Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Désenchantement.

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On éprouve une impression particulière lorsqu'on est mis subitement en présence de quelqu'un qu'on a vu, dont on a beaucoup entendu parler, avec qui on a longuement correspondu ou dont on a lu quelque écrit.

Vous êtes dans votre cabinet, assis à votre table à écrire, travaillant de tout votre coeur. On heurte à la porte : Vous criez : « Entrez ». Vous le dites d'un accent amical ou peut-être ennuyé. Souvent le mot « Entrez » veut dire : « Encore un importun qui vient m'interrompre dans mon travail ! » Mais vous êtes chrétien, par conséquent l'amabilité de Christ habite en vous, et c'est avec cordialité qu'a été prononcé votre « Entrez ».

La porte s'ouvre et vous voyez un monsieur ou une dame qui vous dit : « Mon nom est X. ou Z. Nous nous connaissons déjà. » Vous n'avez malheureusement pas la mémoire des noms. Et vous voilà dans l'embarras. Vous tournez et retournez ce nom fâcheux, tout en vous avançant d'un air poli, et tout à coup s'éveille en vous le vague souvenir d'une dame avec laquelle vous avez autrefois échangé plusieurs lettres, ou d'un écrivain dont vous avez lu, il y longtemps, tel ouvrage au sujet duquel vous lui avez écrit. Toutefois vous n'êtes pas très sûr de votre fait, et vous prononcez des paroles qui tomberont comme une douche glacée sur votre visiteur : « Pardonnez-moi, mais en ce moment je ne suis pas absolument certain de ne point faire une confusion de noms ; toutefois, je vous en prie, asseyez-vous ! »

Vos souvenirs deviennent heureusement précis. Vous savez maintenant que c'est bien la dame à laquelle vous avez songé d'abord. Elle vous a naguère ouvert son coeur et vous a prié de lui donner un conseil dans des circonstances fort délicates. Elle vous a même révélé certaines particularités de son passé qu'il lui était désagréable d'avouer. Car ce qui se confesse difficilement de bouche, s'écrit plus aisément.

Eh bien, vous vous étiez fait de cette dame, - je suppose toujours que c'est une dame, - de cet écrivain si c'est un écrivain, un portrait dans votre imagination. Le voilà, le voilà devant vous en chair et en os. Votre portrait était-il ressemblant ou ne l'était-il pas ? C'est ce dont vous jugez à cette heure. Nous ne pouvons pas, en effet, nous empêcher de nous créer des images de ceux dont nous lisons les livres ou les lettres. Nous nous disons involontairement : Cette personne a tel âge, tel tempérament, telle physionomie ! Nous savons que nous pouvons nous tromper, mais nous prêterons sûrement une figure à notre correspondant, ou à l'auteur dont nous tenons l'écrit entre nos mains. C'est de la même façon qu'en entendant parler du lac Majeur, nous voyons en esprit une étendue d'eau bleue, avec des contours déterminés. Qu'un voyage nous conduise sur les rives enchantées de ce lac, nous nous apercevrons peut-être que ce n'était pas tout à fait cela. Et souvent ce n'est pas non plus tout à fait cela, quand nous rencontrons enfin la personne dont nous nous étions formé intérieurement un portrait.

La dame entrée dans votre cabinet, J'en reviens à elle et suppose toujours que le visiteur est une dame, vous a frappé par son ton quelque peu rude. En lisant ses lettres, vous vous la figuriez comme la douceur et l'humilité en personne. Quel est le plus vrai de ces deux portraits ? Vous répondez sans hésiter : Celui qui est là devant moi en chair et en os. Cependant il arrive à certaines personnes de révéler mieux le fond de leur caractère quand elles ont la plume à la main que lorsqu'elles ont quelqu'un en face d'elles. Parfois le visage n'est pas l'expression complète du caractère. Vous vous dites cela. Et pourtant vous éprouvez une sorte de désenchantement à voir la personne, que vous vous représentiez si onctueuse, ayant un air parfaitement décidé. Mettons que votre visiteur ait écrit un livre sur la misère des classes ouvrières, qu'il l'ait surchargé de couleurs sombres, qu'il ait annoncé pour finir quelque catastrophe sociale ; vous vous attendez à rencontrer une figure grave. Et voici, celui qui s'avance vers vous est un monsieur jovial, resplendissant de santé et de bonne humeur. Votre peintre qui broie si volontiers du noir a l'apparence d'un bon vivant.

Il est aussi des surprises agréables. Car les hommes sont souvent meilleurs que leur réputation, que leurs lettres ou que leurs livres. Mais il en est de fort pénibles. Un aimable banquier de Zurich, qui me visitait, parut fort étonné de l'empressement joyeux avec lequel je lui tendais la main. Il me dit au cours de la conversation pour quelle raison il s'était quelque peu défié de mon accueil : « Un jour, me raconta-t-il, un homme de Dieu, dont les livres m'ont été en infinie bénédiction, à moi et à beaucoup d'autres, entra dans mon bureau. » - (Le banquier me nomma le personnage en question, mais je ne me sens pas la liberté de répéter son nom, même d'indiquer sa nationalité, car, quoique mort, il est certainement connu d'un grand nombre de mes lecteurs). - Le chrétien célèbre étala devant moi un chèque et me pria de le lui payer. Quand je lus dans le chèque le nom du propriétaire, j'éprouvai un tressaillement de joie, et je ne pus m'empêcher de dire : « Ah ! monsieur, je suis singulièrement heureux de faire votre connaissance et je bénis Dieu de ce qu'il me permet de vous remercier pour tout le bien... » Mais lui, m'arrêta et d'un ton glacé, dit brièvement : « Je vous en prie, ne sortons pas ici des affaires. » Je le payai là-dessus, et il partit après m'avoir fait un salut cérémonieux. Mon désenchantement fut profond. Espérons que le grand homme n'avait pas habituellement cet esprit chagrin. Ses manières sèches ne m'en ont pas moins fait passer un mauvais quart d'heure.
Ainsi parla, au prédicateur qui est votre serviteur, le banquier, et son récit me fut, sans que le narrateur s'en doutât, une prédication.

Je suis maintenant obligé de me mettre en scène. Je le fais, parce que l'incident que je vais rapporter n'est pas seulement à ma louange, mais aussi à ma confusion. Il m'est difficile de l'oublier. Il eut un grand nombre de témoins. J'étais à Flims, dans les Grisons, assis à table d'hôte. En face de moi était assise pour la première fois une dame distinguée, de Berlin, ayant le titre d'Excellence, ainsi que je l'appris plus tard. Un voisin me demanda des nouvelles de Brême. Aussitôt elle s'informa si je connaissais le pasteur Funcke. Je lui répondis que je le connais quelque peu, mais que ma femme, assise près de moi, le connaît mieux encore que moi. Je lui dis qu'elle allait l'écouter tous les dimanches. Aussitôt la dame lia conversation avec ma femme et l'accabla de questions sur ma modeste personne. Comme ma femme me faisait signe de cesser cette plaisanterie, je laissai tomber le masque et me présentai. Mais la dame à demi-blessée : « Vous voulez vous amuser de moi, monsieur. »
En vain, je lui exhibai mon carnet de poche, puis ma carte de visite. Toujours la même incrédulité. « Mais enfin, finis-je par lui dire, pourquoi vous refusez-vous à croire que je suis le pasteur Funcke ? » Alors cette réponse mémorable sortit de ses lèvres : « La figure du pasteur Funcke doit avoir une autre expression. » J'avais mon compliment. Les lecteurs comprendront quel fut l'embarras de la dame quand, devant les sourires et les affirmations des assistants, elle dut se rendre à l'évidence. L'incident n'était pas très agréable pour elle, et pour la réconforter moralement, je l'invitai de bon coeur à une promenade après le déjeuner. Mais le jugement porté par cette dame sur mon expression n'était pas non plus très flatteur. Mes livres l'avaient persuadée que j'avais un air plus distingué ou plus spirituel que je n'ai. Comme pendant ce fameux déjeuner, je n'avais guère ouvert la bouche, sauf pour manger, mon amour-propre pouvait plus ou moins s'expliquer le désenchantement avec lequel cette dame dut voir que ma figure ne répondait pas au portrait tracé par son imagination. Dieu sait que je ne me préoccupai pas beaucoup de ce qu'elle avait dit de moi. Cependant, à partir de ce jour, je fus un peu moins intéressant à mes yeux et délaissai encore plus le miroir que je ne l'avais fait jusqu'alors.

Heureusement, il se trouve parfois que les originaux sont aussi intéressants que les portraits imaginés à la suite d'une lecture. J'en vais donner un exemple. Je lis, dans mon agenda la note suivante : « Aujourd'hui j'ai fait une visite au professeur Hilty, à Berne. Je l'ai trouvé exactement tel que je me l'étais représenté. » À peine descendu de wagon dans la ville fédérale suisse, j'avais demandé au premier cocher de fiacre venu s'il connaissait la maison du professeur Hilty. « Hilty ? Eh oui, oui, sans doute, sans doute ! » m'avait-il répondu dans son dialecte bernois. Et nous filâmes au trot le plus rapide du cheval du brave automédon. La figure de ce dernier s'était épanouie, quand j'avais prononcé le nom de Hilty. N'en doutez pas, les cochers de fiacre connaissent fort bien ceux qu'ils mènent habituellement. Et ce n'est pas par des pourboires seulement qu'on gagne leur sympathie. Nous étions arrivés. Il me fallut gravir deux ou trois escaliers. La montée était haute. Je sonnai, et une personne âgée ouvrit la porte. Quand je demandai à voir M. le professeur Hilty, elle me répondit sans beaucoup d'amabilité que c'était impossible, qu'il allait sortir pour un dîner. Je la priai cependant de remettre ma carte à M. le professeur.
Deux minutes après elle revenait beaucoup plus souriante, en me disant : « M. le professeur sera très heureux de vous voir ; naturellement M. le professeur n'aurait pas voulu ne pas vous recevoir. » Une minute après j'étais en présence de l'auteur désormais célèbre du livre : Le bonheur. (Lecteur, connaissez-vous Le bonheur de Hilty ? Si vous ne le connaissiez pas, je vous souhaite ce bonheur.) L'auteur des trois volumes « Glück » a une figure imposante, un visage animé par l'inspiration et en même temps plein de bienveillance. Je connaissais son visage par une photographie. Pourtant je ne connaissais pas l'homme. Il a dans le regard une autorité et une douceur que la photographie ne saurait rendre. Après un échange d'amabilités, la conversation prit un bel essor. Nous nous entretînmes de l'état moral et religieux de notre génération. Hilty est d'avis que le mauvais moment est passé, que nous en avons fini avec le naturalisme et le matérialisme en littérature. D'après lui, dans tous les domaines se marque un retour vers la recherche de l'idéal. Il nourrit le ferme espoir que cette préoccupation s'accentuera toujours plus nettement avec les années et que les écrivains s'y rallieront les uns après les autres. Dieu veuille que Hilty ait raison ! Qui dit : Idéal, dit par là même Jésus-Christ. Et c'est la pensée de Hilty aussi bien que la mienne. Nous nous séparâmes comme de vieux amis. La personne âgée dont j'ai parlé ne voulut pas me permettre d'ouvrir moi-même la porte, et en faisant jouer la serrure me dit avec une cordialité émue : « Bon voyage, Monsieur le pasteur ! » Je conjecturai que pour elle non plus je n'étais pas un inconnu. Je descendis allégrement l'escalier. Ma joie ne procédait pas seulement, cela va de soi, de ce que je descendais, mais surtout de ce que j'avais trouvé l'homme célèbre tel que je me l'étais représenté. Il n'avait pas été pour moi la cause d'un désappointement.

Et la morale de cette histoire ? Je vais vous aider à la tirer. Efforçons-nous d'épargner aux autres les désappointements. Pour cela imprimons à notre vie un caractère d'unité. Combattons nos entraînements, nos antipathies, nos mouvements d'humeur, de telle sorte que les gens qui nous voient dans le cadre d'un salon, ainsi que j'ai vu Hilty, nous retrouvent les mêmes dans notre cabinet de travail ou d'affaires, ou dans nos livres. Aspirons à la sincérité dans tous les domaines, même dans le style épistolaire, où l'on emploie si volontiers de menteuses formules. Agissons de telle sorte que nos lettres ne donnent lieu à aucun désenchantement, lorsqu'on fera notre connaissance. Évitons de paraître dans les discours, dans les actes ; tenons pour vrai ce mot : « Ce que tu es importe seul. » En réalité, nous ne sommes ni plus ni moins que ce que nous sommes aux yeux de Dieu. Tout le reste est vanité, de la balle qui sera consumée par le feu. « Marche devant ma face, » dit Dieu au patriarche Abraham (Gen. XVII 1.).

Il n'est rien de plus haut aujourd'hui encore que de marcher devant la face de Dieu. Je souhaite seulement, que nous, chrétiens du XXme siècle, nous connaissions Dieu aussi bien qu'Abraham le connaissait. Un grand homme a dit : « Souvenez-vous toujours, quand vous écrivez une lettre, que Dieu lit par dessus votre épaule. » Ce qui vient d'être dit des lettres s'applique à notre activité tout entière qui se déroule devant la face et le regard de Dieu. Prenez cette pensée au sérieux, elle aidera à votre développement moral.

Spurgeon s'enquit un jour auprès d'une pieuse domestique du signe auquel elle avait reconnu qu'elle était convertie, elle répondit - « Depuis que je suis convertie, je me suis mise à balayer sous les paillassons. » Parole mémorable. J'en affaiblirais l'impression, si je prenais la peine de prouver que dans toutes les positions, depuis celle du décrotteur jusqu'à celle du magistrat, le grand signe de la conversion est de balayer « sous les paillassons ». L'habitude de balayer jusque « sous les paillassons » empêchera les fâcheuses découvertes, quand l'oeil du maître de la maison, je veux dire l'oeil de Dieu, produira toute chose à la lumière.



Applaudissements ou intercessions.

Je vois avec effroi les moyens mondains dont on se sert actuellement pour réveiller la vie chrétienne et « gagner, ainsi qu'on le dit, les masses à l'Évangile. » Les metteurs en scène de ces moyens peu spirituels ressemblent au professeur d'anatomie qui produit dans le cadavre de la grenouille, par l'électricité, des mouvements artificiels. La foi en la puissance de Dieu, la foi aux paroles de Jésus, la foi en l'action du Saint-Esprit deviennent de plus en plus rares dans nos contrées.

J'aurais beaucoup de choses à dire là dessus. Nos frères de langue anglaise, en tournée dans nos régions, surtout dans leur patrie, paraissent plus que d'autres persuadés qu'en matière d'édification le but sanctifie les moyens. C'est seulement en Angleterre que l'armée du Salut a pu voir le jour. C'est seulement dans l'Amérique du Nord qu'elle a pu offrir au monde le spectacle d'une seconde édition revue et augmentée. En Amérique, l'air est favorable à la réclame. Et si je citais les moyens employés par quelques prédicateurs américains pour remplir leurs églises, je tomberais dans le comique en même temps que dans la frivolité.

Que penser du résumé suivant d'une affiche apposée par le comité d'une église qui travaille dans un quartier pauvre de Londres - « Il y aura dimanche prochain, avant l'ouverture du service divin, dans l'intérieur du lieu de culte, distribution de tabac à tous les assistants. » Le dit tabac pouvait être fumé pendant le culte c'est-à-dire pendant les prières, les chants et la prédication ! Ceci se passait en l'an de grâce 1896. Il se trouva que les prolétaires, hommes et femmes, affluèrent dans l'enceinte du local. Et l'on dit qu'en dépit de l'épouvantable fumée remplissant celui-ci, le service fut fort édifiant. Je livre à l'appréciation de chacun le moyen employé en cette circonstance pour recruter des auditeurs.

Voici un comité d'écoles du dimanche qui imagina, pour récompenser les élèves les plus assidus, de les convier à un bal d'enfants, lequel eut lieu avec tout l'éclat des bals d'adultes. Mon sentiment est que là où l'on ne peut pas développer l'oeuvre des écoles du dimanche, sans recourir à de tels moyens, le mieux serait de la laisser tomber.

Ce que je vais raconter est plus stupéfiant pour moi. La scène se passe à Nottingham, dans une grande assemblée de chrétiens anglais non conformistes. La conférence entendit des rapports extrêmement nourris, renfermant des idées justes et neuves à bien des égards. Je rends volontiers hommage à l'esprit de liberté, de courage et de force qui anima ces immenses assises. Mais un orateur n'eut-il pas l'idée de proposer l'introduction des applaudissements dans le service divin, après la prédication, en vue, disait-il, de procurer aux prédicateurs l'encouragement dont ils ont besoin ? Cette étrange proposition ne paraît pas avoir soulevé une bien vive opposition.
Je l'avoue, je fus troublé, lorsque je lus ce détail.
Puis j'éprouvai un sentiment de frayeur. Quelle profanation de vouloir marier de la sorte l'esprit chrétien à la mondanité. Des applaudissements, comme au théâtre ! Des battements de mains dans la maison de Dieu, éclatant aux bons endroits de la prédication et lui servant de conclusion ! Il me semblait voir froissée entre des doigts grossiers une fleur délicate et parfumée. Quoi, le premier jeune homme venu, la première jeune fille venue vont donner le signal de la bruyante démonstration, agiter leurs mains, ou bien en signe de mécontentement trépigner et siffler ? À moins que les applaudissements ne soient seuls tolérés.

La Parole de Dieu est un glaive à deux tranchants, que le serviteur de Dieu doit faire pénétrer dans les coeurs, jusque dans les jointures de l'âme. Elle est le juge saint de nos pensées et de nos sentiments. Quand on a compris cela, on ne songe plus à demander pour elle des applaudissements.

Je crains fort que, si la proposition dont je parle venait à passer quelque part dans les moeurs, l'orateur chrétien ne songeât davantage à provoquer des applaudissements qu'à chercher l'approbation de l'Esprit de Dieu. « Comment pouvez-vous croire, a dit le Seigneur, vous qui tirez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez point la gloire qui vient de Dieu seul (Jean V, 44.). »

Si l'on introduit dans l'Eglise l'usage des applaudissements, inévitablement le prédicateur les ambitionnera. En ce cas mieux vaudrait supprimer la prédication et se contenter de la lecture de la Bible. Mais comme d'ailleurs chacun peut lire la Bible à la maison, peut-être serait-il encore plus sensé et plus simple de fermer les temples.

On affirme que les prédicateurs ont besoin d'être encouragés. Assurément. Voilà l'orateur chrétien seul dans la tribune élevée d'où il domine l'assemblée. Seul il parlera. Comment ne sentirait-il pas la responsabilité qui pèse sur lui ? Je vous le dis, une sueur angoissante a saisi plus d'un pasteur à la pensée de la fonction qu'il avait à remplir. Le prédicateur a donc besoin d'encouragements. En premier lieu il lui faut l'encouragement de Dieu. Et il ne l'obtiendra pas, s'il ne s'est dans sa préparation longuement entretenu avec Dieu. Et il a besoin aussi en second lieu d'un encouragement humain.

Ne croyez pas le lui procurer par des applaudissements. Cherchez cet encouragement dans les prières que doivent faire monter pour le pasteur ses auditeurs. Lorsque je puis me dire : Parmi ceux qui sont assis maintenant devant toi, il en est plusieurs qui ont prié pour toi, qui ont demandé pour toi la force d'annoncer avec clarté le chemin du salut, de la vie éternelle, - j'incline avec respect mon front devant ce témoignage précieux de la sympathie chrétienne.

Quand on a le bonheur d'avoir des auditeurs qui intercèdent pour vous, les artifices de rhétorique disparaissent de la prédication. Le pasteur ne songe plus qu'à distribuer aux âmes le véritable pain descendu du ciel. Il se sent porté par une grande charité et par là même il reçoit une grande force. Lors de la bataille avec les Amalécites, Moïse put, avec l'appui d'Aaron et de Hur, faire ce que sans eux il n'aurait pas fait, tenir ses mains élevées vers le ciel pendant toute une journée. Le prédicateur chrétien est un homme appelé à tenir aussi ses mains élevées vers le ciel. Et il a besoin de sentir ses faibles mains soutenues par les intercessions de ses frères.



Le vrai chrétien est meilleur que les autres.

Ainsi me parlait, par un beau matin d'été à Wengen, un ami. Il avait un accent particulier de conviction en s'exprimant ainsi. Je savais qu'il m'envisageait moi-même comme un membre de cette élite des meilleurs. Cela ne m'empêcha pas de lui donner raison.

Wengen, on le sait est situé dans l'Oberland bernois. Il est séparé de Murren par la splendide vallée de Lanterbrunnen. Oh ! délicieuses prairies de Wengen, qui vous louera comme vous méritez de l'être ? De là on a devant soi l'incomparable chaîne des Alpes bernoises, avec un premier plan comme on en trouve rarement ailleurs. Je retrouve dans mon carnet de poche les rimes suivantes, griffonnées par moi le premier matin de mon séjour, qui était un dimanche matin :

Le Silberhorn brille devant mes yeux,
Rêveur, je songe au Giesshach qui bouillonne
Dans le lointain. Sur mon front de clairs cieux.
Autour de moi tout me ravit, m'étonne,
Je veux chanter ces monts, ces gazons doux
À mes regards : mais je tombe à genoux,
Et ne sais plus, sentant mon impuissance,
Qu'invoquer Dieu dans sa grandeur immense.

Nous eûmes à Wengen un temps superbe. Dès la première heure les paresseux sautaient à bas du lit et couraient à la fenêtre pour contempler la Jungfrau, éclairée par les premiers rayons du jour. Le soir nous laissions souvent la table du dîner pour aller admirer la rouge coloration des Alpes au coucher du soleil. Toutefois mes sentiments d'enthousiasme et de répulsion allaient surtout aux êtres humains qui m'entouraient.

Il y avait dans notre pension de Wengen une réunion de chrétiens aimables, distingués et pieux comme on en trouve rarement. Un ami remarquait malicieusement que notre hôte avait bien un peu aidé la Providence dans ce groupement. Une jolie chapelle a été bâtie près de la maison. Chaque dimanche un culte y est célébré par un pasteur distingué. Chaque jour, a l'issue du dîner, les assistants qui sentent le besoin de la prière ont un culte domestique. Tout cela, dû à notre hôte, avait attiré dans l'hôtel-pension les chrétiens avides d'édification. Il faut ajouter que notre hôte ne recevait pas chez lui n'importe quels touristes. Ceux qui lui paraissaient des gens de plaisir, amis du champagne, étaient avertis qu'ils risquaient de se trouver avec une société très sérieuse. De la sorte se maintenait autour de vous un air pur. Cependant l'affirmation que notre hôtelier avait aidé la Providence ne me paraît pas très juste. La Providence n'est jamais dans le cas d'être aidée. Elle emploie seulement les hommes comme des instruments. Et notre hôte avait été dans le cas présent son instrument.

Charmante société que celle qui devint la mienne dans cette maison hospitalière, située à 4000 pieds au-dessus de la mer et de Brême. La conversation ne se portait point exclusivement sur des sujets chrétiens. Mais la paix de Dieu régnait parmi nous. Non seulement on pouvait prier en se mettant à table sans surprendre personne, mais on avait l'assurance d'avoir près de soi des esprits bienveillants, désireux de vous comprendre. Une charmante intimité, des prévenances réciproques rendaient la vie agréable à tous.

Les beautés de la nature inspirent au chrétien la reconnaissance envers Dieu. Le sentiment de la présence du Père Céleste donne à l'âme une légèreté allègre que l'homme le plus spirituel ne connaît point, lorsqu'il ne voit dans la nature que la nature. L'admiration des merveilles du monde extérieur ne dure pas longtemps quand elle ne monte pas plus haut que les montagnes, jusqu'au Dieu vivant.

Je ne parlerai d'aucun des membres de notre petite société. Je leur ai promis de ne pas les mettre en scène dans mes livres. Mais de ma table de travail je salue en ce moment, avec un plaisir particulier, ces professeurs, ces industriels, ces pasteurs, ces juristes, ces chefs d'administration, ces gracieuses dames et demoiselles, au milieu desquels j'ai coulé, ainsi que deux membres de ma famille, des jours inoubliables et paradisiaques.

Je ne soutiendrai pas que toutes ces personnes eussent déployé la même bonté, le même charme dans leur intérieur. Il est facile d'être aimable hors de chez soi. La vie d'hôtel vous épargne les tracas, les soucis, vous laisse une entière liberté. À une condition toutefois, c'est que le mauvais temps ne se mette pas de la partie. Il est d'ailleurs certain que cette liberté a ses dangers ; on en peut abuser ; dans les premiers jours, on est un peu comme un cheval auquel on a enlevé son harnais et qui gambade volontiers. La piété ne met pas à l'abri de quelques écarts extérieurs. J'ai souvent noté les singularités des personnes pieuses en voyage ; transportées hors de leur cercle habituel, elles se croyaient à l'abri des yeux observateurs.
À Wengen nul n'abusa. Nous revenions des bois, chantant des cantiques ou des romances populaires. Notre gaieté ne dégénéra jamais. Ainsi fut justifiée la parole : « Le véritable chrétien est meilleur que les autres hommes. »

Les chrétiens ont des joies plus pures ; ils jouissent de la nature en pensant à Dieu ; ils ont plus d'humilité et plus de confiance ; ils sont plus sérieux et en même temps plus gais ; ils ont la vraie charité et se plaisent à rendre des services. De là en voyage leur supériorité. Dans la vie de tous les jours, en échange, les chrétiens sont moins souvent « meilleurs que les autres hommes. »

« Il y a au fond de chacun de nous un chenapan, me disait un jour un officier hanovrien ; la différence entre les chrétiens et les gens du monde est que les premiers travaillent à sabrer ce mauvais sujet, tandis que les seconds le nourrissent, le tiennent en belle humeur. »

Ce langage est peut-être par trop martial. Bornons-nous à dire qu'il est en chacun de nous de mauvais instincts. Quand, en face de la croix de Golgotha, une âme s'est livrée au repentir, à un repentir sérieux, elle commence alors une nouvelle vie. Un esprit nouveau est né en elle, qui grandira à travers mille luttes. Il tend à nous couronner de gloire, en réalisant de plus en plus en nous l'image de Christ. Ce grand but, la ressemblance avec Christ, devient de plus en plus visible et désirable pour le chrétien. Qui n'a point de but est dépourvu d'idéal. Aussi traite-t-on volontiers les chrétiens de gens épris de l'idéal. Telle est leur première supériorité, fort réelle, sur les autres. Et comme la perfection de l'amour de Christ constitue leur idéal, qu'ils font tous leurs efforts pour parvenir à reproduire en eux celui-ci, il serait étonnant qu'ils n'eussent pas encore une seconde supériorité sur les autres, celle d'une charité qui vit, qui a commencé à grandir.

Placez à côté l'un de l'autre un chrétien et un matérialiste. Si le premier est sincère, il sera dans la majorité des cas plus joyeux, plus généreux, plus reconnaissant, plus rempli d'espérance. Il en doit être ainsi d'après la promesse de Jésus. Jésus n'a-t-il pas affirmé qu'on connaîtra ses disciples à leurs fruits. Et, grâces en soient rendues à Dieu, malgré de nombreuses faiblesses, les disciples de Jésus-Christ dépassent en effet les autres hommes en miséricorde, en patience, en renoncement à eux-mêmes, en joie dans la souffrance, en liberté d'esprit et en activité féconde. En dépit de tout, ils demeurent la lumière et le sel du monde.

Demandez ce qui adviendrait de ce monde, si les chrétiens fervents qui y sont en disparaissaient ou s'ils devenaient les sectateurs du Moloch du matérialisme. La terre ne serait-elle pas infiniment plus triste qu'elle ne l'est.

Voyons maintenant à nous appliquer le sujet de ce chapitre. Que chacun se pose la question : Es-tu meilleur que ceux qui ne professent pas la même foi ? C'est en effet aux chrétiens à démontrer que l'Évangile est la meilleure des religions ; ils en fourniront la preuve par une conduite meilleure que celle des autres hommes. Nous avons à devenir au moyen de nos oeuvres des évangélistes. Quand même vous seriez sourd-muet et n'auriez jamais prononcé une parole, vous pouvez par vos actes de bonté, votre support, travailler à la conversion des autres, leur offrir la plus éloquente des apologies du christianisme.

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