Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Histoires de voleurs.

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J'ai lu avec un plaisir particulier et un intérêt croissant la Vie de François d'Assise de Paul Sabatier. Peut-être l'auteur idéalise-t-il un peu trop l'aimable religieux. Peut-être excuse-t-il trop aisément ses faiblesses, disons le mot, ses folies. Malgré tout, si jamais une âme a été enflammée de l'amour de Christ, a ardemment souhaité de lui ressembler, et s'est rendue digne de l'épithète de sainte, c'est bien celle de François.

Sans doute le fondateur de l'ordre des Franciscains attache une importance excessive à la pauvreté du Sauveur. De là diverses insanités, sur lesquelles un homme de bon sens ne peut que hocher la tête. Mais cette estime outrée de la pauvreté était une réaction contre le matérialisme des contemporains. Le souvenir de Jésus-Christ était presque perdu dans l'Eglise, quand François partit.

Celui-ci eut l'immortel mérite de représenter dans un temps de formalisme et de mort spirituelle la piété individuelle, personnelle, intérieure. Grâce à lui, la liberté du sentiment religieux reprit vie, la voix de Jésus-Christ se fit de nouveau entendre et domina les voix des princes de l'Eglise, des conciles.

Aimer Jésus comme il nous a aimés, l'aimer dans toutes ses créatures, dans les plus humbles, dans les plus malheureuses, telle a été l'inspiration constante de ce héros de l'amour. Son oubli de soi, sa joie perpétuelle jusque dans l'affliction et les épreuves, donnent à sa figure un cachet vraiment céleste.

Ici intervient ma première histoire de brigands. Elle montrera que François était mieux pénétré de l'Esprit de Christ que ces docteurs devant lesquels l'enthousiasme n'a jamais trouvé grâce. J'avise le lecteur que frère Ange dont il sera question dans les lignes suivantes était fort aimé de François et avait la charge de supérieur de la petite communauté de Monte-Casale.

Donc il existait à cette époque dans la contrée trois brigands fameux. Un jour ils frappèrent à la porte de l'ermitage et demandèrent à manger à frère Ange. Mais celui-ci leur répondit par les plus sévères reproches : « Comment, brigands, méchants, assassins, non seulement vous n'avez pas honte de voler le bien d'autrui, mais vous voudriez encore dévorer les aumônes des serviteurs de Dieu, vous qui n'êtes pas dignes qu'on vous laisse la vie, et qui n'avez aucun respect ni pour les hommes, ni pour Dieu votre Créateur ! Partez donc et que jamais on ne vous revoie ici ! »

Ils s'en allèrent en colère. Quand le saint revint, une besace de pain sur le dos, une cruche de vin dans la main, dons qu'il avait reçus, Ange lui raconta comment il avait chassé les brigands. Mais François le gronda de sa cruauté. « Je te commande par sainte obéissance, lui dit-il, de prendre tout de suite ce pain et ce vin, et d'aller chercher les brigands par monts et par vaux jusqu'à ce que tu les trouves, de leur offrir tout ceci de ma part, de t'agenouiller devant eux, de leur demander humblement pardon et puis de les prier en mon nom de ne plus faire le mal, mais de craindre Dieu ; et s'ils le font, je m'engage à pourvoir à tous leurs besoins, à leur tenir toujours de quoi manger et de quoi boire ; après cela tu reviendras humblement. »

Frère Ange fit ce qui lui avait été ordonné, tandis que François se mit à demander à Dieu de convertir les brigands. On vit ceux-ci revenir avec le frère. Alors François leur donna l'assurance du pardon divin. Ils changèrent de vie, entrèrent dans l'Ordre dans lequel Ils vécurent et moururent saintement.

Que dites-vous, lecteur, de cette histoire ? Êtes-vous disposé à vous moquer de François, ou sa conduite vous inspire-t-elle des réflexions sérieuses ? Je n'en dis pas plus pour le moment sur ce sujet. Vous me permettrez de passer sans autre à ma seconde et à ma troisième histoires. Elles sont aussi vraies l'une et l'autre que la précédente.

Nous quittons l'Italie et nous dirigeons vers les pays du nord. Deux siècles environ après la mort de François vivait à Cracovie un savant pieux qui se nommait Jean Kant. Ce nom de Kant a été plus tard rendu célèbre, comme l'on sait, par un grand philosophe allemand. Le personnage dont je parle était professeur de théologie à l'Université de Cracovie. Il aimait Christ de toute son âme et par là ressemblait à François.

Lorsqu'il fut vieux, il ressentit un vif désir de revoir la Silésie où s'était écoulée sa jeunesse. Il rassembla son avoir et se mit en route sur un bon petit cheval pour le pays de ses jeunes années. Son chemin le conduisait à travers d'épaisses forêts. Mais le temps ne lui paraissait point long. Pour l'abréger, il se récitait à lui-même des paroles de Christ, et celles-ci devenaient pour lui d'invisibles compagnons de route. Cela ne l'empêcha pas de tomber entre les mains d'une bande de voleurs. Les brigands lui prirent son cheval, son bagage et, à son vif chagrin, son grand bréviaire enrichi d'ornements d'or et de pierres précieuses. Après l'avoir rudement secoué, ils lui demandèrent avec force malédictions s'il n'avait rien de plus sur lui, et, dans son effarement, Il ne sut que balbutier : « Non, vraiment non ! » Là-dessus ils le lâchèrent avec des moqueries, emmenèrent le cheval par la bride et s'éloignèrent.

L'infortuné professeur demeura plongé dans une stupeur dont il ne se réveilla qu'assez longtemps après. Lorsqu'il voulut à tâtons se remettre en route, ses doigts touchèrent accidentellement une couture de son manteau et palpèrent un corps dur. Il se souvint alors d'avoir fait cacher dans cette couture une certaine quantité de pièces d'or. Son premier sentiment fut celui d'une joie profonde. Il se voyait achetant un nouveau cheval, poursuivant son voyage avec facilité, à l'abri de la détresse qu'il avait un moment redoutée. Mais son second sentiment fut une sorte de terreur morale : « Malheur à toi, Kant, s'écria-t-il ; tu as trompé les voleurs ! Honte sur toi ! Toi, un théologien, un disciple de Jésus-Christ, tu as menti ! Lève-toi et va réparer ton tort ! »

Il fit comme il avait dit. Bientôt il se trouvait au milieu de ses assaillants. Ils avaient allumé un grand feu, autour duquel ils procédaient au partage de leur butin. Lorsque le professeur parut au milieu d'eux, ils le considérèrent avec étonnement. « Que nous veux-tu ? » lui crièrent-ils. « Hélas, leur dit-il, veuillez me pardonner ; je vous ai menti en vous disant que je ne possédais rien de plus que ce que vous m'avez pris. Je ne songeais point alors à l'argent cousu dans mon manteau. C'est involontairement que je vous ai trompés. » Ayant ainsi parlé, il faisait sauter la couture, et en retirait une brillante poignée de pièces d'or. Les brigands sentaient leur surprise grandir. Leur victime leur paraissait quelque peu folle... Ils auraient aimé à rire d'elle, mais voici que le rire s'arrêtait sur leurs lèvres. Un involontaire respect pour cette droiture admirable les pénétrait, les envahissait. Peu à peu ils se levèrent pour se rapprocher de Kant. Et ils finirent par tomber les uns après les autres à ses genoux, lui demandant son absolution.

Quand ils l'eurent reçue, ils lui rendirent tout ce qu'ils lui avaient dérobé. Ils le pressaient même d'accepter un présent, en argent volé à quelqu'autre étranger. Kant remonta sur son cheval. De sa monture il dut encore bénir les brigands. Sa conduite les avait vivement émus. Nous ne saurions dire qu'ils fussent convertis, car nous ignorons ce qu'il advint d'eux dans la suite. Un souffle venu du monde éternel, du monde de la sainteté, avait cependant passé sur ces coeurs grossiers, mais non absolument insensibles.
Cette histoire possède une étroite ressemblance avec la précédente. Je risquerais d'offenser le lecteur, d'avoir l'air de douter de son intelligence, en prenant la peine de mettre en relief cette similitude.

J'arrive donc à ma troisième histoire. Elle n'est pas tout à fait aussi romantique. Elle n'en a pas moins sa beauté. Elle a surtout le mérite d'être récente. Le principal rôle y est tenu par un pasteur de campagne. Je connais beaucoup celui-ci. Je dois ajouter toutefois qu'il ne s'agit pas de moi, bien que j'aie été également pasteur de campagne.

Le pasteur auquel je fais allusion vit un jour venir à lui l'un des anciens de sa paroisse. Celui-ci lui confia que le journalier N. s'était, la nuit précédente, introduit dans le jardin du presbytère, et y avait volé une grosse corbeille de pommes. Le voleur avait été vu d'un témoin dont on ne pouvait mettre en doute la parole.

« Je vous remercie de cette amicale communication, » répondit le pasteur. Puis il fit chercher le journalier. Celui-ci arriva sans appréhension, vu que le pasteur l'employait constamment pour des travaux de diverse nature. Mon ami se mit à causer avec une cordialité particulière avec N., à lui demander des nouvelles de sa famille, de chacun de ses nombreux enfants. Il remarqua en passant combien les enfants aiment les pommes ; Il demanda à notre homme s'il en avait une provision. Le journalier répondit que cette année-là ses pommiers n'avaient pas donné de fruit. Alors, de l'air le plus naturel du monde, mon ami de lui dire : « Courez vite chez vous chercher un sac ; nous le remplirons de pommes dans mon jardin ; c'est une surprise que je veux faire à vos enfants. » La rougeur montait au front du journalier. Mais ses refus embarrassés furent inutiles. Il dut aller chercher le sac, et bientôt il descendait avec le pasteur l'escalier conduisant au jardin. On eût dit à le voir marcher péniblement, en s'essuyant le front, qu'il avait du plomb dans les jambes.

Il fut procédé à une abondante cueillette de pommes. Le sac fut ensuite rempli jusqu'en haut. « Et maintenant, mon cher N., lui dit le pasteur, emportez cela, n'oubliez pas de saluer votre femme et vos enfants. » Le malheureux n'y tint plus. Tout couvert de confusion, il se laissa tomber devant le prédicateur et lui confessa sa faute. Dès ce jour, ce fut un autre homme : son coeur fut ouvert à l'Évangile. De cette heure mémorable date sa conversion, une conversion dont je puis certifier la réalité, dont l'origine fut la bonté touchante du pasteur. Ce n'est pas de ce dernier, c'est du journalier que je tiens l'histoire. Il me la raconta par un soir fort obscur que nous faisions route ensemble. J'en ai fini avec mes histoires de voleurs. Quelle leçon en tirez-vous, mon cher lecteur ? Laquelle de ces trois histoires vous plaît le mieux ? Pour ma part, je donne la préférence à la troisième. Non point parce que je l'ai entendu raconter par un des acteurs, que le pasteur de campagne est mon ami. Mais parce qu'elle a quelque chose de plus simple, et que l'exemple qui en découle est plus à la portée de chacun de nous.
Considérons maintenant à la loupe les trois récits.


II

VARIATIONS CHRÉTIENNES SUR LE THÈME

Je suis d'abord obligé d'aviser mes lecteurs qu'ils n'auront point à se mettre en peine d'imiter servilement François, Jean Kant et mon pasteur de campagne. L'imitation servile, dans le domaine moral et spirituel, réussit peu.

À vouloir reproduire complètement un acte d'une haute originalité chrétienne, on ne fait que se rendre ridicule. Le propre des hommes en qui habite pleinement l'Esprit de Christ est précisément d'éviter l'imitation servile. Ils ne s'inquiètent pas de l'opinion, de ce que le monde envisage comme utile, sage et beau. Ils suivent chacun leur chemin. Ce fut le cas des trois hommes dont j'ai parlé. Nul, dans leur entourage, ne leur eût conseillé de faire ce qu'ils firent. Frère Ange éprouva d'abord de la stupeur en entendant l'ordre de son maître. Les professeurs de théologie de Cracovie et les anciens de la paroisse du pasteur de campagne eussent cherché à dissuader ces deux chrétiens d'agir comme ils ont agi. Pourtant un plein succès a couronné leur démarche passablement excentrique. Il y a en eux quelque chose de la grandeur de Christ. Ils oublièrent leur moi, ils ne songèrent qu'à gagner des âmes au Maître, à leur faire connaître celui-ci. Au lieu d'imiter François et les deux personnages que j'ai présentés, vous avez à chercher l'Esprit de Christ. Quand celui-ci sera en vous, vous ne songerez plus à imiter les hommes, même les plus saints. La voie à suivre s'ouvrira d'elle-même devant vous.

Ma seconde observation sera celle-ci : La conduite des trois personnages ne suppose pas chez eux seulement la foi la plus profonde en Dieu, mais encore une pleine confiance dans les hommes. Ils ne doutaient pas qu'il n'y ait chez les plus méprisés, chez les plus dégradés une étincelle divine sur laquelle il suffit de souffler pour la faire briller.

En général, il n'est point de méchant en qui ne subsiste encore quelque aspiration au bien. C'est à cette aspiration qu'il faut en appeler. Efforçons-nous de raviver le feu sacré couvant sous la cendre du péché, chez les plus mauvais. Je ne dirai pas qu'on réussit toujours, auprès des méchants, tout d'abord par la charité. Aujourd'hui, comme au temps d'Elie, l'orage, le tourbillon de feu, le tremblement de terre précéderont souvent le son subtil et doux. Cependant il en faut finir tôt ou tard par celui-ci. Celui qui connaît un peu son coeur, en qui les forfaits des autres éveillent de douloureux souvenirs personnels, celui-là n'ignore point que la verge de l'amour est autrement puissante que la verge de la sévérité.

Le poète Rückert a dit :

Il ne faut que frapper d'une verge magique
Le marbre glacé, dur, enveloppant les coeurs.
Il s'ouvre : Il laisse voir un trésor magnifique
À qui sut le toucher, dire les mots vainqueurs !

Quels sont ces mots vainqueurs, quelle est cette verge magique ? C'est l'amour, ou, si vous préférez la bonté.

La bonté amasse des charbons ardents. Il faudrait qu'un homme fût bien endurci pour que ceux-ci ne le brûlassent pas. En ce cas, le châtiment ne serait pas davantage efficace. Jacques a prononcé une parole pleine de finesse quand il a dit : « La miséricorde triomphe du jugement (Jacq. II, 13.). » Le jugement est sans doute la manifestation de la sainteté divine, et je n'admets pas que la sainteté lutte contre la miséricorde. Aussi bien n'est-ce pas cela que Jacques a voulu dire. Il a donné, me semble-t-il, à entendre d'une manière générale que la miséricorde est une puissance supérieure à tout. Elle triomphe certainement plus facilement de la dureté des âmes que la sévérité. N'est-ce pas ce qui ressort des trois histoires de voleurs racontées ? Lorsque la bonté a ouvert l'accès d'un coeur, c'est pour y introduire après elle l'oeuvre de la sainteté. On ne le comprend pas toujours. Il est du reste une multitude de déclarations de l'Écriture donnant lieu à des malentendus. J'en citerai quelques-unes en passant. Elles ne sont pas sans rapport avec mes histoires de voleurs.

Jésus a dit, - et l'exhortation se trouve dans le sermon sur la montagne : - « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu'un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui le demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi (Matth, V, 39-42.). » Ces paradoxes sont souvent cités pour démontrer que l'Évangile est impraticable. En fait, dit-on, Jésus ne s'est pas inspiré de ces préceptes. Cela est vrai, mais quant à la lettre. À l'huissier, qui chez Anne le frappe au visage, le Sauveur n'a nullement en effet présenté son autre joue. Il se borne à parler à la conscience de cet homme. Quand Paul va être soumis à la question du fouet par le centenier, il ne réclame pas une double mesure de coups. Il proteste au contraire au nom de sa qualité de citoyen romain et réussit à éviter la peine qui le menace. Ceux qui connaissent Luther savent qu'il aimait à rendre à ses ennemis, les papistes, coup pour coup. Aujourd'hui même, quiconque suivrait à la lettre les préceptes de Jésus, rapportés plus haut, se rendrait ridicule.

J'assistais un jour à l'entretien d'un prétendu saint avec un pieux banquier. Le premier demandait au second si la splendide robe de chambre dont il était vêtu était la seule qu'il possédât. Comme celui-ci répondait qu'il en avait une seconde, le saint demanda qu'elle lui fût donnée. Il osa citer le passage de Matthieu : « Si quelqu'un veut prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. » Le sang bouillait dans mes veines à l'ouïe de cette requête éhontée, car je savais que le saint était fort loin d'être pauvre. Le banquier, interdit, fit chercher la robe de chambre numéro 2 et la donna à l'effronté. Je me demande pourquoi ce dernier ne s'est pas appuyé sur la parole du Sauveur pour demander encore la pelisse du financier et la moitié de ses revenus.

Quel temps resterait-il à chacun de nous pour accomplir les devoirs de sa vocation, si nous étions obligés littéralement de faire deux milles de chemin avec tous ceux qui nous inviteraient à les accompagner pendant un mille ? Si je faisais publier demain dans les alentours de ma demeure, dans un rayon distant de ma maison de 1500 pas seulement, que je suis prêt à accueillir quiconque voudra m'emprunter, je serais après demain réduit à la mendicité.

Remarquez que les paroles de Jésus, dont il s'agit, ont été de tout temps envisagées comme authentiques. À ma connaissance aucun critique n'a jamais soutenu qu'elles fussent inventées. Et, tandis que beaucoup s'en moquent, plusieurs y voient précisément la preuve de la grandeur de Jésus-Christ. Tolstoï en particulier les considère comme l'essence même de l'Évangile.

À mon sens, les prendre à la lettre est quelque peu insensé. Elles contiennent cependant une grande vérité. Laquelle ? Cette vérité ne saurait être découverte que par celui qui se souvient de cet autre mot de Jésus : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » L'inspiration de Christ doit devenir la nôtre. Et selon moi, Jésus, dans les passages dont nous nous sommes occupés, n'a voulu nous inviter à pousser la débonnaireté à ses dernières limites que dans les cas où elle peut aider à gagner des âmes. Je suppose que le Sauveur eût volontiers subi plus d'un coup, si par là il avait su pouvoir sauver l'âme du serviteur du souverain sacrificateur. Mais il n'ignorait point que, dans le cas particulier, une extrême débonnaireté aurait simplement produit l'endurcissement. Il préféra dès lors faire entendre une protestation. Le même mobile élevé guida Paul dans sa conduite à l'égard du centenier. Plus d'une fois il avait été battu de verges sans qu'il se plaignît. Il avait enduré des tourments bien autrement graves. N'a-t-il pas à la fin joyeusement souffert le martyre ? En empêchant le centenier de le condamner au fouet, Paul veut le préserver d'un péché inutile, en même temps que sauvegarder un droit qui était une protection pour les faibles. De même que Jésus, Paul obéit à la noble passion de l'amour des âmes.

Nos trois histoires de voleurs nous montrent les trois témoins de Christ dirigés par la même sainte pensée. François donne aux brigands plus qu'ils ne réclamaient et n'osaient espérer. Il plaçait sûrement son capital. Les voleurs eussent été des insensés, si la miséricorde du disciple de Jésus ne leur avait pas suggéré des réflexions sérieuses.

Jean Kant, frappé sur la joue droite, présente aussi l'autre. À mon avis toutefois, il n'avait nullement le devoir de porter aux voleurs l'argent demeuré en sa possession. Car il s'exprime mal en disant : « J'ai menti. » Il n'avait nullement menti, puisqu'il avait oublié qu'il avait cet argent. Et cependant, il y a dans l'excès de son scrupule un tel désir de glorifier Christ, une telle simplicité de foi, un amour des autres si étonnant, que des esprits grossiers eux-mêmes devaient en être touchés.

Examinons finalement le cas du pasteur de campagne. Vous me direz : « Le moyen employé par lui était le plus sûr pour encourager les pillards. Si l'histoire avait été colportée, nul doute qu'on n'eût abusé de sa bonté. » Permettez-moi de vous assurer que la douceur et la générosité de mon ami étaient connues fort loin. Elle le préservaient mieux qu'un mur garni de pointes de verre, appuyé encore de la force armée. Il est arrivé bien rarement qu'on ait essayé de duper mon ami ou de le voler. Pour ma part, je taxerais de faiblesse blâmable le refus d'un chrétien de recourir jamais, sous aucun prétexte, au glaive de la justice humaine. Telle n'était point la pensée de mon ami. En plus d'une occurrence, il sut sévèrement punir. Mais le pardon et la sévérité étaient chez lui deux fruits de la même plante, je veux dire de sa charité. Toujours il visait à atteindre la conscience, à sauver l'âme. C'est le but placé sans cesse par Jésus devant nos yeux et qui lui a inspiré les préceptes rappelés tout à l'heure. La lettre de ces passages tue, mais leur esprit vivifie. Puisse cet esprit être en nous, nous rendre vivants, et, par nous, rendre vivants les autres.

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