La pluie, la neige, le grésil font rage
contre ma fenêtre. Novembre est venu. La
tempête enlève les dernières
feuilles de l'arbre que j'aperçois de mon
cabinet de travail. Mais le feu ronfle dans mon
poêle. Et mon coeur se trouve rempli de
lumière et de chaleur. J'ai voulu, dans ce
jour du dimanche, me donner le plaisir de
considérer les paysages coloriés que j'ai
rapportés de mon
dernier voyage en Suisse. Je me suis
transporté en imagination à Adelboden
et à Wengen, à Schwytz, à
Brunnen, sur le Seelisberg. Malgré le bruit
des rafales, malgré la neige, mon coeur
s'est dilaté de joie. J'ai vécu
quelques instants dans un autre monde.
Qu'est-ce qui nous rend heureux en face de la belle
nature ? D'abord le sentiment de la nature
serait-il inné en nous ? Un homme
très cultivé, que j'ai connu à
Adelboden, me disait : « Il en est
du sentiment de la nature comme de l'oreille
musicale ; cela est donné aux uns et
pas aux autres. » Un second pensait que
chaque esprit bien organisé possède
le sens nécessaire pour apprécier la
nature ; l'absence de ce sens constituait pour
lui une infirmité mentale.
La vérité est probablement entre les
deux extrêmes. J'ai vu des enfants
élevés par les mêmes parents,
ayant reçu la même éducation,
dont les uns étaient émus devant la
nature et les autres point. Nous ne voulons pas
dire que les jugements sur le beau et le laid
dépendent entièrement du
caractère personnel. Cependant il y a eu des
tribus pour lesquelles le ciel étoilé
était un objet d'effroi. Et l'on disputera
longtemps encore sur la beauté comme on
dispute de la vérité. Ce qu'il y a de
plus beau, est-ce la plaine fleurie ou bien la mer
scintillante, ou bien les forêts de sapins
toujours verts, ou bien les Alpes, dont le front
semble soutenir la voûte des cieux ? La
querelle est après tout oiseuse. Chaque
création de Dieu est
belle à sa manière. N'est-il pas
absurde de vouloir vanter la main aux dépens
de l'oreille ou de l'oeil ? Et ne faut-il pas
taxer également de déraisonnable le
mépris affiché parfois par l'habitant
des hautes montagnes pour les beautés de la
plaine ou la grandeur de l'Océan ?
On dit souvent que la culture ouvre seule les yeux
sur les beautés de la nature.
Assurément il est bon de rendre les enfants
attentifs aux jeux de la lumière, aux lignes
d'un paysage. Il est sûr que le lettré
saura mieux exprimer ses impressions
esthétiques que l'ignorant. C'est ainsi
qu'un ouvrier dira à sa fiancée sur
l'amour des choses moins éloquentes qu'un
jeune poète. Mais l'amour de l'ouvrier
sera-t-il moins profond, moins dévoué
que celui du poète ? Nul n'oserait le
soutenir. Ne croyez pas non plus que l'homme des
champs, parce qu'il ne sait pas traduire son
admiration en termes frappants, soit moins
touché des splendeurs du monde visible. J'ai
entendu des paysans émettre sur la nature
des jugements montrant qu'ils la comprenaient
parfaitement et témoignant même d'un
goût classique. Naturellement ils ne savaient
pas même ce qu'est le goût classique.
La poétesse paysanne Johanna Ambrosius n'a
reçu aucune culture. Mais y a-t-il parmi
tous les lettrés allemands un seul esprit
capable de pénétrer comme elle dans
l'intimité de la nature et d'en rendre comme
elle les différents aspects ?
Les descriptions de l'Ancien Testament, de l'avis de
tous les artistes,
renferment
les pages les plus belles qui aient
été jamais écrites sur la
nature. Toutefois les prophètes et les
poètes hébreux ont été
souvent des âmes incultes au point de vue du
monde. Un soir d'automne, près d'Interlaken,
je contemplais le magnifique panorama alpestre de
la contrée. J'étais entouré de
messieurs et de dames appartenant aux meilleures
classes de la société. De quoi
s'entretenaient-ils ? Pensez-vous que ce
fût de la cime enflammée de la
Jungfrau visible là-bas, du Moine, de
l'Eiger qui se détachaient tout
illuminés sur l'horizon ? Une dame
causait toilette ; une autre vantait une jolie
soubrette ; ce monsieur exaltait les
mérites d'un cognac ; cet autre
disait : « Quand je regarde ces
montagnes neigeuses, je crois voir le linge blanc
d'une lessive. » La plaisanterie
était vieille, mais n'en avait pas moins de
succès.
Je fus condamné autrefois à voyager
pendant des heures en chemin de fer avec un riche
personnage qui se glorifiait d'avoir parcouru le
monde, et de connaître toutes ses
curiosités. Je le priai d'un peu me raconter
ses voyages. Qu'est-ce que je dus entendre ?
C'est qu'il avait bu à Constantinople, dans
un hôtel qu'il me nomma, d'un champagne sec
comme on n'en trouverait pas à Reims. Les
pyramides de Gizeh l'avaient surtout frappé,
parce qu'il avait vu auprès d'elles un
âne occupé à manger des papiers
multicolores jonchant le sol, et qui avaient servi
à envelopper les sandwichs des touristes. Je
n'en pus rien tirer que des
impressions sur la cuisine ou le confort des
hôtels dans lesquels il avait
logé ?...
L'on est tenté parfois de douter, que Dieu
ait donné à tous les hommes le
même sens esthétique. Je crois que
beaucoup verseraient des larmes de reconnaissance,
s'ils pouvaient être initiés aux joies
procurées par le spectacle de la nature
à ses admirateurs. Mais ils ne le seront, je
pense, que dans le monde à venir.
Je n'attache donc point trop d'importance à
l'influence de l'éducation et de la culture
sur le sens des beautés de la nature. J'en
attache beaucoup plus à l'action de la
piété et de l'Évangile. On
verra pourquoi dans les pages suivantes.
Il est diverses manières de
considérer la nature : On peut la
considérer à un point de vue
pratique, à un point de vue scientifique,
à un point de vue religieux, puis à
la lumière spéciale de
l'Évangile.
L'homme est lié à la nature par sa
vie terrestre. C'est à la nature qu'il
demande sa nourriture, le vêtement, la
chaleur, les matériaux avec lesquels il se
bâtit une habitation. Il cherche dans le
monde visible non seulement la satisfaction de ses
besoins élémentaires, mais encore des
jouissances d'ordres divers. En tous les temps,
sous tous les cieux, les hommes ont su travailler
à s'assujettir la création. En cela,
ils réalisaient le plan de Dieu qui a
dit : « Remplissez la terre et
l'assujettissez
(Gen,
I, 28.). » Là
où la nature se montrait
particulièrement avare de ses dons,
où elle était dure et
sévère, ils ont dû
déployer plus d'énergie pour la
dompter. Par cette lutte, ils sont devenus forts,
plus intelligents que leurs
congénères vivant dans des
régions favorisées.
Bénis soient ceux qui ont arraché
à la nature les secrets dont la possession
devait assurer le bien-être de notre
race ! Béni soit celui qui le premier a
fait croître le blé dans un sol
jusqu'alors improductif, J'appelle un bienfaiteur
de l'humanité l'inventeur qui a
utilisé la force du vent pour enfler la
voile du marin ou faire tourner l'aile d'un moulin,
l'intelligent qui nous a asservi les
énergies de la vapeur. Lorsque mon
grand-père, bien âgé, vit
apporter, pour la première fois, dans sa
chambre, une lampe à pétrole
allumée, il ne put retenir ce cri :
« Oh ! que ne puis-je embrasser
celui qui a découvert cette huile
minérale ? Je l'envisage comme un
bienfaiteur des hommes. » Mon
grand-père avait raison.
Le but de la science n'est pas de rendre par ses
découvertes notre existence plus facile. Tel
est pourtant le résultat de ses efforts.
C'est dans une fin toute théorique qu'elle a
cherché, par exemple, à
pénétrer les lois de
l'électricité. Mais elle n'a pas
tardé à mettre bientôt
celles-ci à notre service. La science vise
à connaître les relations des choses
et des êtres, à se rendre compte de
l'évolution universelle. Cette activité est
bienfaisante
et noble. À la vérité, jamais
la science ne remplira complètement son
programme. On l'a dit : « La
créature ne saurait parvenir jusqu'au
dernier fond de la nature. » Partout
l'esprit des chercheurs se heurte à des
énigmes. Ce sont précisément
les plus savants qui, avec une noble franchise,
constatent les limites du savoir humain. Ils
souscrivent volontiers au mot de Newton :
« Toute notre science ressemble aux
ébats d'un enfant qui jouerait avec des
coquillages sur le bord de la vaste mer, tandis que
l'Océan s'étend à perte de vue
devant ses yeux, inexploré et
mystérieux. »
J'admire pour ma part les conquêtes de la
science. Que de terres inconnues elle nous a
rendues familières ! Honte à
quiconque parle d'elle avec dédain !
Honorons plutôt le sérieux labeur des
hommes de science. Leur travail fécond
s'accomplit à la sueur de leurs fronts. Il
est conforme à la volonté divine.
Dieu nous appelle à nous servir de
l'intelligence. Il ne nous révèle
point d'une manière surnaturelle ce que nous
pouvons trouver par l'application de notre esprit.
Les hommes de Dieu auxquels nous devons la Bible
n'ont pas connu les lois de la nature mieux que
leurs contemporains. Ils n'ont pas voulu rendre
superflues les recherches. Cependant ils ont
parlé de la nature avec une éloquence
et une poésie que vous ne rencontrez ni
avant ni après eux.
D'où vient cela ? La question
m'amène à vous entretenir de la
considération de la nature au point de vue
religieux. Les écrivains sacrés ne
séparaient point la
création du Créateur. Ils voyaient
celui-ci toujours présent dans ses oeuvres.
Une profonde émotion les saisissait à
la pensée du Dieu tout-puissant, saint, qui
a donné l'être aux choses par sa
parole, qui les soutient par sa volonté et
les vivifie de son souffle. Les différentes
classes d'êtres étaient pour eux comme
des échelons qui les menaient jusqu'à
Dieu. Ils contemplaient comme à l'oeil les
perfections invisibles de Dieu, sa puissance, sa
sagesse, sa bonté dans ses différents
ouvrages. De là la vie qui éclate
dans leurs descriptions, autrement animées
que celles des poètes dont l'inspiration ne
fut pas religieuse. Alexandre de Humboldt, qui a
uni la science profonde du monde visible à
la connaissance de la poésie de tous les
peuples, déclare qu'aucun poète n'a
jamais égalé, pour le coloris et la
vérité des descriptions, le chantre
sacré auquel nous devons le psaume
104me.
Pourquoi recourir au témoignage d'un grand
homme ? Quiconque a un coeur est
immédiatement saisi par le langage de la
Bible sur le sujet qui nous occupe. Les
écrivains sacrés nous
répètent sans cesse :
« Regardez et levez les yeux en
haut ! » Leur vue de la nature est
celle d'un saint mysticisme : Écoutez
ces accents de l'Ancien Testament :
- Tous les animaux espèrent en toi,
- Pour que tu leur donnes la nourriture en son temps.
- Tu la leur donnes et ils la recueillent ;
- Tu ouvres ta main et ils se rassasient de biens. (Ps. CIV, 27, 28.)
C'est ainsi que le psalmiste élève
l'âme de ses lecteurs jusqu'à Dieu, et
leur montre la nature comme consacrée par la
bénédiction divine.
Quelle grandeur prêtent à l'orage les
vers suivants :
- La voix de l'Éternel retentit sur les eaux,
- Le Dieu de gloire fait gronder le tonnerre
- L'Éternel est sur les grandes eaux.
- La voix de l'Éternel est puissante,
- La voix de l'Éternel est majestueuse.
- La voix de l'Éternel brise les cèdres (Ps. XXIX, 3. 5.).
Qui ne connaît encore ce cantique touchant :
- Les cieux racontent la gloire de Dieu,
- Et l'étendue manifeste l'oeuvre de ses mains.
- Le jour en instruit un autre jour,
- La nuit en donne connaissance à une autre nuit.
- Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles,
- Dont le son ne soit point entendu (Ps. XIX, 2-4.).
Ce ne sont pas seulement les cieux ; ce
n'est pas seulement l'Océan avec les
vallées qui se creusent entre ses
flots ; ce ne sont pas seulement les
montagnes ; ce ne sont pas seulement les
brillantes étoiles qui louent, dans une
grandiose harmonie, le Seigneur : ce sont les
petits oiseaux du ciel. Jésus l'a dit
lorsqu'il nous invite à les regarder.
Jésus a déclaré que Dieu
lui-même revêt les lis des champs, et
qu'il les orne plus magnifiquement que Salomon dans
toute sa gloire.
Qui veut voir dans la nature l'oeuvre de
l'Éternel y rencontre Dieu. Toutes nos
poésies profanes les plus belles se
pénètrent d'un souffle religieux,
quand elles chantent la nature. Nous entendrons
tous intérieurement, en considérant
celle-ci, cet appel d'un poète :
- Terre et cieux disent la sagesse,
- La puissance du Créateur,
- Ose, mon âme, en ta faiblesse,
- Joindre ta voix à ce grand choeur.
Les magnificences de la nature nous montrent
donc Dieu à chaque pas, quand nous nous
approchons d'elles dans un esprit religieux. Aussi
nul ne trouve-t-il autant de joie dans la
contemplation de la création que le
chrétien. Il marche partout sous le ciel en
la présence de Jéhovah ; partout
il est dans un sanctuaire, dans le temple de Dieu.
Dieu et ses anges se montrent à lui à
tous les contours des chemins. Et, au sein de la
nature, le croyant n'est point seul alors qu'il est
seul.
Si vous connaissez Dieu, non seulement comme votre
Créateur, mais comme votre Sauveur, vous
goûterez d'autres joies encore dans la
communion du monde visible. Le monde terrestre
deviendra pour vous une prophétie du monde
à venir. À celui qui ne croit pas, ce
monde ne saurait parler de la beauté
impérissable des nouveaux cieux et de la
nouvelle terre. Partout en effet autour de nous
règne la mort.
Les lois de la nature en vigueur sur notre terre,
en dépit de l'éternité qu'on
leur attribue si volontiers, risquent de rentrer un
jour dans le néant à la suite d'une
collision des planètes, ou de tout autre
cataclysme analogue. Une pareille catastrophe,
disons-le, n'a rien d'impossible pour la science
moderne. La Bible a affirmé dès
longtemps que les cieux et la terre passeront.
Aucun homme familier avec la philosophie des
sciences naturelles ne saurait sourire aujourd'hui
de cette affirmation des Écritures. En
échange la science ne nous dit rien d'un
monde à venir. Elle ignore cette terre
où s'entrebaiseront la justice et la paix,
où la vie déploiera à jamais
ses splendeurs, qui sera pour
l'éternité la maison de Dieu.
L'attente de ce monde existe uniquement chez celui
pour qui Jésus a mis en évidence la
vie et l'immortalité par
l'Évangile.
La poète Spitta, après avoir
chanté la beauté des
créatures, s'écrie, parlant de
Dieu :
- Si nous trouvons tant de beauté
- Dans son marchepied de l'espace,
- Quelle sera donc la clarté
- Qui rayonnera de sa face ?
Du monde visible, Spitta s'élance vers le
monde invisible, dont le premier est le symbole
à ses yeux. Il s'élève
jusqu'aux suprêmes hauteurs entrevues par la
foi.
Celui qui ne croit pas en Jésus-Christ
pourra sourire et nous
dira : « Le monde à venir est
une chimère ; vous prenez vos
désirs pour des
réalités. » Inutile de
discuter là-dessus. Nous sommes en
présence d'un objet de la foi. Nous voulons
croire à la parole de Jésus.
Quand mon ami C. traverse une forêt de
hauts sapins, il demeure volontiers silencieux. Il
me disait une fois en cette circonstance, avec des
yeux rayonnants de joie : « Ne
crois-tu pas entendre déjà le
bruissement des palmiers du
paradis ? » Un jour qu'il
contemplait le Rhin illuminé par la
splendeur du couchant, je l'entendis prononcer ce
passage de l'Apocalypse : « Il me
montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du
cristal, qui sortait du trône de Dieu et de
l'Agneau
(Apoc.
XXII, 1.). »
Un autre de mes amis, en face des sommets
argentés des Alpes bernoises, s'exprimait
ainsi : « Nos pieds s'arrêtent
dans tes portes, Jérusalem !
Jérusalem, tu es bâtie comme une ville
dont les parties sont liées ensemble
(Ps.
CXXII, 2, 3). » Ces
grands sommets le faisaient donc songer à
Jérusalem. Un autre encore trouvait dans la
Jungfrau, éclairée par l'aurore, une
image de l'éblouissante aurore de
l'éternité, de la lumière de
l'éternel amour.
Souriez, sceptiques ! Je comprends que celui
qui ne connaît pas Christ nous trouve bien
enthousiastes. Pour ma part je tiens cette
manière de considérer la nature pour
fondée. Elle transforme le monde visible en
un spectacle suggestif et profondément
édifiant.
J'étais assis un soir sur le Seelisberg.
À mes piedsj'apercevais
le Grütli où les héros suisses
jurèrent, au moment où se levait le
soleil, de défendre la liberté
jusqu'à la mort. Le bleu lac des
Quatre-Cantons s'étendait tout autour,
tranquille et comme recueilli. Quelle
tempête, me disais-je, a brisé ce
miroir, déchaîné les vagues
furieuses, quand Tell s'élança du
bateau portant Gessler, sur le rocher, où
est bâtie maintenant la petite chapelle de
Guillaume Tell. De ce côté, dans une
lumière rose se trouve Altorf, dans lequel
le père perça d'un trait la pomme
placée sur la tête de son enfant. En
esprit, je contemplais le peuple courageux qui
rompit dans ces lieux les chaînes des
tyrans.
De nombreux siècles se sont
écoulés depuis cet
événement. Les savants modernes
disent que Guillaume Tell n'a jamais existé.
Mais le monde entier connaît son nom. Qui l'a
rendu glorieux ? La poésie, par le
drame de Schiller. Il était juste que la
Suisse reconnaissante inscrivit le nom du grand
poète en lettres d'or sur un des rochers que
baigne le lac. Dans cette contrée
déjà si belle, la poésie a
donc, par les vers de Schiller, fait passer le
souffle de l'idéal. Et désormais le
plus simple batelier de ce lac, le bûcheron
qui, la hache sur ses épaules, s'enfonce en
la forêt voisine, sont entourés aux
yeux de l'étranger d'une auréole de
gloire.
Jésus-Christ a transfiguré le monde.
Il a accompli pour la terre tout entière une
oeuvre plus importante que celle que Schiller a
accomplie pour un coin de pays
privilégié. Le souvenir du fleuve de
cristal découlant dans
l'Apocalypse du trône de l'Agneau se
mêle pour nous désormais aux courants
d'eau. Il transforme à nos yeux les
solitudes en un paradis. Sur les bords du fleuve
invisible, où nous nous promenons en esprit,
tout homme, même le plus
méprisé, le plus
dégradé, celui dont la laideur morale
est le plus repoussante, nous parait appelé
à devenir un enfant de Dieu.
Alléluia ! Déjà je salue
les nouveaux cieux et la nouvelle terre, le
tabernacle de Dieu résidant au sein de
l'humanité !
Avez-vous ma foi ? La nature versera dans
votre âme une joie que les plus amers
chagrins, que la vue de la mort ne pourront faire
tarir. Pour le chrétien Jésus est
vainqueur, Jésus qui est plus grand que la
nature, et qui dissipe de sa lumière toutes
les frayeurs.
Laissez-moi, en terminant ce chapitre,
évoquer un incident qui m'impressionna
vivement sur les bords du paradisiaque lac de
Thoune. Il nous rappelle que, si la nature est pour
le croyant une prophétie du monde à
venir, elle n'en est qu'une prophétie. J'ai
raconté l'événement en ces
vers :
- Je vois la Blumlisalp dorée
- Par les doux rayons du couchant,
- De l'onde du lac empourprée
- Monte vers nous un lointain chant.
- Je vois courir plus d'une voile,
- Le ciel étend son dôme bleu,
- Je rêve d'une terre-étoile
- Qui n'entend point de triste adieu.
- Mais qu'est-ce qui sonne si fort ?
- N'est-ce pas le glas funéraire ?
- De ce village un cercueil sort
- Suivi d'un pauvre enfant sans père...
- Combien tu souffres à cette heure,
- Âme du petit orphelin !
- Cherchons le paradis divin
- Ailleurs qu'en ce monde qui pleure !
- Pourtant, pauvre orphelin, espère !
- Jadis Christ bénit les enfants,
- De son doigt il te montre un Père,
- Là-haut, dans les cieux triomphants !
Peu de tableaux ont fait autant de bruit en
Allemagne, à la fin du XIXme siècle,
que celui dont je vais parler d'abord. Il n'est pas
dû à un artiste et ne prétend
pas non plus à être un chef-d'oeuvre
artistique. L'intérêt qu'il a
suscité est dû au rang de son auteur,
l'empereur Guillaume Il.
Le tableau est divisé en deux parties,
séparées par un majestueux courant
d'eau, bordé de villes, de châteaux et
de dômes dont l'aspect nous fait
reconnaître le Rhin. Nous sommes donc
transportés en Allemagne. À gauche,
sur une plate-forme de rochers dominant le courant
sont groupés les principaux peuples de l'Europe.
Des
vierges
armées, cuirassées, les
représentent et les personnifient. Les unes
ont une expression de résolution, se
préparent à combattre ; les
autres paraissent hésiter. Devant elles se
tient l'archange Michel ; il brandit son
glaive étincelant et les invite à le
suivre dans une sainte guerre. Au-dessus de ces
figures, qu'elle enveloppe de sa lumière,
rayonne la croix.
De l'autre côté du fleuve apparaissent
les ennemis, hordes de destruction. C'est une
armée formée des peuples païens
de l'Orient. Sa route est marquée par les
ruines qu'elle a amoncelées sur son passage.
Des masses de nuages sont suspendues au-dessus de
cette armée des
ténèbres ; dans ces nuages nous
distinguons nettement Bouddha, assis sur son
trône et le grimaçant dragon
chinois.
La signification de cette peinture n'est pas
douteuse. Elle suggère de très
sérieuses pensées ; elle est
née de sérieuses pensées. Les
rois, quand ils méritent leur nom, ont des
pensées royales, même des visions et
des songes. Le Pharaon devant lequel comparut
Joseph avait eu des songes qui, sans aucun doute,
étaient en rapport avec les
préoccupations que lui causait le
bien-être de son peuple
(Gen.
XLI.). Le souverain babylonien,
Nébucadnetsar, réfléchissant
à l'avenir de sa dynastie, vit se dresser
devant lui, dans les visions de la nuit, une
colossale statue, composée de métaux
différents, destinée à
révéler la suite des empires ( Dan.
Il.). Le tableau de l'empereur
Guillaume a été inspiré aussi
par une haute préoccupation.
Cette peinture prévoit une invasion des
peuples de l'Orient. Ce ne serait pas la
première fois que les tribus asiatiques
chercheraient à envahir l'Europe et à
l'asservir. Il y a plus de vingt-trois
siècles les Perses ont été
tentés par cette grandiose entreprise ;
ils n'ont été rejetés en Asie
que par le courage des Grecs. Si ceux-ci n'avaient
pas réussi à arrêter le
torrent, c'en était fait de la culture
classique. Il y a plus de quinze cents ans, les
Huns ravagèrent notre continent. Plus tard
sont venus les Arabes. lis réussirent
à s'établir en Espagne. Chacun sait
au prix de quels efforts ils furent chassés
de la péninsule ibérique. Finalement
entrèrent en scène les Turcs qui,
grâce à la rivalité des
puissances chrétiennes, ont réussi
à se maintenir dans les plus belles
contrées de l'Europe. Il s'en fallut de peu
qu'ils n'asservissent celle-ci. Ils furent
défaits et arrêtés sous les
murs de Vienne. Aux jours de la Réformation,
on chantait, dans les églises
évangéliques d'Allemagne, un cantique
où se trouvaient ces vers :
- Par ton bras tout-puissant, protège-nous, Seigneur !
- Des papes et des Turcs, montre-toi le vainqueur.
En ces dernières occurrences, il
s'agissait de l'existence même de la
chrétienté et de la culture
chrétienne. En particulier, si les Musulmans
avaient été les
plus forts, ils auraient anéanti
l'Église chrétienne ou l'auraient
réduite à l'impuissance.
Sans doute toutes ces invasions sont loin de nous.
Depuis les temps que j'ai rappelés l'art de
la guerre a fait chez les nations
chrétiennes d'énormes progrès.
Elles sont de beaucoup supérieures en force
aux peuples asiatiques. Cependant la récente
guerre entre la Chine et le Japon a prouvé
que certains peuples de l'Orient ont une grande
aptitude à s'assimiler nos inventions. On
parlait tout bas, avant l'événement,
de la possibilité d'une concurrence de
l'industrie japonaise. Et l'on a vu, dans la lutte
que j'ai rappelée, les petits hommes jaunes
du Japon manoeuvrer les cuirassés, les
torpilleurs, les engins les plus
perfectionnés avec un sang-froid et une
adresse extraordinaires.
Guillaume Il a sans doute voulu adresser à
l'Europe chrétienne l'appel
suivant :
« Peuples chrétiens, qui suivez la
bannière de la croix, unissez-vous contre
les puissances de l'Orient qui peuvent nous menacer
un jour. Unissez-vous, afin d'être capables
de leur résister, de repousser une coalition
de leur part ! »
L'appel est sage, je ne suis pas de ceux qui
croient que le patriotisme consiste à
être toujours de l'avis de son souverain. Ce
que je demande à Dieu, c'est qu'il
éloigne de celui qui gouverne l'Allemagne
les flatteurs, les courtisans ; c'est qu'il
suscite dans nos conseils des hommes qui sachent
résister aux desseins de
leur maître quand ceux-ci seront injustes. La
flatterie à l'égard des princes est
une trahison. Mais, dans le cas particulier, je
m'incline devant l'idée de l'empereur. Je
dis avec lui : « Si jamais les
peuples de l'Orient menacent l'Europe, sachons nous
unir pour un saint combat ! »
Pour le moment, il n'est dans les contrées
où le soleil se lève aucun homme
d'État, aucun conquérant qui soit de
taille à se mesurer avec l'Europe.
Infiniment petit est le nombre des Chinois, des
Japonais, des Indous et autres Asiatiques de
passage dans nos cités européennes.
Ces étrangers ne nous visitent en
général que pour s'émerveiller
de notre civilisation et s'instruire.
En échange, l'antique mot prophétique
de Noé, d'après lequel les
Japhétites habiteront dans les tentes des
Sémites
(Gen.
IX, 27.), est en voie de
s'accomplir d'une manière étonnante.
Les Européens sont, on le sait, les
descendants de Japhet, les Asiatiques ceux de Sem.
Et les premiers se sont répandus dans les
territoires des seconds d'une manière
extraordinaire. Les premiers se sont même
assujetti l'Afrique, cette terre de Cham ; ils
tendent à devenir les maîtres du
monde. La parole : « la force prime
le droit » est assurément une
parole digne du paganisme et de la barbarie.
Malheureusement, en dépit du christianisme,
elle paraît régir de nos jours la
haute politique. Il est heureux pour le monde que
les ambitions des États soient contenues par leurs
rivalités. Cependant, malgré la
barrière que la crainte d'une intervention
de ses voisins dresse devant la cupidité de
chaque État, les nations d'Europe, depuis
quatre cents ans, poursuivent ce qu'elles appellent
une politique coloniale. Ce qu'on entend par la
colonisation du monde païen est assez triste.
Le plus souvent l'on a pour premier but d'enlever
aux peuples que l'on prétend coloniser leur
liberté, leurs biens, d'en faire des sujets.
On achète leur soumission par quelques
mètres de calicot, par le don de fusils, la
vente de l'eau-de-vie, de l'opium et d'autres
poisons. Je n'ignore pas qu'en certaines
circonstances la conquête a été
une protection pour ceux qui en ont
été la victime. Les populations de
l'Inde jouissent certainement d'un plus grand
bien-être sous la domination anglaise que
sous les tyrans qui autrefois les exploitaient.
Toutefois, le plus souvent, les populations
païennes ont été cruellement
maltraitées.
Le rouge me monte au front, quand je
réfléchis à toutes les
iniquités dont les colons européens
se sont rendus coupables vis-à-vis de leurs
frères païens. On s'est moqué de
la grande muraille chinoise, de la loi du Japon en
vigueur au commencement de notre siècle,
d'après laquelle tout étranger
mettant le pied sur le sol du pays devait
être puni de mort. C'étaient des
moyens peu pratiques, de peu de durée. Mais
ces moyens avaient été
inspirés par l'instinct de la conservation
personnelle. L'arrivée des Européens
a été sans doute
ici et là à bien des égards un
bienfait pour les païens. Mais elle fut aussi
la cause d'innombrables calamités.
Aucun des peuples européens ne semble avoir
quelque chose à reprocher à l'autre
dans le domaine des méfaits de la politique
coloniale. Toutes ces iniquités ne
risquent-elles pas d'être punies un
jour ? Si jamais l'Esprit de Dieu souffle avec
force sur les peuples de l'Europe, il leur
inspirera, j'imagine, une contrition profonde de
tous les péchés commis par eux
à l'égard des populations africaines
et asiatiques, pour ne pas parler des
indigènes de l'Amérique, objets de
tant de vexations de la part des Espagnols.
À cette tristesse s'ajoutera celle d'avoir
laissé égorger le peuple
arménien par les Turcs. Il était si
facile aux puissances européennes
d'intervenir dans ce dernier conflit ! Les
gouvernements, en le faisant, eussent si bien
répondu au sentiment public. On dit que
chacune des puissances craignait, en cherchant
à retirer l'agneau de la dent du loup, de
s'attirer l'hostilité de quelque voisin. On
croirait en vérité que le concert des
grandes puissances est celui d'une
ménagerie, que nous avons affaire avec elles
à des lions, à des panthères
et autres monstres féroces.
Peut-être le jeûne solennel,
motivé par tant de forfaits politiques de la
chrétienté, se lèvera-t-il un
jour ? Quoi qu'il en soit, nous n'avons point
à l'attendre, nous, qui voulons être
sincères dans notre foi, pour accomplir
l'oeuvre à laquelle nous appelle le paganisme. Les
païens
ont un pressant besoin de l'Évangile, non
seulement ceux qui vivent encore à
l'état de nature, mais ceux, qui ont atteint
un certain degré de civilisation, non
seulement ceux qui se gouvernent encore
eux-mêmes, mais ceux qui portent le joug
d'une nation européenne. L'apôtre Paul
vit en songe un guerrier qui l'invitait à
passer en Europe. De la rive macédonienne le
guerrier lui criait : « Passe en
Macédoine, secours-nous ! »
Le messager mystérieux ne se tient plus
aujourd'hui sur le rivage de la Macédoine.
Mais l'oeil du chrétien l'aperçoit
partout, sur les rivages païens : sur
ceux du Japon et du Groenland, de l'Inde et de la
Patagonie, des îles de la mer du Sud et de la
Chine. De partout l'oreille du chrétien,
rendue attentive par le Saint-Esprit, entend cette
prière : « Passe en
Macédoine, secours-nous ! »
Je ne veux point dire que les païens se
rendent compte du besoin qu'ils ont de
l'Évangile. Le malade, qui vit dans une
chambre à l'air vicié, s'habitue
à l'atmosphère qu'il respire. Il se
refuse parfois à laisser ouvrir sa
fenêtre. Et cependant chaque goutte de son
sang aspire à un air pur et vivifiant... Les
païens, à l'égard de
l'Évangile, sont dans la situation de ce
malade. Chaque âme humaine est faite pour
l'Évangile. Il est l'unique source de
bonheur pour les rois et les mendiants. Il est la
lumière et le sel des nations.
Un jour, ma petite fille m'apportait à la
fois sur ma table de travail une
image réduite du tableau impérial
dont j'ai parlé, et un journal de missions
dont le frontispice montre un petit navire
cinglant, toutes voiles déployées,
vers le monde païen. Cette gravure est le
second tableau dont je désirais vous parler.
La réunion de ces deux images sur ma table
au même moment, fut pour moi un
précieux enseignement. L'impériale
allégorie nous invite, me disais-Je,
à travailler à
l'anéantissement des hordes
païennes ; la feuille des missions nous
convie plutôt à donner aux païens
l'Évangile de vie. La première nous
prépare à un combat sanglant, la
seconde à une conquête qui ne versera
point de sang, dont la réalisation doit
être la fondation d'un royaume de paix, de
liberté, de fraternité, embrassant le
monde, et unissant tous les peuples sous le sceptre
de Jésus-Christ. L'allégorie
impériale nous met en présence d'une
triste nécessité qui, je
l'espère, ne s'imposera jamais ;
l'allégorie de la feuille missionnaire nous
met en présence d'un autre règne que
celui de la force, du règne de la
charité.
Grâces soient rendues à Dieu ! Le
petit navire en question est déjà le
représentant de toute une flotte, qui a
conduit des missionnaires sans nombre dans les
contrées païennes. Plus les portes du
monde idolâtre s'ouvrent, plus l'Eglise
chrétienne devra profiter des
facilités qui lui sont accordées.
Immenses demeurent les difficultés qu'a
à surmonter l'évangélisation.
Mais elles ont créé des héros
comme le monde en avait rarement vu. Elles
s'aplaniront.
Le grain de semence jeté en terre poursuit
donc son mystérieux et lent
développement. S'il reste beaucoup à
faire, beaucoup a été fait. L'oeuvre
accomplie déjà justifie les plus
belles espérances. Je ne dis pas les plus
orgueilleuses espérances, car ce sont pas
les missionnaires qui gagnent le monde à
l'Évangile, c'est Jésus-Christ. Il
est partout et toujours le grand Vainqueur. Si
seulement les chrétiens de nom ne
multipliaient pas, devant les pas du Sauveur, les
obstacles, par toutes les iniquités dont ils
se rendent coupables dans le continent noir en
particulier. Comment voulez-vous que les
idolâtres croient à l'amour de Christ,
quand ceux qui se disent ses disciples leur donnent
journellement le spectacle de la haine et de la
cupidité ?
Aux chrétiens d'effacer l'effet des mauvais
exemples, des vices des enfants du monde parmi les
païens. Qui ne se souvient de la guerre impie
faite par l'Angleterre à la Chine, pour
forcer celle-ci à autoriser la vente de
l'opium ? Le gouvernement chinois a dû
laisser le terrible poison faire son oeuvre au sein
des populations sur lesquelles il veille, pour
remplir les poches des marchands anglais. Vaines
furent en cette occasion les protestations
enflammées des chrétiens vivants de
l'Angleterre. Ils firent mieux toutefois que de se
plaindre. Au poison de l'opium ils ont
opposé le fruit de l'arbre de vie de
l'Évangile, la puissance
régénératrice de Christ. Mais
ils auraient envoyé des missionnaires, quand
même l'opium n'aurait pas été imposé à la Chine.
Peut-être toutefois l'idée qu'il y a
une revanche du bien à prendre en ce pays,
contre le mal fait par leurs concitoyens, a-t-elle
excité les courages des chrétiens
d'Angleterre.
L'Évangile, nous l'avons dit, est
nécessaire à tous les peuples, car
seul il possède le don de répandre la
vie. Les missionnaires s'avancent parfois jusque
dans des terres inconnues, que n'avait
foulées le pied d'aucun voyageur, d'aucun
commerçant. En vérité, les
païens, indépendamment des souffrances
subies par eux au contact des Européens,
sont dans l'état de cet homme dont
Jésus a parlé dans une parabole et
qui était tombé entre les mains des
brigands. Ils sont voués à une mort
certaine, si on ne les secourt pas. À
l'Eglise chrétienne de remplir à leur
égard le rôle du bon Samaritain, de
verser sur leurs plaies l'huile de
l'Évangile. Travaillons à
éloigner la perspective d'une invasion
à main armée des peuples asiatiques,
en cherchant à réunir les païens
aux troupeaux chrétiens de notre continent,
sous la houlette du bon Berger. L'empereur
Guillaume Il est un ami de la paix. Il sera le
premier à se réjouir de voir la
crainte d'une lutte armée
reléguée parmi les chimères.
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