Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

« Je n'ai personne ! »

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I

Ma lampe est surmontée d'un vieil abat-jour de porcelaine. L'objet appartenait déjà à mon père.
Chaque fois que je le regarde, un morceau de ma jeunesse revit devant moi. Que de fois je me suis perdu dans mes rêves, pendant mon enfance maladive, occupé à regarder les figures peintes sur l'abat-jour ! Il montre une jeune femme, debout avec deux petites filles au sommet d'une côte solitaire, les yeux fixés sur une mer en furie. Dans le lointain un petit bateau en perdition. Sur le bateau l'époux ou le père de l'infortunée jeune femme, car la figure de celle-ci est contractée par une expression de désespoir. Je croyais l'entendre répéter : « Je n'ai plus personne ! »

Et je redisais moi-même, après elle, mais en modifiant légèrement la phrase : « Je n'ai personne... ! Où donc as-tu lu ce mot ? » Je sentis que c'était dans la Bible. Je le cherchai et le trouvai. Il a été prononcé en effet par le pauvre malade de Béthesda, qui, pendant trente-huit ans, avait été souffrant, qui chaque fois qu'il avait voulu profiter du mouvement de l'eau s'était vu devancé par quelqu'un dans la piscine. C'est lui qui avait dit à Jésus, avec un accent de découragement : « Je n'ai personne... » pour me tendre la main et m'aider à me plonger dans la piscine (Jean V, 7.).

« Je n'ai personne... ! », hélas ! le poignant soupir que contient cette phrase avait souvent retenti sur la terre avant de sortir de la poitrine du paralytique de Béthesda. Et aujourd'hui encore il monte de plus d'un coeur. Qui n'a entendu cette triste voix? Qui n'a frémi en l'écoutant ?

«Je n'ai personne! » Est-ce que peut-être dans ces mots se cacherait une accusation contre Dieu, le Dieu qui a pourtant dit : « Il n'est pas bon à l'homme d'être seul, » le Dieu qui connait notre besoin d'avoir près de nous quelqu'un qui nous comprenne et qui nous aime? Après nous avoir accordé ses admirables promesses nous laisserait-il en ce vaste monde solitaires, isolés, orphelins? Et ses promesses ne serviraient-elles ainsi qu'à nous rendre plus malheureux? Ces mots sont-ils plutôt une accusation contre les hommes, trop absorbés par leurs soucis et leurs joies, trop préoccupés de leurs souffrances et de leurs Intérêts, pour donner un instant d'attention aux malheureux tombés au bord du chemin ? Enfin ces mots ne contiendraient-ils pas aussi une accusation contre celui-là même qui les prononce ? Hélas, je crains que bien souvent les hommes ne s'éloignent de nous parce que nous les avons délaissés. Celui qui parle comme le paralytique, mais en reconnaissant que son propre égoïsme fut la cause de son isolement, est sur la voie du relèvement. Bien rares sont les âmes qui savent se juger de la sorte, tout en exprimant leur douleur d'être abandonnées.

Il est difficile de dire si le malade de Béthesda s'accusait lui-même; nous ignorons s'il n'adressait pas quelque reproche intérieur à la Providence, aux hommes, lorsqu'il s'écria : « Je n'ai personne.. ! »
Mais il était plongé dans une infortune sans nom et c'est la grandeur de son épreuve qui attira sur lui le regard favorable du Sauveur. Jésus, l'ami des misérables, ne pouvait passer outre, après avoir entendu la plainte du paralytique ; il le pouvait, après cette plainte, moins que jamais. Aussi celui qui n'avait personne trouva-t-il l'homme dont il avait besoin, lequel était plus qu'un homme ; il trouva le divin médecin ayant la puissance de guérir l'âme et le corps.

Nous portons le nom de chrétiens, ce nom qui vient de Christ ; ne devons-nous pas dès lors avancer dans le monde, comme il y avançait lui-même ? Partout où retentit cette voix plaintive : « Je n'ai personne.. ! », s'élève presque toujours une accusation contre les hommes. Elle reste plus on moins fondée, alors même que celui qui crie ainsi sa détresse doit rejeter sur lui pour une part la faute de son isolement. Ne sommes-nous pas appelés à rendre le bien pour le mal, par conséquent à ne pas laisser seuls ceux qui nous repoussent ? Un vrai serviteur de Jésus-Christ prendra à coeur ce soupir, y entendra un appel à son adresse, s'approchera des isolés, cherchera à les amener à dire : « Grâce à Dieu, j'ai enfin trouvé un aide ! »

Le plus humble peut devenir secourable. Tandis que les grands esprits se croiront la vocation d'agir sur l'humanité en général, que tel écrivain aux visées ambitieuses s'imposera la tâche de signaler les dangers de la puissance du capital, nous nous bornerons à un rôle plus modeste et plus salutaire. Suivant le mot de Newton, nous voudrons enlever chaque jour de la gerbe des épis du malheur humain un petit grain pour l'ajouter au petit tas des bonheurs humains. Nous ferons en sorte que la gerbe des malheurs devienne toujours plus petite et le petit tas des bonheurs toujours plus grand.
Ah ! si tous voulaient ce qu'ils peuvent, si nous cessions de dédaigner les petits services rendus au prochain, si chacun se donnait pour mission de répandre autour de soi un peu de lumière et d'air pur, je vous le dis, Il se commencerait une réforme qui rendrait superflu le socialisme.

Cherchez autour de vous les délaissés ! Éveillez en eux à nouveau la foi en l'humanité ! Dans la règle vous aurez également à éveiller chez eux la foi en Dieu. Quels sentiments affreux accompagnent l'idée que personne ne s'intéresse à vous, que personne ne s'occupe de vous ! Le coeur s'aigrit immanquablement dans une longue et douloureuse solitude. Il devient capable de se livrer au crime, quand la démence n'est pas intervenue auparavant.

Il y a une trentaine d'années, je remplaçai pendant six semaines le chapelain malade d'une prison. J'étais alors un jeune pasteur inexpérimenté. Ne sachant trop comment m'y prendre, j'invitai chaque prisonnier à me raconter sa vie. Le dernier mot de l'histoire, c'était toujours le crime, à la suite duquel le malheureux avait été enfermé. Mais il était intéressant de voir comment la catastrophe avait été précédée presque toujours d'une position particulièrement difficile. L'un commençait son récit en me disant : « Je n'étais pas marié, » un autre : « J'étais orphelin, » un troisième : « Personne ne pouvait me souffrir. » C'était toujours la vieille plainte : « Personne pour me secourir, pour m'aider... ! » Et c'était toujours l'isolement qui avait amené la tentation. Le sentiment d'un abandon absolu ne dégénère-t-il pas en désespoir, et le désespoir n'engendre-t-il pas le crime ?

Le démon du suicide, on le sait, hante les désespérés. Il y a quelques années je me promenais dans une magnifique forêt de la montagne. C'était un samedi soir. Tout respirait autour de moi la paix. Le soleil se couchait dans une clarté d'or et éclairait les sapins géants. Je rencontrais des hommes et des femmes en vêtements de travail, revenant de leur labeur quotidien, causant gaiement ensemble. Au bord d'un petit lac j'aperçus un rassemblement. Que s'était-il passé ? Sur le gazon, au bord de l'onde, était couché le cadavre d'une belle jeune femme, dont les traits annonçaient le désespoir. Elle s'était jetée à l'eau, et on venait de la retirer sans vie.

Je m'informai de l'histoire de la malheureuse. Elle aussi « n'avait en personne... » Elle avait un mari, mais c'était comme si elle « n'avait eu personne. » Il était la proie d'une jalousie folle. Il se mettait en fureur contre quiconque adressait un mot à la pauvre femme. Il accablait celle-ci de reproches et d'injures. Une sombre tristesse s'était emparée d'elle. Elle n'avait pu supporter plus longtemps son existence et avait attenté à ses jours. Qui aurait le courage de lui jeter la première pierre ?

« Il n'est pas bon que l'homme soit seul, » ainsi parlait Celui qui a créé l'homme, qui le connaît jusque dans les profondeurs de son être. Et Dieu donna à l'homme une compagne qui devait lui servir d'aide. Des milliers d'hommes aujourd'hui ne se marient pas. Et parmi ceux qui se marient, nous l'avons vu, beaucoup « n'ont personne ». Qu'advient-il de tous ces isolés, de tous ces abandonnés ? Que serait-il advenu de David, s'il n'avait pu pleurer sur la poitrine de Jonathan ?


II

Il y a quelque chose d'émouvant dans la sollicitude que les psaumes prêtent à Dieu pour les isolés. Un psaume dit :

L'Éternel protège les étrangers,
Il soutient l'orphelin et la veuve (Ps. CXLVI, 9. ).

Un autre psaume s'exprime ainsi :

Il délivrera le pauvre qui crie,
Et le malheureux qui n'a point d'aide (Ps. LXXII, 12.).

Le premier ange envoyé au secours d'une créature humaine en détresse n'apparut pas à Abraham, le père des croyants, mais à Agar, la pauvre esclave dédaignée, attendant la mort dans un désert sans eau.
Et quand Elie, l'homme fort, abandonné des hommes, s'abandonnant lui-même, se livre au découragement, qu'il s'est couché sous un genêt en demandant la mort, Dieu a pitié de lui, Dieu envoie son ange qui lui prépare une nourriture fortifiante.
L'apôtre Jean est perdu au milieu des flots, sur le rocher sauvage de Patmos ; Dieu le voit accablé de sa pesante solitude, alors Il ouvre le ciel sur la tête de son serviteur, et déroule devant lui les magnifiques visions de l'Apocalypse.

Avec quelle bonté Dieu ne s'approche-t-il pas de Paul, au milieu des épreuves terribles que ce dernier eut à traverser, et qui plus d'une fois auraient pu lui faire croire qu'il était oublié de Dieu et des hommes ! Un ange de lumière pénètre dans la cabine du vaisseau brisé qui va bientôt échouer près de l'île de Malte, il annonce au prisonnier chrétien conduit à Rome qu'il sera sauvé, lui et ses compagnons (Act. XXVII, 23.). Sur la route de Rome, Dieu a réuni une petite troupe de frères de cette ville, dont la vue ranimera le courage du captif du centenier Jules (Act. XXVIII, 15.).

Toutefois ce n'est pas en général par des anges ni par des révélations merveilleuses que Dieu console les délaissés. C'est par des sympathies humaines. Souvenons-nous de la parole du Maître : « Toutes les fois que vous aurez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites (Matt. XXV, 40.). » Parmi les infortunés, auxquels ce précepte de Jésus nous commande de nous intéresser, je rangerai en première ligne ceux qui n'ont personne...

J'ai déjà dit qu'ils sont plus nombreux qu'autrefois, parce que le mariage n'est plus au même degré la règle générale. Ils le sont encore pour d'autres raisons. Grâce à la civilisation, la vie du plus modeste ouvrier comporte aujourd'hui infiniment plus de besoins que celle de ses ancêtres. Son existence a aussi infiniment plus d'agréments.
Néanmoins, ainsi qu'on l'a remarqué, le contentement d'esprit est à l'heure actuelle plus rare que jamais. D'où vient cela ? Malgré la facilité des communications, les hommes se sentent au fond plus solitaires. En effet les villes s'accroissent démesurément, aux dépens de la population des campagnes qui reflue vers les cités. Or, l'on n'est nulle part si seul qu'au sein de la foule. La compassion a peu de place dans la vie des grandes villes, parce qu'on s'y connaît peu.

Ce n'est pas seulement l'accroissement des villes qui est inquiétant à ce point de vue, c'est l'établissement de la grande industrie. Aujourd'hui un chef d'usine, d'atelier occupe souvent des centaines et même des milliers d'ouvriers. C'est lui qui leur donne du pain. Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi d'amour. Est-il, dans la plupart des cas, un lien personnel unissant les ouvriers au propriétaire de l'usine ? Dans d'autres sphères plus restreintes, les rapports des employés avec leurs chefs sont également transformés. Les relations des domestiques et des maîtres ne sont plus ce qu'elles étaient jadis. Il n'est plus question entre les uns et les autres que de travail et de salaire.

Oui, le nombre des abandonnés est légion. Ils sont partout. Et la statistique des suicides, des crimes, est là pour montrer les conséquences d'un pareil état de choses. Il n'y a pas longtemps les journaux rapportaient qu'une bonne d'enfants avait secrètement donné la mort aux petits êtres confiés à ses soins. C'était dans le stupide but de rendre son emploi de bonne inutile et d'obtenir ainsi la permission de retourner dans son pays. Point d'autre mobile. Le stratagème était aussi monstrueusement absurde que cruel, puisqu'on devait nécessairement la soupçonner du crime. J'admets que cette femme est en dehors de la règle commune pour l'imbécillité. Mais elle eut l'excuse de se sentir atrocement malheureuse, de n'avoir jamais entendu dans la famille où elle vivait une seule parole amicale.

Plus d'une jeune catéchumène, en service dans ce qu'on appelle une bonne maison, s'est plainte à moi d'être confinée semaine après semaine dans ses occupations comme dans une sorte de prison. Jamais elle n'avait vu la maîtresse de maison, sinon pour en recevoir des ordres. Aussi les pauvres filles quittaient-elles leurs places pour s'en aller s'engager dans des fabriques. Qui ne les comprendrait ? Malheur à la maîtresse de maison qui oublie qu'une jeune servante a besoin d'affection et de bienveillance ! Malheur à la maîtresse de maison qui croit s'acquitter complètement en payant intégralement un gage ! N'aurait-elle donc aucun autre devoir vis-à-vis des jeunes domestiques qui « n'ont personne.. ? »

Étant récemment à Zurich, dans un grand hôtel, je me mis à causer avec un jeune sommelier, au visage pâle. Il fut d'abord assez peu expansif et me répondit sèchement. Peu à peu il devint plus confiant. Tout à coup des larmes jaillirent de ses yeux. Il les expliqua en me disant : « Vous êtes la première personne qui, depuis plusieurs mois, m'ait adressé une parole amicale. » Chrétiens, n'aurons-nous pas honte de traiter ceux qui nous servent, dans nos voyages, mais aussi dans nos maisons, nos domestiques, les commissionnaires, les facteurs de la poste, les cochers de fiacre comme des automates, auxquels on ne doit plus rien dès qu'on a payé leurs services ? Pourquoi ne voyons-nous pas en eux des frères, des soeurs, aussi dignes d'estime et d'affection que nous-mêmes ?


III

Un vaisseau faisait récemment naufrage en vue du Schleswig. Grâce au courage des habitants de la côte, les hommes de l'équipage, réfugiés dans les mâts et les vergues, furent sauvés. Toutefois l'un d'entre eux avait dû être laissé dans sa position difficile, parce qu'il n'y avait pas de place pour lui dans la chaloupe de sauvetage, déjà trop pleine. Quand le bateau arriva au rivage survint le batelier qui avait coutume de diriger les expéditions de sauvetage et qui jusque là avait été absent. Harro, c'était son nom, demanda si tous les naufragés étaient bien sains et saufs. On lui répondit qu'on avait laissé un homme dans la voilure, mais qu'il était inutile de retourner le chercher, attendu que celle-ci commençait à s'enfoncer sous l'eau. Harro se déclara résolu à tenter un effort en faveur du malheureux. Il parvint, après bien des refus, à obtenir de trois de ses compagnons qu'ils partissent avec lui. Au moment du départ, nouveau retard. La mère d'Harro était survenue : Elle le conjurait de ne pas jouer inutilement sa vie. Elle lui rappela que son père était mort en mer, que la mer avait probablement fait sa proie de son frère unique Uwe. Après s'être embarqué, celui-ci n'était jamais revenu. Harro répondit : « Ma bonne mère, dis-toi ceci : le pauvre garçon qui est là-bas à aussi une mère ! » La course dangereuse commença. Après mille dangers, Harro réussit à ramener le malheureux abandonné. Quand le bateau approche du bord, on entend la voix du chef de l'expédition qui crie joyeusement, en dominant le mugissement des vagues : « Mère, c'est Uwe ! »

L'histoire n'est-elle pas saisissante ? Par sa vaillance héroïque, Harro avait sauvé son frère, rendu un fils à sa mère. Mais l'infortuné, qui « n'a personne », n'est-il pas également notre frère, à nous ? Jésus ne nous enseigne-t-il pas à regarder tout homme dans la détresse comme un prochain auquel est dû notre secours ?
Le devoir de la charité a devant lui un champ illimité pour s'exercer ? Innombrables sont les ouvrières, les ouvriers solitaires ! À combien de dangers leur isolement ne les expose-t-il pas ? Aucune affection ne les arrête à l'heure de la tentation. Aucun oeil ne veille sur eux. Aucune bouche ne leur crie : « Prends garde ! » Ce qu'ils entendent, ce sont de mauvais propos, ce qu'ils voient ce sont de fâcheux exemples ! Leur esquif sans lest et sans gouvernail semble destiné à devenir le jouet des vents. Est-il étonnant qu'ils fournissent des recrues ardentes au parti socialiste ? Ils y entreront, en grand nombre, ne fût-ce que pour y trouver quelque amitié.

Ma pensée est souvent oppressée, quand je songe aux jeunes soldats des armées permanentes. Voici un pauvre garçon, inexpérimenté, mal dégrossi, subitement transplanté de son rustique hameau dans la caserne. Il est l'objet des plaisanteries de ses nouveaux compagnons, subit des brimades. Il est en outre traité fort sévèrement par le sous-officier dont il dépend. Aussi voyons-nous, dans les armées permanentes, de jeunes soldats s'ôter la vie, à un âge où d'ordinaire elle paraît encore si belle !

« Oui, il en est ainsi, et c'est triste, murmure quelqu'un, mais changer cela est au-dessus des forces humaines. » Vous avez raison. Seulement, si nous ne pouvons sauver tous les désespérés, n'en pourrions-nous du moins sauver quelques-uns ? Chacun de nous n'en pourrait-il sauver un ? Le prix d'une âme n'est-il pas infini ? Ne vaut-il pas la peine de nous dévouer pour une seule âme ? « Elle a fait ce qu'elle a pu, (Matt. XIV, 8.) » dit Jésus de Marie de Béthanie, lorsqu'elle l'a oint d'un parfum de grand prix. Chrétiens, nous avons à reproduire en nous l'image de Christ. Or Christ est le bon berger cherchant la brebis perdue. C'est donc la sollicitude du berger que nous avons à montrer en nous. Il est relativement facile de condamner un monde sans Dieu, de gémir sur l'irréligion de notre génération. Un vrai chrétien ne saurait se borner à ces manifestations. Le disciple de Christ ouvrira sa main, pour bénir et pour sauver.

Le péché du sacrificateur et du lévite qui, dans la parabole du bon Samaritain, voient un blessé gisant à terre, est de passer outre. Le malheureux « n'avait personne... » J'imagine les deux passants égoïstes lui jetant une phrase de ce genre : « Prends courage ! N'aie pas peur » ou peut-être encore un : « Dieu te soit en aide ! » Est-ce que ces paroles n'auraient pas ajouté à l'horreur de la situation du pauvre homme ? Le bon Samaritain traite le blessé comme un frère, et c'est pour cela qu'il est un voyageur selon le coeur de Jésus.

Joseph rencontra dans le cachot égyptien, où il avait été emprisonné, deux hommes qui « n'avaient personne... » Il lut leur tristesse sur leurs visages. Elle n'échappa point à son coeur compatissant. Et il ne se détourna point d'eux, sous le prétexte que lui-même non plus « n'avait personne... » Il avait Dieu, et c'était assez pour le rendre secourable aux infortunes d'autrui. Il entra en relations avec les deux captifs délaissés. Le service qu'il rendit à l'un d'entre eux, quand il expliqua leurs songes, fut plus tard la cause de son propre élargissement. Car Dieu avait vu ce qui s'était passé.

Et Dieu voit tout ce qui se passe, aujourd'hui encore. Il vous voit chercher l'âme perdue, celle qui « n'a personne ». Si une petite marque d'affection a eu parfois de grands effets, c'est que Dieu a vu le témoignage d'amour que vous alliez donner et a mis dans cette oeuvre sa puissance. Ne l'avait-il pas inspirée auparavant ? N'avez-vous jamais rencontré quelqu'un qui se souvint d'un mot bienveillant, d'un trait de sympathie de votre part, bien des années après que vous aviez oublié ces actes ? Une parole, un serrement de main, des larmes, lors d'une visite, un simple don, n'ont-ils pas eu parfois de merveilleuses conséquences ? Plus l'amour qui se révèle est cordial, sincère, moins il s'enveloppe de condescendance, plus il est touchant.

Sur l'un des ponts de la Tamise, à Londres, se tenait un homme à l'expression désespérée. Il regardait le courant. Son intention était de se précipiter dans le fleuve, dès qu'il pourrait le faire sans attirer les regards. Il y avait là une toute petite fille de cinq ans, dont le père s'était arrêté pour causer avec un ami. Les yeux de l'enfant étaient fixés sur cet homme. Tout à coup elle lâcha la main paternelle pour courir vers le désespéré. S'adressant à lui, elle lui dit avec un accent qui allait au coeur : « Pourquoi es-tu si triste ? » Et l'homme fut remué jusque dans les dernières profondeurs de son être. Il eut honte de son projet de suicide. Il se résolut à rentrer dans la vie, à l'aimer. L'instant d'avant, il était de ceux qui « n'ont personne ». Maintenant il avait quelqu'un. La sympathie de cette petite fille avait suffi pour le relever, pour faire luire de nouveau à ses yeux la divine espérance. Quelqu'un a écrit : « Le sentiment qu'on n'est point abandonné agit avec plus de puissance que tous les reproches. Il attise vivement la flamme du bien dans les âmes. » Que c'est vrai ! Les reproches, fussent-ils justifiés, irritent profondément. Ils laissent de l'amertume, lorsqu'ils ne sont pas inspirés par l'amour. La tendresse, l'affection ont rarement manqué leur effet sur l'âme humaine.

Dieu soit loué, les chrétiens de notre époque ont commencé à le comprendre. Des associations diverses ont été créées en faveur des délaissés : auberges de familles, cercles d'ouvriers, asiles pour jeunes filles, lieux de réunions pour marins, sociétés pour l'enfance abandonnée, pour les détenus libérés, unions chrétiennes de jeunes hommes, de jeunes filles, etc. Le peuple de Dieu commence à chercher les âmes perdues. Sans doute l'amour chrétien ne réussit pas à faire disparaître l'infortune de ce monde. Celle-ci reste immense, malgré tout. Mais à supposer que le socialisme fût plus heureux, il demeurera toujours en ce monde des objets pour la pitié. Jamais la loi civile ne réussira à empêcher complètement le malheur. Ce sera toujours à la charité chrétienne à répandre la lumière et la consolation. Ne critiquons donc point les oeuvres chrétiennes de relèvement, enrôlons-nous plutôt à leur service, non seulement par nos dons, mais en nous efforçant d'aider personnellement les délaissés rencontrés sur notre chemin.

N'allons pas au reste chercher les délaissés uniquement dans les mansardes ou dans les caves des grandes villes. Ils sont souvent dans une position brillante. Mais leur richesse n'a pas le pouvoir de leur procurer un coeur qui les comprenne, qui sympathise avec eux. Que notre christianisme, trop exclusivement dogmatique jusqu'ici, s'inspire de l'image du bon berger ! Les chrétiens qui ressembleront le plus à Jésus seront aussi le plus magnifiquement récompensés. Songeons davantage aux surprises du monde à venir. Dans la vie future, telle petite femme, secourable aux pauvres, resplendira d'une gloire plus grande que tel prince de l'Eglise, reçu avec arcs de triomphe, au son des cloches, au bruit des mortiers. Je conclus ce chapitre par une parole du maréchal Moltke. Elle se lit dans le dernier volume de ses oeuvres : « Combien différente de la mesure de ce monde sera la mesure appliquée à notre activité terrestre dans l'existence à venir ! Ce n'est pas l'éclat du succès, mais la pureté des intentions, la fidélité persévérante au devoir, des vertus peut-être ignorées des hommes, qui décideront de la valeur de notre pèlerinage ici-bas. Quel grand remue-ménage dans le ciel pour faire monter les uns et descendre les autres ! À peine connaissons-nous nos devoirs envers nous-mêmes, nos devoirs envers le prochain, nos devoirs envers une volonté supérieure. Le plus sage, dans cette ignorance, serait, de ne pas trop enfler notre dette envers nous-mêmes. »

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