Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Impressions de la nature.

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I

La pluie, la neige, le grésil font rage contre ma fenêtre. Novembre est venu. La tempête enlève les dernières feuilles de l'arbre que j'aperçois de mon cabinet de travail. Mais le feu ronfle dans mon poêle. Et mon coeur se trouve rempli de lumière et de chaleur. J'ai voulu, dans ce jour du dimanche, me donner le plaisir de considérer les paysages coloriés que j'ai rapportés de mon dernier voyage en Suisse. Je me suis transporté en imagination à Adelboden et à Wengen, à Schwytz, à Brunnen, sur le Seelisberg. Malgré le bruit des rafales, malgré la neige, mon coeur s'est dilaté de joie. J'ai vécu quelques instants dans un autre monde.

Qu'est-ce qui nous rend heureux en face de la belle nature ? D'abord le sentiment de la nature serait-il inné en nous ? Un homme très cultivé, que j'ai connu à Adelboden, me disait : « Il en est du sentiment de la nature comme de l'oreille musicale ; cela est donné aux uns et pas aux autres. » Un second pensait que chaque esprit bien organisé possède le sens nécessaire pour apprécier la nature ; l'absence de ce sens constituait pour lui une infirmité mentale.

La vérité est probablement entre les deux extrêmes. J'ai vu des enfants élevés par les mêmes parents, ayant reçu la même éducation, dont les uns étaient émus devant la nature et les autres point. Nous ne voulons pas dire que les jugements sur le beau et le laid dépendent entièrement du caractère personnel. Cependant il y a eu des tribus pour lesquelles le ciel étoilé était un objet d'effroi. Et l'on disputera longtemps encore sur la beauté comme on dispute de la vérité. Ce qu'il y a de plus beau, est-ce la plaine fleurie ou bien la mer scintillante, ou bien les forêts de sapins toujours verts, ou bien les Alpes, dont le front semble soutenir la voûte des cieux ? La querelle est après tout oiseuse. Chaque création de Dieu est belle à sa manière. N'est-il pas absurde de vouloir vanter la main aux dépens de l'oreille ou de l'oeil ? Et ne faut-il pas taxer également de déraisonnable le mépris affiché parfois par l'habitant des hautes montagnes pour les beautés de la plaine ou la grandeur de l'Océan ?

On dit souvent que la culture ouvre seule les yeux sur les beautés de la nature. Assurément il est bon de rendre les enfants attentifs aux jeux de la lumière, aux lignes d'un paysage. Il est sûr que le lettré saura mieux exprimer ses impressions esthétiques que l'ignorant. C'est ainsi qu'un ouvrier dira à sa fiancée sur l'amour des choses moins éloquentes qu'un jeune poète. Mais l'amour de l'ouvrier sera-t-il moins profond, moins dévoué que celui du poète ? Nul n'oserait le soutenir. Ne croyez pas non plus que l'homme des champs, parce qu'il ne sait pas traduire son admiration en termes frappants, soit moins touché des splendeurs du monde visible. J'ai entendu des paysans émettre sur la nature des jugements montrant qu'ils la comprenaient parfaitement et témoignant même d'un goût classique. Naturellement ils ne savaient pas même ce qu'est le goût classique. La poétesse paysanne Johanna Ambrosius n'a reçu aucune culture. Mais y a-t-il parmi tous les lettrés allemands un seul esprit capable de pénétrer comme elle dans l'intimité de la nature et d'en rendre comme elle les différents aspects ?

Les descriptions de l'Ancien Testament, de l'avis de tous les artistes, renferment les pages les plus belles qui aient été jamais écrites sur la nature. Toutefois les prophètes et les poètes hébreux ont été souvent des âmes incultes au point de vue du monde. Un soir d'automne, près d'Interlaken, je contemplais le magnifique panorama alpestre de la contrée. J'étais entouré de messieurs et de dames appartenant aux meilleures classes de la société. De quoi s'entretenaient-ils ? Pensez-vous que ce fût de la cime enflammée de la Jungfrau visible là-bas, du Moine, de l'Eiger qui se détachaient tout illuminés sur l'horizon ? Une dame causait toilette ; une autre vantait une jolie soubrette ; ce monsieur exaltait les mérites d'un cognac ; cet autre disait : « Quand je regarde ces montagnes neigeuses, je crois voir le linge blanc d'une lessive. » La plaisanterie était vieille, mais n'en avait pas moins de succès.

Je fus condamné autrefois à voyager pendant des heures en chemin de fer avec un riche personnage qui se glorifiait d'avoir parcouru le monde, et de connaître toutes ses curiosités. Je le priai d'un peu me raconter ses voyages. Qu'est-ce que je dus entendre ? C'est qu'il avait bu à Constantinople, dans un hôtel qu'il me nomma, d'un champagne sec comme on n'en trouverait pas à Reims. Les pyramides de Gizeh l'avaient surtout frappé, parce qu'il avait vu auprès d'elles un âne occupé à manger des papiers multicolores jonchant le sol, et qui avaient servi à envelopper les sandwichs des touristes. Je n'en pus rien tirer que des impressions sur la cuisine ou le confort des hôtels dans lesquels il avait logé ?...

L'on est tenté parfois de douter, que Dieu ait donné à tous les hommes le même sens esthétique. Je crois que beaucoup verseraient des larmes de reconnaissance, s'ils pouvaient être initiés aux joies procurées par le spectacle de la nature à ses admirateurs. Mais ils ne le seront, je pense, que dans le monde à venir.
Je n'attache donc point trop d'importance à l'influence de l'éducation et de la culture sur le sens des beautés de la nature. J'en attache beaucoup plus à l'action de la piété et de l'Évangile. On verra pourquoi dans les pages suivantes.


II

Il est diverses manières de considérer la nature : On peut la considérer à un point de vue pratique, à un point de vue scientifique, à un point de vue religieux, puis à la lumière spéciale de l'Évangile.

L'homme est lié à la nature par sa vie terrestre. C'est à la nature qu'il demande sa nourriture, le vêtement, la chaleur, les matériaux avec lesquels il se bâtit une habitation. Il cherche dans le monde visible non seulement la satisfaction de ses besoins élémentaires, mais encore des jouissances d'ordres divers. En tous les temps, sous tous les cieux, les hommes ont su travailler à s'assujettir la création. En cela, ils réalisaient le plan de Dieu qui a dit : « Remplissez la terre et l'assujettissez (Gen, I, 28.). » Là où la nature se montrait particulièrement avare de ses dons, où elle était dure et sévère, ils ont dû déployer plus d'énergie pour la dompter. Par cette lutte, ils sont devenus forts, plus intelligents que leurs congénères vivant dans des régions favorisées.

Bénis soient ceux qui ont arraché à la nature les secrets dont la possession devait assurer le bien-être de notre race ! Béni soit celui qui le premier a fait croître le blé dans un sol jusqu'alors improductif, J'appelle un bienfaiteur de l'humanité l'inventeur qui a utilisé la force du vent pour enfler la voile du marin ou faire tourner l'aile d'un moulin, l'intelligent qui nous a asservi les énergies de la vapeur. Lorsque mon grand-père, bien âgé, vit apporter, pour la première fois, dans sa chambre, une lampe à pétrole allumée, il ne put retenir ce cri : « Oh ! que ne puis-je embrasser celui qui a découvert cette huile minérale ? Je l'envisage comme un bienfaiteur des hommes. » Mon grand-père avait raison.

Le but de la science n'est pas de rendre par ses découvertes notre existence plus facile. Tel est pourtant le résultat de ses efforts. C'est dans une fin toute théorique qu'elle a cherché, par exemple, à pénétrer les lois de l'électricité. Mais elle n'a pas tardé à mettre bientôt celles-ci à notre service. La science vise à connaître les relations des choses et des êtres, à se rendre compte de l'évolution universelle. Cette activité est bienfaisante et noble. À la vérité, jamais la science ne remplira complètement son programme. On l'a dit : « La créature ne saurait parvenir jusqu'au dernier fond de la nature. » Partout l'esprit des chercheurs se heurte à des énigmes. Ce sont précisément les plus savants qui, avec une noble franchise, constatent les limites du savoir humain. Ils souscrivent volontiers au mot de Newton : « Toute notre science ressemble aux ébats d'un enfant qui jouerait avec des coquillages sur le bord de la vaste mer, tandis que l'Océan s'étend à perte de vue devant ses yeux, inexploré et mystérieux. »

J'admire pour ma part les conquêtes de la science. Que de terres inconnues elle nous a rendues familières ! Honte à quiconque parle d'elle avec dédain ! Honorons plutôt le sérieux labeur des hommes de science. Leur travail fécond s'accomplit à la sueur de leurs fronts. Il est conforme à la volonté divine. Dieu nous appelle à nous servir de l'intelligence. Il ne nous révèle point d'une manière surnaturelle ce que nous pouvons trouver par l'application de notre esprit. Les hommes de Dieu auxquels nous devons la Bible n'ont pas connu les lois de la nature mieux que leurs contemporains. Ils n'ont pas voulu rendre superflues les recherches. Cependant ils ont parlé de la nature avec une éloquence et une poésie que vous ne rencontrez ni avant ni après eux.

D'où vient cela ? La question m'amène à vous entretenir de la considération de la nature au point de vue religieux. Les écrivains sacrés ne séparaient point la création du Créateur. Ils voyaient celui-ci toujours présent dans ses oeuvres. Une profonde émotion les saisissait à la pensée du Dieu tout-puissant, saint, qui a donné l'être aux choses par sa parole, qui les soutient par sa volonté et les vivifie de son souffle. Les différentes classes d'êtres étaient pour eux comme des échelons qui les menaient jusqu'à Dieu. Ils contemplaient comme à l'oeil les perfections invisibles de Dieu, sa puissance, sa sagesse, sa bonté dans ses différents ouvrages. De là la vie qui éclate dans leurs descriptions, autrement animées que celles des poètes dont l'inspiration ne fut pas religieuse. Alexandre de Humboldt, qui a uni la science profonde du monde visible à la connaissance de la poésie de tous les peuples, déclare qu'aucun poète n'a jamais égalé, pour le coloris et la vérité des descriptions, le chantre sacré auquel nous devons le psaume 104me.

Pourquoi recourir au témoignage d'un grand homme ? Quiconque a un coeur est immédiatement saisi par le langage de la Bible sur le sujet qui nous occupe. Les écrivains sacrés nous répètent sans cesse : « Regardez et levez les yeux en haut ! » Leur vue de la nature est celle d'un saint mysticisme : Écoutez ces accents de l'Ancien Testament :

Tous les animaux espèrent en toi,
Pour que tu leur donnes la nourriture en son temps.
Tu la leur donnes et ils la recueillent ;
Tu ouvres ta main et ils se rassasient de biens. (Ps. CIV, 27, 28.)

C'est ainsi que le psalmiste élève l'âme de ses lecteurs jusqu'à Dieu, et leur montre la nature comme consacrée par la bénédiction divine.
Quelle grandeur prêtent à l'orage les vers suivants :

La voix de l'Éternel retentit sur les eaux,
Le Dieu de gloire fait gronder le tonnerre
L'Éternel est sur les grandes eaux.
La voix de l'Éternel est puissante,
La voix de l'Éternel est majestueuse.
La voix de l'Éternel brise les cèdres (Ps. XXIX, 3. 5.).

Qui ne connaît encore ce cantique touchant :

Les cieux racontent la gloire de Dieu,
Et l'étendue manifeste l'oeuvre de ses mains.
Le jour en instruit un autre jour,
La nuit en donne connaissance à une autre nuit.
Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles,
Dont le son ne soit point entendu (Ps. XIX, 2-4.).

Ce ne sont pas seulement les cieux ; ce n'est pas seulement l'Océan avec les vallées qui se creusent entre ses flots ; ce ne sont pas seulement les montagnes ; ce ne sont pas seulement les brillantes étoiles qui louent, dans une grandiose harmonie, le Seigneur : ce sont les petits oiseaux du ciel. Jésus l'a dit lorsqu'il nous invite à les regarder. Jésus a déclaré que Dieu lui-même revêt les lis des champs, et qu'il les orne plus magnifiquement que Salomon dans toute sa gloire.

Qui veut voir dans la nature l'oeuvre de l'Éternel y rencontre Dieu. Toutes nos poésies profanes les plus belles se pénètrent d'un souffle religieux, quand elles chantent la nature. Nous entendrons tous intérieurement, en considérant celle-ci, cet appel d'un poète :

Terre et cieux disent la sagesse,
La puissance du Créateur,
Ose, mon âme, en ta faiblesse,
Joindre ta voix à ce grand choeur.

Les magnificences de la nature nous montrent donc Dieu à chaque pas, quand nous nous approchons d'elles dans un esprit religieux. Aussi nul ne trouve-t-il autant de joie dans la contemplation de la création que le chrétien. Il marche partout sous le ciel en la présence de Jéhovah ; partout il est dans un sanctuaire, dans le temple de Dieu. Dieu et ses anges se montrent à lui à tous les contours des chemins. Et, au sein de la nature, le croyant n'est point seul alors qu'il est seul.

Si vous connaissez Dieu, non seulement comme votre Créateur, mais comme votre Sauveur, vous goûterez d'autres joies encore dans la communion du monde visible. Le monde terrestre deviendra pour vous une prophétie du monde à venir. À celui qui ne croit pas, ce monde ne saurait parler de la beauté impérissable des nouveaux cieux et de la nouvelle terre. Partout en effet autour de nous règne la mort.

Les lois de la nature en vigueur sur notre terre, en dépit de l'éternité qu'on leur attribue si volontiers, risquent de rentrer un jour dans le néant à la suite d'une collision des planètes, ou de tout autre cataclysme analogue. Une pareille catastrophe, disons-le, n'a rien d'impossible pour la science moderne. La Bible a affirmé dès longtemps que les cieux et la terre passeront. Aucun homme familier avec la philosophie des sciences naturelles ne saurait sourire aujourd'hui de cette affirmation des Écritures. En échange la science ne nous dit rien d'un monde à venir. Elle ignore cette terre où s'entrebaiseront la justice et la paix, où la vie déploiera à jamais ses splendeurs, qui sera pour l'éternité la maison de Dieu. L'attente de ce monde existe uniquement chez celui pour qui Jésus a mis en évidence la vie et l'immortalité par l'Évangile.

La poète Spitta, après avoir chanté la beauté des créatures, s'écrie, parlant de Dieu :

Si nous trouvons tant de beauté
Dans son marchepied de l'espace,
Quelle sera donc la clarté
Qui rayonnera de sa face ?

Du monde visible, Spitta s'élance vers le monde invisible, dont le premier est le symbole à ses yeux. Il s'élève jusqu'aux suprêmes hauteurs entrevues par la foi.

Celui qui ne croit pas en Jésus-Christ pourra sourire et nous dira : « Le monde à venir est une chimère ; vous prenez vos désirs pour des réalités. » Inutile de discuter là-dessus. Nous sommes en présence d'un objet de la foi. Nous voulons croire à la parole de Jésus.

Quand mon ami C. traverse une forêt de hauts sapins, il demeure volontiers silencieux. Il me disait une fois en cette circonstance, avec des yeux rayonnants de joie : « Ne crois-tu pas entendre déjà le bruissement des palmiers du paradis ? » Un jour qu'il contemplait le Rhin illuminé par la splendeur du couchant, je l'entendis prononcer ce passage de l'Apocalypse : « Il me montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l'Agneau (Apoc. XXII, 1.). »

Un autre de mes amis, en face des sommets argentés des Alpes bernoises, s'exprimait ainsi : « Nos pieds s'arrêtent dans tes portes, Jérusalem ! Jérusalem, tu es bâtie comme une ville dont les parties sont liées ensemble (Ps. CXXII, 2, 3). » Ces grands sommets le faisaient donc songer à Jérusalem. Un autre encore trouvait dans la Jungfrau, éclairée par l'aurore, une image de l'éblouissante aurore de l'éternité, de la lumière de l'éternel amour.

Souriez, sceptiques ! Je comprends que celui qui ne connaît pas Christ nous trouve bien enthousiastes. Pour ma part je tiens cette manière de considérer la nature pour fondée. Elle transforme le monde visible en un spectacle suggestif et profondément édifiant.

J'étais assis un soir sur le Seelisberg. À mes piedsj'apercevais le Grütli où les héros suisses jurèrent, au moment où se levait le soleil, de défendre la liberté jusqu'à la mort. Le bleu lac des Quatre-Cantons s'étendait tout autour, tranquille et comme recueilli. Quelle tempête, me disais-je, a brisé ce miroir, déchaîné les vagues furieuses, quand Tell s'élança du bateau portant Gessler, sur le rocher, où est bâtie maintenant la petite chapelle de Guillaume Tell. De ce côté, dans une lumière rose se trouve Altorf, dans lequel le père perça d'un trait la pomme placée sur la tête de son enfant. En esprit, je contemplais le peuple courageux qui rompit dans ces lieux les chaînes des tyrans.

De nombreux siècles se sont écoulés depuis cet événement. Les savants modernes disent que Guillaume Tell n'a jamais existé. Mais le monde entier connaît son nom. Qui l'a rendu glorieux ? La poésie, par le drame de Schiller. Il était juste que la Suisse reconnaissante inscrivit le nom du grand poète en lettres d'or sur un des rochers que baigne le lac. Dans cette contrée déjà si belle, la poésie a donc, par les vers de Schiller, fait passer le souffle de l'idéal. Et désormais le plus simple batelier de ce lac, le bûcheron qui, la hache sur ses épaules, s'enfonce en la forêt voisine, sont entourés aux yeux de l'étranger d'une auréole de gloire.

Jésus-Christ a transfiguré le monde. Il a accompli pour la terre tout entière une oeuvre plus importante que celle que Schiller a accomplie pour un coin de pays privilégié. Le souvenir du fleuve de cristal découlant dans l'Apocalypse du trône de l'Agneau se mêle pour nous désormais aux courants d'eau. Il transforme à nos yeux les solitudes en un paradis. Sur les bords du fleuve invisible, où nous nous promenons en esprit, tout homme, même le plus méprisé, le plus dégradé, celui dont la laideur morale est le plus repoussante, nous parait appelé à devenir un enfant de Dieu. Alléluia ! Déjà je salue les nouveaux cieux et la nouvelle terre, le tabernacle de Dieu résidant au sein de l'humanité !

Avez-vous ma foi ? La nature versera dans votre âme une joie que les plus amers chagrins, que la vue de la mort ne pourront faire tarir. Pour le chrétien Jésus est vainqueur, Jésus qui est plus grand que la nature, et qui dissipe de sa lumière toutes les frayeurs.
Laissez-moi, en terminant ce chapitre, évoquer un incident qui m'impressionna vivement sur les bords du paradisiaque lac de Thoune. Il nous rappelle que, si la nature est pour le croyant une prophétie du monde à venir, elle n'en est qu'une prophétie. J'ai raconté l'événement en ces vers :

Je vois la Blumlisalp dorée
Par les doux rayons du couchant,
De l'onde du lac empourprée
Monte vers nous un lointain chant.
 
Je vois courir plus d'une voile,
Le ciel étend son dôme bleu,
Je rêve d'une terre-étoile
Qui n'entend point de triste adieu.
 
Mais qu'est-ce qui sonne si fort ?
N'est-ce pas le glas funéraire ?
De ce village un cercueil sort
Suivi d'un pauvre enfant sans père...
 
Combien tu souffres à cette heure,
Âme du petit orphelin !
Cherchons le paradis divin
Ailleurs qu'en ce monde qui pleure !
 
Pourtant, pauvre orphelin, espère !
Jadis Christ bénit les enfants,
De son doigt il te montre un Père,
Là-haut, dans les cieux triomphants !


Deux tableaux.

Peu de tableaux ont fait autant de bruit en Allemagne, à la fin du XIXme siècle, que celui dont je vais parler d'abord. Il n'est pas dû à un artiste et ne prétend pas non plus à être un chef-d'oeuvre artistique. L'intérêt qu'il a suscité est dû au rang de son auteur, l'empereur Guillaume Il.

Le tableau est divisé en deux parties, séparées par un majestueux courant d'eau, bordé de villes, de châteaux et de dômes dont l'aspect nous fait reconnaître le Rhin. Nous sommes donc transportés en Allemagne. À gauche, sur une plate-forme de rochers dominant le courant sont groupés les principaux peuples de l'Europe. Des vierges armées, cuirassées, les représentent et les personnifient. Les unes ont une expression de résolution, se préparent à combattre ; les autres paraissent hésiter. Devant elles se tient l'archange Michel ; il brandit son glaive étincelant et les invite à le suivre dans une sainte guerre. Au-dessus de ces figures, qu'elle enveloppe de sa lumière, rayonne la croix.

De l'autre côté du fleuve apparaissent les ennemis, hordes de destruction. C'est une armée formée des peuples païens de l'Orient. Sa route est marquée par les ruines qu'elle a amoncelées sur son passage. Des masses de nuages sont suspendues au-dessus de cette armée des ténèbres ; dans ces nuages nous distinguons nettement Bouddha, assis sur son trône et le grimaçant dragon chinois.

La signification de cette peinture n'est pas douteuse. Elle suggère de très sérieuses pensées ; elle est née de sérieuses pensées. Les rois, quand ils méritent leur nom, ont des pensées royales, même des visions et des songes. Le Pharaon devant lequel comparut Joseph avait eu des songes qui, sans aucun doute, étaient en rapport avec les préoccupations que lui causait le bien-être de son peuple (Gen. XLI.). Le souverain babylonien, Nébucadnetsar, réfléchissant à l'avenir de sa dynastie, vit se dresser devant lui, dans les visions de la nuit, une colossale statue, composée de métaux différents, destinée à révéler la suite des empires ( Dan. Il.). Le tableau de l'empereur Guillaume a été inspiré aussi par une haute préoccupation.

Cette peinture prévoit une invasion des peuples de l'Orient. Ce ne serait pas la première fois que les tribus asiatiques chercheraient à envahir l'Europe et à l'asservir. Il y a plus de vingt-trois siècles les Perses ont été tentés par cette grandiose entreprise ; ils n'ont été rejetés en Asie que par le courage des Grecs. Si ceux-ci n'avaient pas réussi à arrêter le torrent, c'en était fait de la culture classique. Il y a plus de quinze cents ans, les Huns ravagèrent notre continent. Plus tard sont venus les Arabes. lis réussirent à s'établir en Espagne. Chacun sait au prix de quels efforts ils furent chassés de la péninsule ibérique. Finalement entrèrent en scène les Turcs qui, grâce à la rivalité des puissances chrétiennes, ont réussi à se maintenir dans les plus belles contrées de l'Europe. Il s'en fallut de peu qu'ils n'asservissent celle-ci. Ils furent défaits et arrêtés sous les murs de Vienne. Aux jours de la Réformation, on chantait, dans les églises évangéliques d'Allemagne, un cantique où se trouvaient ces vers :

Par ton bras tout-puissant, protège-nous, Seigneur !
Des papes et des Turcs, montre-toi le vainqueur.

En ces dernières occurrences, il s'agissait de l'existence même de la chrétienté et de la culture chrétienne. En particulier, si les Musulmans avaient été les plus forts, ils auraient anéanti l'Église chrétienne ou l'auraient réduite à l'impuissance.

Sans doute toutes ces invasions sont loin de nous. Depuis les temps que j'ai rappelés l'art de la guerre a fait chez les nations chrétiennes d'énormes progrès. Elles sont de beaucoup supérieures en force aux peuples asiatiques. Cependant la récente guerre entre la Chine et le Japon a prouvé que certains peuples de l'Orient ont une grande aptitude à s'assimiler nos inventions. On parlait tout bas, avant l'événement, de la possibilité d'une concurrence de l'industrie japonaise. Et l'on a vu, dans la lutte que j'ai rappelée, les petits hommes jaunes du Japon manoeuvrer les cuirassés, les torpilleurs, les engins les plus perfectionnés avec un sang-froid et une adresse extraordinaires.
Guillaume Il a sans doute voulu adresser à l'Europe chrétienne l'appel suivant :
« Peuples chrétiens, qui suivez la bannière de la croix, unissez-vous contre les puissances de l'Orient qui peuvent nous menacer un jour. Unissez-vous, afin d'être capables de leur résister, de repousser une coalition de leur part ! »

L'appel est sage, je ne suis pas de ceux qui croient que le patriotisme consiste à être toujours de l'avis de son souverain. Ce que je demande à Dieu, c'est qu'il éloigne de celui qui gouverne l'Allemagne les flatteurs, les courtisans ; c'est qu'il suscite dans nos conseils des hommes qui sachent résister aux desseins de leur maître quand ceux-ci seront injustes. La flatterie à l'égard des princes est une trahison. Mais, dans le cas particulier, je m'incline devant l'idée de l'empereur. Je dis avec lui : « Si jamais les peuples de l'Orient menacent l'Europe, sachons nous unir pour un saint combat ! »

Pour le moment, il n'est dans les contrées où le soleil se lève aucun homme d'État, aucun conquérant qui soit de taille à se mesurer avec l'Europe. Infiniment petit est le nombre des Chinois, des Japonais, des Indous et autres Asiatiques de passage dans nos cités européennes. Ces étrangers ne nous visitent en général que pour s'émerveiller de notre civilisation et s'instruire.

En échange, l'antique mot prophétique de Noé, d'après lequel les Japhétites habiteront dans les tentes des Sémites (Gen. IX, 27.), est en voie de s'accomplir d'une manière étonnante. Les Européens sont, on le sait, les descendants de Japhet, les Asiatiques ceux de Sem. Et les premiers se sont répandus dans les territoires des seconds d'une manière extraordinaire. Les premiers se sont même assujetti l'Afrique, cette terre de Cham ; ils tendent à devenir les maîtres du monde. La parole : « la force prime le droit » est assurément une parole digne du paganisme et de la barbarie. Malheureusement, en dépit du christianisme, elle paraît régir de nos jours la haute politique. Il est heureux pour le monde que les ambitions des États soient contenues par leurs rivalités. Cependant, malgré la barrière que la crainte d'une intervention de ses voisins dresse devant la cupidité de chaque État, les nations d'Europe, depuis quatre cents ans, poursuivent ce qu'elles appellent une politique coloniale. Ce qu'on entend par la colonisation du monde païen est assez triste. Le plus souvent l'on a pour premier but d'enlever aux peuples que l'on prétend coloniser leur liberté, leurs biens, d'en faire des sujets. On achète leur soumission par quelques mètres de calicot, par le don de fusils, la vente de l'eau-de-vie, de l'opium et d'autres poisons. Je n'ignore pas qu'en certaines circonstances la conquête a été une protection pour ceux qui en ont été la victime. Les populations de l'Inde jouissent certainement d'un plus grand bien-être sous la domination anglaise que sous les tyrans qui autrefois les exploitaient. Toutefois, le plus souvent, les populations païennes ont été cruellement maltraitées.

Le rouge me monte au front, quand je réfléchis à toutes les iniquités dont les colons européens se sont rendus coupables vis-à-vis de leurs frères païens. On s'est moqué de la grande muraille chinoise, de la loi du Japon en vigueur au commencement de notre siècle, d'après laquelle tout étranger mettant le pied sur le sol du pays devait être puni de mort. C'étaient des moyens peu pratiques, de peu de durée. Mais ces moyens avaient été inspirés par l'instinct de la conservation personnelle. L'arrivée des Européens a été sans doute ici et là à bien des égards un bienfait pour les païens. Mais elle fut aussi la cause d'innombrables calamités.

Aucun des peuples européens ne semble avoir quelque chose à reprocher à l'autre dans le domaine des méfaits de la politique coloniale. Toutes ces iniquités ne risquent-elles pas d'être punies un jour ? Si jamais l'Esprit de Dieu souffle avec force sur les peuples de l'Europe, il leur inspirera, j'imagine, une contrition profonde de tous les péchés commis par eux à l'égard des populations africaines et asiatiques, pour ne pas parler des indigènes de l'Amérique, objets de tant de vexations de la part des Espagnols.

À cette tristesse s'ajoutera celle d'avoir laissé égorger le peuple arménien par les Turcs. Il était si facile aux puissances européennes d'intervenir dans ce dernier conflit ! Les gouvernements, en le faisant, eussent si bien répondu au sentiment public. On dit que chacune des puissances craignait, en cherchant à retirer l'agneau de la dent du loup, de s'attirer l'hostilité de quelque voisin. On croirait en vérité que le concert des grandes puissances est celui d'une ménagerie, que nous avons affaire avec elles à des lions, à des panthères et autres monstres féroces.

Peut-être le jeûne solennel, motivé par tant de forfaits politiques de la chrétienté, se lèvera-t-il un jour ? Quoi qu'il en soit, nous n'avons point à l'attendre, nous, qui voulons être sincères dans notre foi, pour accomplir l'oeuvre à laquelle nous appelle le paganisme. Les païens ont un pressant besoin de l'Évangile, non seulement ceux qui vivent encore à l'état de nature, mais ceux, qui ont atteint un certain degré de civilisation, non seulement ceux qui se gouvernent encore eux-mêmes, mais ceux qui portent le joug d'une nation européenne. L'apôtre Paul vit en songe un guerrier qui l'invitait à passer en Europe. De la rive macédonienne le guerrier lui criait : « Passe en Macédoine, secours-nous ! » Le messager mystérieux ne se tient plus aujourd'hui sur le rivage de la Macédoine. Mais l'oeil du chrétien l'aperçoit partout, sur les rivages païens : sur ceux du Japon et du Groenland, de l'Inde et de la Patagonie, des îles de la mer du Sud et de la Chine. De partout l'oreille du chrétien, rendue attentive par le Saint-Esprit, entend cette prière : « Passe en Macédoine, secours-nous ! »

Je ne veux point dire que les païens se rendent compte du besoin qu'ils ont de l'Évangile. Le malade, qui vit dans une chambre à l'air vicié, s'habitue à l'atmosphère qu'il respire. Il se refuse parfois à laisser ouvrir sa fenêtre. Et cependant chaque goutte de son sang aspire à un air pur et vivifiant... Les païens, à l'égard de l'Évangile, sont dans la situation de ce malade. Chaque âme humaine est faite pour l'Évangile. Il est l'unique source de bonheur pour les rois et les mendiants. Il est la lumière et le sel des nations.

Un jour, ma petite fille m'apportait à la fois sur ma table de travail une image réduite du tableau impérial dont j'ai parlé, et un journal de missions dont le frontispice montre un petit navire cinglant, toutes voiles déployées, vers le monde païen. Cette gravure est le second tableau dont je désirais vous parler. La réunion de ces deux images sur ma table au même moment, fut pour moi un précieux enseignement. L'impériale allégorie nous invite, me disais-Je, à travailler à l'anéantissement des hordes païennes ; la feuille des missions nous convie plutôt à donner aux païens l'Évangile de vie. La première nous prépare à un combat sanglant, la seconde à une conquête qui ne versera point de sang, dont la réalisation doit être la fondation d'un royaume de paix, de liberté, de fraternité, embrassant le monde, et unissant tous les peuples sous le sceptre de Jésus-Christ. L'allégorie impériale nous met en présence d'une triste nécessité qui, je l'espère, ne s'imposera jamais ; l'allégorie de la feuille missionnaire nous met en présence d'un autre règne que celui de la force, du règne de la charité.

Grâces soient rendues à Dieu ! Le petit navire en question est déjà le représentant de toute une flotte, qui a conduit des missionnaires sans nombre dans les contrées païennes. Plus les portes du monde idolâtre s'ouvrent, plus l'Eglise chrétienne devra profiter des facilités qui lui sont accordées. Immenses demeurent les difficultés qu'a à surmonter l'évangélisation. Mais elles ont créé des héros comme le monde en avait rarement vu. Elles s'aplaniront.

Le grain de semence jeté en terre poursuit donc son mystérieux et lent développement. S'il reste beaucoup à faire, beaucoup a été fait. L'oeuvre accomplie déjà justifie les plus belles espérances. Je ne dis pas les plus orgueilleuses espérances, car ce sont pas les missionnaires qui gagnent le monde à l'Évangile, c'est Jésus-Christ. Il est partout et toujours le grand Vainqueur. Si seulement les chrétiens de nom ne multipliaient pas, devant les pas du Sauveur, les obstacles, par toutes les iniquités dont ils se rendent coupables dans le continent noir en particulier. Comment voulez-vous que les idolâtres croient à l'amour de Christ, quand ceux qui se disent ses disciples leur donnent journellement le spectacle de la haine et de la cupidité ?

Aux chrétiens d'effacer l'effet des mauvais exemples, des vices des enfants du monde parmi les païens. Qui ne se souvient de la guerre impie faite par l'Angleterre à la Chine, pour forcer celle-ci à autoriser la vente de l'opium ? Le gouvernement chinois a dû laisser le terrible poison faire son oeuvre au sein des populations sur lesquelles il veille, pour remplir les poches des marchands anglais. Vaines furent en cette occasion les protestations enflammées des chrétiens vivants de l'Angleterre. Ils firent mieux toutefois que de se plaindre. Au poison de l'opium ils ont opposé le fruit de l'arbre de vie de l'Évangile, la puissance régénératrice de Christ. Mais ils auraient envoyé des missionnaires, quand même l'opium n'aurait pas été imposé à la Chine. Peut-être toutefois l'idée qu'il y a une revanche du bien à prendre en ce pays, contre le mal fait par leurs concitoyens, a-t-elle excité les courages des chrétiens d'Angleterre.

L'Évangile, nous l'avons dit, est nécessaire à tous les peuples, car seul il possède le don de répandre la vie. Les missionnaires s'avancent parfois jusque dans des terres inconnues, que n'avait foulées le pied d'aucun voyageur, d'aucun commerçant. En vérité, les païens, indépendamment des souffrances subies par eux au contact des Européens, sont dans l'état de cet homme dont Jésus a parlé dans une parabole et qui était tombé entre les mains des brigands. Ils sont voués à une mort certaine, si on ne les secourt pas. À l'Eglise chrétienne de remplir à leur égard le rôle du bon Samaritain, de verser sur leurs plaies l'huile de l'Évangile. Travaillons à éloigner la perspective d'une invasion à main armée des peuples asiatiques, en cherchant à réunir les païens aux troupeaux chrétiens de notre continent, sous la houlette du bon Berger. L'empereur Guillaume Il est un ami de la paix. Il sera le premier à se réjouir de voir la crainte d'une lutte armée reléguée parmi les chimères.

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