Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'honneur du chrétien.

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I

L'HONNEUR AUX YEUX DU MONDE

Chacun, c'est un principe généralement admis, tient à son honneur. Partout, chez toutes les nations, l'homme sans honneur, n'ayant souci que de ses intérêts, perd l'estime générale.

Il n'est pas douteux que le chrétien ne doive tenir aussi à sa réputation. Sans doute la Bible ne nous parle pas à cet égard comme le monde. L'apôtre écrit : « Ne recherchons point la vaine gloire (Gal. V. 26.) » ; « Ne faites rien par vaine gloire ( Phil. II, 3.) ». Le Sauveur a dit : « Comment pouvez-vous croire ? vous qui tirez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez point la gloire qui vient de Dieu seul (Jean V, 44). Il ressort tout au moins de ces déclarations que ce que le monde appelle honneur ne constitue pas toujours le véritable honneur aux yeux du chrétien. Ce n'est pas à dire cependant que l'opinion du monde doive nous être indifférente. Il est perdu, l'homme qui cherche avant tout les applaudissements de la foule, qui sacrifie constamment à la popularité. Comme le coeur naturel ne connaît et ne comprend pas Jésus, le désir de plaire égare, quand il n'est pas soumis à l'esprit de Christ.

Le chrétien et le mondain vivent dans deux sphères différentes. Avez-vous une piété vivante ? vous passerez souvent aux yeux du grand nombre pour un enthousiaste, un cerveau fêlé, un naïf qui croit encore au miracle, peut-être pour un caractère faible, incapable de rien entreprendre sans y mêler le bon Dieu. Parfois on répétera que vous avez une âme servile, parce que vous rendez grâces à Dieu de tout ce que vous possédez et de tout ce que vous êtes ; ailleurs on vous traitera d'orgueilleux, parce que vous prétendez au titre d'enfant de Dieu, parce que vous aspirez à l'héritage de la vie éternelle.

Le chrétien doit s'attendre à être souvent incompris, même au sein de sa famille. C'est là sa croix. Devant l'opinion, il est le plus souvent affublé d'un bonnet de fou. Aussi ne saurait-il compter en ce monde sur beaucoup d'égards. Il marche dans la voie des prophètes auxquels on jetait l'épithète insultante de traîtres, du Sauveur qui fut accusé d'être un séditieux et cloué au bois comme tel, des disciples les plus fidèles de Christ mis à mort, persécutés comme ennemis de l'État et de l'Eglise. Aujourd'hui, grâce à Dieu, nous n'avons plus à redouter les tourments, mais on nous considère toujours comme des obscurantistes, des esprits arriérés. Il en faut prendre notre parti, et nous le prendrons d'autant plus facilement que cet opprobre n'est pas pour nuire à la cause de l'Évangile.

Évitons toujours de scandaliser inutilement le monde. Celui-ci nourrit instinctivement un idéal fort élevé du véritable chrétien. Qu'un piétiste fasse une grave chute, c'est un bruit assourdissant de clameurs, ainsi que vous l'aurez remarqué. S'il s'était agi d'un athée, la chose aurait paru presque naturelle. On applique, vous le voyez, aux chrétiens, une mesure beaucoup plus sévère qu'aux autres hommes. Et l'on a raison. Cela, j'en conviens, n'est pas agréable pour nous. Mais l'exigence est un hommage rendu à la sainteté de l'Évangile. Quand, il y a une trentaine d'années, j'arrivais à Brème, je me trouvai fortuitement assis pendant un certain temps entre des messieurs qui causaient très librement de personnages de ma paroisse. Ils ne me connaissaient pas. De là leur abandon. La correction des croyances n'était point pour eux une garantie de la conduite. Loin de là. Leur entretien avait pris à partie deux orthodoxes. Il fut dit, sans se gêner, de l'un d'eux : « C'est un hypocrite ! Je l'ai vu à l'oeuvre à la Bourse ! » Il fut dit d'un autre : « Malgré son étroitesse religieuse, c'est un coeur d'or ; je lui confierais tout. Et si j'avais besoin d'un service, j'irais le lui demander. »

Je ne tiens point pour des hypocrites tous ceux que le monde cherche à flétrir de ce nom. Nous n'en devons pas moins faire notre possible pour éviter cette épithète. Et lorsqu'on répand sur notre compte des bruits calomnieux, nous avons le droit de recourir aux tribunaux. Autant que cela est possible, ne laissons pas ternir notre nom. Quand il nous est difficile d'obtenir justice des hommes, remettons notre cause à Dieu, qui juge justement et amène tôt ou tard la vérité à la lumière.

Je ne crois pas d'ailleurs que le devoir du chrétien soit en tous temps d'exiger des réparations. L'apôtre Paul était prêt chaque jour à donner sa vie pour son maître. Il a Même pu dire : « Nous sommes sans cesse livrés à la mort (2 Cor. IV, 11.) ». Quand sa tête tomba, il ne faisait qu'achever de répandre son sang pour Christ. Cependant il ne permit point qu'on l'outrageât dans les circonstances où son support n'aurait servi qu'à le faire taxer de timidité. Il s'était laissé battre de verges sur le marché public de Philippes, puis jeter en prison. Toutefois, lorsque les magistrats de la ville voulurent le libérer sans autre, il exigea qu'ils vinssent personnellement le faire sortir de prison. Il sauvegarda ainsi sa dignité devant les hommes. À Jérusalem, il en appelle à son droit de citoyen romain et échappe ainsi à la question qu'on allait lui appliquer par le fouet.

J'ai montré que le chrétien ne saurait être indifférent à sa réputation aux yeux du monde. Il ne suit point de là qu'il partagera toutes les idées du monde sur l'honneur. Voici un ancien étudiant, aujourd'hui magistrat ; il porte sur sa figure vingt-sept petites balafres, marques de ses anciens duels. Il est très fier de ses cicatrices. Évidemment ces traces de coutures ne sauraient être pour nous un sujet d'admiration, et je crois qu'ici les mondains sont pour la plupart de notre sentiment. Autant louer l'Indien à propos des chevelures scalpées suspendues à sa ceinture. Hélas ! le duel dans les hautes classes de la société est toujours en certains pays envisagé comme un titre d'honneur. Pourtant le bon sens suffit à faire comprendre qu'on n'est point sérieusement outragé parce qu'il a plu à un fou de comparer vos jambes à deux allumettes ou de parler du peu de poids de votre cervelle. Si même on vous a traité de lâche, en êtes-vous avili tant qu'aucune preuve quelconque n'est venue appuyer ce propos ? Et votre honneur s'en portera-t-il mieux, quand vous aurez crevé un oeil à votre insulteur ou que vous aurez reçu vous-même une balle dans la poitrine ? Le crime a-t-il cessé d'en être un, lorsque pour l'effacer on a commis un second crime ?

On sait que les officiers en Allemagne sont parfois obligés de se battre entre eux, contre leur conscience, contre les lois de l'empire. Un résultat de ces duels auquel on ne prend pas assez garde, c'est l'affaiblissement de la notion de la justice, de l'égalité devant la loi. Qu'arrive-t-il, en effet, lorsqu'il y a eu une victime ? Le militaire est condamné à quelques mois de détention dans des conditions spéciales, tandis que le garçon boucher qui, pour un motif aussi futile, a planté son couteau dans le bras de son collègue, est condamné à une peine vingt fois plus sévère, sans espoir aucun d'être gracié. Cela ne s'appelle-t-il pas faire double poids et double mesure ?

Ce ne sont pas seulement aujourd'hui les duellistes qui cherchent leur gloire dans ce qui est leur confusion, ainsi que le dit l'apôtre Paul (Philipp. III, 19.). Il est dans la société actuelle aussi des gens qui, comme ceux dont parle Paul dans la suite du verset, « font de leur ventre leur Dieu ». Parce qu'on mange et boit dans de la vaisselle d'argent, on n'est nullement excusable de passer son temps à festoyer. Je jette un voile sur un autre genre d'exploits, trop bien porté dans le monde, au moins dans un certain monde. Jusques à quand le séducteur trouvera-t-il des sourires complaisants, tandis que sa victime ne connaît que le déshonneur ?

Ce que le monde appelle honneur est souvent péché, plus souvent vanité. Une prima-donna, qui depuis longtemps avait cessé de paraître sur les planches, avait l'habitude pour se consoler de sa retraite de placer devant elle une urne. Dans cette urne étaient les cendres de toutes les couronnes de lauriers qu'on lui avait jetées, et qu'elle avait brûlées. une fois sèches. Pauvre idole ! Pauvre femme !


II

LA NOBLESSE L'ENFANT DE DIEU

Jung Stilling a dit : « Je suis de noble race, attendu que mes ancêtres étaient gens craignant Dieu. » Le membre de phrase commençant par ce « attendu que » aura surpris plus d'un lecteur. Que serait-ce si l'on savait que ces gens craignant Dieu étaient petits paysans, minces artisans. Pourtant Stilling a raison de parler comme il le fait. Il est issu d'une famille distinguée, parce que cette famille craignait Dieu. On sait que Livingstone voulut faire graver sur la tombe de ses parents cette inscription : « Ici reposent (suivent les noms des défunts). Ils furent pauvres et pieux. » Il n'avait pas honte de proclamer devant le monde que ses parents avaient été pauvres. On lui demanda de retrancher ce mot dans l'épitaphe. Il le maintint. À ses yeux le mot « pauvre » se trouvait ici ennobli par le mot « pieux » qui vient après.

Pour la Bible, point d'autre grandeur non plus que la piété. Avez-vous jamais lu ce que dit Jérémie dans son chapitre IXme :

Ainsi parle l'Éternel
Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse,
Que le fort ne se glorifie pas de sa force,
Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse.
Mais que celui qui veut se glorifier se glorifie
D'avoir de l'intelligence et de me connaître,
De savoir que je suis l'Éternel,
Qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre ;
Car c'est à cela que je prends plaisir, dit l'Éternel.

Telle est la pensée divine. Ce n'est pas la pensée naturelle de l'homme, ni même celle du chrétien. Ne sommes-nous pas à notre époque tous plus ou moins mondanisés ? Ceux-là mêmes qui seraient disposés à donner raison aux premières paroles du prophète, à proclamer avec lui qu'il ne faut se glorifier ni de son argent ni de sa sagesse, concluraient, je le crains, autrement que lui. Ils termineraient en affirmant que la vraie grandeur est, non pas de connaître Dieu, mais de faire son devoir. En vérité, c'est bien là une grandeur. Le domestique qui se met de tout son coeur à son ouvrage, sans penser avant tout à l'éloge et au salaire possède une noblesse qui, devant la conscience, l'égale à un prince.

Je demande la permission de citer ici quelques lignes de Thomas Carlyle, adressées à une domestique qui avait longtemps servi sa femme avec la plus grande fidélité. Chaque fois que revenait l'anniversaire de la naissance de sa femme, Carlyle envoyait à la servante un présent en argent, accompagné d'une aimable lettre. Voici les lignes que je désire transcrire :

« Je connais l'affection, la piété, la fidélité, la bonne volonté permanente avec lesquelles tu t'es dévouée à ma compagne. Je l'avoue, je n'ai rencontré, depuis nombre d'années, aucune personne qui me parût plus digne d'estime que toi. »

C'est ainsi que Carlyle parlait à une pauvre fille âgée, en lui envoyant une gratification. Cher lecteur, la question sociale ne serait-elle pas à moitié résolue, si les classes supérieures considéraient les travailleurs avec les yeux de Carlyle ?
Certes, la fidélité au devoir constitue déjà une noblesse. Ce n'est pas toutefois une grandeur d'espèce différente de la noblesse de l'enfant de Dieu. La vie morale est un fruit de la foi. De celle-ci procède le dévouement à toute épreuve, tandis que la gloire du monde pousse les peuples à s'armer les uns contre les autres, à s'égorger.

La vraie noblesse devant l'Éternel est de le connaître. On ne connaît bien quelqu'un que lorsque on a vécu dans sa société. Pour connaître Dieu, il faut également marcher dans sa communion. Le péché, semblable à une nuée épaisse, aux jours de l'ancienne alliance séparait l'homme de son Créateur. Le nuage a été dissipé par Jésus-Christ. Le ciel est désormais ouvert sur la tête de tous les croyants. Le plus humble, quand il suit Jésus, a le droit de dire en regardant vers le ciel : « Abba, ô mon cher Père ! ... » Il peut être méprisé des hommes, languir dans quelque cachot, il peut, comme Jean Huss, monter sur un bûcher, coiffé d'un bonnet figurant la tête du diable, qu'importe ! cet homme est un enfant de Dieu, il est l'héritier d'une couronne éternelle.

La miséricorde de Dieu offre à tout homme cette couronne. C'est cette couronne qui est la grande distinction sociale d'après l'Évangile. Elle console le pauvre des chemins difficiles où il doit avancer. Elle lui confère la plus haute noblesse devant les grands de la terre qui craignent Dieu. Pourquoi mépriseraient-ils le pauvre ? Ils savent que l'humble est leur égal dans la vie chrétienne, souvent leur supérieur.

Faut-il vous dire à quoi l'enfant de Dieu, qui se sent cohéritier du ciel avec Jésus-Christ, mettra surtout sa gloire sur cette terre ? En attendant la couronne réservée dans le ciel et dont je viens de parler, il se sentira grandi par la pensée de travailler avec Christ au salut des âmes.


III

SERVIR CHRIST

« Si quelqu'un me sert, dit Jésus, le Père l'honorera (Jean XII, 26.). » Il n'y a pas ici deux réalités séparées par un intervalle, comme si le serviteur de Christ devait attendre pour être honoré du Père. Il y a ici deux actes, l'un de l'homme, l'autre de Dieu, indissolublement unis. Le Père honore le disciple de Jésus pour que ce disciple serve Jésus. Le bonheur selon Dieu n'est pas de vivre dans une contemplation perpétuelle, c'est de servir. Où ce service n'existe pas, il n'est pas non plus, soyez-en persuadé, de véritable bonheur selon Dieu.

Oh ! Quelles pauvres représentations nous nous faisons de la vie chrétienne ! Des milliers de chrétiens semblent n'avoir d'autre préoccupation que celle de sauver leur propre âme, d'obtenir une petite place dans le ciel. On les entend soupirer et dire : « Ah ! si j'étais seulement sûr de l'avoir ! » Les infortunés ! Ils se tourmentent de ce qu'ils n'ont pas une pleine foi, l'assurance de leur salut ; ils voudraient au moins posséder quelque signe éclatant de leur adoption, entendre une voix divine la proclamer, avoir vu se produire dans leur vie des événements merveilleux. Mais tout cela ne nous est nullement promis. Le signe du salut a été donné dans la croix de Golgotha. Ce qui nous est demandé, c'est de souscrire du fond du coeur à l'oeuvre accomplie une fois pour toutes en notre faveur sur le Calvaire. Croyez à cette oeuvre, elle vous enseignera à regarder la vie chrétienne autrement que comme une jouissance ou une analyse perpétuelle de soi-même.

Appartenons-nous réellement à Dieu ? Nous ne pouvons nous borner à nous occuper de notre âme. Ce ne serait là que de l'égoïsme, sous le masque de la piété. Il est malade, le chrétien ne s'intéressant pas de tout son coeur aux progrès du royaume de Dieu sur la terre. Il est malade, le chrétien qui, à la suite de Jésus, ne se dépense pas pour le salut de ses frères. Nous ne pouvons séparer notre salut de celui des autres, puisque Jésus-Christ a versé son sang pour tous.

« Mais les autres ? » telle fut la question posée par le martyr espagnol Matamoros, lorsque les portes de son cachot s'ouvrirent devant lui, et qu'il se vit rendu à la liberté. Il pensait, en s'exprimant ainsi, aux compagnons de souffrance jetés avec lui en prison. Il unissait dans son coeur leur sort et le sien. Vous êtes, mon frère, sorti du cachot de la condamnation, d'une vie sans Dieu, pour devenir la propriété de Jésus-Christ ; des chaînes sont tombées de vos mains ; un rayon du soleil éternel caresse votre front. À votre tour de vous écrier aussi : « Mais les autres ? Que puis-je faire pour les autres ? » Si cette question ne jaillit pas maintenant de votre coeur, c'est qu'il n'est pas en bonne santé. Vous êtes malade, eussiez-vous la connaissance la plus parfaite du plan du salut, quand même vous parleriez toutes les langues des anges.

Le Père honorera, non point ceux qui auront parlé de Jésus-Christ, mais ceux qui l'auront servi, dans la personne de ses frères. Notre vrai titre d'honneur n'est pas seulement d'être devenus des cohéritiers de Christ, mais d'être appelés à être ses coopérateurs. Quelle gloire que celle-là ! Christ est plus élevé que nous, de la hauteur dont le ciel s'élève par dessus la terre. Qui oserait se comparer à cet être unique en qui la divinité et l'humanité se sont rencontrées ? Il a offert le parfait sacrifice. Personne n'était avec lui dans cette offrande. Il a été seul à fouler au pressoir. Seul il reçut, aux jours de l'Évangile, le pouvoir d'accomplir des miracles. C'est sa force qui, plus tard, opère dans ses disciples. « Jésus-Christ le guérit, » dit Pierre au paralytique Enée (Act. IX, 33.). Et voilà que ce Maître, si grand, nous appelle gracieusement, vous et moi, à poursuivre son oeuvre. Quelle bonté de sa part ! Quelle condescendance ! Le Sauveur a voulu se faire aider par nous, pour qu'une partie de la gloire qu'il y a à accomplir l'oeuvre de Dieu rejaillit sur nous.

Déjà de son vivant, Jésus forme les siens à devenir ses aides. Il réclame constamment leur concours, alors qu'il aurait pu se passer d'eux. Un jour il prie Pierre de pousser sa barque dans le lac, à quelque distance du bord, pour évangéliser de là le peuple rassemblé. Il est probable que Pierre n'eut pas seulement à donner quelques coups de rame, mais à maintenir le bateau pour l'empêcher de dériver. Aux noces de Cana, Jésus aurait pu agir autrement qu'il ne l'a fait : par exemple, multiplier, sans réclamer l'assistance de personne, les gouttelettes de vin demeurées au fond des cruches, de façon à remplir celles-ci. Il préfère recourir aux services de ceux qui l'entourent. Il fait remplir d'eau les vases de pierre : premier service demandé ; ensuite il fait porter de l'eau changée en vin à l'intendant du repas : second service demandé. Quand il nourrit les cinq mille, il ordonne aux apôtres d'inviter les gens de la foule à s'asseoir par rangées ; il utilise les cinq pains et les deux poissons qui constituaient l'approvisionnement d'un jeune garçon ; il les fait distribuer les uns et les autres par les disciples ; il envoie enfin ceux-ci ramasser les restes, de peur que rien ne se perde.

Le plus grand des miracles accomplis par Jésus, à mes yeux, est la résurrection de Lazare. Le mort sort de son tombeau, et Jésus, s'adressant à ses disciples, leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. » Celui qui venait de rendre la vie à un cadavre n'aurait-il pas eu le pouvoir de faire tomber d'un mot les liens du frère de Marthe et de Marie ? Assurément. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il a voulu associer ses disciples à l'accomplissement de son bienfait. Jésus a accepté les dons de pieuses femmes ; il a célébré l'offrande de Marie lorsqu'elle répand sur ses pieds un parfum de grand prix. Le jour des Rameaux, il envoie deux de ses disciples lui chercher l'ânon sur lequel il entrera à Jérusalem. Il en envoie deux autres, le soir de la Cène, préparer la salle où il mangera le repas de la pâque. Il amène Pierre, Jacques et Jean avec lui dans le jardin de Gethsémané, tandis que les autres apôtres sont restés dehors. Il demande leur sympathie : « Restez ici, leur dit-il, et veillez avec moi (Matth. XXVI, 38. ). » Il semble qu'il ne puisse se passer d'eux.

Il avait prononcé auparavant cette étonnante parole : « Celui qui croit en moi fera aussi les oeuvres que je fais, et il en fera de plus grandes, parce que je m'en vais au Père (Jean XIV, 12.). » J'imagine que cette promesse de Jésus fut reçue par quelqu'un de ses auditeurs avec un hochement de tête... Pourtant ne se réalisa-t-elle pas une première fois de la manière la plus extraordinaire, lors de la Pentecôte, en ce jour où à la suite du discours de Pierre trois mille personnes se convertirent. Le croyant dont le sens spirituel est quelque peu développé comprend que l'ordre laissé par Christ, en quittant ce monde, de prêcher l'Évangile à toute créature, s'adresse au plus humble disciple aussi bien qu'au plus grand. Qui que vous soyez, si vous avez la prétention d'appartenir à Christ, vous êtes appelé à le servir. C'est seulement dans le cas où vous remplirez cette condition que le Père vous honorera.


IV

NOTRE SERVICE

Notre Dieu n'emploie pas ses anges là où il peut se servir des hommes. C'est ce qu'on oublie trop souvent. Vous entendrez des personnes pieuses s'écrier gravement : « Le Seigneur a tout pouvoir d'étendre son règne. À lui appartient la puissance ! » Et vous aurez, l'occasion d'observer parfois que les mêmes personnes laissent au Seigneur le soin de tout faire pour l'avancement de sa gloire. Elles ne remuent pas le bout du doigt pour son nom. Elles n'offrent pas une pièce de monnaie à la mission. Rien de plus pitoyable que cette attitude. C'est celle stigmatisée par Jacques, lorsqu'il nous entretient des personnes qui parlent et ne font pas, qui ont des paroles onctueuses pour les pauvres, les invitent à s'attendre à la miséricorde de Dieu, à l'intervention des anges, et n'ouvrent pas la main pour quelque aumône. Soyez vous-même l'ange secourable de Dieu auprès de ceux qui souffrent ! De quel droit compter sur un miracle du ciel, au moment où vous avez dans votre bourse de quoi venir vous-même en aide à votre frère ? Ah ! sans doute, vous serez parfois impuissant à soulager. Et ce sera alors le cas d'appeler Dieu à agir à votre place. Dans la règle, Dieu se sert de l'homme pour répandre ses bienfaits. Il vous institue l'économe de ses biens ; sachez donc les gérer dans le but pour lequel il vous les a confiés. Et que la pensée de l'honneur qui rejaillit sur vous de ce divin service vous fasse lever la tête !

Connaissez-vous ces vers de Kingsley où résonne l'appel de Dieu :

Vertus, formez une cohorte,
Une troupe vaillante et forte,
Pour le salut du monde las,
De la terre qui meurt, hélas
Amour, fidélité, courage,
Rendez votre pur témoignage !
Combattez chacun en son rang !
Donnez-vous ! Versez votre sang !

Ces vertus que Kingsley appelle au combat, elles fleurissent dans toute âme décidée à servir Christ.
N'allez pas croire que vous avez à cultiver chacune d'elles par des moyens particuliers. Vous n'avez qu'à chercher l'esprit de Jésus et elles se retrouveront en vous. Il faut chaque matin, avant de nous plonger dans le tourbillon des occupations, nous plonger dans l'atmosphère de la vie de Christ et, dans le sentiment profond de notre incapacité, l'implorer pour qu'il nous attire à lui, qu'il nous donne de le suivre. Il s'agit de nous revêtir de sa foi, de sa charité, de sa patience. Celui qui demeure en Christ devient naturellement son témoin, qu'il parle on qu'il se taise, qu'il soit un professeur ou un artisan. Le chrétien véritable est l'homme en qui l'on a confiance, auprès duquel on cherche la vérité, auquel on demande la pitié et le conseil. Quiconque connaît la vie sait par expérience que, dans leurs jours de trouble et de détresse, les mondains s'adressent volontiers, pour obtenir les secours dont ils ont besoin, à ces piétistes dont Ils souriaient pendant la prospérité.

Si vous voulez agir sur votre entourage, il vous faut produire en celui-ci la conviction que vous êtes à Christ, qu'il est pour vous plus que tout, plus que vous-même. Une fois intimement uni à Christ, vous saurez trouver l'occasion favorable pour laisser tomber dans l'oreille des membres de votre famille la parole qui réveille, qui encourage, qui fait du bien. Vous saurez bannir de votre demeure les mauvaises lectures, y introduire les bons livres, les distractions élevées. Mais la condition dont je parle est indispensable. Avant tout, que l'on soit persuadé, malgré vos faiblesses, de la sincérité de votre piété.

Une piété saine enseigne à considérer les membres de la famille comme le premier prochain. On sort beaucoup aujourd'hui de chez soi. On se répand à droite et à gauche, dans une multitude d'oeuvres diverses. Trop souvent on n'a plus de temps pour les siens. Les enfants se trouvent en présence d'un père qui rentre harassé, préoccupé, d'une mère énervée par les visites, les courses. Quelle dissipation que celle des comités, des commissions, des bazars de charité, des réunions, des meetings, etc. !

N'est-il pas des chrétiens auxquels il y aurait lieu d'apprendre que leur charité a une première sphère où elle doit s'exercer, à savoir entre les quatre murs de leur maison ? Dieu nous garde du romantisme dans la piété ! Je comprends l'enthousiasme que peuvent exciter les entreprises de la Mission intérieure, du Relèvement moral. L'on goûte d'autres émotions à se mouvoir dans un bazar improvisé orné de fleurs, de belles toilettes, où affluent les personnes de distinction, à entendre une allocution enflammée contre la réglementation du vice. Et l'on se plaît moins à la prière de ses petits enfants quand ils vont se coucher. Cependant, devant Dieu, le second est plus grand que le premier.

« Bravo ! Sagement parlé ! » a dit quelqu'un. Mais celui qui m'approuve ne serait-il pas de ceux qui ne servent Jésus ni hors de leur maison, ni dans leur maison. L'excitation et l'agitation perpétuelles de nombre de personnes pieuses ne sont pas une excuse qui puisse couvrir la paresse, excuser ces chrétiens qui se prélassent tout le jour sur des coussins. Je n'oublie point d'ailleurs que nous n'avons point à nous confiner exclusivement dans notre intérieur. Chacun de nous a son monde, des devoirs à remplir envers ce monde. Pour les uns, la sphère des relations s'étend infiniment plus loin que pour les autres. L'influence d'un Spurgeon agissait dans les cinq parties du monde, sur des milliers et des milliers d'âmes ; cependant, la pauvre couturière sourde-muette de ma famille donne à six maisons, toujours les mêmes, les six jours de la semaine. Mais dans ces six maisons entre avec elle l'ineffable paix de Jésus, qui resplendit sur son visage, Sans prononcer une parole, elle accomplit son oeuvre de chrétienne.

Oh ! si nous prenions à coeur le salut de ceux au milieu desquels nous vivons, si nous nous efforcions de les rapprocher un peu du ciel ! Je n'entends point que nous ayons un parler toujours religieux ou que nous recourions à des moyens extraordinaires. Ce serait le sûr moyen de manquer le but. Je fus plus d'une fois froissé dans ma jeunesse, en remarquant chez tel ou tel de mes interlocuteurs, l'intention de frapper quelque grand coup sur ma conscience. L'esprit de contradiction s'éveillait aussitôt en moi. Je me mettais en garde, ou en boule comme un véritable hérisson. Plus d'un de mes lecteurs a éprouvé la même Impression devant un prêcheur intempestif. L'âme humaine a ses délicatesses, ses susceptibilités. Fritz Reuter est l'un des écrivains actuels les plus goûtés de l'Allemagne. Il raille souvent dans ses écrits le convertisseur. Penser à convertir les hommes, à peu près comme l'on met un soulier sur la forme, est absurde. À cet égard, je suis de l'avis du poète. L'action de l'âme chrétienne sur une âme doit être sainte, chaste, tendre. Sinon elle se produira à contre-fin.

La prière silencieuse devant l'homme est le commencement d'une influence sérieuse. Elle enseigne l'instant propice pour prononcer une parole chrétienne. Qui n'a entendu quelqu'un se plaindre de sa position, de ses chagrins, parler de la vie de galérien - cette expression s'entend tous les jours - qu'il faut mener ici-bas, dire qu'il n'est plus personne à qui se fier, qu'on ne sort jamais des traverses et des difficultés ? Eh bien, voilà le moment psychologique ! C'est l'heure de montrer que l'on connaît un chemin où se trouve la paix, menant à Dieu, dans lequel les hommes ne trompent pas. Si votre personne laisse une impression de sérénité, soyez persuadé que M. et N. vous écouteront, se laisseront conduire par vous plus près du but.

Oh ! si nous étions moins désireux d'épargner nos forces ! Si nous nous occupions un peu moins de nous-mêmes, de nos plaisirs, si nous n'étions pas paresseux et lâches ! Si, après avoir prononcé tant de belles paroles sur le prix infini de l'âme humaine, nous daignions, dans la vie pratique, songer aux âmes ! « Gagner une âme au Sauveur est plus que gouverner un empire », me disait poétiquement un chrétien haut placé. Je ne pus m'empêcher de lui répondre assez sèchement : « Avez-vous jamais essayé de gagner une âme au Sauveur ? » Il ne répondit rien. Je crains que son silence ne fût une réponse.

Un prédicateur que je connaissais beaucoup recevait un jour la visite dune dame. Elle lui disait : « Je ne saurais assez vous remercier de vos prédications. Aucun mot ne pourrait rendre tout ce que j'éprouve après vous avoir entendu. Votre discours me nourrit pour la semaine entière ». Mon ami n'est pas méchant : « Combien, dit-il, m'avez-vous déjà amené d'auditeurs ? » La dame prit la question en mauvaise part. Ne connaissait-elle donc personne qui eût besoin d'un aliment spirituel ? Manquait-elle de l'amour nécessaire pour montrer aux autres la route de ce temple où elle affirmait trouver la vie ? Supposons l'une de ses bonnes amies souffrant des dents ou de la migraine, supposons que la dame en question eût possédé un remède assuré contre ces maux, ne se fût-elle pas hâtée de le vanter ? Croira-t-on qu'elle ne savait comment s'exprimer vis-à-vis de ses bonnes amies ? Quelle femme a jamais été à court de propos ? La vérité probable est que son compliment n'était qu'un compliment.

M. A. vous écrit qu'il a été particulièrement heureux de lire votre livre, qu'une nouvelle lumière religieuse est descendue, après cette lecture, dans son âme, et... il n'ose recommander l'ouvrage ni à B. ni à C., qui marchent dans le doute et l'obscurité. Il craint de les heurter. Et quand il les heurterait ! Le tort ne serait-il pas du côté de ses amis ? S'il vous arrivait d'entendre un ami auquel vous auriez prêté quelque magnifique cantique chrétien d'un poète connu vous remercier par des paroles de dédain, ne sauriez-vous supporter ce déplaisir pour l'amour du poète ? L'amour de Jésus devrait également vous rendre capable d'affronter quelque opposition pour son nom. Admettez que vous rencontriez B. et C. dans la vie future - ce qui n'est nullement impossible, croyez-le - et qu'ils vous tiennent ce langage - « Tu nous savais dans l'erreur. Tu connaissais le salut. Et tu n'as pas voulu nous en montrer le chemin ! » Que répondrez-vous ?


V

TON POSTE

Ayons seulement un sincère désir de servir Jésus ; sachons, en pleurant, le supplier de nous ouvrir les portes. Nous n'attendrons pas longtemps l'occasion de nous rendre utiles. Sûrement, il est toujours périlleux d'enfoncer les portes, cela reste vrai en matière d'évangélisation ; mais Jésus enseigne aux siens à frapper doucement, à ouvrir sans bruit. Il n'est pas besoin en général, pour toucher une âme, de beaucoup d'éloquence, d'une grande habitude ou d'une grande science pédagogique, il n'y a qu'à avoir le coeur à la bonne place.

La veuve d'un pauvre allumeur de réverbères avait sa porte à côté de la porte d'un maçon ivrogne, dont la famille se composait de nombreux jeunes enfants. Le bruit, les querelles et les cris remplissaient du matin au soir le logis du maçon. Le mari rentrait ivre à l'heure du repas, il avait perdu l'estime des voisins. Et la femme ne s'entendait nullement à diriger son ménage, à se faire obéir de ses enfants, et elle était aussi à blâmer. Rien d'insolite à ce que la veuve eût désiré échapper à une pareille société, et même changer d'appartement. Mais ce n'est point ce qu'elle fit. Elle entreprit d'apprendre à la femme du maçon l'art de la cuisine, du raccommodage, de la couture, la bonne tenue d'un intérieur. Bientôt le mari trouva du plaisir chez lui, il s'aperçut que ses enfants étaient peignés et lavés ; il fut touché de la douceur de sa femme. Un jour, il s'étonna du changement qui s'était produit au sein de sa famille. Un autre jour, il jetait contre un mur sa bouteille d'eau-de-vie et sautait au cou de sa compagne en lui demandant pardon. Un autre jour encore, il s'en allait avec elle et la veuve à la maison de Dieu. Je n'ai pas besoin de dire que ce jour est revenu dans la suite tous les dimanches.

Cette veuve n'avait-elle pas un grand coeur ? Son coeur me paraît plus grand que celui de l'homme de génie qui n'est pas animé par la charité. Cette femme a réellement servi Jésus. J'admire la simplicité de son oeuvre. Mais cette oeuvre resplendit également d'amour, d'oubli de soi, de persévérance. Elle témoigne encore de beaucoup de prières. On n'arrive à rien en ce domaine sans la requête. Pour bien se livrer à l'intercession, il faut avoir senti son impuissance. Celui-là seul qui a gémi sur l'insuffisance de son esprit a qualité pour s'occuper du salut des âmes. C'est la bénédiction du travail spirituel, auquel je vous convie après d'autres âmes, de contraindre à la prière, de forcer à entrer dans une communion toujours plus intime avec le Sauveur. Qui veut conduire quelqu'un sur la route du ciel doit se placer d'abord sous l'influence de Christ, s'il veut voir ses efforts couronnés de succès.

Et plus l'amour de Christ vous aura amené à vous dépenser pour une âme, plus votre charité, au lieu de se refroidir, s'enflammera. Sachez-le, l'amour grandit, non pas tant par les enseignements et les arguments qu'il entend, non pas tant par la vue des nobles exemples qui sont placés sous ses yeux, que par les renoncements accomplis par lui. Son aliment est le sacrifice offert par lui. Regardez l'amour de la mère pour son enfant. L'enfant n'a rien fait pour gagner cette affection. Rien, absolument rien. En échange, la mère a tout fait pour lui. Et c'est pour cela qu'elle l'aime d'une indicible tendresse, qu'elle est prête à verser pour lui le sang de son coeur. Nous répétons, avec l'un de nos cantiques :

Forte est la main de mon Sauveur,
Sa douce étreinte est éternelle.
Il a fait trop en ma faveur,
Pour cesser de m'être fidèle !

Ce qui est vrai de Jésus-Christ est vrai de vous. Plus vous vous serez dévoué pour quelqu'un, moins vous consentirez à l'abandonner. Est-ce que vous vous résigneriez à voir perdus en une fois tous vos sacrifices ? Est-ce que votre amour n'a pas crû avec chacun d'eux. Vérité profonde : L'amour ne vit pas seulement de ce qu'il reçoit. Et l'amour que vous répandez autour de vous, loin d'épuiser votre coeur, y suscitera de nouvelles énergies, venant remplacer celles qui s'étaient déployées.

Quelle joie d'avoir trouvé une âme qui se perdait, de l'apporter à Christ ! Quelle joie si cette âme avait gardé de nobles instincts au milieu de son égarement !
Quelle joie encore, s'il s'agit d'une âme enlaidie et souillée ! Le laboureur se réjouit lorsqu'il goûte le fruit de son travail. Il vous appartient de connaître cette satisfaction.

Si l'amour se fortifie dans notre service chrétien, il en est de même de la foi. Rien n'est plus vivifiant pour la foi qu'une victoire, que d'avoir réussi à arracher un esprit à la puissance de l'incrédulité pour le soumettre à la puissance de la foi. Viennent pour vous les jours d'obscurité, de tentations, le souvenir de cette âme, qui a reçu la vie, ensuite de vos prières, sera pour vous un témoignage de la réalité de votre vie spirituelle. Car la vie seule produit la vie. Il n'est donc pas de récompense plus grande de l'effort chrétien que le spectacle d'un coeur passé, grâce à soi, de la mort à la vie.

Pourquoi n'avons-nous pas le courage de tenter d'agir sur ce frère qui vit dans le trouble, sur cette soeur qui suit une voie dangereuse ? Nous voyons dans la Bible Philippe s'approcher de l'officier éthiopien, Ananias aller visiter Saul, Pierre se rendre chez le centenier Corneille, Paul annoncer la bonne nouvelle an geôlier de Philippes, chercher même à atteindre un Félix, un Festus, un Agrippa. Est-ce là seulement de vieilles histoires, bonnes uniquement à être lues, qui ne doivent engager à rien ?

Croyez-vous que Philippe et Pierre, Ananias et Paul fussent faits d'une autre étoffe que vous ? Cet officier qui est votre ami n'aurait-il pas un aussi grand besoin du Sauveur que le centenier Corneille, de Césarée ? Ce magistrat, votre parent, n'est-il pas dans une ignorance sur Jésus-Christ égale à celle du surintendant des finances de la reine Candace ? Et vous, ma chère soeur, n'auriez-vous pas parmi vos amies quelque Lydie disposée à ouvrir son coeur au Seigneur, si vous saviez lui parler du Sauveur ?

Ces traits que j'ai rappelés ne nous sont pas racontés seulement pour que nous les admirions. Ils nous disent : « Va et fais de même ! » Vous vous récriez sur votre incapacité. Les uns, il est vrai, sont mieux doués pour ce travail qu'ils ne pensent, et les autres beaucoup moins qu'ils ne croient. À chacun est réservé un succès plus ou moins grand, plus on moins visible. Mais Dieu réclame de chacun de la bonne volonté. Là où ces dispositions existent, l'occasion ne fait point défaut.

« Personne n'entrera seul au ciel », a dit un chrétien. Il entendait par là que nous avons tous à conduire au ciel, par notre influence, d'autres âmes. Le mot est peut-être un peu risqué. Certainement Dieu n'exige pas rigoureusement de chacun, même du chrétien qui s'est converti sur le lit de mort, qu'il ait sauvé un frère, une soeur, avant de donner la vie céleste. Ce qui est sûr, c'est que le chrétien doit savoir qu'il est appelé à exercer par sa vie une action sur ceux qui l'entourent.

J'ai parlé jusqu'ici de notre vocation dans nos familles, dans le monde particulier où nous vivons. Mais il est des croyants invités à exercer un ministère spécial au service du roi des cieux. Je songe à ces hommes dévoués, à ces nobles femmes qui se consacrent à la Mission parmi les païens, ou à la Mission intérieure ; je pense à nos diaconesses, à nos garde-malades dont le travail est si précieux. De nombreuses portes sont ouvertes aujourd'hui à ceux qui se sentent pressés de donner tout leur temps à Jésus-Christ. Mais la plupart ne sont pas destinés à quitter leurs maisons, à renoncer à une tâche terrestre. Tous, en échange, sont obligés de tendre à devenir des auxiliaires de Jésus-Christ.

Hélas ! je crains que la première moitié de l'oraison dominicale soit prononcée par nous avec beaucoup moins de ferveur que la seconde, où se trouve la requête du pain quotidien. Nous demandons la sanctification du nom de Dieu, la venue de son règne, l'accomplissement de sa volonté, sans comprendre à quoi nous engage cette requête. Nous ne nous doutons pas qu'elle doit nous pousser à l'action, Oui, à l'action ! Toute vraie prière se transforme bientôt en un acte. Le chrétien dont la piété est saine ne peut dire à Dieu : « Ton règne vienne » sans se poser aussitôt cette question : « Que puis-je faire, dans ma position, pour avancer le règne de Dieu sur la terre ? » La réponse différera autant que les situations, les relations et les capacités. Mais elle se fera entendre toutes les fois que la question aura été posée sérieusement.

Terminons par des considérations tout à fait pratiques : Si vous êtes au service de Dieu, votre argent y est aussi. Pour l'avancement du règne de Dieu sur la terre, il faut beaucoup d'or. Cette pensée paraîtra à plusieurs prosaïque, indigne du spiritualisme chrétien. Elle est pourtant l'expression de la vérité. On ne saurait fonder un Institut de missions, un Asile pour les buveurs ou les femmes tombées sans ce nerf de la guerre. On raille la charité chrétienne en disant : « Ce qu'elle sait, c'est demander toujours et éternellement. » Mais que ne la prévient-on, elle ne demanderait pas. Ceux qui ne donnent que leur argent, même quand ils en donnent beaucoup, ce qui est assez rare, n'ont pas d'ailleurs à se glorifier. Ils font infiniment moins que ceux qui donnent leur énergie, le travail de leur cerveau, leurs sueurs, leurs journées.

Quelqu'un qui connaît les hommes a dit : « J'ai vu bien des convertis, mais je n'ai pas vu que leur bourse fût convertie ! » N'est-ce pas ce qui démontre que les soi-disant convertis ne l'étaient point ou ne l'étaient qu'à moitié. Certainement on peut juger de la piété à la façon dont la bourse s'ouvre. Combien d'oeuvres chrétiennes qui végètent misérablement, dont les directeurs sont harassés par les soucis matériels, fleuriraient et s'épanouiraient, si ceux qui les soutiennent étaient un peu moins chiches ! Combien de coeurs verraient tomber la chaîne qui n'a cessé de les lier secrètement on ostensiblement au monde, malgré leur profession de foi chrétienne, s'ils se décidaient à donner un peu plus de leur superflu et même de leur nécessaire !

Évitons tout malentendu. Ne nous laissons pas prendre aux étiquettes. Toute société qui se réclame de Christ n'est pas pour cela de lui. Dès longtemps l'on sait que tout ce qui brille n'est pas or. Avant de donner, il a donc toujours été opportun d'ouvrir les yeux. Cela est nécessaire aujourd'hui plus que jamais. Nous vivons à une époque où règne la manie de fonder des associations. Il semble que l'activité chrétienne soit pour plusieurs une sorte de sport. Gardez-vous dès lors de vous laisser duper.

Mais si vous l'avez été, gardez-vous de refuser votre concours à ceux qui servent réellement Jésus-Christ. J'entends si vous pouvez le prêter. Il n'y a peut-être jamais eu dans le monde autant d'oeuvres de charité sérieuses, dignes d'être encouragées qu'à l'heure actuelle. Votre sympathie, vos intercessions doivent leur appartenir. Après cela, je ne vous dis pas que vous soyez obligé de leur accorder toujours des dons matériels. C'est le cas si vous êtes très riche. Sinon non. Vous n'êtes pas non plus obligé de vous intéresser par votre activité à toutes ces oeuvres. Il faudrait se diviser à l'infini, pour être de tous les comités, de tous les bazars, de tous les centenaires ou cinquantenaires, de toutes les fêtes religieuses. On se dissémine, on s'éparpille, on s'émiette en s'efforçant de satisfaire chacun. Et l'on n'a plus de temps pour soi, pour le recueillement, pour la famille. Telle réunion enthousiaste a voté une nouvelle oeuvre. Les promoteurs se figurent que nous sommes obligés de les aider. Ils iront répétant que tout chrétien sincère a le devoir rigoureux de les soutenir. Laissez-les dire, si vous n'avez ni le loisir ni le moyen de marcher avec eux. Il s'agit de savoir conserver sa liberté.

Mais, quand le matin ou le soir vous vous approchez de votre Sauveur par la prière, demandez-vous : « Comment pourrais-je désormais servir mon Maître ? » Priez-le de vous remplir de son Saint-Esprit, de vous délivrer de votre paresse, de votre avarice, de votre égoïsme, de l'habitude de vous complaire en vous-même. Implorez-le, pour qu'il vous arme de miséricorde, de sagesse et de courage, d'un esprit joyeux et conquérant, pour qu'il vous enseigne à travailler, à donner, à vous immoler en vue de sa gloire.

Agneau sans prix ! Agneau sans prix !
Qui subis une mort amère,
Que tout mon sang te soit acquis,
Mon coeur, mon existence entière !

Puisse ce cantique éveiller un écho profond dans nos coeurs ! Avant le combat, les gladiateurs, qui allaient s'entre-tuer pour l'amusement du peuple romain, défilaient devant la loge impériale et répétaient : « Ave Caesar, morituri te salutamus. » (Salut César, nous qui allons mourir, nous te saluons.) Nous nous immolons pour un chef qui a donné sa vie pour nous. Ce n'est pas par nécessité que nous souffrons et mourons, comme le gladiateur antique, qui était contraint de se soumettre au trépas, qu'il le voulût ou non, lorsque sa mort avait été décidée par le peuple. Nous donnons librement notre vie à celui qui l'a perdue pour nous. Il est notre Souverain, mais aussi notre Sauveur. Rien de servile dans notre soumission. Elle est libre. C'est celle d'un coeur qui s'offre. Nous savons d'ailleurs que par la mort, quand nous la subissons patiemment, au service de Christ, nous allons à la vie éternelle. L'apôtre Paul écrit avec joie, reconnaissance : « Nous sommes sans cesse livrés à la mort. » Le chrétien qui sert Jésus meurt également tous les jours à lui-même. Cette mort incessante, constamment renouvelée, est notre véritable vocation.

Disciples de Jésus-Christ, nous lui dirons, avec un poète chrétien :

Nous sommes à toi,
Prépare à la gloire
Tes enfants, ô Roi !
Grâce à ta victoire,
Nous pourrons sans effort
Te suivre dans la mort !

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