Ma lampe est surmontée d'un vieil
abat-jour de porcelaine. L'objet appartenait
déjà à mon père.
Chaque fois que je le regarde, un morceau de ma
jeunesse revit devant moi. Que de fois je me suis
perdu dans mes rêves, pendant mon enfance
maladive, occupé à regarder les
figures peintes sur l'abat-jour ! Il montre
une jeune femme, debout avec deux petites filles au
sommet d'une côte solitaire, les yeux
fixés sur une mer en furie. Dans le lointain
un petit bateau en perdition. Sur le bateau
l'époux ou le père de
l'infortunée jeune femme, car la figure de
celle-ci est contractée par une expression
de désespoir. Je croyais l'entendre
répéter : « Je n'ai
plus personne ! »
Et je redisais moi-même, après elle,
mais en modifiant légèrement la
phrase : « Je n'ai
personne... ! Où donc as-tu lu ce
mot ? » Je sentis que c'était
dans la Bible. Je le cherchai et le trouvai. Il a
été prononcé en effet par le
pauvre malade de Béthesda, qui, pendant
trente-huit ans, avait été souffrant,
qui chaque fois qu'il avait voulu profiter du
mouvement de l'eau s'était vu devancé
par quelqu'un dans la piscine. C'est lui qui avait
dit à Jésus, avec un accent de
découragement : « Je n'ai
personne... » pour me tendre la main et
m'aider à me plonger dans la piscine
(Jean
V, 7.).
« Je n'ai personne... ! »,
hélas ! le poignant soupir que contient
cette phrase avait souvent retenti sur la terre
avant de sortir de la poitrine du paralytique de
Béthesda. Et aujourd'hui encore il monte de
plus d'un coeur. Qui n'a entendu
cette triste voix? Qui n'a frémi en
l'écoutant ?
«Je n'ai personne! » Est-ce que
peut-être dans ces mots se cacherait une
accusation contre Dieu, le Dieu qui a pourtant dit
: « Il n'est pas bon à l'homme
d'être seul, » le Dieu qui connait notre
besoin d'avoir près de nous quelqu'un qui
nous comprenne et qui nous aime? Après nous
avoir accordé ses admirables promesses nous
laisserait-il en ce vaste monde solitaires,
isolés, orphelins? Et ses promesses ne
serviraient-elles ainsi qu'à nous rendre
plus malheureux? Ces mots sont-ils plutôt une
accusation contre les hommes, trop absorbés
par leurs soucis et leurs joies, trop
préoccupés de leurs souffrances et de
leurs Intérêts, pour donner un instant
d'attention aux malheureux tombés au bord du
chemin ? Enfin ces mots ne contiendraient-ils pas
aussi une accusation contre celui-là
même qui les prononce ? Hélas, je
crains que bien souvent les hommes ne
s'éloignent de nous parce que nous les avons
délaissés. Celui qui parle comme le
paralytique, mais en reconnaissant que son propre
égoïsme fut la cause de son isolement,
est sur la voie du relèvement. Bien rares
sont les âmes qui savent se juger de la
sorte, tout en exprimant leur douleur d'être
abandonnées.
Il est difficile de dire si le malade de
Béthesda s'accusait lui-même; nous
ignorons s'il n'adressait pas quelque reproche
intérieur à la Providence, aux
hommes, lorsqu'il s'écria : « Je n'ai
personne.. ! »
Mais il était plongé dans une
infortune sans nom et c'est la grandeur de son
épreuve qui attira sur lui le regard
favorable du Sauveur. Jésus, l'ami des
misérables, ne pouvait passer outre,
après avoir entendu la plainte du
paralytique ; il le pouvait, après
cette plainte, moins que jamais. Aussi celui qui
n'avait personne trouva-t-il l'homme dont il avait
besoin, lequel était plus qu'un homme ;
il trouva le divin médecin ayant la
puissance de guérir l'âme et le
corps.
Nous portons le nom de chrétiens, ce nom qui
vient de Christ ; ne devons-nous pas
dès lors avancer dans le monde, comme il y
avançait lui-même ? Partout
où retentit cette voix plaintive :
« Je n'ai personne.. ! »,
s'élève presque toujours une
accusation contre les hommes. Elle reste plus on
moins fondée, alors même que celui qui
crie ainsi sa détresse doit rejeter sur lui
pour une part la faute de son isolement. Ne
sommes-nous pas appelés à rendre le
bien pour le mal, par conséquent à ne
pas laisser seuls ceux qui nous repoussent ?
Un vrai serviteur de Jésus-Christ prendra
à coeur ce soupir, y entendra un appel
à son adresse, s'approchera des
isolés, cherchera à les amener
à dire : « Grâce
à Dieu, j'ai enfin trouvé un
aide ! »
Le plus humble peut devenir secourable. Tandis que
les grands esprits se croiront la vocation d'agir
sur l'humanité en général, que
tel écrivain aux visées ambitieuses
s'imposera la tâche de signaler les dangers de la
puissance du
capital, nous nous bornerons à un rôle
plus modeste et plus salutaire. Suivant le mot de
Newton, nous voudrons enlever chaque jour de la
gerbe des épis du malheur humain un petit
grain pour l'ajouter au petit tas des bonheurs
humains. Nous ferons en sorte que la gerbe des
malheurs devienne toujours plus petite et le petit
tas des bonheurs toujours plus grand.
Ah ! si tous voulaient ce qu'ils peuvent, si
nous cessions de dédaigner les petits
services rendus au prochain, si chacun se donnait
pour mission de répandre autour de soi un
peu de lumière et d'air pur, je vous le dis,
Il se commencerait une réforme qui rendrait
superflu le socialisme.
Cherchez autour de vous les
délaissés ! Éveillez en
eux à nouveau la foi en
l'humanité ! Dans la règle vous
aurez également à éveiller
chez eux la foi en Dieu. Quels sentiments affreux
accompagnent l'idée que personne ne
s'intéresse à vous, que personne ne
s'occupe de vous ! Le coeur s'aigrit
immanquablement dans une longue et douloureuse
solitude. Il devient capable de se livrer au crime,
quand la démence n'est pas intervenue
auparavant.
Il y a une trentaine d'années, je
remplaçai pendant six semaines le chapelain
malade d'une prison. J'étais alors un jeune
pasteur inexpérimenté. Ne sachant
trop comment m'y prendre, j'invitai chaque
prisonnier à me raconter sa vie. Le dernier
mot de l'histoire, c'était toujours le
crime, à la suite duquel le malheureux avait
été enfermé. Mais il
était intéressant de voir comment la
catastrophe
avait été
précédée presque toujours
d'une position particulièrement difficile.
L'un commençait son récit en me
disant : « Je n'étais pas
marié, » un autre :
« J'étais orphelin, » un
troisième : « Personne ne
pouvait me souffrir. » C'était
toujours la vieille plainte :
« Personne pour me secourir, pour
m'aider... ! » Et c'était
toujours l'isolement qui avait amené la
tentation. Le sentiment d'un abandon absolu ne
dégénère-t-il pas en
désespoir, et le désespoir
n'engendre-t-il pas le crime ?
Le démon du suicide, on le sait, hante les
désespérés. Il y a quelques
années je me promenais dans une magnifique
forêt de la montagne. C'était un
samedi soir. Tout respirait autour de moi la paix.
Le soleil se couchait dans une clarté d'or
et éclairait les sapins géants. Je
rencontrais des hommes et des femmes en
vêtements de travail, revenant de leur labeur
quotidien, causant gaiement ensemble. Au bord d'un
petit lac j'aperçus un rassemblement. Que
s'était-il passé ? Sur le gazon,
au bord de l'onde, était couché le
cadavre d'une belle jeune femme, dont les traits
annonçaient le désespoir. Elle
s'était jetée à l'eau, et on
venait de la retirer sans vie.
Je m'informai de l'histoire de la malheureuse. Elle
aussi « n'avait en
personne... » Elle avait un mari, mais
c'était comme si elle « n'avait eu
personne. » Il était la proie
d'une jalousie folle. Il se mettait en fureur
contre quiconque adressait un mot à la
pauvre femme. Il accablait celle-ci de reproches et
d'injures. Une sombre tristesse
s'était emparée d'elle. Elle n'avait
pu supporter plus longtemps son existence et avait
attenté à ses jours. Qui aurait le
courage de lui jeter la première
pierre ?
« Il n'est pas bon que l'homme soit
seul, » ainsi parlait Celui qui a
créé l'homme, qui le connaît
jusque dans les profondeurs de son être. Et
Dieu donna à l'homme une compagne qui devait
lui servir d'aide. Des milliers d'hommes
aujourd'hui ne se marient pas. Et parmi ceux qui se
marient, nous l'avons vu, beaucoup
« n'ont personne ».
Qu'advient-il de tous ces isolés, de tous
ces abandonnés ? Que serait-il advenu
de David, s'il n'avait pu pleurer sur la poitrine
de Jonathan ?
Il y a quelque chose d'émouvant dans la sollicitude que les psaumes prêtent à Dieu pour les isolés. Un psaume dit :
- L'Éternel protège les étrangers,
- Il soutient l'orphelin et la veuve (Ps. CXLVI, 9. ).
Un autre psaume s'exprime ainsi :
- Il délivrera le pauvre qui crie,
- Et le malheureux qui n'a point d'aide (Ps. LXXII, 12.).
Le premier ange envoyé au secours d'une
créature humaine en détresse
n'apparut pas à Abraham, le père des croyants,
mais à
Agar, la pauvre esclave dédaignée,
attendant la mort dans un désert sans
eau.
Et quand Elie, l'homme fort, abandonné des
hommes, s'abandonnant lui-même, se livre au
découragement, qu'il s'est couché
sous un genêt en demandant la mort, Dieu a
pitié de lui, Dieu envoie son ange qui lui
prépare une nourriture fortifiante.
L'apôtre Jean est perdu au milieu des flots,
sur le rocher sauvage de Patmos ; Dieu le voit
accablé de sa pesante solitude, alors Il
ouvre le ciel sur la tête de son serviteur,
et déroule devant lui les magnifiques
visions de l'Apocalypse.
Avec quelle bonté Dieu ne s'approche-t-il
pas de Paul, au milieu des épreuves
terribles que ce dernier eut à traverser, et
qui plus d'une fois auraient pu lui faire croire
qu'il était oublié de Dieu et des
hommes ! Un ange de lumière
pénètre dans la cabine du vaisseau
brisé qui va bientôt échouer
près de l'île de Malte, il annonce au
prisonnier chrétien conduit à Rome
qu'il sera sauvé, lui et ses compagnons
(Act.
XXVII, 23.). Sur la route de
Rome, Dieu a réuni une petite troupe de
frères de cette ville, dont la vue ranimera
le courage du captif du centenier Jules
(Act.
XXVIII, 15.).
Toutefois ce n'est pas en général par
des anges ni par des révélations
merveilleuses que Dieu console les
délaissés. C'est par des sympathies
humaines. Souvenons-nous de la parole du
Maître : « Toutes les fois que
vous aurez fait ces choses à l'un de ces
plus petits de mes frères, c'est à
moi que vous les avez faites
(Matt.
XXV, 40.). » Parmi
les infortunés, auxquels ce précepte
de Jésus nous commande de nous
intéresser, je rangerai en première
ligne ceux qui n'ont personne...
J'ai déjà dit qu'ils sont plus
nombreux qu'autrefois, parce que le mariage n'est
plus au même degré la règle
générale. Ils le sont encore pour
d'autres raisons. Grâce à la
civilisation, la vie du plus modeste ouvrier
comporte aujourd'hui infiniment plus de besoins que
celle de ses ancêtres. Son existence a aussi
infiniment plus d'agréments.
Néanmoins, ainsi qu'on l'a remarqué,
le contentement d'esprit est à l'heure
actuelle plus rare que jamais. D'où vient
cela ? Malgré la facilité des
communications, les hommes se sentent au fond plus
solitaires. En effet les villes s'accroissent
démesurément, aux dépens de la
population des campagnes qui reflue vers les
cités. Or, l'on n'est nulle part si seul
qu'au sein de la foule. La compassion a peu de
place dans la vie des grandes villes, parce qu'on
s'y connaît peu.
Ce n'est pas seulement l'accroissement des villes
qui est inquiétant à ce point de vue,
c'est l'établissement de la grande
industrie. Aujourd'hui un chef d'usine, d'atelier
occupe souvent des centaines et même des
milliers d'ouvriers. C'est lui qui leur donne du
pain. Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, il
vit aussi d'amour. Est-il, dans la plupart des cas,
un lien personnel unissant les ouvriers au
propriétaire de l'usine ? Dans d'autres
sphères plus restreintes,
les rapports des employés avec leurs chefs
sont également transformés. Les
relations des domestiques et des maîtres ne
sont plus ce qu'elles étaient jadis. Il
n'est plus question entre les uns et les autres que
de travail et de salaire.
Oui, le nombre des abandonnés est
légion. Ils sont partout. Et la statistique
des suicides, des crimes, est là pour
montrer les conséquences d'un pareil
état de choses. Il n'y a pas longtemps les
journaux rapportaient qu'une bonne d'enfants avait
secrètement donné la mort aux petits
êtres confiés à ses soins.
C'était dans le stupide but de rendre son
emploi de bonne inutile et d'obtenir ainsi la
permission de retourner dans son pays. Point
d'autre mobile. Le stratagème était
aussi monstrueusement absurde que cruel, puisqu'on
devait nécessairement la soupçonner
du crime. J'admets que cette femme est en dehors de
la règle commune pour
l'imbécillité. Mais elle eut l'excuse
de se sentir atrocement malheureuse, de n'avoir
jamais entendu dans la famille où elle
vivait une seule parole amicale.
Plus d'une jeune catéchumène, en
service dans ce qu'on appelle une bonne maison,
s'est plainte à moi d'être
confinée semaine après semaine dans
ses occupations comme dans une sorte de prison.
Jamais elle n'avait vu la maîtresse de
maison, sinon pour en recevoir des ordres. Aussi
les pauvres filles quittaient-elles leurs places
pour s'en aller s'engager dans des fabriques. Qui
ne les comprendrait ? Malheur à la maîtresse
de maison qui
oublie qu'une jeune servante a besoin d'affection
et de bienveillance ! Malheur à la
maîtresse de maison qui croit s'acquitter
complètement en payant intégralement
un gage ! N'aurait-elle donc aucun autre
devoir vis-à-vis des jeunes domestiques qui
« n'ont personne.. ? »
Étant récemment à Zurich, dans
un grand hôtel, je me mis à causer
avec un jeune sommelier, au visage pâle. Il
fut d'abord assez peu expansif et me
répondit sèchement. Peu à peu
il devint plus confiant. Tout à coup des
larmes jaillirent de ses yeux. Il les expliqua en
me disant : « Vous êtes la
première personne qui, depuis plusieurs
mois, m'ait adressé une parole
amicale. » Chrétiens,
n'aurons-nous pas honte de traiter ceux qui nous
servent, dans nos voyages, mais aussi dans nos
maisons, nos domestiques, les commissionnaires, les
facteurs de la poste, les cochers de fiacre comme
des automates, auxquels on ne doit plus rien
dès qu'on a payé leurs
services ? Pourquoi ne voyons-nous pas en eux
des frères, des soeurs, aussi dignes
d'estime et d'affection que nous-mêmes ?
Un vaisseau faisait récemment naufrage en
vue du Schleswig. Grâce au courage des
habitants de la côte, les hommes de
l'équipage, réfugiés dans les
mâts et les vergues, furent sauvés.
Toutefois l'un d'entre eux avait dû
être laissé dans sa position
difficile, parce qu'il n'y avait
pas de place pour lui dans la chaloupe de
sauvetage, déjà trop pleine. Quand le
bateau arriva au rivage survint le batelier qui
avait coutume de diriger les expéditions de
sauvetage et qui jusque là avait
été absent. Harro, c'était son
nom, demanda si tous les naufragés
étaient bien sains et saufs. On lui
répondit qu'on avait laissé un homme
dans la voilure, mais qu'il était inutile de
retourner le chercher, attendu que celle-ci
commençait à s'enfoncer sous l'eau.
Harro se déclara résolu à
tenter un effort en faveur du malheureux. Il
parvint, après bien des refus, à
obtenir de trois de ses compagnons qu'ils
partissent avec lui. Au moment du départ,
nouveau retard. La mère d'Harro était
survenue : Elle le conjurait de ne pas jouer
inutilement sa vie. Elle lui rappela que son
père était mort en mer, que la mer
avait probablement fait sa proie de son
frère unique Uwe. Après s'être
embarqué, celui-ci n'était jamais
revenu. Harro répondit : « Ma
bonne mère, dis-toi ceci : le pauvre
garçon qui est là-bas à aussi
une mère ! » La course
dangereuse commença. Après mille
dangers, Harro réussit à ramener le
malheureux abandonné. Quand le bateau
approche du bord, on entend la voix du chef de
l'expédition qui crie joyeusement, en
dominant le mugissement des vagues :
« Mère, c'est
Uwe ! »
L'histoire n'est-elle pas saisissante ? Par sa
vaillance héroïque, Harro avait
sauvé son frère, rendu un fils
à sa mère. Mais l'infortuné,
qui « n'a personne », n'est-il pas
également notre
frère, à nous ? Jésus ne
nous enseigne-t-il pas à regarder tout homme
dans la détresse comme un prochain auquel
est dû notre secours ?
Le devoir de la charité a devant lui un
champ illimité pour s'exercer ?
Innombrables sont les ouvrières, les
ouvriers solitaires ! À combien de
dangers leur isolement ne les expose-t-il
pas ? Aucune affection ne les arrête
à l'heure de la tentation. Aucun oeil ne
veille sur eux. Aucune bouche ne leur crie :
« Prends garde ! » Ce
qu'ils entendent, ce sont de mauvais propos, ce
qu'ils voient ce sont de fâcheux
exemples ! Leur esquif sans lest et sans
gouvernail semble destiné à devenir
le jouet des vents. Est-il étonnant qu'ils
fournissent des recrues ardentes au parti
socialiste ? Ils y entreront, en grand nombre,
ne fût-ce que pour y trouver quelque
amitié.
Ma pensée est souvent oppressée,
quand je songe aux jeunes soldats des armées
permanentes. Voici un pauvre garçon,
inexpérimenté, mal dégrossi,
subitement transplanté de son rustique
hameau dans la caserne. Il est l'objet des
plaisanteries de ses nouveaux compagnons, subit des
brimades. Il est en outre traité fort
sévèrement par le sous-officier dont
il dépend. Aussi voyons-nous, dans les
armées permanentes, de jeunes soldats
s'ôter la vie, à un âge
où d'ordinaire elle paraît encore si
belle !
« Oui, il en est ainsi, et c'est triste,
murmure quelqu'un, mais changer cela est au-dessus
des forces humaines. »
Vous avez raison. Seulement, si nous ne pouvons
sauver tous les désespérés,
n'en pourrions-nous du moins sauver
quelques-uns ? Chacun de nous n'en pourrait-il
sauver un ? Le prix d'une âme n'est-il
pas infini ? Ne vaut-il pas la peine de nous
dévouer pour une seule âme ?
« Elle a fait ce qu'elle a pu, (Matt.
XIV, 8.) » dit Jésus de Marie de
Béthanie, lorsqu'elle l'a oint d'un parfum
de grand prix. Chrétiens, nous avons
à reproduire en nous l'image de Christ. Or
Christ est le bon berger cherchant la brebis
perdue. C'est donc la sollicitude du berger que
nous avons à montrer en nous. Il est
relativement facile de condamner un monde sans
Dieu, de gémir sur l'irréligion de
notre génération. Un vrai
chrétien ne saurait se borner à ces
manifestations. Le disciple de Christ ouvrira sa
main, pour bénir et pour sauver.
Le péché du sacrificateur et du
lévite qui, dans la parabole du bon
Samaritain, voient un blessé gisant à
terre, est de passer outre. Le malheureux
« n'avait personne... »
J'imagine les deux passants égoïstes
lui jetant une phrase de ce genre :
« Prends courage ! N'aie pas
peur » ou peut-être encore
un : « Dieu te soit en
aide ! » Est-ce que ces paroles
n'auraient pas ajouté à l'horreur de
la situation du pauvre homme ? Le bon
Samaritain traite le blessé comme un
frère, et c'est pour cela qu'il est un
voyageur selon le coeur de Jésus.
Joseph rencontra dans le cachot égyptien,
où il avait été
emprisonné, deux hommes qui
« n'avaient personne... » Il
lut
leur tristesse sur leurs visages. Elle
n'échappa point à son coeur
compatissant. Et il ne se détourna point
d'eux, sous le prétexte que lui-même
non plus « n'avait
personne... » Il avait Dieu, et
c'était assez pour le rendre secourable aux
infortunes d'autrui. Il entra en relations avec les
deux captifs délaissés. Le service
qu'il rendit à l'un d'entre eux, quand il
expliqua leurs songes, fut plus tard la cause de
son propre élargissement. Car Dieu avait vu
ce qui s'était passé.
Et Dieu voit tout ce qui se passe, aujourd'hui
encore. Il vous voit chercher l'âme perdue,
celle qui « n'a personne ». Si
une petite marque d'affection a eu parfois de
grands effets, c'est que Dieu a vu le
témoignage d'amour que vous alliez donner et
a mis dans cette oeuvre sa puissance. Ne l'avait-il
pas inspirée auparavant ? N'avez-vous
jamais rencontré quelqu'un qui se souvint
d'un mot bienveillant, d'un trait de sympathie de
votre part, bien des années après que
vous aviez oublié ces actes ? Une
parole, un serrement de main, des larmes, lors
d'une visite, un simple don, n'ont-ils pas eu
parfois de merveilleuses conséquences ?
Plus l'amour qui se révèle est
cordial, sincère, moins il s'enveloppe de
condescendance, plus il est touchant.
Sur l'un des ponts de la Tamise, à Londres,
se tenait un homme à l'expression
désespérée. Il regardait le
courant. Son intention était de se
précipiter dans le fleuve, dès qu'il
pourrait le faire sans attirer les regards. Il y
avait
là une toute petite fille de cinq ans, dont
le père s'était arrêté
pour causer avec un ami. Les yeux de l'enfant
étaient fixés sur cet homme. Tout
à coup elle lâcha la main paternelle
pour courir vers le désespéré.
S'adressant à lui, elle lui dit avec un
accent qui allait au coeur :
« Pourquoi es-tu si
triste ? » Et l'homme fut
remué jusque dans les dernières
profondeurs de son être. Il eut honte de son
projet de suicide. Il se résolut à
rentrer dans la vie, à l'aimer. L'instant
d'avant, il était de ceux qui
« n'ont personne ». Maintenant
il avait quelqu'un. La sympathie de cette petite
fille avait suffi pour le relever, pour faire luire
de nouveau à ses yeux la divine
espérance. Quelqu'un a écrit :
« Le sentiment qu'on n'est point
abandonné agit avec plus de puissance que
tous les reproches. Il attise vivement la flamme du
bien dans les âmes. » Que c'est
vrai ! Les reproches, fussent-ils
justifiés, irritent profondément. Ils
laissent de l'amertume, lorsqu'ils ne sont pas
inspirés par l'amour. La tendresse,
l'affection ont rarement manqué leur effet
sur l'âme humaine.
Dieu soit loué, les chrétiens de
notre époque ont commencé à le
comprendre. Des associations diverses ont
été créées en faveur
des délaissés : auberges de
familles, cercles d'ouvriers, asiles pour jeunes
filles, lieux de réunions pour marins,
sociétés pour l'enfance
abandonnée, pour les détenus
libérés, unions chrétiennes de
jeunes hommes, de jeunes filles, etc. Le peuple de
Dieu commence à chercher les âmes perdues. Sans
doute l'amour
chrétien ne réussit pas à
faire disparaître l'infortune de ce monde.
Celle-ci reste immense, malgré tout. Mais
à supposer que le socialisme fût plus
heureux, il demeurera toujours en ce monde des
objets pour la pitié. Jamais la loi civile
ne réussira à empêcher
complètement le malheur. Ce sera toujours
à la charité chrétienne
à répandre la lumière et la
consolation. Ne critiquons donc point les oeuvres
chrétiennes de relèvement,
enrôlons-nous plutôt à leur
service, non seulement par nos dons, mais en nous
efforçant d'aider personnellement les
délaissés rencontrés sur notre
chemin.
N'allons pas au reste chercher les
délaissés uniquement dans les
mansardes ou dans les caves des grandes villes. Ils
sont souvent dans une position brillante. Mais leur
richesse n'a pas le pouvoir de leur procurer un
coeur qui les comprenne, qui sympathise avec eux.
Que notre christianisme, trop exclusivement
dogmatique jusqu'ici, s'inspire de l'image du bon
berger ! Les chrétiens qui
ressembleront le plus à Jésus seront
aussi le plus magnifiquement
récompensés. Songeons davantage aux
surprises du monde à venir. Dans la vie
future, telle petite femme, secourable aux pauvres,
resplendira d'une gloire plus grande que tel prince
de l'Eglise, reçu avec arcs de triomphe, au
son des cloches, au bruit des mortiers. Je conclus
ce chapitre par une parole du maréchal
Moltke. Elle se lit dans le dernier volume de ses
oeuvres : « Combien
différente de la mesure de ce monde sera la mesure
appliquée
à notre activité terrestre dans
l'existence à venir ! Ce n'est pas
l'éclat du succès, mais la
pureté des intentions, la
fidélité persévérante
au devoir, des vertus peut-être
ignorées des hommes, qui décideront
de la valeur de notre pèlerinage ici-bas.
Quel grand remue-ménage dans le ciel pour
faire monter les uns et descendre les autres !
À peine connaissons-nous nos devoirs envers
nous-mêmes, nos devoirs envers le prochain,
nos devoirs envers une volonté
supérieure. Le plus sage, dans cette
ignorance, serait, de ne pas trop enfler notre
dette envers nous-mêmes. »
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