J'ai lu avec un plaisir particulier et un
intérêt croissant la Vie de
François d'Assise de Paul Sabatier.
Peut-être l'auteur idéalise-t-il un
peu trop l'aimable religieux. Peut-être
excuse-t-il trop aisément ses faiblesses,
disons le mot, ses folies. Malgré tout, si
jamais une âme a été
enflammée de l'amour de Christ, a ardemment
souhaité de lui ressembler, et s'est rendue
digne de l'épithète de sainte, c'est
bien celle de François.
Sans doute le fondateur de l'ordre des Franciscains
attache une importance excessive à la
pauvreté du Sauveur. De là diverses
insanités, sur lesquelles un homme de bon
sens ne peut que hocher la tête. Mais cette
estime outrée de la pauvreté
était une réaction contre le
matérialisme des contemporains. Le souvenir
de Jésus-Christ était presque perdu
dans l'Eglise, quand François partit.
Celui-ci eut l'immortel mérite de
représenter dans un temps de formalisme et
de mort spirituelle la piété
individuelle, personnelle, intérieure.
Grâce à lui, la liberté du
sentiment religieux reprit vie, la voix de
Jésus-Christ se fit de nouveau entendre et
domina les voix des princes de l'Eglise, des
conciles.
Aimer Jésus comme il nous a aimés,
l'aimer dans toutes ses créatures, dans les
plus humbles, dans les plus malheureuses, telle a
été l'inspiration constante de ce
héros de l'amour. Son oubli de soi, sa joie
perpétuelle jusque dans l'affliction et les
épreuves, donnent à sa figure un
cachet vraiment céleste.
Ici intervient ma première histoire de
brigands. Elle montrera que François
était mieux pénétré de
l'Esprit de Christ que ces docteurs devant lesquels
l'enthousiasme n'a jamais trouvé
grâce. J'avise le lecteur que frère
Ange dont il sera question dans les lignes
suivantes était fort aimé de
François et avait la charge de
supérieur de la petite communauté de
Monte-Casale.
Donc il existait à cette époque dans
la contrée trois brigands fameux. Un jour
ils frappèrent à la porte de
l'ermitage et demandèrent à manger
à frère Ange. Mais celui-ci leur
répondit par les plus sévères
reproches : « Comment, brigands,
méchants, assassins, non seulement vous
n'avez pas honte de voler le bien d'autrui, mais
vous voudriez encore dévorer les
aumônes des serviteurs de Dieu, vous qui
n'êtes pas dignes qu'on vous laisse la vie,
et qui n'avez aucun respect ni pour les hommes, ni
pour Dieu votre Créateur ! Partez donc
et que jamais on ne vous revoie
ici ! »
Ils s'en allèrent en colère. Quand le
saint revint, une besace de pain sur le dos, une
cruche de vin dans la main, dons qu'il avait
reçus, Ange lui raconta comment il avait chassé
les brigands. Mais François le gronda de sa
cruauté. « Je te commande par
sainte obéissance, lui dit-il, de prendre
tout de suite ce pain et ce vin, et d'aller
chercher les brigands par monts et par vaux
jusqu'à ce que tu les trouves, de leur
offrir tout ceci de ma part, de t'agenouiller
devant eux, de leur demander humblement pardon et
puis de les prier en mon nom de ne plus faire le
mal, mais de craindre Dieu ; et s'ils le font,
je m'engage à pourvoir à tous leurs
besoins, à leur tenir toujours de quoi
manger et de quoi boire ; après cela tu
reviendras humblement. »
Frère Ange fit ce qui lui avait
été ordonné, tandis que
François se mit à demander à
Dieu de convertir les brigands. On vit ceux-ci
revenir avec le frère. Alors François
leur donna l'assurance du pardon divin. Ils
changèrent de vie, entrèrent dans
l'Ordre dans lequel Ils vécurent et
moururent saintement.
Que dites-vous, lecteur, de cette histoire ?
Êtes-vous disposé à vous moquer
de François, ou sa conduite vous
inspire-t-elle des réflexions
sérieuses ? Je n'en dis pas plus pour
le moment sur ce sujet. Vous me permettrez de
passer sans autre à ma seconde et à
ma troisième histoires. Elles sont aussi
vraies l'une et l'autre que la
précédente.
Nous quittons l'Italie et nous dirigeons vers les
pays du nord. Deux siècles environ
après la mort de François vivait
à Cracovie un savant pieux qui se nommait
Jean Kant. Ce nom de Kant a été plus
tard rendu
célèbre, comme l'on sait, par un
grand philosophe allemand. Le personnage dont je
parle était professeur de théologie
à l'Université de Cracovie. Il aimait
Christ de toute son âme et par là
ressemblait à François.
Lorsqu'il fut vieux, il ressentit un vif
désir de revoir la Silésie où
s'était écoulée sa jeunesse.
Il rassembla son avoir et se mit en route sur un
bon petit cheval pour le pays de ses jeunes
années. Son chemin le conduisait à
travers d'épaisses forêts. Mais le
temps ne lui paraissait point long. Pour
l'abréger, il se récitait à
lui-même des paroles de Christ, et celles-ci
devenaient pour lui d'invisibles compagnons de
route. Cela ne l'empêcha pas de tomber entre
les mains d'une bande de voleurs. Les brigands lui
prirent son cheval, son bagage et, à son vif
chagrin, son grand bréviaire enrichi
d'ornements d'or et de pierres précieuses.
Après l'avoir rudement secoué, ils
lui demandèrent avec force
malédictions s'il n'avait rien de plus sur
lui, et, dans son effarement, Il ne sut que
balbutier : « Non, vraiment
non ! » Là-dessus ils le
lâchèrent avec des moqueries,
emmenèrent le cheval par la bride et
s'éloignèrent.
L'infortuné professeur demeura plongé
dans une stupeur dont il ne se réveilla
qu'assez longtemps après. Lorsqu'il voulut
à tâtons se remettre en route, ses
doigts touchèrent accidentellement une
couture de son manteau et palpèrent un corps
dur. Il se souvint alors d'avoir fait cacher dans
cette couture une certaine
quantité de pièces d'or. Son premier
sentiment fut celui d'une joie profonde. Il se
voyait achetant un nouveau cheval, poursuivant son
voyage avec facilité, à l'abri de la
détresse qu'il avait un moment
redoutée. Mais son second sentiment fut une
sorte de terreur morale : « Malheur
à toi, Kant, s'écria-t-il ; tu
as trompé les voleurs ! Honte sur
toi ! Toi, un théologien, un disciple
de Jésus-Christ, tu as menti !
Lève-toi et va réparer ton
tort ! »
Il fit comme il avait dit. Bientôt il se
trouvait au milieu de ses assaillants. Ils avaient
allumé un grand feu, autour duquel ils
procédaient au partage de leur butin.
Lorsque le professeur parut au milieu d'eux, ils le
considérèrent avec étonnement.
« Que nous veux-tu ? » lui
crièrent-ils. « Hélas, leur
dit-il, veuillez me pardonner ; je vous ai
menti en vous disant que je ne possédais
rien de plus que ce que vous m'avez pris. Je ne
songeais point alors à l'argent cousu dans
mon manteau. C'est involontairement que je vous ai
trompés. » Ayant ainsi
parlé, il faisait sauter la couture, et en
retirait une brillante poignée de
pièces d'or. Les brigands sentaient leur
surprise grandir. Leur victime leur paraissait
quelque peu folle... Ils auraient aimé
à rire d'elle, mais voici que le rire
s'arrêtait sur leurs lèvres. Un
involontaire respect pour cette droiture admirable
les pénétrait, les envahissait. Peu
à peu ils se levèrent pour se
rapprocher de Kant. Et ils finirent par tomber les
uns après les autres à ses genoux,
lui demandant son absolution.
Quand ils l'eurent reçue, ils lui rendirent
tout ce qu'ils lui avaient dérobé.
Ils le pressaient même d'accepter un
présent, en argent volé à
quelqu'autre étranger. Kant remonta sur son
cheval. De sa monture il dut encore bénir
les brigands. Sa conduite les avait vivement
émus. Nous ne saurions dire qu'ils fussent
convertis, car nous ignorons ce qu'il advint d'eux
dans la suite. Un souffle venu du monde
éternel, du monde de la sainteté,
avait cependant passé sur ces coeurs
grossiers, mais non absolument insensibles.
Cette histoire possède une étroite
ressemblance avec la précédente. Je
risquerais d'offenser le lecteur, d'avoir l'air de
douter de son intelligence, en prenant la peine de
mettre en relief cette similitude.
J'arrive donc à ma troisième
histoire. Elle n'est pas tout à fait aussi
romantique. Elle n'en a pas moins sa beauté.
Elle a surtout le mérite d'être
récente. Le principal rôle y est tenu
par un pasteur de campagne. Je connais beaucoup
celui-ci. Je dois ajouter toutefois qu'il ne s'agit
pas de moi, bien que j'aie été
également pasteur de campagne.
Le pasteur auquel je fais allusion vit un jour
venir à lui l'un des anciens de sa paroisse.
Celui-ci lui confia que le journalier N.
s'était, la nuit précédente,
introduit dans le jardin du presbytère, et y
avait volé une grosse corbeille de pommes.
Le voleur avait été vu d'un
témoin dont on ne pouvait mettre en doute la
parole.
« Je vous remercie de cette amicale
communication, » répondit le
pasteur. Puis il fit chercher le journalier.
Celui-ci arriva sans appréhension, vu que le
pasteur l'employait constamment pour des travaux de
diverse nature. Mon ami se mit à causer avec
une cordialité particulière avec N.,
à lui demander des nouvelles de sa famille,
de chacun de ses nombreux enfants. Il remarqua en
passant combien les enfants aiment les
pommes ; Il demanda à notre homme s'il
en avait une provision. Le journalier
répondit que cette année-là
ses pommiers n'avaient pas donné de fruit.
Alors, de l'air le plus naturel du monde, mon ami
de lui dire : « Courez vite chez
vous chercher un sac ; nous le remplirons de
pommes dans mon jardin ; c'est une surprise
que je veux faire à vos enfants. »
La rougeur montait au front du journalier. Mais ses
refus embarrassés furent inutiles. Il dut
aller chercher le sac, et bientôt il
descendait avec le pasteur l'escalier conduisant au
jardin. On eût dit à le voir marcher
péniblement, en s'essuyant le front, qu'il
avait du plomb dans les jambes.
Il fut procédé à une abondante
cueillette de pommes. Le sac fut ensuite rempli
jusqu'en haut. « Et maintenant, mon cher
N., lui dit le pasteur, emportez cela, n'oubliez
pas de saluer votre femme et vos
enfants. » Le malheureux n'y tint plus.
Tout couvert de confusion, il se laissa tomber
devant le prédicateur et lui confessa sa
faute. Dès ce jour, ce fut un autre
homme : son coeur fut ouvert à
l'Évangile. De cette heure mémorable date sa
conversion, une conversion dont je puis certifier
la réalité, dont l'origine fut la
bonté touchante du pasteur. Ce n'est pas de
ce dernier, c'est du journalier que je tiens
l'histoire. Il me la raconta par un soir fort
obscur que nous faisions route ensemble. J'en ai
fini avec mes histoires de voleurs. Quelle
leçon en tirez-vous, mon cher lecteur ?
Laquelle de ces trois histoires vous plaît le
mieux ? Pour ma part, je donne la
préférence à la
troisième. Non point parce que je l'ai
entendu raconter par un des acteurs, que le pasteur
de campagne est mon ami. Mais parce qu'elle a
quelque chose de plus simple, et que l'exemple qui
en découle est plus à la
portée de chacun de nous.
Considérons maintenant à la loupe les
trois récits.
Je suis d'abord obligé d'aviser mes
lecteurs qu'ils n'auront point à se mettre
en peine d'imiter servilement François, Jean
Kant et mon pasteur de campagne. L'imitation
servile, dans le domaine moral et spirituel,
réussit peu.
À vouloir reproduire complètement un
acte d'une haute originalité
chrétienne, on ne fait que se rendre
ridicule. Le propre des hommes en qui habite
pleinement l'Esprit de Christ est
précisément d'éviter l'imitation servile. Ils ne
s'inquiètent pas de l'opinion, de ce que le
monde envisage comme utile, sage et beau. Ils
suivent chacun leur chemin. Ce fut le cas des trois
hommes dont j'ai parlé. Nul, dans leur
entourage, ne leur eût conseillé de
faire ce qu'ils firent. Frère Ange
éprouva d'abord de la stupeur en entendant
l'ordre de son maître. Les professeurs de
théologie de Cracovie et les anciens de la
paroisse du pasteur de campagne eussent
cherché à dissuader ces deux
chrétiens d'agir comme ils ont agi. Pourtant
un plein succès a couronné leur
démarche passablement excentrique. Il y a en
eux quelque chose de la grandeur de Christ. Ils
oublièrent leur moi, ils ne songèrent
qu'à gagner des âmes au Maître,
à leur faire connaître celui-ci. Au
lieu d'imiter François et les deux
personnages que j'ai présentés, vous
avez à chercher l'Esprit de Christ. Quand
celui-ci sera en vous, vous ne songerez plus
à imiter les hommes, même les plus
saints. La voie à suivre s'ouvrira
d'elle-même devant vous.
Ma seconde observation sera celle-ci : La
conduite des trois personnages ne suppose pas chez
eux seulement la foi la plus profonde en Dieu, mais
encore une pleine confiance dans les hommes. Ils ne
doutaient pas qu'il n'y ait chez les plus
méprisés, chez les plus
dégradés une étincelle divine
sur laquelle il suffit de souffler pour la faire
briller.
En général, il n'est point de
méchant en qui ne subsiste encore quelque
aspiration au bien. C'est à cette aspiration qu'il
faut
en
appeler. Efforçons-nous de raviver le feu
sacré couvant sous la cendre du
péché, chez les plus mauvais. Je ne
dirai pas qu'on réussit toujours,
auprès des méchants, tout d'abord par
la charité. Aujourd'hui, comme au temps
d'Elie, l'orage, le tourbillon de feu, le
tremblement de terre précéderont
souvent le son subtil et doux. Cependant il en faut
finir tôt ou tard par celui-ci. Celui qui
connaît un peu son coeur, en qui les forfaits
des autres éveillent de douloureux souvenirs
personnels, celui-là n'ignore point que la
verge de l'amour est autrement puissante que la
verge de la sévérité.
Le poète Rückert a dit :
- Il ne faut que frapper d'une verge magique
- Le marbre glacé, dur, enveloppant les coeurs.
- Il s'ouvre : Il laisse voir un trésor magnifique
- À qui sut le toucher, dire les mots vainqueurs !
Quels sont ces mots vainqueurs, quelle est cette
verge magique ? C'est l'amour, ou, si vous
préférez la bonté.
La bonté amasse des charbons ardents. Il
faudrait qu'un homme fût bien endurci pour
que ceux-ci ne le brûlassent pas. En ce cas,
le châtiment ne serait pas davantage
efficace. Jacques a prononcé une parole
pleine de finesse quand il a dit :
« La miséricorde triomphe du
jugement
(Jacq.
II, 13.). » Le
jugement est sans doute la manifestation de la
sainteté divine, et je n'admets pas que la
sainteté lutte contre la miséricorde.
Aussi bien n'est-ce pas cela que Jacques a voulu
dire. Il a donné, me semble-t-il, à
entendre d'une manière
générale que la miséricorde
est une puissance supérieure à tout.
Elle triomphe certainement plus facilement de la
dureté des âmes que la
sévérité. N'est-ce pas ce qui
ressort des trois histoires de voleurs
racontées ? Lorsque la bonté a
ouvert l'accès d'un coeur, c'est pour y
introduire après elle l'oeuvre de la
sainteté. On ne le comprend pas toujours. Il
est du reste une multitude de déclarations
de l'Écriture donnant lieu à des
malentendus. J'en citerai quelques-unes en passant.
Elles ne sont pas sans rapport avec mes histoires
de voleurs.
Jésus a dit, - et l'exhortation se trouve
dans le sermon sur la montagne : -
« Si quelqu'un te frappe sur la joue
droite, présente-lui aussi l'autre. Si
quelqu'un veut plaider contre toi, et prendre ta
tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si
quelqu'un te force à faire un mille, fais-en
deux avec lui. Donne à celui qui le demande,
et ne te détourne pas de celui qui veut
emprunter de toi
(Matth,
V, 39-42.). » Ces
paradoxes sont souvent cités pour
démontrer que l'Évangile est
impraticable. En fait, dit-on, Jésus ne
s'est pas inspiré de ces préceptes.
Cela est vrai, mais quant à la lettre.
À l'huissier, qui chez Anne le frappe au
visage, le Sauveur n'a nullement en effet
présenté son autre joue. Il se borne
à parler à la conscience de cet homme. Quand Paul
va être
soumis à la question du fouet par le
centenier, il ne réclame pas une double
mesure de coups. Il proteste au contraire au nom de
sa qualité de citoyen romain et
réussit à éviter la peine qui
le menace. Ceux qui connaissent Luther savent qu'il
aimait à rendre à ses ennemis, les
papistes, coup pour coup. Aujourd'hui même,
quiconque suivrait à la lettre les
préceptes de Jésus, rapportés
plus haut, se rendrait ridicule.
J'assistais un jour à l'entretien d'un
prétendu saint avec un pieux banquier. Le
premier demandait au second si la splendide robe de
chambre dont il était vêtu
était la seule qu'il possédât.
Comme celui-ci répondait qu'il en avait une
seconde, le saint demanda qu'elle lui fût
donnée. Il osa citer le passage de
Matthieu : « Si quelqu'un veut
prendre ta tunique, laisse-lui encore ton
manteau. » Le sang bouillait dans mes
veines à l'ouïe de cette requête
éhontée, car je savais que le saint
était fort loin d'être pauvre. Le
banquier, interdit, fit chercher la robe de chambre
numéro 2 et la donna à
l'effronté. Je me demande pourquoi ce
dernier ne s'est pas appuyé sur la parole du
Sauveur pour demander encore la pelisse du
financier et la moitié de ses revenus.
Quel temps resterait-il à chacun de nous
pour accomplir les devoirs de sa vocation, si nous
étions obligés littéralement
de faire deux milles de chemin avec tous ceux qui
nous inviteraient à les accompagner pendant
un mille ? Si je faisais publier demain dans les
alentours de ma
demeure,
dans un rayon distant de ma maison de 1500 pas
seulement, que je suis prêt à
accueillir quiconque voudra m'emprunter, je serais
après demain réduit à la
mendicité.
Remarquez que les paroles de Jésus, dont il
s'agit, ont été de tout temps
envisagées comme authentiques. À ma
connaissance aucun critique n'a jamais soutenu
qu'elles fussent inventées. Et, tandis que
beaucoup s'en moquent, plusieurs y voient
précisément la preuve de la grandeur
de Jésus-Christ. Tolstoï en particulier
les considère comme l'essence même de
l'Évangile.
À mon sens, les prendre à la lettre
est quelque peu insensé. Elles contiennent
cependant une grande vérité.
Laquelle ? Cette vérité ne
saurait être découverte que par celui
qui se souvient de cet autre mot de
Jésus : « Le Fils de l'homme
est venu chercher et sauver ce qui était
perdu. » L'inspiration de Christ doit
devenir la nôtre. Et selon moi, Jésus,
dans les passages dont nous nous sommes
occupés, n'a voulu nous inviter à
pousser la débonnaireté à ses
dernières limites que dans les cas où
elle peut aider à gagner des âmes. Je
suppose que le Sauveur eût volontiers subi
plus d'un coup, si par là il avait su
pouvoir sauver l'âme du serviteur du
souverain sacrificateur. Mais il n'ignorait point
que, dans le cas particulier, une extrême
débonnaireté aurait simplement
produit l'endurcissement. Il préféra
dès lors faire entendre une protestation. Le
même mobile élevé guida Paul dans sa conduite à
l'égard du centenier. Plus d'une fois il
avait été battu de verges sans qu'il
se plaignît. Il avait enduré des
tourments bien autrement graves. N'a-t-il pas
à la fin joyeusement souffert le
martyre ? En empêchant le centenier de
le condamner au fouet, Paul veut le
préserver d'un péché inutile,
en même temps que sauvegarder un droit qui
était une protection pour les faibles. De
même que Jésus, Paul obéit
à la noble passion de l'amour des
âmes.
Nos trois histoires de voleurs nous montrent les
trois témoins de Christ dirigés par
la même sainte pensée. François
donne aux brigands plus qu'ils ne
réclamaient et n'osaient espérer. Il
plaçait sûrement son capital. Les
voleurs eussent été des
insensés, si la miséricorde du
disciple de Jésus ne leur avait pas
suggéré des réflexions
sérieuses.
Jean Kant, frappé sur la joue droite,
présente aussi l'autre. À mon avis
toutefois, il n'avait nullement le devoir de porter
aux voleurs l'argent demeuré en sa
possession. Car il s'exprime mal en disant :
« J'ai menti. » Il n'avait
nullement menti, puisqu'il avait oublié
qu'il avait cet argent. Et cependant, il y a dans
l'excès de son scrupule un tel désir
de glorifier Christ, une telle simplicité de
foi, un amour des autres si étonnant, que
des esprits grossiers eux-mêmes devaient en
être touchés.
Examinons finalement le cas du pasteur de campagne.
Vous me direz : « Le moyen
employé par lui était le plus
sûr pour encourager les pillards. Si l'histoire
avait
été colportée, nul doute qu'on
n'eût abusé de sa
bonté. » Permettez-moi de vous
assurer que la douceur et la
générosité de mon ami
étaient connues fort loin. Elle le
préservaient mieux qu'un mur garni de
pointes de verre, appuyé encore de la force
armée. Il est arrivé bien rarement
qu'on ait essayé de duper mon ami ou de le
voler. Pour ma part, je taxerais de faiblesse
blâmable le refus d'un chrétien de
recourir jamais, sous aucun prétexte, au
glaive de la justice humaine. Telle n'était
point la pensée de mon ami. En plus d'une
occurrence, il sut sévèrement punir.
Mais le pardon et la sévérité
étaient chez lui deux fruits de la
même plante, je veux dire de sa
charité. Toujours il visait à
atteindre la conscience, à sauver
l'âme. C'est le but placé sans cesse
par Jésus devant nos yeux et qui lui a
inspiré les préceptes rappelés
tout à l'heure. La lettre de ces passages
tue, mais leur esprit vivifie. Puisse cet esprit
être en nous, nous rendre vivants, et, par
nous, rendre vivants les autres.
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