C'était.... Non, je ne dirai pas
où, il y passe trop de touristes et ils
pourraient reconnaître l'héroïne
de mon anecdote. Mais, si l'événement
que je vais rapporter s'est bien passé dans
un endroit déterminé, à une
date précise, les lecteurs sentiront
d'eux-mêmes que la leçon de
l'événement est de tous les temps et
de tous les lieux.
C'était dans une station alpestre. Il
pleuvait comme si les jours du déluge
étaient revenus. Le jour se trouvait donc
approprié à l'examen de
soi-même, à ce voyage dans son propre
coeur qui demeure le plus instructif de tous les
voyages. Malheureusement, il m'était
extrêmement difficile de me recueillir.
À l'étage au-dessous du mien logeait
une charmante jeune fille. Et dans sa chambre se
trouvait un antique piano au son dur et faux.
L'historien anglais Carlyle nomme quelque part le
piano « une des inventions les plus
raffinées du diable. » Je ne suis
pas absolument de cet avis, bien qu'à
certaines heures le mot de Carlyle me soit revenu
en mémoire. Le piano dont il s'agit
était fait pour rappeler cette parole. La
blonde jeune fille, penchée sur l'ingrat
instrument, travaillait avec ardeur, sans
désemparer. Après avoir joué
six fois de suite La dernière rose de
l'été, elle entama La dernière
valse d'un fou, puis recommença La
dernière rose de l'été. Et
toute la sainte matinée se passa pour moi à
entendre
alternativement l'un ou l'autre des deux morceaux.
Dieu sait que je ne souhaite pas volontiers le mal,
mais je ne pouvais m'empêcher de former le
voeu que ma jeune et gracieuse amie frit prise
d'une petite crampe au bout des doigts. Ajoutez
qu'elle jouait horriblement. La maison était
un chalet et avait une résonance
particulière. Il me semblait avoir une
petite fanfare dans le cerveau.
L'habitude si répandue de jouer du piano ne
serait guère répréhensible, si
l'on ne voyait se livrer à cet exercice
précisément ceux qui n'y entendent
rien. La pianiste dont je parle était dans
ce cas. Elle n'en était pas moins
plongée dans une sorte d'extase musicale.
Elle avait ouvert sa fenêtre pour le plus
grand agrément de ses voisins.
Comment me recueillir et penser au milieu de ce
vacarme ? Cependant mon bon génie me
souffla une idée propre à me faire du
bien. Je fus soudain reporté an temps
où moi-même je ne comptais pas plus de
douze à treize étés. Je jouais
aussi alors, avec acharnement, du piano. Je ne
recevais pas des leçons de cet instrument,
à cause de mes nerfs. Mais comme j'avais
l'oreille juste, j'avais appris seul à
reproduire sur le clavier certains airs populaires.
Je tapotais avec deux doigts, pas davantage et
réussissais, selon moi, fort bien. Mon
répertoire se composait de Fraîche
aurore, J'avais un camarade. Par moments
j'étais ravi de moi.
À cette heure mon bon génie me
faisait souvenir du plaisir que j'éprouvais,
lors de mes exercices, à laisser ouverte la porte
séparant
la chambre où était notre piano de
l'antichambre. Là, des malades attendaient
que le docteur Funcke, mon père, les
priât de passer dans son cabinet. Et je me
figurais naïvement plonger mes auditeurs, dans
l'admiration, leur procurer une infinie jouissance.
Ah ! pauvres auditeurs ! Quelles tortures
je leur infligeai parfois ! Combien je les
plaignais aujourd'hui, en songeant que les uns
avaient les nerfs malades, d'autres d'affreuses
migraines, d'autres des nausées qui les
tenaient depuis longtemps à jeun. Pour ma
punition, je souffrais maintenant à mon tour
le martyre que j'avais si souvent fait endurer.
L'expiation n'était d'aucune utilité
à ceux qui avaient été mes
souffre-douleurs. Elle me servit, à moi, en
ce qu'elle m'invita à écouter avec
plus de patience la petite musicienne d'en-bas et
m'engagea dans diverses réflexions sur la
vanité.
Je me demandai : La vanité ne
naît-elle pas en nous avec la vie, pour
grandir ensuite avec nous ? Nous sommes le
plus souvent seuls à ne pas remarquer
combien nous nous rendons ridicules par nos
prétentions. Nous nous imaginons toujours
être au pinacle de l'estime d'autrui. Le
jeune garçon qui porte pour la
première fois une montre, ne cesse de la
tirer ; ce n'est pas pour savoir l'heure, oh
non ! car vous le voyez la regarder à
nouveau trente secondes après l'avoir
interrogée. Il veut faire voir qu'il a une
montre, une montre qui marche. À ses yeux le
monde entier est intéressé à
l'événement. Quelques années plus tard, le jeune
garçon
est devenu un étudiant. Une
légère ombre commence à parer
sa lèvre supérieure, il y passe sans
cesse la main comme s'il avait une moustache
à friser. De quelle importance est pour lui
sa casquette, son raban à deux couleurs. De
quel oeil dédaigneux il toise le
« philistin », comme il dit
surtout de ceux qui se permettent de sourire de
l'air cavalier avec lequel il s'avance.
Maintenant l'étudiant est devenu homme. Il
va prononcer sa première conférence
publique. Il a suffisamment toussé pour
éclaircir sa voix.. La conférence est
finie et a été aussi insignifiante
pour la forme que pour le fond. C'est un
début manqué de l'avis de tous. Seul
le conférencier est fier de son
succès. Il se juge de la manière la
plus favorable. Et, s'il pouvait seulement
appliquer aux autres sa bienveillance envers
lui-même, il serait un remarquable exemple de
charité. On se pousse du coude en le voyant
ramener sans cesse la conversation sur la fameuse
conférence. On dirait que l'axe de la terre
passe par cet événement. L'orateur
réclame de chacun de ses amis la plus
franche appréciation. Mais je ne
conseillerais guère à celui qui
aurait le courage de lui dire la
vérité de rester auprès de
lui, pour affronter sa colère.
Beaucoup d'hommes ont l'illusion que la
vanité est le défaut particulier de
la femme. Le caractère de la femme est
à bien des égards en contraste avec
le nôtre. Elle-même saurait nous
décrire parfaitement sa
nature, dans son opposition avec la nôtre. Je
craindrais toutefois que le coloris d'un portrait
tracé par elle ne fût trop brillant.
Mon sentiment est que la femme n'a pas le monopole
de la vanité. Nous ne manquions pas
d'ailleurs de la pousser à cette faiblesse
en vantant constamment ses charmes. Toutefois nous
ne sommes pas moins qu'elle disposés
à la vanité.
Nous disputions naguère entre enfants
à qui mangerait le plus. Et
aujourd'hui ? Aujourd'hui ?
Pénétrez dans une
société de messieurs.
Écoutez-les causer. Chacun se vante de
quelque chose. L'un conte avec satisfaction qu'on
lui a donné dix ans de moins qu'il n'a
réellement. L'autre complimente son voisin
pour en recevoir à son tour quelque
compliment. Je pense que les dames ne sont pas en
général moins empressées
à faire leur mutuel éloge,
lorsqu'elles sont réunies. J'entendais une
dame, âgée de 80 ans, qui accomplit de
longs voyages en chemins de fer, dire en
souriant : « À quarante ans,
je tirais vanité de la longueur des voyages
que je faisais accompagnée d'un
domestique ; aujourd'hui, à
quatre-vingts ans, je tire vanité de ce que
je fais les mêmes longs voyages sans
domestique. » Elle se raillait
elle-même ; la satire de sa propre
vanité rend celle-ci moins dangereuse.
Grave erreur que de supposer les gens pieux a
l'abri du travers universel. Un saint a dit :
« Il n'est point de saint qui n'ait son
imperfection ». La vanité fait
partie des imperfections des saints. Un grand prédicateur,
justement
renommé par ses talents et sa
piété, prêchait un jour contre
la vanité. Soudain il s'interrompit, puis
s'écria : « Malheureux que je
suis !
Tandis que je tonne contre la vanité, je ne
m'aperçois pas qu'elle me possède. Je
parle contre la vanité, et je cherche encore
à vous plaire dans ces vaines paroles contre
la vanité.. ! »
Chacun applaudit à cette confession. Et
c'est une question de savoir si par elle le
prédicateur n'avait pas cherché
encore à plaire à ses auditeurs. 0
vanité ! Qui nous débarrassera
de cette hydre dont les têtes repoussent
à mesure qu'on les coupe.
Les esprits supérieurs sont eux-mêmes
entachés de ce fâcheux défaut.
Il y a 38 ans, je suivais en qualité
d'étudiant le cours d'un illustre savant,
que j'appellerai le professeur Honoré. Un
jour, il multiplia les traits acérés
contre un autre professeur, et mit en scène
la vanité de celui-ci. Il termina par ces
mots : « Enfin mon livre parut, et
le professeur N. comprit qu'il avait
rencontré un adversaire plus fort que
lui. » Il prononça ces paroles
d'un ton si assuré, avec un petit rire si
triomphant, qu'une explosion bruyante de
gaieté se fit jour dans l'auditoire. Les uns
trépignaient, d'autres essayaient de
siffler, tous semblaient pris d'un rire
inextinguible. Le professeur voulut plus d'une fois
recommencer à parler. Peine inutile. De
guerre lasse il quitta la salle. Quelques heures
plus tard, je le rencontrais dans la rue. Il me
connaissait, vint à moi et me pria de lui
dire la cause du fou-rire général des
étudiants. J'hésitais à lui
répondre. Il me contraignit à lui
confesser la vérité. Je lui exposai,
avec tous les ménagements possibles,
qu'après avoir flagellé la
vanité du professeur N., il avait paru
lui-même se livrer à un singulier
mouvement de vanité. Des larmes
mouillèrent ses paupières. Il me
tendit la main en me remerciant et me laissa sur
ces mots :
« Hélas, je ne suis qu'un grand
insensé. J'oblige Dieu à beaucoup de
patience envers moi. » Et il s'en fut
chez lui. Vous l'auriez vu sans doute après
cela gagner son cabinet, et s'humilier devant
Dieu.
Des chrétiens éminents, qui ont
osé braver les injures du monde, ont parfois
tiré vanité de très petites
choses : Celui-là de la petitesse de
son pied, cet autre encore de sa longue barbe, cet
autre de ses yeux, de sa voix, de sa chevelure, ce
dernier de la noblesse de son nom qui se perd dans
la nuit des temps. Une chrétienne, fort
distinguée, ayant prodigué son
dévouement aux pauvres, aux êtres
souffrants, de la manière la plus touchante,
trouvait moyen, sur son lit de mort, de me laisser
entendre qu'elle avait été autrefois
« une beauté
fêtée. »
Ce qui est le plus risible, c'est que nous nous
enorgueillissons justement de ce qui paraît
souvent aux autres en nous laid ou
désavantageux. Un poète prête
ces paroles à l'âne :
En vérité, l'âne a presque
trop d'humilité sur certains points.
N'aurait-il pas pu louer avec raison sa
sobriété, sa douceur, son
utilité ? Et le voilà qui se
glorifie de ce qu'il y a de plus dissonant en lui,
de sa voix ! C'est bien un âne,
dirons-nous, et ce qu'il y de plus âne en
lui, ce n'est pas la possession de sa voix
horrible, c'est qu'il la fait retentir et parait
réellement l'admirer. Pauvre
âne ! Pauvres hommes qui lui
ressemblez ! Mon cher lecteur, vous seriez
sans doute fort vexé si quelqu'un vous
comparait à un âne, mais qui sait, qui
sait si le mot prêté par le
poète à l'âne ne se retrouve
pas sous une autre forme dans vos discours, si vous
ne vous glorifiez pas à tort de ce qu'il
faudrait cacher, mon cher lecteur !
Dans un salon quelques personnes étaient
réunies. Elles avaient mis la conversation
sur M. X. Son meilleur ami s'exprima ainsi :
« Ce qu'il y a de plus ennuyeux chez lui,
ce sont ses poésies. C'est bien le meilleur
garçon du monde. Un dévouement et une
modestie à toute épreuve ! Mais
il a une vraie manie de versifier, de vous faire
part de ses vers. Il ne remarque pas, alors qu'il
tire son carnet de sa poche, l'air froid de son
interlocuteur, le prétexte employé
pour s'esquiver. » Mon cher lecteur, vous
avez mainte fois entendu cette histoire ou telle
autre. Et votre autobiographie, si vous la
consultez, vous fournira plus d'un trait pareil,
mon cher lecteur !
Un peu de vanité, je le crains, accompagne
chacun de nous jusqu'au tombeau. Il faudrait
renoncer à l'espérance du ciel, si un
peu de vanité ne pouvait subsister en nous
à côté de la véritable
humilité devant Dieu. Grâce à
Dieu, les restes du vieil homme, si nous luttons
courageusement contre eux, ne nous
empêcheront pas d'entrer au ciel. David a dit
dans un psaume :
- Qui connaît ses égarements ?
- Pardonne-moi ceux que j'ignore (Ps. XIX, 13.).
Il sait que la folie de la vanité peut s'être glissée dans son coeur, sans qu'il le sache. Cet homme de l'Ancien Testament n'ignore point qu'il est un pauvre pécheur, uniquement sauvé par la miséricorde divine. Cherchons comme lui le salut, non en nous-mêmes, mais dans la grâce d'en-haut. Après cela, cherchons à découvrir les germes de vanité qui sont en nous, pour les extirper. Ces malheureux germes ou restes, toujours présents chez les meilleurs, me font songer aux « mouches mortes » dont parle l'Ecclésiaste, et qui « infectent l'huile du parfumeur ». C'est encore, selon la parole du même écrivain, le « peu de folie » qui l'emportera aisément sur la sagesse et sur la gloire. C'est pourquoi il convient de travailler énergiquement à se débarrasser de la vanité.
« Devant le Seigneur, un jour est
comme mille ans, et mille ans sont comme un
jour », lisons-nous dans la seconde
épître de Pierre
(Chapitre
III, 8.). Cette parole a
été écrite pour calmer
l'impatience de ceux qui attendaient le prochain
avènement de Christ. Elle était aussi
une réponse à ceux qui concluaient
des délais survenus que le Seigneur ne
reviendra jamais.
Mais quelle est proprement la signification de
cette parole : « Devant le Seigneur,
un jour est comme mille ans et mille ans sont comme
un jour. » Un grand philosophe avait,
écrit sur la marge de sa Bible, en face du
texte ci-dessus : « Garde-toi de
chercher à approfondir cela, sinon tu y
perdras la tête ». De fait, la
parole de l'auteur scripturaire a des profondeurs
capables de donner le vertige. Ce que nous y
découvrons, c'est que devant Dieu le temps
n'est rien. Or nous ne connaissons les choses que
dans le temps. Dès lors, il nous est
impossible de nous représenter
réellement l'éternité de
Dieu.
Et cependant, pour nous aussi, la durée perd
sa valeur ordinaire. De courts instants nous
paraissent longs et des périodes
entières nous paraissent courtes. Une heure
a bien pour chacun dans la règle soixante
minutes, chaque jour vingt-quatre heures, ce qui
fait que chaque jour comprend vingt-quatre fois
soixante minutes. Mais n'est-il
pas vrai qu'il y a en dans notre vie des heures
courtes comme des minutes et des minutes qui
semblaient contenir des siècles ?
Une vieille chronique monacale du moyen âge
rapporte qu'un moine, entré un jour dans la
forêt avoisinant son couvent, fut
captivé par le chant d'un oiseau. Il n'avait
jamais entendu une musique aussi suave. Ravi, le
pieux moine écoutait, oubliant la terre et
le temps qui s'enfuyait. Lorsqu'il reprit le chemin
du monastère, il s'imaginait avoir
passé quelques instants dans la forêt.
Il remarqua avec stupeur que la route avait
changé d'aspect : Il y avait des
espaces vides là où se montraient des
bouquets d'arbres, des bouquets d'arbres là
où s'étendaient auparavant des
espaces vides. Le monastère n'était
plus le même. Cependant c'était bien
là son ancienne demeure. Hélas, le
portier ne le reconnut pas, et lui-même ne
reconnut pas le portier. Chacun hochait la
tête, quand notre moine affirmait qu'une
heure auparavant il était dans le
couvent.
Finalement le prieur se souvint vaguement d'avoir
lu dans un vieux parchemin qu'un frère
était entré dans la forêt et
n'en était jamais revenu. Il fit chercher le
vieux parchemin. On y trouva que le frère
avait le nom auquel prétendait le moine.
Mais trois cents ans s'étaient
écoulés depuis le jour indiqué
dans le parchemin ! Trois siècles
entiers, passés à écouter le
petit oiseau, sans que le frère en eût
conscience !
Pour lui, ils n'avaient duré que trois
minutes.
Ce récit est une belle légende. Mais
n'employons-nous pas nous-mêmes l'expression
suivante « Ces jours, ces mois ont
passé comme un songe » Le
psalmiste auquel l'auteur de la seconde
épître de Pierre a emprunté sa
sentence, ne dit-il pas :
- Tu les emportes, semblables à un songe,
- Et nous nous envolons (Ps. XC.).
En échange, nous l'avons remarqué,
il est pour nous des heures qui ne finissent pas et
des jours aussi longs que des années !
Un jeune homme avait roulé dans un
précipice. Il put s'accrocher au milieu de
la paroi de l'abîme à une grosse
pierre en saillie. Malheureusement la pierre
vacillait quelque peu et menaçait à
chaque seconde de descendre avec l'infortuné
dans les profondeurs du gouffre. On réussit
à délivrer le jeune homme assez
promptement. Quand il remonta au bord du
précipice, sa chevelure était devenue
aussi blanche que la neige. Il s'imaginait avoir
passé un temps considérable dans son
affreuse situation. » Toute ma vie,
raconta-t-il, avec ses plus petits détails
se déroula à ce moment devant mon
esprit, et il n'est pas une de mes actions, petite
ou grande, que je n'aie vue passer dans ma
mémoire avec la plus parfaite
clarté. »
N'est-ce pas ainsi que nous vivons dans le
rêve ? Il nous semble
parfois être mêlés à des
événements qui remplissent des
années. Et quand nous nous
réveillons, nous nous apercevons que nous
avons à peine dormi un quart d'heure.
N'est-il pas en échange telle nuit de veille
douloureuse qui nous aura paru aussi longue qu'une
éternité ?
Nos idées sur la longueur et la
brièveté de notre pèlerinage
auraient donc besoin d'être
rectifiées. Une existence courte est plus
longue qu'une existence prolongée, si la
première a atteint son but, rempli sa
mission, été illuminée d'un
rayon d'en-haut. La vie, sans contredit, la vraie
vie a été plus intense, plus pleine
dans la première. Ce qui importe, ce n'est
pas le nombre d'années de notre existence,
c'est ceci : Notre existence contient-elle en
germe l'éternité ; nous
permettra-t-elle de braver la mort et d'être
reçus un jour dans les tabernacles
éternels ?
Je discutais, il y a quelques jours, avec un
père de famille qui a comme moi le bonheur
austère d'avoir de nombreux enfants. Il me
disait : « Répétons
chaque jour aux enfants que le temps est de
l'argent, que toute perte de temps est un
crime. »
Je donnai pour une part raison à mon
interlocuteur, mais j'ajoutai que l'avare
économie du temps est aussi dangereuse que
l'avare économie de l'argent, quand elle
s'inspire, non de la charité, mais de
l'égoïsme. Je rappelai ce mot du
cordonnier de Görlitz, Jacques Boehme, qui a
dit : « Celui pour qui
l'éternité est comme le temps et le
temps comme l'éternité n'a plus de combats à
soutenir. » Un sourire moqueur se dessina
sur les lèvres de mon auditeur. Et je
l'entendis répondre bientôt :
« Pardonnez-moi l'expression, monsieur le
pasteur, mais c'est là du
mysticisme ! » Je crains que plus
d'un lecteur n'en juge ainsi. Aussi essaierai-je de
m'expliquer.
Des millions d'hommes considèrent
l'éternité comme notre ennemie, comme
un malheur redoutable qui vient mettre fin à
notre existence dans le temps. D'autres l'ont du
temps et de l'éternité deux mondes
séparés qui n'ont pas de contact.
« Nous ne savons rien de l'au
delà. Mais je croirais assez que
là-haut nous nous trouverons mieux
qu'ici-bas, » me disait un personnage
qui, d'après son témoignage, n'avait
jamais eu le temps de songer à
l'éternité. Les deux conceptions que
j'ai rappelées n'ont rien de
chrétien. Jacques Boehme est plus
pénétré de l'esprit de
l'Évangile lorsqu'il dit :
« Celui pour qui le temps est comme
l'éternité et
l'éternité comme le temps est
libéré de tout combat. » Au
fond, aux yeux du philosophe de Görlitz, le
temps est une parcelle détachée de
l'éternité, mais se reliant toujours
à l'éternité par l'avenir.
Nous semons ici-bas. Nous moissonnerons
là-haut. Ici-bas est le monde des
commencements, là-haut celui des
accomplissements.
Considérées à la
lumière de l'éternité, les
choses petites paraissent véritablement
petites, celles qui sont grandes deviennent
grandes. Nous envisagerons comme petites celles qui
passent : souffrances ou joies, comme grandes
celles qui restent,
qui
nous mettent en communion avec Dieu, car Dieu est
l'Être éternel ; c'est lui qui
rend pour nous vivante l'éternité et
la personnifie. Sans Dieu l'éternité
serait pour nous un désert monotone, sombre,
infini, sur lequel nous n'oserions arrêter
notre attention.
Mais Dieu lui-même risquerait de demeurer
pour nous un mystère
impénétrable, s'il ne s'était
révélé en Jésus-Christ,
et si par lui il n'était devenu chair,
humanité. L'Esprit éternel est
descendu des profondeurs du ciel pour habiter en
Jésus parmi les hommes. Les cieux se sont
alors déchirés. Depuis lors ils sont
ouverts sur nos têtes. Et le monde de
l'éternité, grâce à la
venue de Jésus, est pour nous un monde de
lumière, de joie, la demeure du
Père.
Les croyants qui possèdent cette foi en Dieu
et ont reçu l'Esprit forment une race
à part, la race de l'éternité.
Pour eux l'éternité a pris corps en
Jésus, le temps est comme
l'éternité ; car l'Esprit de
Dieu qui agit en eux dans le temps est un Esprit
éternel et les forme pour
l'éternité.
La question à nous posée est
celle-ci : Faisons-nous partie de la race de
l'éternité ? Voulons-nous en
faire partie ? Dans ce cas il s'agit
d'extirper de notre coeur tout ce qui en
éloigne l'Esprit de Jésus, le roi
d'éternité. Il faut nous examiner,
joindre nos mains, nous agenouiller. Encore une
fois, donnons-nous au temps le prix de
l'éternité, et à
l'éternité le prix du temps ?
Suivant la réponse, nous possédons la
véritable paix ou bien
nous sommes semblables à la feuille
détachée de sa tige, chassée
çà et là par le vent.
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