Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Vanité.

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C'était.... Non, je ne dirai pas où, il y passe trop de touristes et ils pourraient reconnaître l'héroïne de mon anecdote. Mais, si l'événement que je vais rapporter s'est bien passé dans un endroit déterminé, à une date précise, les lecteurs sentiront d'eux-mêmes que la leçon de l'événement est de tous les temps et de tous les lieux.

C'était dans une station alpestre. Il pleuvait comme si les jours du déluge étaient revenus. Le jour se trouvait donc approprié à l'examen de soi-même, à ce voyage dans son propre coeur qui demeure le plus instructif de tous les voyages. Malheureusement, il m'était extrêmement difficile de me recueillir. À l'étage au-dessous du mien logeait une charmante jeune fille. Et dans sa chambre se trouvait un antique piano au son dur et faux. L'historien anglais Carlyle nomme quelque part le piano « une des inventions les plus raffinées du diable. » Je ne suis pas absolument de cet avis, bien qu'à certaines heures le mot de Carlyle me soit revenu en mémoire. Le piano dont il s'agit était fait pour rappeler cette parole. La blonde jeune fille, penchée sur l'ingrat instrument, travaillait avec ardeur, sans désemparer. Après avoir joué six fois de suite La dernière rose de l'été, elle entama La dernière valse d'un fou, puis recommença La dernière rose de l'été. Et toute la sainte matinée se passa pour moi à entendre alternativement l'un ou l'autre des deux morceaux. Dieu sait que je ne souhaite pas volontiers le mal, mais je ne pouvais m'empêcher de former le voeu que ma jeune et gracieuse amie frit prise d'une petite crampe au bout des doigts. Ajoutez qu'elle jouait horriblement. La maison était un chalet et avait une résonance particulière. Il me semblait avoir une petite fanfare dans le cerveau.

L'habitude si répandue de jouer du piano ne serait guère répréhensible, si l'on ne voyait se livrer à cet exercice précisément ceux qui n'y entendent rien. La pianiste dont je parle était dans ce cas. Elle n'en était pas moins plongée dans une sorte d'extase musicale. Elle avait ouvert sa fenêtre pour le plus grand agrément de ses voisins.

Comment me recueillir et penser au milieu de ce vacarme ? Cependant mon bon génie me souffla une idée propre à me faire du bien. Je fus soudain reporté an temps où moi-même je ne comptais pas plus de douze à treize étés. Je jouais aussi alors, avec acharnement, du piano. Je ne recevais pas des leçons de cet instrument, à cause de mes nerfs. Mais comme j'avais l'oreille juste, j'avais appris seul à reproduire sur le clavier certains airs populaires. Je tapotais avec deux doigts, pas davantage et réussissais, selon moi, fort bien. Mon répertoire se composait de Fraîche aurore, J'avais un camarade. Par moments j'étais ravi de moi.

À cette heure mon bon génie me faisait souvenir du plaisir que j'éprouvais, lors de mes exercices, à laisser ouverte la porte séparant la chambre où était notre piano de l'antichambre. Là, des malades attendaient que le docteur Funcke, mon père, les priât de passer dans son cabinet. Et je me figurais naïvement plonger mes auditeurs, dans l'admiration, leur procurer une infinie jouissance. Ah ! pauvres auditeurs ! Quelles tortures je leur infligeai parfois ! Combien je les plaignais aujourd'hui, en songeant que les uns avaient les nerfs malades, d'autres d'affreuses migraines, d'autres des nausées qui les tenaient depuis longtemps à jeun. Pour ma punition, je souffrais maintenant à mon tour le martyre que j'avais si souvent fait endurer. L'expiation n'était d'aucune utilité à ceux qui avaient été mes souffre-douleurs. Elle me servit, à moi, en ce qu'elle m'invita à écouter avec plus de patience la petite musicienne d'en-bas et m'engagea dans diverses réflexions sur la vanité.

Je me demandai : La vanité ne naît-elle pas en nous avec la vie, pour grandir ensuite avec nous ? Nous sommes le plus souvent seuls à ne pas remarquer combien nous nous rendons ridicules par nos prétentions. Nous nous imaginons toujours être au pinacle de l'estime d'autrui. Le jeune garçon qui porte pour la première fois une montre, ne cesse de la tirer ; ce n'est pas pour savoir l'heure, oh non ! car vous le voyez la regarder à nouveau trente secondes après l'avoir interrogée. Il veut faire voir qu'il a une montre, une montre qui marche. À ses yeux le monde entier est intéressé à l'événement. Quelques années plus tard, le jeune garçon est devenu un étudiant. Une légère ombre commence à parer sa lèvre supérieure, il y passe sans cesse la main comme s'il avait une moustache à friser. De quelle importance est pour lui sa casquette, son raban à deux couleurs. De quel oeil dédaigneux il toise le « philistin », comme il dit surtout de ceux qui se permettent de sourire de l'air cavalier avec lequel il s'avance.

Maintenant l'étudiant est devenu homme. Il va prononcer sa première conférence publique. Il a suffisamment toussé pour éclaircir sa voix.. La conférence est finie et a été aussi insignifiante pour la forme que pour le fond. C'est un début manqué de l'avis de tous. Seul le conférencier est fier de son succès. Il se juge de la manière la plus favorable. Et, s'il pouvait seulement appliquer aux autres sa bienveillance envers lui-même, il serait un remarquable exemple de charité. On se pousse du coude en le voyant ramener sans cesse la conversation sur la fameuse conférence. On dirait que l'axe de la terre passe par cet événement. L'orateur réclame de chacun de ses amis la plus franche appréciation. Mais je ne conseillerais guère à celui qui aurait le courage de lui dire la vérité de rester auprès de lui, pour affronter sa colère.

Beaucoup d'hommes ont l'illusion que la vanité est le défaut particulier de la femme. Le caractère de la femme est à bien des égards en contraste avec le nôtre. Elle-même saurait nous décrire parfaitement sa nature, dans son opposition avec la nôtre. Je craindrais toutefois que le coloris d'un portrait tracé par elle ne fût trop brillant. Mon sentiment est que la femme n'a pas le monopole de la vanité. Nous ne manquions pas d'ailleurs de la pousser à cette faiblesse en vantant constamment ses charmes. Toutefois nous ne sommes pas moins qu'elle disposés à la vanité.

Nous disputions naguère entre enfants à qui mangerait le plus. Et aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Pénétrez dans une société de messieurs. Écoutez-les causer. Chacun se vante de quelque chose. L'un conte avec satisfaction qu'on lui a donné dix ans de moins qu'il n'a réellement. L'autre complimente son voisin pour en recevoir à son tour quelque compliment. Je pense que les dames ne sont pas en général moins empressées à faire leur mutuel éloge, lorsqu'elles sont réunies. J'entendais une dame, âgée de 80 ans, qui accomplit de longs voyages en chemins de fer, dire en souriant : « À quarante ans, je tirais vanité de la longueur des voyages que je faisais accompagnée d'un domestique ; aujourd'hui, à quatre-vingts ans, je tire vanité de ce que je fais les mêmes longs voyages sans domestique. » Elle se raillait elle-même ; la satire de sa propre vanité rend celle-ci moins dangereuse.

Grave erreur que de supposer les gens pieux a l'abri du travers universel. Un saint a dit : « Il n'est point de saint qui n'ait son imperfection ». La vanité fait partie des imperfections des saints. Un grand prédicateur, justement renommé par ses talents et sa piété, prêchait un jour contre la vanité. Soudain il s'interrompit, puis s'écria : « Malheureux que je suis !
Tandis que je tonne contre la vanité, je ne m'aperçois pas qu'elle me possède. Je parle contre la vanité, et je cherche encore à vous plaire dans ces vaines paroles contre la vanité.. ! »

Chacun applaudit à cette confession. Et c'est une question de savoir si par elle le prédicateur n'avait pas cherché encore à plaire à ses auditeurs. 0 vanité ! Qui nous débarrassera de cette hydre dont les têtes repoussent à mesure qu'on les coupe.

Les esprits supérieurs sont eux-mêmes entachés de ce fâcheux défaut. Il y a 38 ans, je suivais en qualité d'étudiant le cours d'un illustre savant, que j'appellerai le professeur Honoré. Un jour, il multiplia les traits acérés contre un autre professeur, et mit en scène la vanité de celui-ci. Il termina par ces mots : « Enfin mon livre parut, et le professeur N. comprit qu'il avait rencontré un adversaire plus fort que lui. » Il prononça ces paroles d'un ton si assuré, avec un petit rire si triomphant, qu'une explosion bruyante de gaieté se fit jour dans l'auditoire. Les uns trépignaient, d'autres essayaient de siffler, tous semblaient pris d'un rire inextinguible. Le professeur voulut plus d'une fois recommencer à parler. Peine inutile. De guerre lasse il quitta la salle. Quelques heures plus tard, je le rencontrais dans la rue. Il me connaissait, vint à moi et me pria de lui dire la cause du fou-rire général des étudiants. J'hésitais à lui répondre. Il me contraignit à lui confesser la vérité. Je lui exposai, avec tous les ménagements possibles, qu'après avoir flagellé la vanité du professeur N., il avait paru lui-même se livrer à un singulier mouvement de vanité. Des larmes mouillèrent ses paupières. Il me tendit la main en me remerciant et me laissa sur ces mots :
« Hélas, je ne suis qu'un grand insensé. J'oblige Dieu à beaucoup de patience envers moi. » Et il s'en fut chez lui. Vous l'auriez vu sans doute après cela gagner son cabinet, et s'humilier devant Dieu.

Des chrétiens éminents, qui ont osé braver les injures du monde, ont parfois tiré vanité de très petites choses : Celui-là de la petitesse de son pied, cet autre encore de sa longue barbe, cet autre de ses yeux, de sa voix, de sa chevelure, ce dernier de la noblesse de son nom qui se perd dans la nuit des temps. Une chrétienne, fort distinguée, ayant prodigué son dévouement aux pauvres, aux êtres souffrants, de la manière la plus touchante, trouvait moyen, sur son lit de mort, de me laisser entendre qu'elle avait été autrefois « une beauté fêtée. »

Ce qui est le plus risible, c'est que nous nous enorgueillissons justement de ce qui paraît souvent aux autres en nous laid ou désavantageux. Un poète prête ces paroles à l'âne :

La nature envers moi fut parcimonieuse,
Sauf en créant ma voix basse et harmonieuse !

En vérité, l'âne a presque trop d'humilité sur certains points. N'aurait-il pas pu louer avec raison sa sobriété, sa douceur, son utilité ? Et le voilà qui se glorifie de ce qu'il y a de plus dissonant en lui, de sa voix ! C'est bien un âne, dirons-nous, et ce qu'il y de plus âne en lui, ce n'est pas la possession de sa voix horrible, c'est qu'il la fait retentir et parait réellement l'admirer. Pauvre âne ! Pauvres hommes qui lui ressemblez ! Mon cher lecteur, vous seriez sans doute fort vexé si quelqu'un vous comparait à un âne, mais qui sait, qui sait si le mot prêté par le poète à l'âne ne se retrouve pas sous une autre forme dans vos discours, si vous ne vous glorifiez pas à tort de ce qu'il faudrait cacher, mon cher lecteur !

Dans un salon quelques personnes étaient réunies. Elles avaient mis la conversation sur M. X. Son meilleur ami s'exprima ainsi : « Ce qu'il y a de plus ennuyeux chez lui, ce sont ses poésies. C'est bien le meilleur garçon du monde. Un dévouement et une modestie à toute épreuve ! Mais il a une vraie manie de versifier, de vous faire part de ses vers. Il ne remarque pas, alors qu'il tire son carnet de sa poche, l'air froid de son interlocuteur, le prétexte employé pour s'esquiver. » Mon cher lecteur, vous avez mainte fois entendu cette histoire ou telle autre. Et votre autobiographie, si vous la consultez, vous fournira plus d'un trait pareil, mon cher lecteur !

Un peu de vanité, je le crains, accompagne chacun de nous jusqu'au tombeau. Il faudrait renoncer à l'espérance du ciel, si un peu de vanité ne pouvait subsister en nous à côté de la véritable humilité devant Dieu. Grâce à Dieu, les restes du vieil homme, si nous luttons courageusement contre eux, ne nous empêcheront pas d'entrer au ciel. David a dit dans un psaume :

Qui connaît ses égarements ?
Pardonne-moi ceux que j'ignore (Ps. XIX, 13.).

Il sait que la folie de la vanité peut s'être glissée dans son coeur, sans qu'il le sache. Cet homme de l'Ancien Testament n'ignore point qu'il est un pauvre pécheur, uniquement sauvé par la miséricorde divine. Cherchons comme lui le salut, non en nous-mêmes, mais dans la grâce d'en-haut. Après cela, cherchons à découvrir les germes de vanité qui sont en nous, pour les extirper. Ces malheureux germes ou restes, toujours présents chez les meilleurs, me font songer aux « mouches mortes » dont parle l'Ecclésiaste, et qui « infectent l'huile du parfumeur ». C'est encore, selon la parole du même écrivain, le « peu de folie » qui l'emportera aisément sur la sagesse et sur la gloire. C'est pourquoi il convient de travailler énergiquement à se débarrasser de la vanité.



Temps et éternité.

« Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour », lisons-nous dans la seconde épître de Pierre (Chapitre III, 8.). Cette parole a été écrite pour calmer l'impatience de ceux qui attendaient le prochain avènement de Christ. Elle était aussi une réponse à ceux qui concluaient des délais survenus que le Seigneur ne reviendra jamais.

Mais quelle est proprement la signification de cette parole : « Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans sont comme un jour. » Un grand philosophe avait, écrit sur la marge de sa Bible, en face du texte ci-dessus : « Garde-toi de chercher à approfondir cela, sinon tu y perdras la tête ». De fait, la parole de l'auteur scripturaire a des profondeurs capables de donner le vertige. Ce que nous y découvrons, c'est que devant Dieu le temps n'est rien. Or nous ne connaissons les choses que dans le temps. Dès lors, il nous est impossible de nous représenter réellement l'éternité de Dieu.

Et cependant, pour nous aussi, la durée perd sa valeur ordinaire. De courts instants nous paraissent longs et des périodes entières nous paraissent courtes. Une heure a bien pour chacun dans la règle soixante minutes, chaque jour vingt-quatre heures, ce qui fait que chaque jour comprend vingt-quatre fois soixante minutes. Mais n'est-il pas vrai qu'il y a en dans notre vie des heures courtes comme des minutes et des minutes qui semblaient contenir des siècles ?

Une vieille chronique monacale du moyen âge rapporte qu'un moine, entré un jour dans la forêt avoisinant son couvent, fut captivé par le chant d'un oiseau. Il n'avait jamais entendu une musique aussi suave. Ravi, le pieux moine écoutait, oubliant la terre et le temps qui s'enfuyait. Lorsqu'il reprit le chemin du monastère, il s'imaginait avoir passé quelques instants dans la forêt. Il remarqua avec stupeur que la route avait changé d'aspect : Il y avait des espaces vides là où se montraient des bouquets d'arbres, des bouquets d'arbres là où s'étendaient auparavant des espaces vides. Le monastère n'était plus le même. Cependant c'était bien là son ancienne demeure. Hélas, le portier ne le reconnut pas, et lui-même ne reconnut pas le portier. Chacun hochait la tête, quand notre moine affirmait qu'une heure auparavant il était dans le couvent.

Finalement le prieur se souvint vaguement d'avoir lu dans un vieux parchemin qu'un frère était entré dans la forêt et n'en était jamais revenu. Il fit chercher le vieux parchemin. On y trouva que le frère avait le nom auquel prétendait le moine. Mais trois cents ans s'étaient écoulés depuis le jour indiqué dans le parchemin ! Trois siècles entiers, passés à écouter le petit oiseau, sans que le frère en eût conscience !
Pour lui, ils n'avaient duré que trois minutes.

Ce récit est une belle légende. Mais n'employons-nous pas nous-mêmes l'expression suivante « Ces jours, ces mois ont passé comme un songe » Le psalmiste auquel l'auteur de la seconde épître de Pierre a emprunté sa sentence, ne dit-il pas :

Tu les emportes, semblables à un songe,
Et nous nous envolons (Ps. XC.).

En échange, nous l'avons remarqué, il est pour nous des heures qui ne finissent pas et des jours aussi longs que des années ! Un jeune homme avait roulé dans un précipice. Il put s'accrocher au milieu de la paroi de l'abîme à une grosse pierre en saillie. Malheureusement la pierre vacillait quelque peu et menaçait à chaque seconde de descendre avec l'infortuné dans les profondeurs du gouffre. On réussit à délivrer le jeune homme assez promptement. Quand il remonta au bord du précipice, sa chevelure était devenue aussi blanche que la neige. Il s'imaginait avoir passé un temps considérable dans son affreuse situation. » Toute ma vie, raconta-t-il, avec ses plus petits détails se déroula à ce moment devant mon esprit, et il n'est pas une de mes actions, petite ou grande, que je n'aie vue passer dans ma mémoire avec la plus parfaite clarté. »

N'est-ce pas ainsi que nous vivons dans le rêve ? Il nous semble parfois être mêlés à des événements qui remplissent des années. Et quand nous nous réveillons, nous nous apercevons que nous avons à peine dormi un quart d'heure. N'est-il pas en échange telle nuit de veille douloureuse qui nous aura paru aussi longue qu'une éternité ?

Nos idées sur la longueur et la brièveté de notre pèlerinage auraient donc besoin d'être rectifiées. Une existence courte est plus longue qu'une existence prolongée, si la première a atteint son but, rempli sa mission, été illuminée d'un rayon d'en-haut. La vie, sans contredit, la vraie vie a été plus intense, plus pleine dans la première. Ce qui importe, ce n'est pas le nombre d'années de notre existence, c'est ceci : Notre existence contient-elle en germe l'éternité ; nous permettra-t-elle de braver la mort et d'être reçus un jour dans les tabernacles éternels ?

Je discutais, il y a quelques jours, avec un père de famille qui a comme moi le bonheur austère d'avoir de nombreux enfants. Il me disait : « Répétons chaque jour aux enfants que le temps est de l'argent, que toute perte de temps est un crime. »

Je donnai pour une part raison à mon interlocuteur, mais j'ajoutai que l'avare économie du temps est aussi dangereuse que l'avare économie de l'argent, quand elle s'inspire, non de la charité, mais de l'égoïsme. Je rappelai ce mot du cordonnier de Görlitz, Jacques Boehme, qui a dit : « Celui pour qui l'éternité est comme le temps et le temps comme l'éternité n'a plus de combats à soutenir. » Un sourire moqueur se dessina sur les lèvres de mon auditeur. Et je l'entendis répondre bientôt : « Pardonnez-moi l'expression, monsieur le pasteur, mais c'est là du mysticisme ! » Je crains que plus d'un lecteur n'en juge ainsi. Aussi essaierai-je de m'expliquer.

Des millions d'hommes considèrent l'éternité comme notre ennemie, comme un malheur redoutable qui vient mettre fin à notre existence dans le temps. D'autres l'ont du temps et de l'éternité deux mondes séparés qui n'ont pas de contact. « Nous ne savons rien de l'au delà. Mais je croirais assez que là-haut nous nous trouverons mieux qu'ici-bas, » me disait un personnage qui, d'après son témoignage, n'avait jamais eu le temps de songer à l'éternité. Les deux conceptions que j'ai rappelées n'ont rien de chrétien. Jacques Boehme est plus pénétré de l'esprit de l'Évangile lorsqu'il dit : « Celui pour qui le temps est comme l'éternité et l'éternité comme le temps est libéré de tout combat. » Au fond, aux yeux du philosophe de Görlitz, le temps est une parcelle détachée de l'éternité, mais se reliant toujours à l'éternité par l'avenir. Nous semons ici-bas. Nous moissonnerons là-haut. Ici-bas est le monde des commencements, là-haut celui des accomplissements.

Considérées à la lumière de l'éternité, les choses petites paraissent véritablement petites, celles qui sont grandes deviennent grandes. Nous envisagerons comme petites celles qui passent : souffrances ou joies, comme grandes celles qui restent, qui nous mettent en communion avec Dieu, car Dieu est l'Être éternel ; c'est lui qui rend pour nous vivante l'éternité et la personnifie. Sans Dieu l'éternité serait pour nous un désert monotone, sombre, infini, sur lequel nous n'oserions arrêter notre attention.
Mais Dieu lui-même risquerait de demeurer pour nous un mystère impénétrable, s'il ne s'était révélé en Jésus-Christ, et si par lui il n'était devenu chair, humanité. L'Esprit éternel est descendu des profondeurs du ciel pour habiter en Jésus parmi les hommes. Les cieux se sont alors déchirés. Depuis lors ils sont ouverts sur nos têtes. Et le monde de l'éternité, grâce à la venue de Jésus, est pour nous un monde de lumière, de joie, la demeure du Père.

Les croyants qui possèdent cette foi en Dieu et ont reçu l'Esprit forment une race à part, la race de l'éternité. Pour eux l'éternité a pris corps en Jésus, le temps est comme l'éternité ; car l'Esprit de Dieu qui agit en eux dans le temps est un Esprit éternel et les forme pour l'éternité.

La question à nous posée est celle-ci : Faisons-nous partie de la race de l'éternité ? Voulons-nous en faire partie ? Dans ce cas il s'agit d'extirper de notre coeur tout ce qui en éloigne l'Esprit de Jésus, le roi d'éternité. Il faut nous examiner, joindre nos mains, nous agenouiller. Encore une fois, donnons-nous au temps le prix de l'éternité, et à l'éternité le prix du temps ? Suivant la réponse, nous possédons la véritable paix ou bien nous sommes semblables à la feuille détachée de sa tige, chassée çà et là par le vent.

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