
non loin de la gare de Stéglitz, au milieu
d'un parc montueux, ombragé de magnifiques arbres,
offrant
au
regard de temps en temps de larges pelouses. Il n'y
a pas moins, dans l'Établissement, de cent
quarante à cent cinquante aveugles.
Plusieurs bâtiments s'élèvent
ici et là dans le parc. À droite de
l'entrée se dressent les demeures des
professeurs ; à gauche est la maison
principale. Là sont réunis les
logements et les écoles des enfants, avec la
cuisine commune, la salle à manger, le
magasin où l'on serre les produits
confectionnés par les aveugles, la halle de
gymnastique. Un peu plus loin sont les ateliers.
Dans l'un d'entre eux, très important, se
fabriquent des cordes. Plus loin encore est la
maison des aveugles adultes, hommes et femmes.
Le professeur qui m'avait écrit me
reçut avec l'amabilité montrée
dans sa lettre. Cette fois l'homme répondit
à l'idée que je m'en étais
faite d'après sa lettre, ce qui est loin
d'être le cas habituel. À notre
arrivée, les leçons venaient de
cesser, et les aveugles circulaient par groupes
dans le jardin. Je remarquai que les jeunes, comme
les vieux, marchaient la tête inclinée
en avant. On eût dit des fleurs
penchées... N'est-ce point parce qu'ils ne
voient pas le ciel, et que la lumière qui
pour nous en descend n'attire pas leurs regards en
haut ? Leur attention se concentre sur le sol
foulé par leurs pieds. Ils visent à
éviter tout heurt. Dans les passages
étroits, Ils étendent volontiers
leurs deux mains en avant. Ces deux mains
étendues produisent un sentiment poignant
dans l'âme du spectateur.
Mais la tristesse s'évanouit bientôt.
Stéglitz ne vous laisse
nullement accablé. Au contraire, et cela en
dépit du grand nombre d'aveugles qui y sont
réunis. La première vue est
peut-être pénible, toutefois la peine
qui l'accompagne ne dure point.
On nous conduisit dans la halle de gymnastique,
où se prenait le repas de midi. Il y avait
là une société nombreuse,
animée, partagée entre un grand
nombre de tables. Chaque aveugle avait devant soi
une assiette profonde, remplie d'une purée
appétissante de pommes de terre. De la
viande était servie à
côté, sur un plateau en bois. Les
aveugles avaient à la couper
eux-mêmes. Quiconque désirait une
seconde portion de potage n'avait qu'à lever
la main. On lui apportait aussitôt une
nouvelle assiettée. Je m'entretins avec
quelques enfants. Ils répondaient d'un air
éveillé. Notre guide m'affirma que
dans l'Institut il y avait très peu
d'enfants de bonnes familles. La
cécité, en effet, est presque
toujours le résultat d'un manque de soins
à l'égard des petits enfants ;
il en résulte que les aveugles sont plus
nombreux dans les classes pauvres. Le cas des
aveugles de naissance est, me fut-il dit, un fait
rare. Le repas fini, l'un des enfants
prononça une action de grâces, d'un
accent pénétré et ému,
et la société se dispersa rapidement,
avec quelque bruit. Filles et garçons s'en
allèrent, mêlés par petits
groupes, à travers les chemins du parc.
J'aurais eu du plaisir à voir nos jeunes
garçons se livrer à quelques
exercices de gymnastique. La digestion, qu'il ne
s'agissait pas de troubler, rendait la chose
impossible. Mais
nous
eûmes la joie d'entendre quelques
élèves rendre compte des sujets
étudiés à l'école.
Cette interrogation me plongea dans une profonde
admiration. Je voudrais que la moitié de nos
enfants bien portants fit preuve d'autant
d'intelligence que ces aveugles. Le maître
était allé prendre dans la
bibliothèque, qui compte plus d'un millier
de volumes, l'évangile de Luc. Les enfants
lurent fort bien. J'observai l'accent particulier
avec lequel le nom de Jésus revenait sur
leurs lèvres. On sentait que ce nom
était inscrit dans les coeurs. Nous
passâmes ensuite à la dictée.
Les élèves se servirent de
l'écriture particulière aux aveugles
et de l'écriture ordinaire. Ils
écrivaient la seconde aussi rapidement que
nos enfants de dix à douze ans. Je fus
particulièrement émerveillé de
la science géographique dont quelques-uns
firent preuve. Naturellement ils lisaient les noms
de la carte par le toucher, comme ils avaient lu
dans l'exemplaire de Luc. À mon sens, ces
aveugles en étaient au même
degré d'instruction que leurs frères
et soeurs des écoles ordinaires.
Je me bornai à jeter un coup d'oeil dans les
ateliers pour adultes. On sait que les aveugles
réussissent surtout dans la fabrication des
corbeilles, des brosses et des cordes, Parmi les
ouvriers, il en est de plus habiles que d'autres.
Mais la plupart gagnent ici largement leur pain
quotidien. Le plus souvent, il est vrai, les
élèves ayant achevé leur
apprentissage retournent dans leur lieu natal, ou
bien ils vont s'établir
ailleurs. En ce cas, l'Institut continue à
s'occuper d'eux avec sollicitude. Il leur facilite
l'écoulement de leurs produits ou l'achat
des matières premières.
Il y a pourtant à Stéglitz deux
maisons d'aveugles adultes : la plus grande
pour femmes et jeunes filles, la plus petite pour
hommes. Chaque aveugle a sa petite chambre. Il paie
son loyer et son entretien par ses gains à
l'atelier. Les meilleurs ouvriers possèdent
un intérieur presque élégant,
des meubles commodes, des tapis, des fleurs, des
oiseaux. On voit que le montant de leurs salaires
dépasse de beaucoup les premiers
besoins.
Ce fut une déception pour moi de ne point
entendre chanter ces enfants. J'exprimai la
pensée qu'ils sont extraordinairement
doués au point de vue musical.
« Il n'en est rien », me
répondit mon guide. Je ne puis pas dire que
son renseignement m'ait été
très agréable. Je m'étais
figuré, après tant d'autres, que les
aveugles ont une aptitude spéciale pour la
musique, et qu'elle est comme une compensation de
leur infirmité. Ce qui est vrai, parait-il,
c'est que les aveugles font beaucoup plus de
progrès dans cet art que d'autres enfants,
parce qu'ils s'y adonnent avec une énergie
plus grande, n'étant pas distraits par la
vue des choses.
Malgré le plaisir éprouvé dans
cette visite, nous fûmes heureux de revoir le
grand soleil de la rue, et surtout de nous sentir
deux yeux. Chers aveugles
Il arriva récemment qu'A. et B.
m'entretinrent d'une troisième personne.
Nous nommerons C. celle-ci. A. me raconta de beaux
traits de la vie de C. Il finit par me dire avec
enthousiasme : « Ce C. est un des
plus beaux caractères que je connaisse. On
trouve rarement autant de dévouement en ce
bas monde. » Quelques heures plus tard B.
trouvait à propos de me parler de C., mais
pour m'en dire beaucoup de mal, pour relever ses
petitesses. Il conclut ainsi : « Ce
C. est le dernier des
égoïstes. »
Telle est la diversité des jugements des
hommes. Le plus bizarre, c'est que mes
interlocuteurs étaient tous deux
entièrement convaincus. Même leurs
appréciations, toutes contradictoires
qu'elles fussent, se justifiaient par les faits. Je
dus m'avouer que j'étais d'accord aussi bien
avec B. qu'avec A.
En réfléchissant à
l'opposition de ces dires, j'en découvris
aisément l'explication. Je fis le
raisonnement suivant : « Le
même double jugement se produit
peut-être à ton égard chez des
personnes disposées à examiner tes
actes à la loupe. Voici quelqu'un auquel tu
as rendu un service signalé. Il
n'aperçoit plus que les beaux
côtés de ta personnalité ;
il trace de toi un portrait flatté. En voici
d'autres qui, sans que tu l'aies voulu, croient
avoir à se plaindre de toi ; ils
s'attachent à telle ou telle démarche
de ta part, ils blâment et ne voient plus que
tes défauts. »
Il résulte de cela qu'il ne faut pas
attacher trop d'importance à l'approbation
on à la désapprobation humaine.
J'entendais dernièrement un personnage
très en vue me dire : « Je me
suis fait une cuirasse aussi dure que la peau de
l'hippopotame contre les traits de la louange et du
blâme. Si j'avais pris à la lettre les
éloges qui m'ont été
décernés, je serais devenu fou
d'orgueil. Si j'avais pris à coeur les
critiques qui m'ont été
adressées, je serais mort de chagrin depuis
plus de vingt ans. » Le chrétien
qui regarde à Jésus, avec
simplicité, n'a nul besoin de se cuirasser.
Soutenu par la grâce de Christ, il garde sa
paix au milieu des dires des hommes.
Le Seigneur connaît ceux qui sont siens.
Oh ! si nous étions à lui !
Oh ! si nous faisions partie des brebis dont
il a dit : « Je connais mes brebis,
et elles me connaissent, comme le Père me
connaît
(Jean
X, 14.). » Si vous
suivez Christ comme votre berger, il vous humiliera
peut-être à propos des qualités
que louent en vous les hommes ; à cause
d'elles il vous fera peut-être passer par le
feu, par le creuset, pour vous purifier de toute
vanité sur ce sujet. Et il vous
élèvera peut-être à
propos des actes que blâment en vous les
hommes. S'ils blâment justement, il vous
aidera à surmonter les défauts dont
ces actions sont la manifestation, parce que vous
aurez été suffisamment humilié
au sujet de vos oeuvres. Tantôt le bon Berger
murmurera à votre oreille :
« Prends garde à la vanité, défie-toi
de toi-même ! » et
tantôt : « Ne
désespère pas, prends courage, j'ai
fait passer tes forfaits comme une nuée
épaisse. » Oh ! si nous
savions toujours regarder à lui seul !
Rarement le jugement des hommes est fondé.
Avec la meilleure volonté du monde, ils
apprécient le plus souvent les actes
d'autrui à tort et à travers. Si nous
les écoutons, nous aurons de
nous-mêmes l'opinion la plus fausse. Nous ne
sommes rien de plus, rien de moins que ce que nous
paraissons aux yeux de Dieu. C'est pourquoi mon
âme : « Espère en
Dieu. »
Les poètes de tous les pays ont
célébré la joie du revoir.
S'il est dur de se séparer de ceux que l'on
aime, le revoir, quand il s'agit d'un ami ou d'un
parent, est certainement une douce chose. La Bible
nous offre des scènes d'adieux
déchirantes : c'est avec des larmes que
David quitte Jonathan ; Paul se sépare
des chrétiens d'Asie en prononçant
ces mots : « Que faites-vous, en
pleurant et en me brisant le
coeur ? » Mais la Bible a su aussi
peindre le joyeux revoir. Rappelez-vous le
spectacle si émouvant de la rencontre de
Joseph et de Jacob, alors que le vieux patriarche,
arrivé sur le sol égyptien, embrasse
son fils, qu'il croyait mort depuis longtemps. Avec
quel bonheur Marie-Madeleine a reconnu le Sauveur
ressuscité !
Tout adieu n'est pas suivi d'un revoir. La
séparation, que l'on pensait devoir
être courte, sera parfois éternelle.
Le revoir lui-même n'est pas toujours
agréable. L'accueil que l'enfant prodigue
reçut de son père fut plein de
tendresse ; celui qu'il reçut de son
frère aîné ne fut pas si
aimable.
Voici deux hommes qui se sont aimés de tout
leur coeur. Ils sont mis en face l'un de l'autre
après un long éloignement.
D'où vient que souvent ils ont peu de
plaisir à se trouver ensemble ? C'est
qu'ils ne sont point restés ce qu'ils
étaient jadis. Ils ne sont plus les
mêmes. L'idéal de l'un est devenu une
folie pour l'autre, ou du moins chose
indifférente.
La saison des vacances est là. Vous voyagez.
Un vieil ami a lu votre nom dans la liste des
étrangers. Aussitôt il se
décide à venir vous voir. On frappe
à votre porte. Vous criez :
« Entrez ! » Entre alors
quelqu'un que vous ne connaissez pas, mais pas du
tout. Hélas ! quarante années se
sont écoulées entre l'adieu et le
revoir. L'adolescent imberbe d'autrefois porte
maintenant une longue barbe, qui déjà
grisonne, et des lunettes bleues. Le crâne
est sans cheveux, ce qui donne au personnage un
front démesurément vaste. Le visage
est tout sillonné de rides.
Décidément vous ne pouvez mettre de
nom sur cette figure. Mais l'étranger se
nomme. Alors, en dépit des années,
des ravages du temps, vous reconnaissez votre ami.
Vous l'étreignez... Et le passé revit
devant vos yeux.
Lui et vous étiez inséparables. Vous
avez travaillé ensemble ; ensemble vous
avez chanté, bu, pleuré, ri ; vous avez même
écrit des vers ensemble. Aucun secret
n'existait entre vous. Vos promenades
étaient communes. Vous marchiez toujours en
vous donnant le bras.
Mais quarante années se sont
écoulées, pendant lesquelles vous
avez suivi des chemins différents. Vous ne
vous êtes pas écrit, l'un de vous
n'aimant pas la correspondance. Parfois,
accidentellement, vous avez entendu parler l'un de
l'autre, Et maintenant vous vous retrouvez en face
l'un de l'autre, chacun de vous étant devenu
quelque chose on quelqu'un dans le monde, si j'ose
ainsi dire.
« La vie a-t-elle été pour
toi clémente ? » vous demande
votre ancien compagnon. Vous répondez :
« Dieu m'a conduit avec amour. J'ai
traversé sans doute des vallées
obscures et ai dû plus d'une fois me
déchirer les mains aux épines de la
route ; mais Dieu m'a toujours tiré
d'affaire. » Un sourire froid, contraint,
quelque peu dédaigneux, se voit sur les
lèvres de votre ami, Ce sourire vous fait
mal. Vous avez laissé parler votre âme
en nommant Dieu, parce que vous vous souveniez que
dans son enfance votre compagnon,
élevé par une mère pieuse,
était croyant.
« Raconte-moi, je t'en prie, ton
histoire ? » reprenez-vous
après un court silence et en offrant l'un de
vos meilleurs cigares. Lui commence en ces
termes : « La lutte pour l'existence
m'a été passablement pénible.
Mais chacun est l'artisan de son bonheur. Tu sais
que l'énergie ne m'a jamais fait
défaut. J'ai appris,
dès ma jeunesse, à me confier en mes
seules forces. Pour être franc, j'ajouterai
que dès longtemps j'ai rompu avec ce qu'on
nomme la religion. Je me suis aperçu que les
gens pieux, pour la plupart, n'étaient que
des hypocrites - toi excepté, cela va sans
dire. - Ainsi ... »
Le lecteur en sait suffisamment pour deviner la
suite du discours. Un abîme s'est
creusé entre les deux anciens camarades,
véritable gouffre, sur lequel aucune
puissance de la terre ne réussirait à
jeter un pont. Les deux amis ont
évolué dans des sens divers. Ils
n'appartiennent plus au même monde. Ils
peuvent être d'accord sur beaucoup de
détails ; sur la chose importante, ils
ne s'entendent pas.
Ils demeurent quelques heures ensemble ; le
temps ne coule rapidement dans cet entretien ni
pour l'un ni pour l'autre. À chaque
détour de la conversation, ils redoutent un
choc de leurs opinions. L'adieu seul est cordial,
très probablement parce que chacun sent que
cet adieu est définitif. Sans doute, au
moment du départ, les vieux souvenirs sont
remontés à la surface, et c'est des
larmes dans les yeux que votre ami vous a
dit : « Malgré ce qui nous
sépare, n'est-ce pas, nous voulons continuer
à penser l'un à l'autre avec
affection ! » Néanmoins vous
avez conscience que la vieille amitié est
bel et bien refroidie, et votre ami en a aussi
secrètement conscience.
Je ne dirai point en quel lieu il m'arriva de
rencontrer de nouveau longuement un camarade d'enfance.
Je savais
d'avance
que nous serions du même avis sur la
vérité chrétienne, car il a
combattu intrépidement sous le drapeau que
je sers, mérité par son attachement
à lui la haine du monde, mais aussi la
confiance des croyants partageant ma foi. Toutefois
je n'étais pas sans quelques
appréhensions. On peut avoir fait de grandes
oeuvres, chassé les démons au nom de
Christ, et ne pas connaître réellement
le Sauveur, ne pas lui appartenir. L'orthodoxie,
même agressive, n'est pas une garantie de la
conversion du coeur.
Le laps de temps pendant lequel nous nous
étions perdus de vue n'était pas tout
à fait de quarante ans. Nous nous
étions retrouvés, en passant, ici et
là, dans ces grands rassemblements religieux
où l'on n'a guère le loisir
d'interroger et de répondre posément.
Le billet par lequel mon ami N. m'invitait à
aller le voir contenait ces mots :
« Cette fois, nous passerons ensemble
toute une journée. Quel plaisir je m'en
promets ! » Et notre plaisir fut
réel.
Quand nous nous regardâmes, les yeux dans les
yeux, à la vérité nous
éprouvâmes une surprise.
« Mon vieil ami, on voit que les
années ont passé sur toi, »
me dit le compagnon de mes jeunes
années.
« Te voilà vieux aussi !
repartis-je. Tu ressembles presque à un
chêne de la mer du Nord, l'orage t'a
déchiqueté et
courbé. » Remarquez, cher lecteur,
que des dames ne se feraient pas de pareils
compliments, même des dames
chrétiennes. Entre hommes, nous avons plus
de franchise.
En considérant d'un peu près mon ami,
j'avais été quelque peu
effrayé. Je n'ignorais pas qu'un grave mal
physique l'avait tourmenté. Les traces de la
souffrance étaient ostensiblement
écrites sur son visage. Toutefois il avait
une expression de paix si profonde, dans son oeil
rayonnait une telle bonté, et, au cours de
la conversation, il parla de sa maladie avec tant
d'humour que je me remis bientôt de
l'impression tragique produite sur moi par son
apparition. Tout en pleurant nous riions ;
tout en riant nous pleurions. Chacune de ses
paroles me montrait qu'il n'avait point inutilement
traversé les grandes eaux de l'angoisse. Il
soupirait après le ciel, mais il
était prêt à rester sur cette
terre, pour souffrir et combattre aussi longtemps
que le Seigneur le voudrait. Permettez-moi de dire
que je discernais déjà en quelque
manière, à travers les traits
fatigués de mon ami, les traits de la
radieuse image de Christ.
Nous n'étions pas entièrement du
même avis sur toutes les questions. Nous
n'avions pas la même opinion, par exemple,
sur Stoecker, ancien prédicateur de la cour,
sur la question de la séparation de l'Eglise
et de l'État, sur le socialisme
chrétien. Nous nous amusâmes de nos
dissentiments de détail, heureux, de nous
sentir si unis en Jésus-Christ.
La lumière de Christ, nous nous en
souvenions, doit un jour conduire l'âme
chrétienne dans toute la
vérité. Ce jour ne luit pas sur cette
terre. Mais il se lèvera là-haut. Et
là-haut sans doute les bienheureux considèrent
avec un sourire la passion naguère
dépensée par eux pour des causes
secondaires. Mon ami Osterzee m'envoyait, il y a
vingt-cinq ans, son portrait avec les lignes
suivantes : « Prends-le tel qu'il
est. Mon vieux visage n'est pas beau et je ne
dispose pas encore de ma figure
céleste. »
Nous savons qu'un jour nous serons
transformés complètement de gloire en
gloire, à la ressemblance de Christ. En face
de cet avenir, nos traits actuels, fussent-ils
beaux, nous paraîtront laids. Ainsi que
l'écrit l'apôtre : « Ce
que nous serons n'a pas encore été
manifesté. » Mais dans notre
être terrestre brille déjà, au
fond de l'âme, un rayon de la gloire divine.
Sous les feuilles prêtes à tomber de
l'arbre, nous apercevons de nouvelles feuilles,
autrement vertes et brillantes que ne
l'étaient les anciennes. C'est le
chrétien seul qui peut dire au
chrétien, avec la certitude de la
réalisation de son voeu :
« Au revoir ! » Et il peut
le dire encore, alors même qu'il sait que le
revoir n'aura pas lien sur la terre. Car -
« Celui qui a commencé en vous
cette bonne oeuvre la rendra parfaite, pour le jour
de Jésus-Christ
(Philip.
1, 6.). »
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