Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

De la mauvaise humeur et de sa guérison.

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I

LA MAUVAISE HUMEUR EN VOYAGE

Mon ami avait raison et nous avait, ainsi que d'habitude, bien conseillés. Fidèles à ses avis, nous repassâmes devant la chute du Giessbach, au bord du lac de Brienz, puis nous nous en allâmes visiter à Melringen les gorges de l'Aar. Tout le long de notre voyage, nous avions contemplé dans les gares de pompeuses affiches proclamant les gorges de l'Aar la plus grande merveille de la nature en Europe. Nous ne nous étions pas laissé prendre à cette réclame.
Pourtant l'invitation à faire une visite aux gorges de l'Aar était pleinement justifiée.

À l'entrée des gorges, l'on exigea de chacun de nous un franc. Payer, en voyage, est rarement un plaisir restaurateur. Toutefois nous le fîmes de bon coeur, pensant que l'entreprise des gorges avait exposé un gros capital et qu'il était équitable qu'elle en retirât la rente.

Nous étions suivis de trois messieurs extrêmement bien mis et d'une dame encore mieux mise. Évidemment cette société n'était nullement à court d'argent. Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à regarder la luxueuse voiture dans laquelle elle avait fait le trajet depuis Meiringen. Le franc qu'on demanda également à ces personnes pour leur carte d'entrée les mit hors d'elles-mêmes. « Nous avons donc affaire en Suisse, criaient-elles sans se gêner, à des sangsues ! Le pressurage perpétuel dont on est l'objet dans ce pays suffirait à vous empêcher d'en jouir ! » Nous nous efforçâmes de nous tenir à distance de la dite société. Malheureusement, dans l'un des endroits les plus beaux des gorges, là où les rayons d'or du soleil, glissant entre les parois géantes et à pic du rocher, vont illuminer l'Aar qui coule au fond, là où tous les touristes ont admiré un superbe effet de lumière, nous fûmes rejoints par la malencontreuse petite troupe. Nous l'eûmes sur les talons jusqu'à la sortie, et nous pûmes entendre répéter à satiété les mots de : « Sangsues ! - Escroquerie ! » À table d'hôte nous fûmes obligés de nous placer à côté de ces personnes. Leur conversation roula tout du long sur les francs que, selon eux, on leur avait extorqués. Leur humeur était singulièrement excitée. Une chose était certaine pour moi, c'est qu'il n'avaient rien vu des magnificences des gorges de l'Aar.

J'ai consacré à cet incident une note dans mon agenda. Quiconque a l'habitude d'observer aura remarqué qu'en voyage beaucoup de personnes des classes cultivées s'achoppent aux petits désagréments de la route. L'addition à payer au départ de l'hôtel, par exemple, est pour elles une occasion de vif mécontentement. Pour peu qu'elle dépasse le chiffre fixé dans leur esprit, les voilà parties en guerre. Passe pour une petite explosion intérieure de mécontentement, si elle ne dure qu'une ou deux minutes. Ce qui est absurde, c'est de s'assombrir, toute une journée, à ce propos, de se gâter pour cela son plaisir.

Dites-vous bien que le passage des étrangers en Suisse n'a qu'une saison, que les maîtres d'hôtels doivent se livrer à de grands frais de personnel, d'ameublement, d'approvisionnement pour quelques mois. Il est naturel qu'ils cherchent à se récupérer et que leurs notes soient un peu élevées. Un homme distingué me disait : « J'ai l'habitude de m'attendre à une addition dont le chiffre soit formidable. Quand la somme réclamée est au-dessous de mes prévisions, je jubile et me répète : Bien, tu viens de faire une fameuse économie ! » Cette pratique est intelligente. Elle préserve des déceptions.

Certes, il n'est pas agréable de voir les francs, les pièces de cinq francs, les pièces d'or tourbillonner comme la balle au vent. Qui ne tiendrait à cet argent économisé souvent avec tant de peine, sur l'emploi duquel on a pris chez soi l'habitude de veiller rigoureusement. Mais se laisser gagner par la mauvaise humeur à cause de cela, c'est démontrer qu'on eût mieux fait de ne pas sortir de sa maison.

Je ne nie point que le flot des touristes excite, partout où il passe, la cupidité. L'occasion, dit un proverbe, crée le larron. Il y a là, hélas ! une inéluctable loi des choses. Il faudrait s'étonner que, devant chaque cascade, devant chaque point de vue il ne se trouvât personne pour exploiter ces merveilles. S'il en est ainsi en Suisse, en Thuringe, sur les bords du Rhin, ne doutez pas qu'il n'en fût de même en Poméranie ou dans les landes de Lunebourg, dans le cas où ces pays deviendraient à la mode.

Un mot au sujet des pourboires. C'est, j'en conviens, une plaie. Mais il faut s'y soumettre, comme on se soumet à l'existence des mouches et des moustiques, lesquels existent par la volonté du Créateur. L'usage des pourboires s'est implanté ; quand on croit l'avoir aboli, il renaît bientôt. Ceux qui les touchent y tiennent, aussi bien que les employés d'un gouvernement à leur salaire. Pourquoi se scandaliser dès lors de voir les sommeliers, les portiers, les cochers tendre la main pour un pourboire ? Sachez plutôt joindre au pourboire une phrase amicale et même, en certains cas, un petit traité. N'agissez point comme certaine dame de ma connaissance, qui donnait le traité en lieu et place du pourboire. En donnant celui-ci, efforcez-vous de répandre un peu de joie autour de vous. Si vous avez ce but devant les yeux, vous serez préservé de la mauvaise humeur. Celui qui professe être chrétien doit se distinguer des gens du monde en mettant moins de prix à l'argent, en se montrant heureux de pouvoir causer quelque plaisir.

Le grand ennemi des touristes est le mauvais temps. En soi, Il ne saurait y avoir pour le chrétien de mauvais temps, puisque c'est Dieu qui envoie le soleil et la pluie. Sans doute, quand il pleut pendant des semaines, presque perpétuellement, qu'il pleut toujours ; quand l'on voit descendre de toutes parts des montagnes de véritables torrents ; que du matin au soir on se tient à la fenêtre pour examiner le ciel que la seule ressource contre l'ennui est la lecture de Baedecker et de son catalogue de toutes les curiosités à visiter dans la contrée, la foi est mise à une rude épreuve. Cependant le murmure est toujours un péché. Souvenez-vous qu'il nous rend désagréables à Dieu, aux autres, et ne peut que nous rendre plus chagrins.

Les jours de pluie, croyez-moi, ont leurs avantages. Je vais indiquer ces derniers à ceux qui ne les connaîtraient pas. Voici ce qu'on apprend dans un jour de pluie :

No 1. La patience. Ah ! comme un temps pluvieux vous instruit dans la patience. Mais le chrétien ignorerait-il quel trésor est la possession de la patience ? Rapporter d'un voyage une certaine quantité de patience, c'est en rapporter plus que des souvenirs, c'est avoir de quoi supporter mieux les contrariétés qu'on rencontrera en rentrant chez soi, de quoi faire passer plus agréablement aux siens l'hiver suivant.

No 2. L'état de son coeur. Les beaux jours en voyage vous ravissent à vous-même, vous jettent dans les entraînements de la vie extérieure. Rentrer en soi-même ne peut donc qu'être salutaire au voyageur, le ramener à la possession de soi.

No 3. L'art d'écrire aux siens des lettres qui soient autre chose que des télégrammes. En cas de beau temps, on est pressé ; on envoie une carte ornée d'un point de vue, avec quelques mots. L'on se borne à mettre l'eau à la bouche de ses correspondants. Par un jour de pluie, vous réapprenez le secret des lettres intéressantes, consistant en autre chose qu'en exclamations.

No 4. Le contenu de l'excellent volume que l'on portait depuis longtemps avec soi sans avoir le loisir de l'ouvrir.

No 5. L'existence d'âmes ayant soif autour de soi de la vie éternelle. Vous vous avisez de l'air triste et souffrant d'un sommelier, de l'expression accablée d'une dame aux vêtements de deuil. Et vous avez la joie, par votre cordialité, d'arriver à illuminer d'un sourire ces figures fatiguées. Il faut souvent peu de chose pour y réussir, lorsque Dieu bénit les intentions. Ce n'est pas non plus toujours chose aisée. Quoiqu'il en soit, le succès vous paie amplement. Et le jour de pluie devient de la sorte pour le coeur, qui vient d'accomplir une bonne action, un jour de soleil.

Il est de petits moyens recommandables pour bannir la mauvaise humeur, entre autres la musique. Je me souviens de mon arrivée, il y a une douzaine d'années, d'Andermatt à la Furka. Un brouillard épais, humide et froid nous enveloppait. La buée était si dense que notre cocher dut descendre de son siège pour mener son cheval par la bride, il n'en voyait plus les oreilles. Nous entrâmes transis dans l'hôtel de la Furka, où se trouvaient réunis de nombreux voyageurs. Assis dans les coins, ils avaient l'air profondément ennuyés ; sur leurs visages était écrit : Désappointement, mauvaise humeur ! Je fus quelque peu effrayé de toutes ces longues mines, et je m'assis au piano, en entamant un air populaire. On commença à se remuer. Quelques étudiants se mirent à chanter les paroles de ma musique. Toute la compagnie fut bientôt réunie autour du piano. Une petite société de chant s'improvisa, et nous exécutâmes bien une douzaine d'airs. Dans les intervalles on faisait connaissance. Le démon de la mauvaise humeur était conjuré, Un bon thé fit le reste. Malgré nos accents joyeux, la nuée du dehors ne s'était point dissipée. Mais quand, le lendemain matin, le garçon d'hôtel nous éveilla à quatre heures, le ciel était d'une limpidité parfaite, et nous assistâmes, du sommet de l'Alpe, à un splendide lever de soleil qui fit briller la joie dans tous les yeux. La mauvaise humeur avait disparu la veille au soir, et nous n'avions pas attendu pour nous égayer que la bonté de Dieu eût éloigné le nuage qui voilait le paysage.
Tout le monde ne voyage pas. Il y a donc lieu de parler aussi de la mauvaise humeur dans la vie ordinaire.


II

DE LA MAUVAISE HUMEUR DANS LA VIE ORDINAIRE

Je n'ai jamais envié les accordeurs de piano. En échange, j'ai souvent envié les ouvriers maçons, occupés à hisser quelque pesante pierre sur un bâtiment en construction : ils transpirent à plaisir, ils n'ont pas le loisir de penser. Quel avantage ! J'ai envié les facteurs de la poste ; ils font chaque jour la même course régulière et sont les bienvenus quand ils vous apportent vos lettres, vos journaux, J'ai envié le garçon de ferme vivant au grand air ; avec l'engrais qu'il charrie, il a le sentiment de réussir à rendre le sol plus productif. J'ai envié dans le cours de mon existence beaucoup de gens. Mais je n'ai jamais envié les accordeurs. de pianos.

N'est-ce pas une sorte de martyre que de les écouter ? Que doivent-ils éprouver eux-mêmes, s'ils ont des nerfs ? Ils vont d'un piano faux à un piano faux ; l'imprévu, pour eux, c'est un piano plus faux que les autres. Pour garder sa bonne humeur dans de pareilles conditions, il faut être un saint ou n'avoir pas de nerfs.

Le métier d'accordeur de pianos est donc difficile. Plus difficile est l'entreprise de rétablir l'harmonie dans les coeurs. L'accordeur triomphe en deux ou trois heures au plus d'un instrument faussé. Mais, pour rétablir l'harmonie dans les âmes, il est souvent besoin de plusieurs heures, de nombreux mois, d'années ; l'on a en outre besoin de toute sa charité, de toute sa philosophie, de toute sa patience, de tout son humour, de toute sa foi religieuse. Avec tout cela, l'essai est souvent suivi de l'insuccès. Agir sur l'âme humaine est une oeuvre rarement menée à bonne fin. Toutefois si, après avoir échoué quatre fois, vous réussissez à la cinquième, si vous parvenez alors à faire éclater le rire et les paroles joyeuses sur des lèvres qui murmuraient, à changer en douces larmes d'actions de grâces les larmes du dépit, vous avez accompli une noble tâche, une tâche dont l'honneur durera pour vous jusque dans la vie éternelle, car rien de ce qu'on fait pour le relèvement de l'âme ne se perd.

Triste état que l'irritation. Celui qui se laisse aller à la mauvaise humeur est vraiment un être digne de pitié, en proie à une sorte d'obsession. Il voit toute chose à travers des lunettes noires. Il s'efforce de s'assombrir toujours davantage. Le propriétaire d'un chien vous dira parfois : « Ne le touchez pas, il vous mordrait ! » C'est ainsi que l'on vous dira de celui qui est de mauvaise humeur : « Ne lui parlez pas, il est fâché, il vous dirait sans doute des sottises. » Est-ce la caractéristique d'un homme dans l'état de bon sens.

Quand un ange du ciel se présenterait à la personne qui est de mauvaise humeur, elle saurait lui trouver des défauts. Comme le lecteur ne vit pas dans la lune, je n'aurai pas besoin d'ajouter que les coeurs enclins à la mauvaise humeur ne sont pas une exception en ce bas monde. Il en découvrira sans chercher trop loin.

C'était dans un beau village de la Thuringe, devant un restaurant. Nous étions assis sous un magnifique tilleul. Je dis nous, car outre mon humble personne, il y avait là un couple âgé d'une quarantaine d'années environ. Je tournais le dos au couple, assis à une petite table. J'entendis le mari dire d'un ton maussade : « C'est le moment d'aller commander ce que nous mangerons. » - « C'est fait, » repartit gaîment sa femme. - « Comment ? Tu t'es permis de commander ce que nous prendrons, sans me consulter ? » dit-il du ton sévère d'un juge courroucé. Elle répondit doucement : « Je sais qu'aujourd'hui tu seras content de moi. » Il grogna je ne sais quoi. Bientôt survenait l'aubergiste lui-même, apportant un magnifique plat de jolies petites truites. « Tu vois, c'est ton plat favori, » murmura la femme avec un sourire. Je me tournai un peu, non pour jeter un regard sur les petites truites, qui sont aussi mon plat favori, mais dans l'espoir de voir s'éclairer le visage du grondeur. Mais lui, d'un accent dédaigneux : « Cette plaisanterie ne causera pas grande satisfaction à son auteur. J'avais précisément décidé que je mangerais de la truite aujourd'hui. » La voix de la pauvre femme s'altéra subitement. Elle avait peine à retenir ses larmes. Elle en triompha pourtant, mais se servit à peine. Quant à lui, d'un air de profond mépris, il avala toutes les truites.

Le repas terminé, l'aimable femme se hasarda à cette question : « Le poisson était-il bien apprêté, mon cher mari ? » - « Hum, hum ! » laissa-t-il tomber d'un air de condescendance suprême, tout en s'essuyant la bouche. Il s'était levé : « Où vas-tu, mon cher ? » - « Solder l'addition. Penses-tu qu'ici l'on dîne gratis ? » - « Oui, répondit-elle, pour aujourd'hui, l'on dîne gratis ; tout est payé. » - « Qu'est-ce que cela signifie ? » - « J'ai payé de ma bourse particulière. Tu me permettras ce petit présent. » - Que répondit l'inhumain ? « Ha, ha, c'est comme cela, je me doutais bien que je remplissais trop généreusement ta bourse particulière. »

Si jamais il m'a été difficile de clore mes lèvres, c'est en cette occasion. Lorsque le couple se fut éloigné, je fis causer l'aubergiste. Il me dit que le mari venait seul ; qu'il était désagréable avec les sommeliers et qu'aucun d'eux ne voulait plus avoir affaire avec lui. C'est pour cela qu'il avait apporté lui-même le plat de truites. Ce mari devait être un grand savant, usé par le travail, un hypocondre. « Oui, fis-je, et il est de plus sous l'influence du mauvais esprit. »

Je ne puis pas demander au lecteur s'il se reconnaît dans cet époux. La question serait impolie. N'eussions-nous que la douzième partie du caractère chagrin de ce savant homme, c'en serait assez pour rendre malheureux notre entourage. Et dire qu'il n'est pas seul de son espèce, que des milliers d'hommes ont la même nature ! Est-ce que je ne signale pas, ce disant, une des grandes plaies de notre humanité ?

Quant aux causes de la mauvaise humeur, elles sont innombrables. Elles supposent presque toutes, chose étonnante, la conviction que Dieu gouverne le monde, mais, ce qui est moins étonnant chez des pécheurs, l'idée que Dieu gouverne mal. Celui-ci et celui-là sont d'avis que, s'ils avaient à conduire les choses, tout irait mieux. Mais nous savons, nous, et un enfant le sait avec nous, que si le gouvernement du monde était remis entre des mains humaines, il deviendrait l'objet d'effroyables disputes. Chacun n'a-t-il pas des vues particulières sur la marche des choses ? Ce que le premier désire attriste le second. Dès lors comment des hommes s'entendraient-ils pour satisfaire tout le monde ? Voici le millionnaire Müller : Il lui faut aujourd'hui le beau temps. Mais le missionnaire Meyer, pour d'autres raisons, appelle la pluie. Messieurs Aaron et Cohen souhaitent ardemment la hausse des blés, sur lesquels ils spéculent, et le petit consommateur la redoute plus que tout.

Vous voyez bien qu'il serait impossible à Dieu de nous confier l'administration du monde. Il n'est personne parmi mes lecteurs qui ne soit là-dessus d'accord avec moi. Mais on trouve que Dieu ne tient point assez de compte de nos plans et de nos projets. Il agit souvent en apparence comme si nous n'existions pas, comme si nous n'avions en aucune façon voix au chapitre des événements. Il nous déconcerte à tout moment. Hélas ! que de personnes irritées contre la Providence !

Un écrivain a dit qu'une petite colère dans la matinée peut ouvrir l'appétit pour le repas de midi. Mais l'irritation qui persiste, qui envahit l'âme, est dangereuse ; elle prédispose à la haine des hommes, finalement au désespoir. Les trente dernières années du dix-neuvième siècle tant vanté auront vu périr, en Europe, qu'on ne l'oublie pas, plus d'hommes par le suicide, c'est-à-dire par le mécontentement, qu'il n'en est mort dans les différentes guerres qui se sont succédé sur le continent pendant ce laps de temps. Qu'on juge après cela de la prédisposition au mécontentement dans les esprits.

Il est des agitateurs socialistes visant à aigrir l'ouvrier, à l'égard de sa position ; mais les classes cultivées connaissent peut-être davantage encore le mécontentement. Pourquoi l'homme du peuple est-il en général plus gai que le Monsieur portant des gants ? D'abord celui qui travaille de ses mains se porte mieux en général que celui qui se livre à un labeur intellectuel. Laissons de côté le journalier des campagnes ; lui a l'avantage de vivre au grand air. Mais je dis qu'un ouvrier de fabrique mène une vie plus saine qu'un président de tribunal ou un professeur. Les nerfs des seconds sont toujours quelque peu excités, et l'hypocondrie est la suite d'un effort continu de l'attention.

Les personnes ayant une position élevée ont aussi beaucoup plus de préoccupations diverses. Ce financier qui, en une heure, gagne à la Bourse de quoi se bâtir un palais, est un homme envié pour ses richesses. Mais il a plus de soucis dévorants que le travailleur capable de gagner régulièrement de trois à six francs par jour. La poste, le télégraphe harcèlent le personnage opulent qui s'en va à son bureau en brillant équipage. Que de fois le brasseur d'affaires a vu la ruine frapper à sa porte ! Ce ne sont pas seulement les financiers qui ont des responsabilités. Elles sont plus pesantes pour les personnes d'un certain rang que pour les petites gens, lesquelles vivent un peu avec l'insouciance des enfants. Embrasser beaucoup est le moyen de faire rarement tout ce que l'on veut. Or, quand on est habitué à beaucoup pouvoir, on est plus sensible aux mécomptes.

Les petites gens n'attendent pas beaucoup de la vie, elles ont par conséquent moins de déceptions. Qui ne porte point de toasts ne court pas le risque de demeurer court. Qui n'a pas l'ambition de briller par des poésies n'est jamais critiqué pour ses mauvais vers. Qui se garde d'écrire dans les journaux n'aura pas le désagrément de recevoir une lettre ouverte dans laquelle on le clouera au pilori. Qui ne donne pas de soirées n'entend point dire qu'il ne sait pas amuser ses hôtes. Qui ne parle pas dans les réunions publiques n'est point pris à partie pour ses vues arriérées ou trop avancées. Qui n'a pas d'équipage n'a pas à s'inquiéter de son cocher ni de ses chevaux. Qui ne va pas aux bains n'a pas à regretter une cure manquée.

Assurément les humbles sont privés de nombreuses jouissances. Toutefois ils ont l'avantage de n'avoir pas à redouter autant de dépouillements que les personnes aisées. Il est difficile, lorsque dès sa jeunesse on a mangé dans des cuillers d'argent, de s'habituer aux cuillers d'étain. Mais constatons aussi qu'à la longue celui qui mange dans des cuillers d'argent n'y prend plus garde, par conséquent qu'il ne jouit guère de son privilège.

Enfant, je l'ai raconté, j'allais volontiers chez notre voisin, le tailleur bossu. Assis sur sa table, il chantait du matin au soir : « Sois toujours aimable et fidèle, » ou tel air du même genre. J'allais aussi chez un tourneur qui ne savait que deux histoires. Mais toutes deux se terminaient par la conclusion qu'un tourneur est plus heureux qu'un roi. Les artisans de cette espèce deviennent rares.

Dans les classes cultivées, nombre de jeunes filles, qui ne se marient pas, n'ont rien à faire. L'oisiveté engendre le mécontentement. J'ai rarement vu les femmes occupées, jeunes filles ou vieilles demoiselles, habituellement de mauvaise humeur. Dans ces classes aussi, les hommes, s'ils sont parfois surchargés, sont plus souvent oisifs que l'homme du peuple. Le marché est encombré de juristes, de théologiens, de médecins, de philologues, d'artistes, de négociants, d'architectes. Souvent les jeunes gens entrés dans les carrières libérales doivent attendre une place pendant des années. Que l'ouvrier maçon ne trouve pas l'emploi de son métier, il est du moins capable de prendre la pioche et la pelle, de se faire quelque temps, s'il le faut, journalier. Il n'en est pas ainsi du jeune homme instruit. Les muscles lui font défaut, ou bien il est retenu par la crainte de déchoir. Il s'irrite d'attendre un poste et sa famille s'irrite avec lui.

Je voudrais que nos parents apprissent enfin une chose, c'est que chaque enfant a ses dons, qu'il s'agit de découvrir ceux-ci, que le fils d'un père cultivé peut être tout aussi bien appelé à exercer l'art du jardinier que celui de l'architecte. Aucune puissance de la terre n'arrivera à transformer un hérisson en un canari fort chanteur. L'honneur de la famille, dites-vous, exige que votre fils ait une vocation conforme à votre rang. Et voilà un pauvre garçon qui aurait fait un excellent boulanger, condamné à suivre la filière des études, à des examens, à verser des larmes sur ses insuccès, à devenir un inhabile médecin, sans clientèle, ou un négociant qui fera de mauvaises affaires. L'encombrement des carrières provient de ce que les parents ayant quelque culture ne consultent pas les aptitudes de leurs enfants. Il saute aux yeux qu'il sort à chaque instant des couches populaires des sujets bien doués, lesquels devancent leurs émules souvent peu doués des classes aisées.


III

LA CURE EFFICACE

J'ai indiqué les causes générales de la mauvaise humeur. Il en est de très spéciales. Pour donner des exemples de ces dernières, je n'ai que l'embarras du choix : Vous êtes atteint subitement de quelque grave maladie ; votre encre n'est pas suffisamment fluide ; au dernier vote, votre nom est resté sur le carreau ; vos bottines sont trop étroites et vous blessent les pieds. Oui, les occasions de nous fâcher ne nous manquent guère. Est-ce que ce monde est un mauvais monde, mal arrangé ? N'est-ce pas plutôt nous qui sommes mauvais !

Et comment parvenir à ce degré de sagesse qui nous permettra de garder la paix de l'âme au milieu de toutes les fatalités contraires ? Lorsque j'arrivai à Brème, je reçus l'hospitalité dans une maison amie. On m'y présenta une poésie. Elle avait pour titre : « En avant ! » et chaque vers se terminait par les mois : « En avant ! » Les commencements des vers énuméraient les diverses difficultés que j'allais rencontrer dans l'exercice de mes fonctions pastorales. Après chaque difficulté venait l'appel à l'énergie : « En avant ! » En d'autres termes, il s'agissait de ne me laisser arrêter par rien. Je ne dirai pas que j'ai su toujours traverser les circonstances pénibles sans reculer. Mais je me suis souvenu à plus d'une reprise du conseil qui m'était donné par le poète. Permettez-moi de vous le dire, ni onguent, ni emplâtre ne vous préservera de la mauvaise humeur. Seule la foi chrétienne atteindra ce résultat.

Comprenez-moi bien, je ne vous invite pas à faire appel à la puissance de votre foi en face de chaque difficulté. Il est de petits mécomptes que nous devons pouvoir dominer sans être obligés de recourir au recueillement et à une invocation mentale particulière.

Tel est le cas, par exemple, lorsque la conduite d'eau de votre appartement est bouchée, on quand, au lieu d'agiter le sablier sur la longue lettre que vous venez d'écrire, vous avez par mégarde retourné votre encrier, on encore quand le potage est brûlé. En pareille occurrence, il faut être résolu à sourire, il faut savoir, d'un ton décidé, dire à la mauvaise humeur qui s'éveille : Arrière de moi, Satan !

Les événements venus à la traverse de nos voeux ne sont pas toujours minces. Ils sont parfois des faits de longue portée. Un nuage, à certains moments, semble se répandre sur la vie entière. Je sais des coups si soudains et si terribles, des accablements si profonds, des humiliations si extraordinaires et si inattendues, des pertes si grandes, que le sourire n'est plus possible. Et les plus forts sont parfois courbés comme des roseaux. Ce n'est pas seulement Jonas qui s'irrite, lorsque Dieu refuse de détruire Ninive, c'est Elie, l'homme fort, et il tombe alors, accablé, sous son genêt.

Pour des circonstances telles que celles-là, je n'ai rien à dire à qui ne connaît pas Dieu. Celui qui voit dans la suite des choses une simple fatalité est prédestiné au désespoir. Il ne pourra que gémir on se livrer à d'inutiles fureurs alors qu'il aura vu les événements conspirer tous ensemble contre lui. En vérité, celui qui ne connaît pas Dieu, se trouvera plus d'une fois exposé sans défense aux orages de la vie. Il sera dans le cas de répéter le mot du poète grec :

Le mieux serait de n'être jamais lié
Ou de mourir sitôt le jour donné.

Quelle paix ne goûte-t-on pas à se dire que l'on est entre les mains du Dieu vivant, qui règle le cours de notre destinée avec amour et sagesse, dont l'action est dans les grandes choses comme dans les petites. Quand Joseph, vendu par ses frères, eut été emmené en Égypte, qu'il eut été, pour avoir repoussé la tentation, jeté en prison et déshonoré devant les hommes, tout paraissait perdu pour lui. Tout devant lui était sombre dans les événements. Mais il levait les yeux plus haut. Dieu était sa lumière. Et les ténèbres de sa vie se changèrent en lumière. L'histoire de Joseph est, jusque dans ses plus petits détails, une magistrale illustration de l'existence d'une Providence tirant le bien du mal. Même les critiques qui envisagent ce récit comme un mythe poétique sont obligés de lui donner cette signification. La conclusion de l'histoire de Joseph est cette parole du héros : « Vous aviez médité de me faire du mal, Dieu me l'a changé en bien (Gen. L, 20.). » Joseph avait cru à la protection de Dieu, il la vit. Parce qu'il crut, il ne connut ni l'irritation, ni le désespoir, ni la haine des hommes.

À cette vieille histoire de Joseph, si touchante, laissez-moi joindre une histoire plus neuve, moderne, tirée de ma propre expérience. Tandis que la vie de Joseph a pour cadre l'Orient, le personnage de mon incident vit en Occident. C'est un professeur américain. En 1883, j'avais écrit un article dans un almanach que distribue à ses abonnés un journal très répandu. Le titre du morceau était : La bonté de la patience. Mon article s'inspirait d'un sermon de Blumhardt, entendu par moi à Berlin en 1871 et qui m'avait laissé une profonde impression. Je citais au cours de mon écrit le prédicateur. Celui-ci avait choisi pour texte ces mots : « Vous avez besoin de patience (1). » Dans son discours, il prouvait d'abord que la patience est une disposition juste et bonne, ensuite qu'elle est plus précieuse que les idoles de la terre : l'argent, l'honneur, les titres, les décorations. L'orateur, dans sa troisième partie, avait insisté sur cette vérité : Le croyant seul peut être patient.

J'avais donc, douze ans après l'audition, rappelé une prédication de Blumhardt dans un article d'almanach. J'avais joint aux développements du prédicateur ceux que me suggérait ma propre expérience. Qu'arriva-t-il ?
Trois mois plus tard je recevais une lettre des États-Unis, écrite par un vieux professeur américain. De coeur il me remerciait de mes pages sur la patience. Il me disait que depuis vingt ans Il était occupé à murmurer contre Dieu et contre les hommes, qu'il avait vécu pendant tout ce temps sans connaître jamais un jour heureux. Il avait lu mon morceau en un moment favorable. À sa lecture, des écailles étaient tombées de ses yeux. Il avait pleuré sur la perte de la foi de son enfance, puis l'avait redemandée à Dieu et l'avait retrouvée. En rentrant dans la foi il était rentré dans la patience. La gaîté lui était revenue. C'en était fini pour lui avec l'irritation contre les voies de Dieu, avec l'aigreur à l'égard des hommes. Il avait tenu d'ailleurs à me témoigner sa reconnaissance à la mode américaine, par un témoignage visible qui pût être profitable à d'autres. Il m'envoyait donc cinquante dollars pour les pauvres. Dans un post-scriptum, il me demandait s'il ne serait pas convenable de partager cette somme avec le pasteur Blumhardt, l'inspirateur de mon travail sur la patience. Il s'en remettait à moi sur la décision à prendre à ce sujet. Blumhardt était mort ; j'expédiai la moitié de la somme à son fils. Et je ne sais qui des deux, de lui ou de moi, eut le plus de plaisir à distribuer ces 25 dollars aux pauvres.

Je citais, il y a un instant, l'exemple de Joseph. Le lecteur familier avec les Écritures trouvera partout dans la Bible des illustrations de cette vérité affirmée par saint Paul, que « toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu (Rom. VIII, 28.) ». Même le découragement d'Elie devient pour lui, par la grâce de Dieu, l'occasion d'une magnifique révélation, je veux parler de cette vision de l'Horeb, où Dieu fait passer devant le prophète le tourbillon, le tremblement de terre, le feu, puis le son doux et subtil. Et par ces symboles, d'abord redoutables, puis aboutissant à une image suave, l'Éternel enseigne précisément à son serviteur que les dispensations les plus sévères du gouvernement providentiel finissent, pour les enfants de Dieu, par l'envoi de la grâce et de la consolation.

Elie ne pouvait que pressentir l'instruction contenue dans cette scène grandiose. Elle a été mise pleinement en lumière dans l'Évangile. Connaissons Dieu comme celui qui pardonne et justifie, comme celui qui, en dépit de tous les obstacles, réalise à notre égard son plan d'amour. Notre accablement, notre irritation procèdent moins des contrariétés rencontrées dans la vie que des ténèbres de notre coeur.

On a dit avec raison : « Le grand mal est le péché ». C'est le sentiment de notre culpabilité qui assombrit notre vie. La confiance au Sauveur nous donnera l'espérance et la paix.

S'il est beaucoup de chrétiens mécontents, cela ne prouve rien contre la foi. Cela prouve seulement que les chrétiens ne croient pas bien. Notre foi est le plus souvent une adhésion intellectuelle à des dogmes qui ne touchent pas notre coeur, qui ne pénètrent pas notre vie.

Croyez avec le coeur et vous aurez une foi agissante. Vous serez préservé du noir mécontentement. Si vous demeurez en Jésus, si après vous être éloigné de lui vous savez retourner à lui avec humilité et repentir, vous sentirez que les dispensations divines à votre égard sont bonnes, qu'elles ont pour objet votre bonheur. Alors les ombres épaisses de la terre ne voileront plus pour vous le soleil. Vous saurez sourire jusque dans les larmes. Vous pourrez répéter, avec un martyr qui périt dans les tourments: « Jésus vainc. »

Au temps où l'empereur Julien l'Apostat essayait de relever le paganisme de ses ruines, un idolâtre qui venait de rencontrer un chrétien lui disait en se moquant : « Que penses-tu de ce qui se passe ? » Savez-vous ce que lui répondit le chrétien ? Avec un calme parfait, il laissa tomber ces mots : « Nubiculum est ; transibit ! » - « C'est une petite nuée ; elle passera ! » Chrétiens, apprenez à dire en face des grandes et des petites contrariétés de la vie : « Nubiculum est ; transibit ! »


1) Hébr. X, 36. Le mot original, qui signifie attente patiente, est traduit parfois dans nos versions françaises par persévérance. (N. du T.).
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