Mon ami avait raison et nous avait, ainsi que
d'habitude, bien conseillés. Fidèles
à ses avis, nous repassâmes devant la
chute du Giessbach, au bord du lac de Brienz, puis
nous nous en allâmes visiter à
Melringen les gorges de l'Aar. Tout le long de
notre voyage, nous avions contemplé dans les
gares de pompeuses affiches proclamant les gorges
de l'Aar la plus grande merveille de la nature en
Europe. Nous ne nous étions pas
laissé prendre à cette
réclame.
Pourtant l'invitation à faire une visite aux
gorges de l'Aar était pleinement
justifiée.
À l'entrée des gorges, l'on exigea de
chacun de nous un franc. Payer, en voyage, est
rarement un plaisir restaurateur. Toutefois nous le
fîmes de bon coeur, pensant que l'entreprise
des gorges avait exposé un gros capital et
qu'il était équitable qu'elle en
retirât la rente.
Nous étions suivis de trois messieurs
extrêmement bien mis et d'une dame encore
mieux mise. Évidemment cette
société n'était nullement
à court d'argent. Il n'y avait, pour s'en
convaincre, qu'à regarder la luxueuse
voiture dans laquelle elle avait fait le trajet
depuis Meiringen. Le franc qu'on demanda
également à ces personnes pour leur
carte d'entrée les mit hors
d'elles-mêmes. « Nous avons donc
affaire en Suisse, criaient-elles sans se
gêner, à des sangsues ! Le
pressurage perpétuel dont on est l'objet
dans ce pays suffirait à vous empêcher
d'en jouir ! » Nous nous
efforçâmes de nous tenir à
distance de la dite société.
Malheureusement, dans l'un des endroits les plus
beaux des gorges, là où les rayons
d'or du soleil, glissant entre les parois
géantes et à pic du rocher, vont
illuminer l'Aar qui coule au fond, là
où tous les touristes ont admiré un
superbe effet de lumière, nous fûmes
rejoints par la malencontreuse petite troupe. Nous
l'eûmes sur les talons jusqu'à la
sortie, et nous pûmes entendre
répéter à
satiété les mots de :
« Sangsues ! -
Escroquerie ! » À table
d'hôte nous fûmes
obligés de nous placer à
côté de ces personnes. Leur
conversation roula tout du long sur les francs que,
selon eux, on leur avait extorqués. Leur
humeur était singulièrement
excitée. Une chose était certaine
pour moi, c'est qu'il n'avaient rien vu des
magnificences des gorges de l'Aar.
J'ai consacré à cet incident une note
dans mon agenda. Quiconque a l'habitude d'observer
aura remarqué qu'en voyage beaucoup de
personnes des classes cultivées s'achoppent
aux petits désagréments de la route.
L'addition à payer au départ de
l'hôtel, par exemple, est pour elles une
occasion de vif mécontentement. Pour peu
qu'elle dépasse le chiffre fixé dans
leur esprit, les voilà parties en guerre.
Passe pour une petite explosion intérieure
de mécontentement, si elle ne dure qu'une ou
deux minutes. Ce qui est absurde, c'est de
s'assombrir, toute une journée, à ce
propos, de se gâter pour cela son
plaisir.
Dites-vous bien que le passage des étrangers
en Suisse n'a qu'une saison, que les maîtres
d'hôtels doivent se livrer à de grands
frais de personnel, d'ameublement,
d'approvisionnement pour quelques mois. Il est
naturel qu'ils cherchent à se
récupérer et que leurs notes soient
un peu élevées. Un homme
distingué me disait : « J'ai
l'habitude de m'attendre à une addition dont
le chiffre soit formidable. Quand la somme
réclamée est au-dessous de mes
prévisions, je jubile et me
répète : Bien, tu viens de faire
une fameuse économie ! »
Cette pratique est intelligente. Elle
préserve des déceptions.
Certes, il n'est pas agréable de voir les
francs, les pièces de cinq francs, les
pièces d'or tourbillonner comme la balle au
vent. Qui ne tiendrait à cet argent
économisé souvent avec tant de peine,
sur l'emploi duquel on a pris chez soi l'habitude
de veiller rigoureusement. Mais se laisser gagner
par la mauvaise humeur à cause de cela,
c'est démontrer qu'on eût mieux fait
de ne pas sortir de sa maison.
Je ne nie point que le flot des touristes excite,
partout où il passe, la cupidité.
L'occasion, dit un proverbe, crée le larron.
Il y a là, hélas ! une
inéluctable loi des choses. Il faudrait
s'étonner que, devant chaque cascade, devant
chaque point de vue il ne se trouvât personne
pour exploiter ces merveilles. S'il en est ainsi en
Suisse, en Thuringe, sur les bords du Rhin, ne
doutez pas qu'il n'en fût de même en
Poméranie ou dans les landes de Lunebourg,
dans le cas où ces pays deviendraient
à la mode.
Un mot au sujet des pourboires. C'est, j'en
conviens, une plaie. Mais il faut s'y soumettre,
comme on se soumet à l'existence des mouches
et des moustiques, lesquels existent par la
volonté du Créateur. L'usage des
pourboires s'est implanté ; quand on
croit l'avoir aboli, il renaît bientôt.
Ceux qui les touchent y tiennent, aussi bien que
les employés d'un gouvernement à leur
salaire. Pourquoi se scandaliser dès lors de
voir les sommeliers, les portiers, les cochers
tendre la main pour un pourboire ? Sachez
plutôt joindre au pourboire une phrase
amicale et même, en
certains cas, un petit traité. N'agissez
point comme certaine dame de ma connaissance, qui
donnait le traité en lieu et place du
pourboire. En donnant celui-ci, efforcez-vous de
répandre un peu de joie autour de vous. Si
vous avez ce but devant les yeux, vous serez
préservé de la mauvaise humeur. Celui
qui professe être chrétien doit se
distinguer des gens du monde en mettant moins de
prix à l'argent, en se montrant heureux de
pouvoir causer quelque plaisir.
Le grand ennemi des touristes est le mauvais temps.
En soi, Il ne saurait y avoir pour le
chrétien de mauvais temps, puisque c'est
Dieu qui envoie le soleil et la pluie. Sans doute,
quand il pleut pendant des semaines, presque
perpétuellement, qu'il pleut toujours ;
quand l'on voit descendre de toutes parts des
montagnes de véritables torrents ; que
du matin au soir on se tient à la
fenêtre pour examiner le ciel que la seule
ressource contre l'ennui est la lecture de
Baedecker et de son catalogue de toutes les
curiosités à visiter dans la
contrée, la foi est mise à une rude
épreuve. Cependant le murmure est toujours
un péché. Souvenez-vous qu'il nous
rend désagréables à Dieu, aux
autres, et ne peut que nous rendre plus
chagrins.
Les jours de pluie, croyez-moi, ont leurs
avantages. Je vais indiquer ces derniers à
ceux qui ne les connaîtraient pas. Voici ce
qu'on apprend dans un jour de pluie :
No 1. La patience. Ah ! comme un temps pluvieux vous instruit dans la patience. Mais le chrétien ignorerait-il quel trésor est la possession de la patience ? Rapporter d'un voyage une certaine quantité de patience, c'est en rapporter plus que des souvenirs, c'est avoir de quoi supporter mieux les contrariétés qu'on rencontrera en rentrant chez soi, de quoi faire passer plus agréablement aux siens l'hiver suivant.
No 2. L'état de son coeur. Les beaux jours en voyage vous ravissent à vous-même, vous jettent dans les entraînements de la vie extérieure. Rentrer en soi-même ne peut donc qu'être salutaire au voyageur, le ramener à la possession de soi.
No 3. L'art d'écrire aux siens des lettres qui soient autre chose que des télégrammes. En cas de beau temps, on est pressé ; on envoie une carte ornée d'un point de vue, avec quelques mots. L'on se borne à mettre l'eau à la bouche de ses correspondants. Par un jour de pluie, vous réapprenez le secret des lettres intéressantes, consistant en autre chose qu'en exclamations.
No 4. Le contenu de l'excellent volume que l'on portait depuis longtemps avec soi sans avoir le loisir de l'ouvrir.
No 5. L'existence d'âmes ayant soif autour de soi de la vie éternelle. Vous vous avisez de l'air triste et souffrant d'un sommelier, de l'expression accablée d'une dame aux vêtements de deuil. Et vous avez la joie, par votre cordialité, d'arriver à illuminer d'un sourire ces figures fatiguées. Il faut souvent peu de chose pour y réussir, lorsque Dieu bénit les intentions. Ce n'est pas non plus toujours chose aisée. Quoiqu'il en soit, le succès vous paie amplement. Et le jour de pluie devient de la sorte pour le coeur, qui vient d'accomplir une bonne action, un jour de soleil.
Il est de petits moyens recommandables pour
bannir la mauvaise humeur, entre autres la musique.
Je me souviens de mon arrivée, il y a une
douzaine d'années, d'Andermatt à la
Furka. Un brouillard épais, humide et froid
nous enveloppait. La buée était si
dense que notre cocher dut descendre de son
siège pour mener son cheval par la bride, il
n'en voyait plus les oreilles. Nous entrâmes
transis dans l'hôtel de la Furka, où
se trouvaient réunis de nombreux voyageurs.
Assis dans les coins, ils avaient l'air
profondément ennuyés ; sur leurs
visages était écrit :
Désappointement, mauvaise humeur ! Je
fus quelque peu effrayé de toutes ces
longues mines, et je m'assis au piano, en entamant
un air populaire. On commença à se
remuer. Quelques étudiants se mirent
à chanter les paroles de ma musique. Toute
la compagnie fut bientôt réunie autour
du piano. Une petite société de chant
s'improvisa, et nous exécutâmes bien
une douzaine d'airs. Dans les intervalles on
faisait connaissance. Le démon de la
mauvaise humeur était conjuré, Un bon
thé fit le reste. Malgré nos accents
joyeux, la nuée du dehors ne s'était
point dissipée. Mais quand, le lendemain
matin, le garçon d'hôtel nous
éveilla à quatre heures, le ciel
était d'une limpidité parfaite, et
nous assistâmes, du sommet de l'Alpe,
à un splendide lever de soleil qui fit
briller la joie dans tous les yeux. La mauvaise
humeur avait disparu la veille
au soir, et nous n'avions pas attendu pour nous
égayer que la bonté de Dieu eût
éloigné le nuage qui voilait le
paysage.
Tout le monde ne voyage pas. Il y a donc lieu de
parler aussi de la mauvaise humeur dans la vie
ordinaire.
Je n'ai jamais envié les accordeurs de
piano. En échange, j'ai souvent envié
les ouvriers maçons, occupés à
hisser quelque pesante pierre sur un bâtiment
en construction : ils transpirent à
plaisir, ils n'ont pas le loisir de penser. Quel
avantage ! J'ai envié les facteurs de
la poste ; ils font chaque jour la même
course régulière et sont les
bienvenus quand ils vous apportent vos lettres, vos
journaux, J'ai envié le garçon de
ferme vivant au grand air ; avec l'engrais
qu'il charrie, il a le sentiment de réussir
à rendre le sol plus productif. J'ai
envié dans le cours de mon existence
beaucoup de gens. Mais je n'ai jamais envié
les accordeurs. de pianos.
N'est-ce pas une sorte de martyre que de les
écouter ? Que doivent-ils
éprouver eux-mêmes, s'ils ont des
nerfs ? Ils vont d'un piano faux à un
piano faux ; l'imprévu, pour eux, c'est
un piano plus faux que les autres. Pour garder sa
bonne humeur dans de pareilles
conditions, il faut être un saint ou n'avoir
pas de nerfs.
Le métier d'accordeur de pianos est donc
difficile. Plus difficile est l'entreprise de
rétablir l'harmonie dans les coeurs.
L'accordeur triomphe en deux ou trois heures au
plus d'un instrument faussé. Mais, pour
rétablir l'harmonie dans les âmes, il
est souvent besoin de plusieurs heures, de nombreux
mois, d'années ; l'on a en outre besoin
de toute sa charité, de toute sa
philosophie, de toute sa patience, de tout son
humour, de toute sa foi religieuse. Avec tout cela,
l'essai est souvent suivi de l'insuccès.
Agir sur l'âme humaine est une oeuvre
rarement menée à bonne fin. Toutefois
si, après avoir échoué quatre
fois, vous réussissez à la
cinquième, si vous parvenez alors à
faire éclater le rire et les paroles
joyeuses sur des lèvres qui murmuraient,
à changer en douces larmes d'actions de
grâces les larmes du dépit, vous avez
accompli une noble tâche, une tâche
dont l'honneur durera pour vous jusque dans la vie
éternelle, car rien de ce qu'on fait pour le
relèvement de l'âme ne se perd.
Triste état que l'irritation. Celui qui se
laisse aller à la mauvaise humeur est
vraiment un être digne de pitié, en
proie à une sorte d'obsession. Il voit toute
chose à travers des lunettes noires. Il
s'efforce de s'assombrir toujours davantage. Le
propriétaire d'un chien vous dira
parfois : « Ne le touchez pas, il
vous mordrait ! » C'est ainsi que
l'on vous dira de celui qui est
de mauvaise humeur : « Ne lui parlez
pas, il est fâché, il vous dirait sans
doute des sottises. » Est-ce la
caractéristique d'un homme dans
l'état de bon sens.
Quand un ange du ciel se présenterait
à la personne qui est de mauvaise humeur,
elle saurait lui trouver des défauts. Comme
le lecteur ne vit pas dans la lune, je n'aurai pas
besoin d'ajouter que les coeurs enclins à la
mauvaise humeur ne sont pas une exception en ce bas
monde. Il en découvrira sans chercher trop
loin.
C'était dans un beau village de la Thuringe,
devant un restaurant. Nous étions assis sous
un magnifique tilleul. Je dis nous, car outre mon
humble personne, il y avait là un couple
âgé d'une quarantaine d'années
environ. Je tournais le dos au couple, assis
à une petite table. J'entendis le mari dire
d'un ton maussade : « C'est le
moment d'aller commander ce que nous
mangerons. » - « C'est
fait, » repartit gaîment sa femme.
- « Comment ? Tu t'es permis de
commander ce que nous prendrons, sans me
consulter ? » dit-il du ton
sévère d'un juge courroucé.
Elle répondit doucement :
« Je sais qu'aujourd'hui tu seras content
de moi. » Il grogna je ne sais quoi.
Bientôt survenait l'aubergiste
lui-même, apportant un magnifique plat de
jolies petites truites. « Tu vois, c'est
ton plat favori, » murmura la femme avec
un sourire. Je me tournai un peu, non pour jeter un
regard sur les petites truites, qui sont aussi mon
plat favori, mais dans l'espoir
de voir s'éclairer le visage du grondeur.
Mais lui, d'un accent dédaigneux :
« Cette plaisanterie ne causera pas
grande satisfaction à son auteur. J'avais
précisément décidé que
je mangerais de la truite aujourd'hui. »
La voix de la pauvre femme s'altéra
subitement. Elle avait peine à retenir ses
larmes. Elle en triompha pourtant, mais se servit
à peine. Quant à lui, d'un air de
profond mépris, il avala toutes les
truites.
Le repas terminé, l'aimable femme se hasarda
à cette question : « Le
poisson était-il bien apprêté,
mon cher mari ? » - « Hum,
hum ! » laissa-t-il tomber d'un air
de condescendance suprême, tout en s'essuyant
la bouche. Il s'était levé :
« Où vas-tu, mon
cher ? » - « Solder
l'addition. Penses-tu qu'ici l'on dîne
gratis ? » - « Oui,
répondit-elle, pour aujourd'hui, l'on
dîne gratis ; tout est
payé. » - « Qu'est-ce
que cela signifie ? » -
« J'ai payé de ma bourse
particulière. Tu me permettras ce petit
présent. » - Que répondit
l'inhumain ? « Ha, ha, c'est comme
cela, je me doutais bien que je remplissais trop
généreusement ta bourse
particulière. »
Si jamais il m'a été difficile de
clore mes lèvres, c'est en cette occasion.
Lorsque le couple se fut éloigné, je
fis causer l'aubergiste. Il me dit que le mari
venait seul ; qu'il était
désagréable avec les sommeliers et
qu'aucun d'eux ne voulait plus avoir affaire avec
lui. C'est pour cela qu'il avait apporté
lui-même le plat de truites. Ce mari devait
être un grand savant,
usé par le travail, un hypocondre.
« Oui, fis-je, et il est de plus sous
l'influence du mauvais esprit. »
Je ne puis pas demander au lecteur s'il se
reconnaît dans cet époux. La question
serait impolie. N'eussions-nous que la
douzième partie du caractère chagrin
de ce savant homme, c'en serait assez pour rendre
malheureux notre entourage. Et dire qu'il n'est pas
seul de son espèce, que des milliers
d'hommes ont la même nature ! Est-ce que
je ne signale pas, ce disant, une des grandes
plaies de notre humanité ?
Quant aux causes de la mauvaise humeur, elles sont
innombrables. Elles supposent presque toutes, chose
étonnante, la conviction que Dieu gouverne
le monde, mais, ce qui est moins étonnant
chez des pécheurs, l'idée que Dieu
gouverne mal. Celui-ci et celui-là sont
d'avis que, s'ils avaient à conduire les
choses, tout irait mieux. Mais nous savons, nous,
et un enfant le sait avec nous, que si le
gouvernement du monde était remis entre des
mains humaines, il deviendrait l'objet
d'effroyables disputes. Chacun n'a-t-il pas des
vues particulières sur la marche des
choses ? Ce que le premier désire
attriste le second. Dès lors comment des
hommes s'entendraient-ils pour satisfaire tout le
monde ? Voici le millionnaire
Müller : Il lui faut aujourd'hui le beau
temps. Mais le missionnaire Meyer, pour d'autres
raisons, appelle la pluie. Messieurs Aaron et Cohen
souhaitent ardemment la hausse des blés, sur
lesquels ils spéculent, et le petit
consommateur la redoute plus que tout.
Vous voyez bien qu'il serait impossible à
Dieu de nous confier l'administration du monde. Il
n'est personne parmi mes lecteurs qui ne soit
là-dessus d'accord avec moi. Mais on trouve
que Dieu ne tient point assez de compte de nos
plans et de nos projets. Il agit souvent en
apparence comme si nous n'existions pas, comme si
nous n'avions en aucune façon voix au
chapitre des événements. Il nous
déconcerte à tout moment.
Hélas ! que de personnes
irritées contre la Providence !
Un écrivain a dit qu'une petite
colère dans la matinée peut ouvrir
l'appétit pour le repas de midi. Mais
l'irritation qui persiste, qui envahit l'âme,
est dangereuse ; elle prédispose
à la haine des hommes, finalement au
désespoir. Les trente dernières
années du dix-neuvième siècle
tant vanté auront vu périr, en
Europe, qu'on ne l'oublie pas, plus d'hommes par le
suicide, c'est-à-dire par le
mécontentement, qu'il n'en est mort dans les
différentes guerres qui se sont
succédé sur le continent pendant ce
laps de temps. Qu'on juge après cela de la
prédisposition au mécontentement dans
les esprits.
Il est des agitateurs socialistes visant à
aigrir l'ouvrier, à l'égard de sa
position ; mais les classes cultivées
connaissent peut-être davantage encore le
mécontentement. Pourquoi l'homme du peuple
est-il en général plus gai que le
Monsieur portant des gants ? D'abord celui qui
travaille de ses mains se porte mieux en
général que celui qui se livre
à un labeur intellectuel.
Laissons de côté le journalier des
campagnes ; lui a l'avantage de vivre au grand
air. Mais je dis qu'un ouvrier de fabrique
mène une vie plus saine qu'un
président de tribunal ou un professeur. Les
nerfs des seconds sont toujours quelque peu
excités, et l'hypocondrie est la suite d'un
effort continu de l'attention.
Les personnes ayant une position
élevée ont aussi beaucoup plus de
préoccupations diverses. Ce financier qui,
en une heure, gagne à la Bourse de quoi se
bâtir un palais, est un homme envié
pour ses richesses. Mais il a plus de soucis
dévorants que le travailleur capable de
gagner régulièrement de trois
à six francs par jour. La poste, le
télégraphe harcèlent le
personnage opulent qui s'en va à son bureau
en brillant équipage. Que de fois le
brasseur d'affaires a vu la ruine frapper à
sa porte ! Ce ne sont pas seulement les
financiers qui ont des responsabilités.
Elles sont plus pesantes pour les personnes d'un
certain rang que pour les petites gens, lesquelles
vivent un peu avec l'insouciance des enfants.
Embrasser beaucoup est le moyen de faire rarement
tout ce que l'on veut. Or, quand on est
habitué à beaucoup pouvoir, on est
plus sensible aux mécomptes.
Les petites gens n'attendent pas beaucoup de la
vie, elles ont par conséquent moins de
déceptions. Qui ne porte point de toasts ne
court pas le risque de demeurer court. Qui n'a pas
l'ambition de briller par des poésies n'est
jamais critiqué pour ses mauvais vers. Qui se
garde d'écrire dans
les journaux n'aura pas le
désagrément de recevoir une lettre
ouverte dans laquelle on le clouera au pilori. Qui
ne donne pas de soirées n'entend point dire
qu'il ne sait pas amuser ses hôtes. Qui ne
parle pas dans les réunions publiques n'est
point pris à partie pour ses vues
arriérées ou trop avancées.
Qui n'a pas d'équipage n'a pas à
s'inquiéter de son cocher ni de ses chevaux.
Qui ne va pas aux bains n'a pas à regretter
une cure manquée.
Assurément les humbles sont privés de
nombreuses jouissances. Toutefois ils ont
l'avantage de n'avoir pas à redouter autant
de dépouillements que les personnes
aisées. Il est difficile, lorsque dès
sa jeunesse on a mangé dans des cuillers
d'argent, de s'habituer aux cuillers
d'étain. Mais constatons aussi qu'à
la longue celui qui mange dans des cuillers
d'argent n'y prend plus garde, par
conséquent qu'il ne jouit guère de
son privilège.
Enfant, je l'ai raconté, j'allais volontiers
chez notre voisin, le tailleur bossu. Assis sur sa
table, il chantait du matin au soir :
« Sois toujours aimable et
fidèle, » ou tel air du même
genre. J'allais aussi chez un tourneur qui ne
savait que deux histoires. Mais toutes deux se
terminaient par la conclusion qu'un tourneur est
plus heureux qu'un roi. Les artisans de cette
espèce deviennent rares.
Dans les classes cultivées, nombre de jeunes
filles, qui ne se marient pas, n'ont rien à
faire. L'oisiveté engendre le
mécontentement. J'ai rarement vu les femmes
occupées, jeunes filles ou vieilles
demoiselles, habituellement de mauvaise humeur.
Dans ces classes aussi, les hommes, s'ils sont
parfois surchargés, sont plus souvent oisifs
que l'homme du peuple. Le marché est
encombré de juristes, de théologiens,
de médecins, de philologues, d'artistes, de
négociants, d'architectes. Souvent les
jeunes gens entrés dans les carrières
libérales doivent attendre une place pendant
des années. Que l'ouvrier maçon ne
trouve pas l'emploi de son métier, il est du
moins capable de prendre la pioche et la pelle, de
se faire quelque temps, s'il le faut, journalier.
Il n'en est pas ainsi du jeune homme instruit. Les
muscles lui font défaut, ou bien il est
retenu par la crainte de déchoir. Il
s'irrite d'attendre un poste et sa famille s'irrite
avec lui.
Je voudrais que nos parents apprissent enfin une
chose, c'est que chaque enfant a ses dons, qu'il
s'agit de découvrir ceux-ci, que le fils
d'un père cultivé peut être
tout aussi bien appelé à exercer
l'art du jardinier que celui de l'architecte.
Aucune puissance de la terre n'arrivera à
transformer un hérisson en un canari fort
chanteur. L'honneur de la famille, dites-vous,
exige que votre fils ait une vocation conforme
à votre rang. Et voilà un pauvre
garçon qui aurait fait un excellent
boulanger, condamné à suivre la
filière des études, à des
examens, à verser des larmes sur ses
insuccès, à devenir un inhabile
médecin, sans clientèle, ou un
négociant qui fera de mauvaises affaires.
L'encombrement
des
carrières provient de ce que les parents
ayant quelque culture ne consultent pas les
aptitudes de leurs enfants. Il saute aux yeux qu'il
sort à chaque instant des couches populaires
des sujets bien doués, lesquels devancent
leurs émules souvent peu doués des
classes aisées.
J'ai indiqué les causes
générales de la mauvaise humeur. Il
en est de très spéciales. Pour donner
des exemples de ces dernières, je n'ai que
l'embarras du choix : Vous êtes atteint
subitement de quelque grave maladie ; votre
encre n'est pas suffisamment fluide ; au
dernier vote, votre nom est resté sur le
carreau ; vos bottines sont trop
étroites et vous blessent les pieds. Oui,
les occasions de nous fâcher ne nous manquent
guère. Est-ce que ce monde est un mauvais
monde, mal arrangé ? N'est-ce pas
plutôt nous qui sommes mauvais !
Et comment parvenir à ce degré de
sagesse qui nous permettra de garder la paix de
l'âme au milieu de toutes les
fatalités contraires ? Lorsque
j'arrivai à Brème, je reçus
l'hospitalité dans une maison amie. On m'y
présenta une poésie. Elle avait pour
titre : « En
avant ! » et chaque vers se
terminait par les mois : « En
avant ! » Les commencements des vers énuméraient
les
diverses difficultés que j'allais rencontrer
dans l'exercice de mes fonctions pastorales.
Après chaque difficulté venait
l'appel à l'énergie :
« En avant ! » En d'autres
termes, il s'agissait de ne me laisser
arrêter par rien. Je ne dirai pas que j'ai su
toujours traverser les circonstances
pénibles sans reculer. Mais je me suis
souvenu à plus d'une reprise du conseil qui
m'était donné par le poète.
Permettez-moi de vous le dire, ni onguent, ni
emplâtre ne vous préservera de la
mauvaise humeur. Seule la foi chrétienne
atteindra ce résultat.
Comprenez-moi bien, je ne vous invite pas à
faire appel à la puissance de votre foi en
face de chaque difficulté. Il est de petits
mécomptes que nous devons pouvoir dominer
sans être obligés de recourir au
recueillement et à une invocation mentale
particulière.
Tel est le cas, par exemple, lorsque la conduite
d'eau de votre appartement est bouchée, on
quand, au lieu d'agiter le sablier sur la longue
lettre que vous venez d'écrire, vous avez
par mégarde retourné votre encrier,
on encore quand le potage est brûlé.
En pareille occurrence, il faut être
résolu à sourire, il faut savoir,
d'un ton décidé, dire à la
mauvaise humeur qui s'éveille :
Arrière de moi, Satan !
Les événements venus à la
traverse de nos voeux ne sont pas toujours minces.
Ils sont parfois des faits de longue portée.
Un nuage, à certains moments, semble se
répandre sur la vie entière. Je sais
des coups si soudains et si terribles, des
accablements si profonds, des
humiliations si extraordinaires et si inattendues,
des pertes si grandes, que le sourire n'est plus
possible. Et les plus forts sont parfois
courbés comme des roseaux. Ce n'est pas
seulement Jonas qui s'irrite, lorsque Dieu refuse
de détruire Ninive, c'est Elie, l'homme
fort, et il tombe alors, accablé, sous son
genêt.
Pour des circonstances telles que celles-là,
je n'ai rien à dire à qui ne
connaît pas Dieu. Celui qui voit dans la
suite des choses une simple fatalité est
prédestiné au désespoir. Il ne
pourra que gémir on se livrer à
d'inutiles fureurs alors qu'il aura vu les
événements conspirer tous ensemble
contre lui. En vérité, celui qui ne
connaît pas Dieu, se trouvera plus d'une fois
exposé sans défense aux orages de la
vie. Il sera dans le cas de répéter
le mot du poète grec :
- Le mieux serait de n'être jamais lié
- Ou de mourir sitôt le jour donné.
Quelle paix ne goûte-t-on pas à se
dire que l'on est entre les mains du Dieu vivant,
qui règle le cours de notre destinée
avec amour et sagesse, dont l'action est dans les
grandes choses comme dans les petites. Quand
Joseph, vendu par ses frères, eut
été emmené en Égypte,
qu'il eut été, pour avoir
repoussé la tentation, jeté en prison
et déshonoré devant les hommes, tout
paraissait perdu pour lui. Tout devant lui
était sombre dans les
événements. Mais il levait les yeux
plus haut. Dieu était sa lumière. Et
les ténèbres de sa
vie se changèrent en lumière.
L'histoire de Joseph est, jusque dans ses plus
petits détails, une magistrale illustration
de l'existence d'une Providence tirant le bien du
mal. Même les critiques qui envisagent ce
récit comme un mythe poétique sont
obligés de lui donner cette signification.
La conclusion de l'histoire de Joseph est cette
parole du héros : « Vous
aviez médité de me faire du mal, Dieu
me l'a changé en bien
(Gen.
L, 20.). » Joseph
avait cru à la protection de Dieu, il la
vit. Parce qu'il crut, il ne connut ni
l'irritation, ni le désespoir, ni la haine
des hommes.
À cette vieille histoire de Joseph, si
touchante, laissez-moi joindre une histoire plus
neuve, moderne, tirée de ma propre
expérience. Tandis que la vie de Joseph a
pour cadre l'Orient, le personnage de mon incident
vit en Occident. C'est un professeur
américain. En 1883, j'avais écrit un
article dans un almanach que distribue à ses
abonnés un journal très
répandu. Le titre du morceau
était : La bonté de la patience.
Mon article s'inspirait d'un sermon de Blumhardt,
entendu par moi à Berlin en 1871 et qui
m'avait laissé une profonde impression. Je
citais au cours de mon écrit le
prédicateur. Celui-ci avait choisi pour
texte ces mots : « Vous avez besoin
de patience
(1). »
Dans son discours, il prouvait d'abord que la
patience est une disposition juste et bonne,
ensuite qu'elle est plus précieuse que les idoles
de la terre : l'argent, l'honneur, les titres,
les décorations. L'orateur, dans sa
troisième partie, avait insisté sur
cette vérité : Le croyant seul
peut être patient.
J'avais donc, douze ans après l'audition,
rappelé une prédication de Blumhardt
dans un article d'almanach. J'avais joint aux
développements du prédicateur ceux
que me suggérait ma propre
expérience. Qu'arriva-t-il ?
Trois mois plus tard je recevais une lettre des
États-Unis, écrite par un vieux
professeur américain. De coeur il me
remerciait de mes pages sur la patience. Il me
disait que depuis vingt ans Il était
occupé à murmurer contre Dieu et
contre les hommes, qu'il avait vécu pendant
tout ce temps sans connaître jamais un jour
heureux. Il avait lu mon morceau en un moment
favorable. À sa lecture, des écailles
étaient tombées de ses yeux. Il avait
pleuré sur la perte de la foi de son
enfance, puis l'avait redemandée à
Dieu et l'avait retrouvée. En rentrant dans
la foi il était rentré dans la
patience. La gaîté lui était
revenue. C'en était fini pour lui avec
l'irritation contre les voies de Dieu, avec
l'aigreur à l'égard des hommes. Il
avait tenu d'ailleurs à me témoigner
sa reconnaissance à la mode
américaine, par un témoignage visible
qui pût être profitable à
d'autres. Il m'envoyait donc cinquante dollars pour
les pauvres. Dans un post-scriptum, il me demandait
s'il ne serait pas convenable de partager cette
somme avec le pasteur Blumhardt, l'inspirateur de
mon travail sur la patience. Il
s'en remettait à moi sur la décision
à prendre à ce sujet. Blumhardt
était mort ; j'expédiai la
moitié de la somme à son fils. Et je
ne sais qui des deux, de lui ou de moi, eut le plus
de plaisir à distribuer ces 25 dollars aux
pauvres.
Je citais, il y a un instant, l'exemple de Joseph.
Le lecteur familier avec les Écritures
trouvera partout dans la Bible des illustrations de
cette vérité affirmée par
saint Paul, que « toutes choses
concourent au bien de ceux qui aiment Dieu
(Rom.
VIII, 28.) ».
Même le découragement d'Elie devient
pour lui, par la grâce de Dieu, l'occasion
d'une magnifique révélation, je veux
parler de cette vision de l'Horeb, où Dieu
fait passer devant le prophète le
tourbillon, le tremblement de terre, le feu, puis
le son doux et subtil. Et par ces symboles, d'abord
redoutables, puis aboutissant à une image
suave, l'Éternel enseigne
précisément à son serviteur
que les dispensations les plus
sévères du gouvernement providentiel
finissent, pour les enfants de Dieu, par l'envoi de
la grâce et de la consolation.
Elie ne pouvait que pressentir l'instruction
contenue dans cette scène grandiose. Elle a
été mise pleinement en lumière
dans l'Évangile. Connaissons Dieu comme
celui qui pardonne et justifie, comme celui qui, en
dépit de tous les obstacles, réalise
à notre égard son plan d'amour. Notre
accablement, notre irritation procèdent
moins des contrariétés
rencontrées dans la vie que des
ténèbres de notre coeur.
On a dit avec raison : « Le grand
mal est le péché ». C'est
le sentiment de notre culpabilité qui
assombrit notre vie. La confiance au Sauveur nous
donnera l'espérance et la paix.
S'il est beaucoup de chrétiens
mécontents, cela ne prouve rien contre la
foi. Cela prouve seulement que les chrétiens
ne croient pas bien. Notre foi est le plus souvent
une adhésion intellectuelle à des
dogmes qui ne touchent pas notre coeur, qui ne
pénètrent pas notre vie.
Croyez avec le coeur et vous aurez une foi
agissante. Vous serez préservé du
noir mécontentement. Si vous demeurez en
Jésus, si après vous être
éloigné de lui vous savez retourner
à lui avec humilité et repentir, vous
sentirez que les dispensations divines à
votre égard sont bonnes, qu'elles ont pour
objet votre bonheur. Alors les ombres
épaisses de la terre ne voileront plus pour
vous le soleil. Vous saurez sourire jusque dans les
larmes. Vous pourrez répéter, avec un
martyr qui périt dans les tourments:
« Jésus vainc. »
Au temps où l'empereur Julien l'Apostat
essayait de relever le paganisme de ses ruines, un
idolâtre qui venait de rencontrer un
chrétien lui disait en se moquant :
« Que penses-tu de ce qui se
passe ? » Savez-vous ce que lui
répondit le chrétien ? Avec un
calme parfait, il laissa tomber ces mots :
« Nubiculum est ;
transibit ! » - « C'est
une petite nuée ; elle
passera ! » Chrétiens,
apprenez à dire en face des grandes et des
petites
contrariétés de la vie :
« Nubiculum est ;
transibit ! »
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