On éprouve une impression
particulière lorsqu'on est mis subitement en
présence de quelqu'un qu'on a vu, dont on a
beaucoup entendu parler, avec qui on a longuement
correspondu ou dont on a lu quelque
écrit.
Vous êtes dans votre cabinet, assis à
votre table à écrire, travaillant de
tout votre coeur. On heurte à la
porte : Vous criez :
« Entrez ». Vous le dites d'un
accent amical ou peut-être ennuyé.
Souvent le mot « Entrez » veut
dire : « Encore un importun qui
vient m'interrompre dans mon
travail ! » Mais vous êtes
chrétien, par conséquent
l'amabilité de Christ habite en vous, et
c'est avec cordialité qu'a été
prononcé votre
« Entrez ».
La porte s'ouvre et vous voyez un monsieur ou une
dame qui vous dit : « Mon nom est X.
ou Z. Nous nous connaissons
déjà. » Vous n'avez
malheureusement pas la mémoire des noms. Et
vous voilà dans l'embarras. Vous tournez et
retournez ce nom fâcheux, tout en vous
avançant d'un air poli, et tout à
coup s'éveille en vous le vague souvenir
d'une dame avec laquelle vous avez autrefois
échangé plusieurs
lettres, ou d'un écrivain dont vous avez lu,
il y longtemps, tel ouvrage au sujet duquel vous
lui avez écrit. Toutefois vous n'êtes
pas très sûr de votre fait, et vous
prononcez des paroles qui tomberont comme une
douche glacée sur votre visiteur :
« Pardonnez-moi, mais en ce moment je ne
suis pas absolument certain de ne point faire une
confusion de noms ; toutefois, je vous en
prie, asseyez-vous ! »
Vos souvenirs deviennent heureusement
précis. Vous savez maintenant que c'est bien
la dame à laquelle vous avez songé
d'abord. Elle vous a naguère ouvert son
coeur et vous a prié de lui donner un
conseil dans des circonstances fort
délicates. Elle vous a même
révélé certaines
particularités de son passé qu'il lui
était désagréable d'avouer.
Car ce qui se confesse difficilement de bouche,
s'écrit plus aisément.
Eh bien, vous vous étiez fait de cette dame,
- je suppose toujours que c'est une dame, - de cet
écrivain si c'est un écrivain, un
portrait dans votre imagination. Le voilà,
le voilà devant vous en chair et en os.
Votre portrait était-il ressemblant ou ne
l'était-il pas ? C'est ce dont vous
jugez à cette heure. Nous ne pouvons pas, en
effet, nous empêcher de nous créer des
images de ceux dont nous lisons les livres ou les
lettres. Nous nous disons involontairement :
Cette personne a tel âge, tel
tempérament, telle physionomie ! Nous
savons que nous pouvons nous tromper, mais nous
prêterons sûrement une figure à
notre correspondant, ou à l'auteur dont nous
tenons l'écrit entre nos
mains. C'est de la même façon qu'en
entendant parler du lac Majeur, nous voyons en
esprit une étendue d'eau bleue, avec des
contours déterminés. Qu'un voyage
nous conduise sur les rives enchantées de ce
lac, nous nous apercevrons peut-être que ce
n'était pas tout à fait cela. Et
souvent ce n'est pas non plus tout à fait
cela, quand nous rencontrons enfin la personne dont
nous nous étions formé
intérieurement un portrait.
La dame entrée dans votre cabinet, J'en
reviens à elle et suppose toujours que le
visiteur est une dame, vous a frappé par son
ton quelque peu rude. En lisant ses lettres, vous
vous la figuriez comme la douceur et
l'humilité en personne. Quel est le plus
vrai de ces deux portraits ? Vous
répondez sans hésiter : Celui
qui est là devant moi en chair et en os.
Cependant il arrive à certaines personnes de
révéler mieux le fond de leur
caractère quand elles ont la plume à
la main que lorsqu'elles ont quelqu'un en face
d'elles. Parfois le visage n'est pas l'expression
complète du caractère. Vous vous
dites cela. Et pourtant vous éprouvez une
sorte de désenchantement à voir la
personne, que vous vous représentiez si
onctueuse, ayant un air parfaitement
décidé. Mettons que votre visiteur
ait écrit un livre sur la misère des
classes ouvrières, qu'il l'ait
surchargé de couleurs sombres, qu'il ait
annoncé pour finir quelque catastrophe
sociale ; vous vous attendez à
rencontrer une figure grave. Et voici, celui qui
s'avance vers vous est un monsieur jovial, resplendissant
de santé
et de bonne humeur. Votre peintre qui broie si
volontiers du noir a l'apparence d'un bon
vivant.
Il est aussi des surprises agréables. Car
les hommes sont souvent meilleurs que leur
réputation, que leurs lettres ou que leurs
livres. Mais il en est de fort pénibles. Un
aimable banquier de Zurich, qui me visitait, parut
fort étonné de l'empressement joyeux
avec lequel je lui tendais la main. Il me dit au
cours de la conversation pour quelle raison il
s'était quelque peu défié de
mon accueil : « Un jour, me
raconta-t-il, un homme de Dieu, dont les livres
m'ont été en infinie
bénédiction, à moi et à
beaucoup d'autres, entra dans mon
bureau. » - (Le banquier me nomma le
personnage en question, mais je ne me sens pas la
liberté de répéter son nom,
même d'indiquer sa nationalité, car,
quoique mort, il est certainement connu d'un grand
nombre de mes lecteurs). - Le chrétien
célèbre étala devant moi un
chèque et me pria de le lui payer. Quand je
lus dans le chèque le nom du
propriétaire, j'éprouvai un
tressaillement de joie, et je ne pus
m'empêcher de dire :
« Ah ! monsieur, je suis
singulièrement heureux de faire votre
connaissance et je bénis Dieu de ce qu'il me
permet de vous remercier pour tout le
bien... » Mais lui, m'arrêta et
d'un ton glacé, dit brièvement :
« Je vous en prie, ne sortons pas ici des
affaires. » Je le payai là-dessus,
et il partit après m'avoir fait un salut
cérémonieux. Mon
désenchantement fut profond. Espérons
que le grand homme n'avait pas
habituellement cet esprit chagrin. Ses
manières sèches ne m'en ont pas moins
fait passer un mauvais quart d'heure.
Ainsi parla, au prédicateur qui est votre
serviteur, le banquier, et son récit me fut,
sans que le narrateur s'en doutât, une
prédication.
Je suis maintenant obligé de me mettre en
scène. Je le fais, parce que l'incident que
je vais rapporter n'est pas seulement à ma
louange, mais aussi à ma confusion. Il m'est
difficile de l'oublier. Il eut un grand nombre de
témoins. J'étais à Flims, dans
les Grisons, assis à table d'hôte. En
face de moi était assise pour la
première fois une dame distinguée, de
Berlin, ayant le titre d'Excellence, ainsi que je
l'appris plus tard. Un voisin me demanda des
nouvelles de Brême. Aussitôt elle
s'informa si je connaissais le pasteur Funcke. Je
lui répondis que je le connais quelque peu,
mais que ma femme, assise près de moi, le
connaît mieux encore que moi. Je lui dis
qu'elle allait l'écouter tous les dimanches.
Aussitôt la dame lia conversation avec ma
femme et l'accabla de questions sur ma modeste
personne. Comme ma femme me faisait signe de cesser
cette plaisanterie, je laissai tomber le masque et
me présentai. Mais la dame à
demi-blessée : « Vous voulez
vous amuser de moi, monsieur. »
En vain, je lui exhibai mon carnet de poche, puis
ma carte de visite. Toujours la même
incrédulité. « Mais enfin,
finis-je par lui dire, pourquoi vous refusez-vous
à croire que je suis le pasteur
Funcke ? » Alors
cette réponse mémorable sortit de ses
lèvres : « La figure du
pasteur Funcke doit avoir une autre
expression. » J'avais mon compliment. Les
lecteurs comprendront quel fut l'embarras de la
dame quand, devant les sourires et les affirmations
des assistants, elle dut se rendre à
l'évidence. L'incident n'était pas
très agréable pour elle, et pour la
réconforter moralement, je l'invitai de bon
coeur à une promenade après le
déjeuner. Mais le jugement porté par
cette dame sur mon expression n'était pas
non plus très flatteur. Mes livres l'avaient
persuadée que j'avais un air plus
distingué ou plus spirituel que je n'ai.
Comme pendant ce fameux déjeuner, je n'avais
guère ouvert la bouche, sauf pour manger,
mon amour-propre pouvait plus ou moins s'expliquer
le désenchantement avec lequel cette dame
dut voir que ma figure ne répondait pas au
portrait tracé par son imagination. Dieu
sait que je ne me préoccupai pas beaucoup de
ce qu'elle avait dit de moi. Cependant, à
partir de ce jour, je fus un peu moins
intéressant à mes yeux et
délaissai encore plus le miroir que je ne
l'avais fait jusqu'alors.
Heureusement, il se trouve parfois que les
originaux sont aussi intéressants que les
portraits imaginés à la suite d'une
lecture. J'en vais donner un exemple. Je lis, dans
mon agenda la note suivante :
« Aujourd'hui j'ai fait une visite au
professeur Hilty, à Berne. Je l'ai
trouvé exactement tel que je me
l'étais
représenté. » À
peine descendu de wagon dans la ville fédérale
suisse, j'avais demandé au premier cocher de
fiacre venu s'il connaissait la maison du
professeur Hilty. « Hilty ? Eh oui,
oui, sans doute, sans doute ! »
m'avait-il répondu dans son dialecte
bernois. Et nous filâmes au trot le plus
rapide du cheval du brave automédon. La
figure de ce dernier s'était
épanouie, quand j'avais prononcé le
nom de Hilty. N'en doutez pas, les cochers de
fiacre connaissent fort bien ceux qu'ils
mènent habituellement. Et ce n'est pas par
des pourboires seulement qu'on gagne leur
sympathie. Nous étions arrivés. Il me
fallut gravir deux ou trois escaliers. La
montée était haute. Je sonnai, et une
personne âgée ouvrit la porte. Quand
je demandai à voir M. le professeur Hilty,
elle me répondit sans beaucoup
d'amabilité que c'était impossible,
qu'il allait sortir pour un dîner. Je la
priai cependant de remettre ma carte à M. le
professeur.
Deux minutes après elle revenait beaucoup
plus souriante, en me disant : « M.
le professeur sera très heureux de vous
voir ; naturellement M. le professeur n'aurait
pas voulu ne pas vous recevoir. » Une
minute après j'étais en
présence de l'auteur désormais
célèbre du livre : Le bonheur.
(Lecteur, connaissez-vous Le bonheur de
Hilty ? Si vous ne le connaissiez pas, je vous
souhaite ce bonheur.) L'auteur des trois volumes
« Glück » a une figure
imposante, un visage animé par l'inspiration
et en même temps plein de bienveillance. Je
connaissais son visage par une photographie.
Pourtant je ne connaissais pas l'homme. Il a dans
le regard une autorité et
une douceur que la photographie ne saurait rendre.
Après un échange d'amabilités,
la conversation prit un bel essor. Nous nous
entretînmes de l'état moral et
religieux de notre génération. Hilty
est d'avis que le mauvais moment est passé,
que nous en avons fini avec le naturalisme et le
matérialisme en littérature.
D'après lui, dans tous les domaines se
marque un retour vers la recherche de
l'idéal. Il nourrit le ferme espoir que
cette préoccupation s'accentuera toujours
plus nettement avec les années et que les
écrivains s'y rallieront les uns
après les autres. Dieu veuille que Hilty ait
raison ! Qui dit : Idéal, dit par
là même Jésus-Christ. Et c'est
la pensée de Hilty aussi bien que la mienne.
Nous nous séparâmes comme de vieux
amis. La personne âgée dont j'ai
parlé ne voulut pas me permettre d'ouvrir
moi-même la porte, et en faisant jouer la
serrure me dit avec une cordialité
émue : « Bon voyage, Monsieur
le pasteur ! » Je conjecturai que
pour elle non plus je n'étais pas un
inconnu. Je descendis allégrement
l'escalier. Ma joie ne procédait pas
seulement, cela va de soi, de ce que je descendais,
mais surtout de ce que j'avais trouvé
l'homme célèbre tel que je me
l'étais représenté. Il n'avait
pas été pour moi la cause d'un
désappointement.
Et la morale de cette histoire ? Je vais vous
aider à la tirer. Efforçons-nous
d'épargner aux autres les
désappointements. Pour cela imprimons
à notre vie un caractère
d'unité. Combattons nos entraînements, nos
antipathies, nos
mouvements
d'humeur, de telle sorte que les gens qui nous
voient dans le cadre d'un salon, ainsi que j'ai vu
Hilty, nous retrouvent les mêmes dans notre
cabinet de travail ou d'affaires, ou dans nos
livres. Aspirons à la
sincérité dans tous les domaines,
même dans le style épistolaire,
où l'on emploie si volontiers de menteuses
formules. Agissons de telle sorte que nos lettres
ne donnent lieu à aucun
désenchantement, lorsqu'on fera notre
connaissance. Évitons de paraître dans
les discours, dans les actes ; tenons pour
vrai ce mot : « Ce que tu es importe
seul. » En réalité, nous ne
sommes ni plus ni moins que ce que nous sommes aux
yeux de Dieu. Tout le reste est vanité, de
la balle qui sera consumée par le feu.
« Marche devant ma face, » dit
Dieu au patriarche Abraham
(Gen.
XVII 1.).
Il n'est rien de plus haut aujourd'hui encore que
de marcher devant la face de Dieu. Je souhaite
seulement, que nous, chrétiens du XXme
siècle, nous connaissions Dieu aussi bien
qu'Abraham le connaissait. Un grand homme a
dit : « Souvenez-vous toujours,
quand vous écrivez une lettre, que Dieu lit
par dessus votre épaule. » Ce qui
vient d'être dit des lettres s'applique
à notre activité tout entière
qui se déroule devant la face et le regard
de Dieu. Prenez cette pensée au
sérieux, elle aidera à votre
développement moral.
Spurgeon s'enquit un jour auprès d'une
pieuse domestique du signe auquel elle avait
reconnu qu'elle était
convertie, elle répondit -
« Depuis que je suis convertie, je me
suis mise à balayer sous les
paillassons. » Parole mémorable.
J'en affaiblirais l'impression, si je prenais la
peine de prouver que dans toutes les positions,
depuis celle du décrotteur jusqu'à
celle du magistrat, le grand signe de la conversion
est de balayer « sous les
paillassons ». L'habitude de balayer
jusque « sous les paillassons »
empêchera les fâcheuses
découvertes, quand l'oeil du maître de
la maison, je veux dire l'oeil de Dieu, produira
toute chose à la lumière.
Je vois avec effroi les moyens mondains dont on
se sert actuellement pour réveiller la vie
chrétienne et « gagner, ainsi
qu'on le dit, les masses à
l'Évangile. » Les metteurs en
scène de ces moyens peu spirituels
ressemblent au professeur d'anatomie qui produit
dans le cadavre de la grenouille, par
l'électricité, des mouvements
artificiels. La foi en la puissance de Dieu, la foi
aux paroles de Jésus, la foi en l'action du
Saint-Esprit deviennent de plus en plus rares dans
nos contrées.
J'aurais beaucoup de choses à dire là
dessus. Nos frères de langue anglaise, en
tournée dans nos régions, surtout
dans leur patrie, paraissent plus que d'autres
persuadés qu'en
matière d'édification le but
sanctifie les moyens. C'est seulement en Angleterre
que l'armée du Salut a pu voir le jour.
C'est seulement dans l'Amérique du Nord
qu'elle a pu offrir au monde le spectacle d'une
seconde édition revue et augmentée.
En Amérique, l'air est favorable à la
réclame. Et si je citais les moyens
employés par quelques prédicateurs
américains pour remplir leurs
églises, je tomberais dans le comique en
même temps que dans la frivolité.
Que penser du résumé suivant d'une
affiche apposée par le comité d'une
église qui travaille dans un quartier pauvre
de Londres - « Il y aura dimanche
prochain, avant l'ouverture du service divin, dans
l'intérieur du lieu de culte, distribution
de tabac à tous les assistants. »
Le dit tabac pouvait être fumé pendant
le culte c'est-à-dire pendant les
prières, les chants et la
prédication ! Ceci se passait en l'an
de grâce 1896. Il se trouva que les
prolétaires, hommes et femmes,
affluèrent dans l'enceinte du local. Et l'on
dit qu'en dépit de l'épouvantable
fumée remplissant celui-ci, le service fut
fort édifiant. Je livre à
l'appréciation de chacun le moyen
employé en cette circonstance pour recruter
des auditeurs.
Voici un comité d'écoles du dimanche
qui imagina, pour récompenser les
élèves les plus assidus, de les
convier à un bal d'enfants, lequel eut lieu
avec tout l'éclat des bals d'adultes. Mon
sentiment est que là où l'on ne peut
pas développer l'oeuvre des écoles du dimanche,
sans recourir à
de tels moyens, le mieux serait de la laisser
tomber.
Ce que je vais raconter est plus stupéfiant
pour moi. La scène se passe à
Nottingham, dans une grande assemblée de
chrétiens anglais non conformistes. La
conférence entendit des rapports
extrêmement nourris, renfermant des
idées justes et neuves à bien des
égards. Je rends volontiers hommage à
l'esprit de liberté, de courage et de force
qui anima ces immenses assises. Mais un orateur
n'eut-il pas l'idée de proposer
l'introduction des applaudissements dans le service
divin, après la prédication, en vue,
disait-il, de procurer aux prédicateurs
l'encouragement dont ils ont besoin ? Cette
étrange proposition ne paraît pas
avoir soulevé une bien vive opposition.
Je l'avoue, je fus troublé, lorsque je lus
ce détail.
Puis j'éprouvai un sentiment de frayeur.
Quelle profanation de vouloir marier de la sorte
l'esprit chrétien à la
mondanité. Des applaudissements, comme au
théâtre ! Des battements de mains
dans la maison de Dieu, éclatant aux bons
endroits de la prédication et lui servant de
conclusion ! Il me semblait voir
froissée entre des doigts grossiers une
fleur délicate et parfumée. Quoi, le
premier jeune homme venu, la première jeune
fille venue vont donner le signal de la bruyante
démonstration, agiter leurs mains, ou bien
en signe de mécontentement trépigner
et siffler ? À moins que les
applaudissements ne soient seuls
tolérés.
La Parole de Dieu est un glaive à deux
tranchants, que le serviteur de Dieu doit faire
pénétrer dans les coeurs, jusque dans
les jointures de l'âme. Elle est le juge
saint de nos pensées et de nos sentiments.
Quand on a compris cela, on ne songe plus à
demander pour elle des applaudissements.
Je crains fort que, si la proposition dont je parle
venait à passer quelque part dans les
moeurs, l'orateur chrétien ne songeât
davantage à provoquer des applaudissements
qu'à chercher l'approbation de l'Esprit de
Dieu. « Comment pouvez-vous croire, a dit
le Seigneur, vous qui tirez votre gloire les uns
des autres, et qui ne cherchez point la gloire qui
vient de Dieu seul
(Jean
V, 44.). »
Si l'on introduit dans l'Eglise l'usage des
applaudissements, inévitablement le
prédicateur les ambitionnera. En ce cas
mieux vaudrait supprimer la prédication et
se contenter de la lecture de la Bible. Mais comme
d'ailleurs chacun peut lire la Bible à la
maison, peut-être serait-il encore plus
sensé et plus simple de fermer les
temples.
On affirme que les prédicateurs ont besoin
d'être encouragés. Assurément.
Voilà l'orateur chrétien seul dans la
tribune élevée d'où il domine
l'assemblée. Seul il parlera. Comment ne
sentirait-il pas la responsabilité qui
pèse sur lui ? Je vous le dis, une
sueur angoissante a saisi plus d'un pasteur
à la pensée de la fonction qu'il
avait à remplir. Le prédicateur a donc besoin
d'encouragements. En
premier lieu il lui faut l'encouragement de Dieu.
Et il ne l'obtiendra pas, s'il ne s'est dans sa
préparation longuement entretenu avec Dieu.
Et il a besoin aussi en second lieu d'un
encouragement humain.
Ne croyez pas le lui procurer par des
applaudissements. Cherchez cet encouragement dans
les prières que doivent faire monter pour le
pasteur ses auditeurs. Lorsque je puis me
dire : Parmi ceux qui sont assis maintenant
devant toi, il en est plusieurs qui ont prié
pour toi, qui ont demandé pour toi la force
d'annoncer avec clarté le chemin du salut,
de la vie éternelle, - j'incline avec
respect mon front devant ce témoignage
précieux de la sympathie
chrétienne.
Quand on a le bonheur d'avoir des auditeurs qui
intercèdent pour vous, les artifices de
rhétorique disparaissent de la
prédication. Le pasteur ne songe plus
qu'à distribuer aux âmes le
véritable pain descendu du ciel. Il se sent
porté par une grande charité et par
là même il reçoit une grande
force. Lors de la bataille avec les
Amalécites, Moïse put, avec l'appui
d'Aaron et de Hur, faire ce que sans eux il
n'aurait pas fait, tenir ses mains
élevées vers le ciel pendant toute
une journée. Le prédicateur
chrétien est un homme appelé à
tenir aussi ses mains élevées vers le
ciel. Et il a besoin de sentir ses faibles mains
soutenues par les intercessions de ses
frères.
Ainsi me parlait, par un beau matin
d'été à Wengen, un ami. Il
avait un accent particulier de conviction en
s'exprimant ainsi. Je savais qu'il m'envisageait
moi-même comme un membre de cette
élite des meilleurs. Cela ne m'empêcha
pas de lui donner raison.
Wengen, on le sait est situé dans l'Oberland
bernois. Il est séparé de Murren par
la splendide vallée de Lanterbrunnen.
Oh ! délicieuses prairies de Wengen,
qui vous louera comme vous méritez de
l'être ? De là on a devant soi
l'incomparable chaîne des Alpes bernoises,
avec un premier plan comme on en trouve rarement
ailleurs. Je retrouve dans mon carnet de poche les
rimes suivantes, griffonnées par moi le
premier matin de mon séjour, qui
était un dimanche matin :
- Le Silberhorn brille devant mes yeux,
- Rêveur, je songe au Giesshach qui bouillonne
- Dans le lointain. Sur mon front de clairs cieux.
- Autour de moi tout me ravit, m'étonne,
- Je veux chanter ces monts, ces gazons doux
- À mes regards : mais je tombe à genoux,
- Et ne sais plus, sentant mon impuissance,
- Qu'invoquer Dieu dans sa grandeur immense.
Nous eûmes à Wengen un temps
superbe. Dès la première heure les
paresseux sautaient à bas du lit et
couraient à la fenêtre pour contempler
la Jungfrau, éclairée par les
premiers rayons du jour. Le soir nous laissions
souvent la table du dîner pour aller admirer
la rouge coloration des Alpes au coucher du soleil.
Toutefois mes sentiments d'enthousiasme et de
répulsion allaient surtout aux êtres
humains qui m'entouraient.
Il y avait dans notre pension de Wengen une
réunion de chrétiens aimables,
distingués et pieux comme on en trouve
rarement. Un ami remarquait malicieusement que
notre hôte avait bien un peu aidé la
Providence dans ce groupement. Une jolie chapelle a
été bâtie près de la
maison. Chaque dimanche un culte y est
célébré par un pasteur
distingué. Chaque jour, a l'issue du
dîner, les assistants qui sentent le besoin
de la prière ont un culte domestique. Tout
cela, dû à notre hôte, avait
attiré dans l'hôtel-pension les
chrétiens avides d'édification. Il
faut ajouter que notre hôte ne recevait pas
chez lui n'importe quels touristes. Ceux qui lui
paraissaient des gens de plaisir, amis du
champagne, étaient avertis qu'ils risquaient
de se trouver avec une société
très sérieuse. De la sorte se
maintenait autour de vous un air pur. Cependant
l'affirmation que notre hôtelier avait
aidé la Providence ne me paraît pas
très juste. La Providence n'est jamais dans
le cas d'être aidée. Elle emploie
seulement les hommes comme des instruments. Et
notre hôte avait été dans le
cas présent son instrument.
Charmante société que celle qui
devint la mienne dans cette
maison hospitalière, située à
4000 pieds au-dessus de la mer et de Brême.
La conversation ne se portait point exclusivement
sur des sujets chrétiens. Mais la paix de
Dieu régnait parmi nous. Non seulement on
pouvait prier en se mettant à table sans
surprendre personne, mais on avait l'assurance
d'avoir près de soi des esprits
bienveillants, désireux de vous comprendre.
Une charmante intimité, des
prévenances réciproques rendaient la
vie agréable à tous.
Les beautés de la nature inspirent au
chrétien la reconnaissance envers Dieu. Le
sentiment de la présence du Père
Céleste donne à l'âme une
légèreté allègre que
l'homme le plus spirituel ne connaît point,
lorsqu'il ne voit dans la nature que la nature.
L'admiration des merveilles du monde
extérieur ne dure pas longtemps quand elle
ne monte pas plus haut que les montagnes, jusqu'au
Dieu vivant.
Je ne parlerai d'aucun des membres de notre petite
société. Je leur ai promis de ne pas
les mettre en scène dans mes livres. Mais de
ma table de travail je salue en ce moment, avec un
plaisir particulier, ces professeurs, ces
industriels, ces pasteurs, ces juristes, ces chefs
d'administration, ces gracieuses dames et
demoiselles, au milieu desquels j'ai coulé,
ainsi que deux membres de ma famille, des jours
inoubliables et paradisiaques.
Je ne soutiendrai pas que toutes ces personnes
eussent déployé la même
bonté, le même charme dans leur intérieur. Il est
facile d'être aimable hors de chez soi. La
vie d'hôtel vous épargne les tracas,
les soucis, vous laisse une entière
liberté. À une condition toutefois,
c'est que le mauvais temps ne se mette pas de la
partie. Il est d'ailleurs certain que cette
liberté a ses dangers ; on en peut
abuser ; dans les premiers jours, on est un
peu comme un cheval auquel on a enlevé son
harnais et qui gambade volontiers. La
piété ne met pas à l'abri de
quelques écarts extérieurs. J'ai
souvent noté les singularités des
personnes pieuses en voyage ;
transportées hors de leur cercle habituel,
elles se croyaient à l'abri des yeux
observateurs.
À Wengen nul n'abusa. Nous revenions des
bois, chantant des cantiques ou des romances
populaires. Notre gaieté ne
dégénéra jamais. Ainsi fut
justifiée la parole : « Le
véritable chrétien est meilleur que
les autres hommes. »
Les chrétiens ont des joies plus
pures ; ils jouissent de la nature en pensant
à Dieu ; ils ont plus d'humilité
et plus de confiance ; ils sont plus
sérieux et en même temps plus
gais ; ils ont la vraie charité et se
plaisent à rendre des services. De là
en voyage leur supériorité. Dans la
vie de tous les jours, en échange, les
chrétiens sont moins souvent
« meilleurs que les autres
hommes. »
« Il y a au fond de chacun de nous un
chenapan, me disait un jour un officier
hanovrien ; la différence entre les
chrétiens et les gens du monde est que les
premiers travaillent à sabrer ce mauvais
sujet, tandis que les seconds le
nourrissent, le tiennent en belle
humeur. »
Ce langage est peut-être par trop martial.
Bornons-nous à dire qu'il est en chacun de
nous de mauvais instincts. Quand, en face de la
croix de Golgotha, une âme s'est
livrée au repentir, à un repentir
sérieux, elle commence alors une nouvelle
vie. Un esprit nouveau est né en elle, qui
grandira à travers mille luttes. Il tend
à nous couronner de gloire, en
réalisant de plus en plus en nous l'image de
Christ. Ce grand but, la ressemblance avec Christ,
devient de plus en plus visible et désirable
pour le chrétien. Qui n'a point de but est
dépourvu d'idéal. Aussi traite-t-on
volontiers les chrétiens de gens
épris de l'idéal. Telle est leur
première supériorité, fort
réelle, sur les autres. Et comme la
perfection de l'amour de Christ constitue leur
idéal, qu'ils font tous leurs efforts pour
parvenir à reproduire en eux celui-ci, il
serait étonnant qu'ils n'eussent pas encore
une seconde supériorité sur les
autres, celle d'une charité qui vit, qui a
commencé à grandir.
Placez à côté l'un de l'autre
un chrétien et un matérialiste. Si le
premier est sincère, il sera dans la
majorité des cas plus joyeux, plus
généreux, plus reconnaissant, plus
rempli d'espérance. Il en doit être
ainsi d'après la promesse de Jésus.
Jésus n'a-t-il pas affirmé qu'on
connaîtra ses disciples à leurs
fruits. Et, grâces en soient rendues à
Dieu, malgré de nombreuses faiblesses, les
disciples de Jésus-Christ dépassent en effet les
autres hommes en miséricorde, en patience,
en renoncement à eux-mêmes, en joie
dans la souffrance, en liberté d'esprit et
en activité féconde. En dépit
de tout, ils demeurent la lumière et le sel
du monde.
Demandez ce qui adviendrait de ce monde, si les
chrétiens fervents qui y sont en
disparaissaient ou s'ils devenaient les sectateurs
du Moloch du matérialisme. La terre ne
serait-elle pas infiniment plus triste qu'elle ne
l'est.
Voyons maintenant à nous appliquer le sujet
de ce chapitre. Que chacun se pose la
question : Es-tu meilleur que ceux qui ne
professent pas la même foi ? C'est en
effet aux chrétiens à
démontrer que l'Évangile est la
meilleure des religions ; ils en fourniront la
preuve par une conduite meilleure que celle des
autres hommes. Nous avons à devenir au moyen
de nos oeuvres des évangélistes.
Quand même vous seriez sourd-muet et n'auriez
jamais prononcé une parole, vous pouvez par
vos actes de bonté, votre support,
travailler à la conversion des autres, leur
offrir la plus éloquente des apologies du
christianisme.
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