Une grande partie de la Norvège est
encore à découvrir. Toutes ses
beautés ne sont pas mentionnées dans
les guides. Nous aimions, à Ulvik, à
diriger nos pas vers des sites que la
réclame n'avait pas rendus
célèbres, à aller un peu
à l'aventure. Vous entendez dans le lointain
un vague fracas : Vous vous dirigez de ce
côté, vous laissant conduire par votre
ouïe. Ni les pierres glissantes, ni les ponts
branlants et élémentaires ne vous
arrêtent. Et vous vous trouvez finalement en
face d'une chute d'eau qu'aucun étranger
peut-être n'a encore vue. Le résultat
ne vaut-il pas la peine de se risquer ?
Après cela, il est en Norvège des
paysages dont le monde entier a entendu parler.
Dans le nombre est Odde, sur le fiord du Hardanger,
avec ses glaciers, avec le gigantesque champ de
neige du Folgefond, où l'on organise en
été des parties de traîneaux,
pour les étrangers. Dans le nombre surtout
sont les territoires du nord-ouest, sur lesquels
brille le soleil de minuit. Je n'ai pu visiter
cette dernière région, comme je l'ai
fait de la précédente. Mentionnons encore Stalheim
et le
Sognefiord. Le Vöringsfoss, grandiose chute
d'eau, ne mérite pas seulement d'être
admiré comme cascade. Il est digne
d'attention par la route qui y conduit. Nous y
fîmes une excursion dont j'ai quelque chose
à dire.
Nous étions huit : six membres de ma
famille et deux aimables jeunes
Norvégiennes. Le Vikingen nous amena d'Ulvik
à six heures du matin. Nous chantions d'une
voix joyeuse un cantique intitulé : Le
jour du Seigneur. Pourtant ce n'était pas un
dimanche. Mais notre âme était pleine
de la joie du dimanche, en face de la radieuse
nature. Les parois de rochers étincelaient
comme d'immenses diamants, sous les feux du soleil
levant qui se dégageait peu à peu du
brouillard. Les rochers de la Norvège,
déchiquetés et striés dans
toutes les directions, pleins de fentes, de
fissures, ont une singulière capacité
d'absorber et de retenir la lumière. Ils
s'illuminent des lors des teintes les plus diverses
aux rayons de l'astre du jour, de telle sorte que
l'absence de végétation frappe
à peine.
Quand nous eûmes dépassé la
porte de rochers qui ferme l'entrée du fiord
vers le sud, les glaciers du Jökul nous
apparurent dans leur éblouissante splendeur.
Assurément les montagnes pyramidales de la
Suisse sont plus hautes ; elles produisent
aussi plus d'effet sur le spectateur. Rarement ici
vous apercevez une sommité tout
entière couverte d'une neige
éternelle. Les montagnes s'étendent
à l'horizon comme de longs dos,
pailletés de petits champs de neige. On dirait
parfois une peau de
panthère, toute tachetée. Cependant
la Norvège a quelques glaciers
énormes, par exemple le Folgefond, le
Jostedaisbrae. Mais ils sont élevés
de cinq mille pieds au-dessus de hauts plateaux et
souvent cachés par des rochers.
Après une course d'une heure, nous
débarquions à Vik, à
l'embouchure de la sauvage Bjoreia, en face de
montagnes de rochers, grandioses et à pic,
au fond de l'Eldfiord, extrémité est
du Hardanger. Nous requîmes de
l'hôtelier quatre stölkjärres.
Aussitôt plusieurs jeunes garçons se
mirent à courir vers la prairie, à
appeler des chevaux qui y paissaient. Ceux-ci
vinrent à l'appel, nos jeunes paysans
sautèrent sur le dos des coursiers, et, se
tenant aux crins, arrivèrent au galop. Le
tout s'était passé en deux minutes.
Le Norvégien n'abuse pas de la patience des
voyageurs. Il parle peu et agit.
La Bjoreia forme, à un kilomètre
au-dessus de Vik, un lac considérable qui
remplit tout le vallon ; la route est parfois
taillée dans le roc. Les parois qui
s'élèvent à droite et à
gauche sont d'une roideur effrayante. Aucune
habitation humaine. Ce petit lac vert, si
solitaire, fait un contraste parfait avec le lac de
Thoune, ombragé de beaux arbres,
bordé de riants villages, de brillants
châteaux et d'églises qui se
reflètent dans le miroir bleu. Après
une course d'une heure, nous dûmes mettre
pied à terre. Nous marchions en remontant le
cours de la fougueuse Bjoreia, à l'ombre de
l'imposante paroi de rochers. Le chemin était
mauvais. Il fallait
presque des lunettes, comme l'on dit, pour en
discerner la trace. Nous allions parmi les cascades
écumantes, au milieu d'énormes blocs,
restes d'anciens glaciers. Nous passions sur des
ponts branlants de fil de fer. De temps à
autre se montraient quelques pauvres maisons, un
moulin.
Après quatre heures de marche, nos oreilles
sont frappées d'un grondement lointain qui
va croissant. En avançant, nous constatons
que le sol vibre sous nos pas. Une vive
émotion, presque angoissante dans sa
vivacité, nous saisit. Nous sentons
instinctivement que nous nous trouverons tout
à l'heure en face de l'une des grandes
merveilles de la nature. La Bjoreia
précipite son énorme masse d'eau dans
un étroit canal perpendiculaire formé
de deux murs de rochers. La chute est sans gradins,
d'un seul jet, mesurant 540 pieds de hauteur. Du
choc de ce prodigieux volume sur le sol, au fond de
l'entonnoir, naissent des gerbes de
poussière d'eau, légère,
impalpabable. Elles entourent la chute et la
voilent à demi en lui faisant une
auréole diaprée. Quand le vent
souffle, il entraîne au loin cette brume. La
place où nous étions est donc un
endroit où il pleut perpétuellement.
Le brillant soleil que nous avions ce
jour-là multipliait dans la nuée les
arcs-en-ciel et les effets de couleur. Je dois dire
que je n'ai nulle part rien vu de pareil.
La Norvège, on le sait, est la terre des
cascades et des chutes d'eau. Un plaisant me disait
que si l'on utilisait l'électricité
des chutes d'eau de la Norvège, on aurait de quoi
éclairer l'Europe entière, faire
mouvoir toutes les fabriques existant entre
Pétersbourg, et Lisbonne. Pour ma part, je
ne crois point qu'une telle transformation
fût fort utile à l'humanité.
À force de mettre la nature au service de
l'homme, on facilite par trop à celui-ci sa
tâche et on finira par le rendre paresseux.
En tous cas, je me suis réjoui, le jour dont
je parle, de ce que les turbines et les
accumulateurs sont encore inconnus dans l'alpestre
vallée du Vöringsfoss. La poésie
de ce site réside dans son silence,
où la grande voix de la nature
résonne seule.
Nous restâmes longtemps en ces lieux,
plongés dans une muette contemplation.
Toutefois il ne s'agissait pas de nous laisser
mouiller jusqu'aux os par la poussière de
l'eau. Et nous nous éloignâmes. Un
petit sentier qui serpentait à travers une
gorge nous conduisit au sommet de la paroi de
rochers. Il est là-haut, à l'endroit
d'où la Bjoreia se précipite dans
l'abîme, un hôtel hospitalier. Nous
nous y réconfortâmes après
notre exploit pédestre. Nous ne pouvions
toutefois nous reposer longtemps. Nous avions
devant nous quatre heures de descente. Nous les
fîmes joyeusement, non seulement parce que
nous descendions, niais parce que nos coeurs
étaient pleins de reconnaissance envers
Celui qui a créé les merveilles de la
nature.
Nous arrivâmes fatigués, les souliers
déchirés, à l'endroit
où nous avions laissé nos charrettes.
Toutes les quatre nous attendaient, mais il
manquait un cocher. En
Norvège, les hommes font
défaut ; c'est le contraire chez nous.
Aussi, là-bas, les écoliers n'ont-ils
pas de classe pendant l'été ; on
supplée par eux à l'absence
d'ouvriers disponibles. Des trois cochers
demeurés auprès de leur attelage, le
plus jeune allait encore à l'école et
avait neuf ans, et l'aîné au plus
dix-huit ans. Quand je lui demandai où
était son camarade absent, il me
répondit de l'air le plus naturel :
« Retourné à Vik où
il avait affaire. » Et, comme ma femme et
moi, avions déjà pris place sur la
charrette, il me remit les guides, sans autre forme
de procès. Peut-être supposait-il que
j'avais quelque habitude de conduire.
Je me trouvai dans un cruel embarras. La route
descendait en pente forte et en contours brusques
jusqu'au lac. Que le petit cheval fit un
écart, et nous pouvions être
versés dans l'abîme ou jetés
contre le mur de rochers. Assurément,
lorsque j'étudiais à Tubingue,
j'avais quelquefois conduit des chevaux. Mais je ne
m'étais pas toujours tiré de cet
exercice sans avarie. Alors je jouissais de
l'élasticité de la jeunesse. Et
maintenant ?... Puis les petits chevaux
norvégiens sont si rapides ! Que
faire ? Que faire ? Gronder n'eût
pas arrangé les choses. Impossible de me
procurer un autre cocher. Aller à
pied ? Nous n'en avions pas le temps, car le
Vikingen repassait à Vik à neuf
heures et demie ; surtout nous étions
harassés. Je pris donc les guides et le
fouet. J'avais grande confiance dans la
sagacité des chevaux norvégiens, je laissai
donc le mien prendre l'allure qu'il lui plut.
J'agis à son égard, comme je le fais
vis-à-vis des jeunes gens qu'on me
confie : je dirige le moins possible, laisse
l'élève à son essor et ne
tends les rênes que lorsque cela est
indispensable.
Ma méthode n'a pas toujours eu d'heureux
résultats sur les jeunes gens. Elle fut
couronnée de succès à
l'égard du petit cheval. Au moins pour
commencer. Mais voilà que tout à coup
se détacha quelque chose dans le harnais.
Comme je n'ai pas fait d'apprentissage de sellier,
j'aurais été très anxieux, si
un brave homme qui passait justement et qui vit ce
dont il s'agissait, n'eût fait la
réparation nécessaire. Le paysan ou
le pêcheur norvégien a toujours un
bout de câble dans sa poche. Cette fois je
compris l'utilité du couteau en forme de
poignard qu'il porte sur la hanche. Sans ces deux
instruments, mon homme n'aurait pu nous tirer
d'affaire.
Le reste de la course se fit sans encombre. Nous arrivâmes au trot, accéléré dans la cour de l'hôtel de Vik. Les deux mains dans ses poches, le jeune cocher qui nous avait si lestement faussé compagnie nous attendait. Il me dit qu'il s'était aperçu de mon désir de conduire et avait voulu me fournir l'occasion de le réaliser. Il en savait donc sur mon compte plus que moi. Je lui donnai son pourboire, quoique je l'eusse aussi bien gagné que lui. Je flattai de la main le petit cheval qui avait été si sage, puis je m'occupai à essuyer la sueur qui, malgré l'extrême fraîcheur de la soirée, découlait abondamment de mon front, car je n'avais point été sans inquiétude. Je remerciai intérieurement Dieu d'avoir à m'occuper habituellement de créatures raisonnables plutôt que de chevaux. L'hôtelier m'apporta une bonne tasse de thé, et je ressaisis mon courage. Le Vikingen aborda bientôt. C'est à la clarté des étoiles que nous regagnâmes Ulvik.
Le Norvégien est aimable et aime
l'amabilité. Il faut souvent un langage
plein de tact pour lui faire accepter une petite
récompense en argent. Mais la confiance, la
bonté le touchent, le rendent
reconnaissant.
Je faisais une petite promenade le soir de notre
arrivée. Deux petites filles de douze ans
environ, bien mises, étaient assises devant
une maison et tressaient une couronne de fleurs. Je
les saluai en souriant. Étonnées,
elles s'arrêtèrent dans leur
travail ; puis l'une d'elles se leva, se mit
à courir derrière moi et m'offrit,
avec une grâce inexprimable, deux roses. Sa
figure rougissante faisait songer à une
troisième rose. Second exemple : Je vis
un jour au bord de la mer, à Ulvik, un
cheval dont le pied était pris dans les
courroies du harnais. L'animal était
très excité. Comme
je n'osais m'approcher de lui, je m'en allai
rapidement vers les propriétaires qui
chargeaient des caisses sur le quai. Par mes
signes, je les rendis attentifs à ce qui se
passait. Ils se hâtèrent de courir
vers le cheval pour le débarrasser de
l'entrave. Mais auparavant, ils eurent soin
d'ôter leur chapeau, de me serrer la main et
de me remercier chaleureusement. « Tusend
tak ! » (Mille fois merci !)
entendais-je encore crier, tandis que je
m'éloignais.
Le professeur Hilty a fait l'observation
suivante :
« Nous avons rarement l'occasion de
rendre de grands services. En échange nous
pouvons tous les jours causer quelque petite
satisfaction. Il suffit parfois d'un aimable salut,
pour amener un sourire, un rayon de soleil sur la
figure de quelque être solitaire. »
Je remarquerai que l'habitude de fumer, dont on dit
tant de mal et qui offre peut-être certains
dangers, facilite les rapports entre hommes. Vous
présentez à quelqu'un un cigare, une
allumette ; en faut-il souvent davantage pour
engager une conversation amenant une liaison
durable ? Je me suis servi de ce moyen en
Norvège. Mais ma petite fille de neuf ans,
qui ne songeait pas plus au tabac qu'elle n'avait
songé à étudier le
norvégien, sut fort bien, par son
amabilité, gagner les bonnes grâces
des cochers, des paysans, des pécheurs. Elle
eut avec eux des entretiens prolongés,
souvent mimés. Et je me disais :
Voilà ce que petit un sourire.
Les Norvégiens tiennent à ce qu'on
les prévienne.
C'est ce qui peut les faire paraître, aux
yeux de ceux qui ne les connaîtraient pas,
fiers et froids. J'ai entendu des amis se plaindre
de ce que les gens du pays ne répondaient
pas à leur salut. Le fait était vrai.
Mais veut-on en savoir la cause ? On m'a dit
que les Anglais furent les premiers
étrangers à parcourir la
Norvège ; ils ne saluaient personne,
même quand on les saluait. Les
indigènes, blessés de cette raideur,
se renfermèrent dans une froideur voulue. Je
puis assurer que lorsqu'on montre à ces
derniers de la cordialité ils deviennent
à leur tour aimables. Leur âme,
semblable aux boutons de fleurs qui ont besoin d'un
rayon de soleil pour s'épanouir, s'ouvre
aisément sous l'influence de la
bienveillance. Avec de la bienveillance, vous les
menez du doigt, si je puis me servir de cette
expression.
Le visage du Norvégien laisse voir son
origine germanique. Cet homme du nord n'en a pas
moins des traits caractéristiques.
L'expression est souvent agréable et
intelligente. En considérant à
Stavanger une collection des photographies des
pasteurs des principales villes de la
Norvège, je me disais qu'on trouverait
difficilement dans mainte grande ville d'Allemagne
un ensemble de têtes aussi belles.
Le type norvégien est extrêmement pur
chez les paysans et les pêcheurs. Sans doute
il n'est pas toujours aisé à
démêler. Pendant quelque temps, j'ai
envisagé un vieux monsieur de Bergen comme
le meilleur exemplaire que je connusse du type du pays.
Et voilà qu'un jour
j'appris de ce personnage qu'il est Souabe.
Soixante-dix ans auparavant, il avait
été emmené par ses parents en
Amérique. Son père et sa mère
étaient morts pendant la traversée.
Après bien des péripéties, le
vaisseau avait été jeté sur
les côtes de la Norvège. De nobles
personnes avaient pris soin du petit orphelin, de
ses frères et soeurs. Et le Souabe avait
fait plus tard un brillant chemin dans sa patrie
d'adoption. Si je m'étais trompé, ce
n'était donc pas autant qu'on pourrait le
supposer. Les soixante-dix ans passés par ce
monsieur en Norvège ne l'avaient-ils pas
naturalisé ? Au reste, il avait pour
femme une Norvégienne d'extraction
authentique.
Les Norvégiens sont les amis de la franchise
et du courage. Ils détestent par dessus tout
le servilisme. La plupart habitent des maisons
isolées, situées dans la campagne ou
au bord de l'eau. Peut-être les fiers
rochers, qui donnent au sol son relief, ont-ils
également marqué de leur empreinte
l'âme norvégienne.
Ce peuple aime avec raison son pays, malgré
la pauvreté de celui-ci. Le genre de vie
autour de nous est simple. La nourriture se compose
essentiellement de poisson, de gâteaux de
farine. Si le proverbe des
matérialistes : « Dis-moi ce
que tu manges, je te dirai qui tu es »
était vrai, on s'attendrait à se
trouver en présence de pauvres hères
amaigris et efflanqués. Ce n'est point le
cas, ainsi qu'on l'a vu. Au reste le
Norvégien doit pour une part sa santé
à la pureté de l'air dans lequel il vit.
Un
catarrhe, que je traînais depuis quatre mois,
disparut deux jours après mon arrivée
en Norvège.
Au point de vue politique, les Norvégiens
ont une appréhension suprême :
ils redoutent avant tout d'être menés
par la Suède. Ils prétendent à
une grande indépendance nationale. Chaque
commune a dans son rayon la même
prétention à l'indépendance.
La bureaucratie est inconnue dans cet heureux pays.
Les gendarmes y demeurent invisibles. Pendant mon
séjour de cinq semaines, qui m'a mené
à Bergen et à Stavanger, deux villes
d'une certaine importance, je n'ai pas
rencontré de militaires. Je sais bien que la
Norvège a aussi ses militaires. Mais ils
font peu de bruit. Cette contrée n'a pas
besoin de remparts. Dieu lui a donné, dans
sa bordure de rochers, une ceinture presque
inexpugnable de forts naturels.
Le goût des Norvégiens pour
l'instruction est remarquable. Leurs écoles
sont excellentes. Des sommes considérables
s'emploient annuellement pour les
bibliothèques populaires. Le paysan, perdu
dans les solitudes de la montagne, passe à
lire ses longues soirées d'hiver. Dans
chaque paroisse est un comité de trois
personnes chargé de la direction de la
bibliothèque populaire. Les oeuvres d'Ibsen,
de Björrison, d'autres auteurs qui ne sont pas
précisément animés d'un esprit
purement évangélique, figurent parmi
les livres que lit le peuple. Joignez-y les
traductions des meilleurs romans étrangers.
Les cochers qui m'ont conduit
m'ont souvent parlé livres ; plusieurs
avaient beaucoup lu. Où trouverait-on en
Allemagne, je le demande, des cochers au courant de
la littérature ? La plupart de nos
lecteurs instruits se bornent aux gazettes, aux
journaux illustrés, à quelques
revues. Il se lit en somme par eux bien peu de
livres, j'entends de livres demandant un effort
d'attention.
Un matin j'avais, avec ma femme, gravi une montagne
que nous avions surnommée le petit Righi. Au
sommet se trouve une maisonnette d'aspect
agréable. Nous avions obtenu du
propriétaire la permission de nous asseoir
quelques instants sur un banc ombragé par
des arbres. Il me l'avait accordée, mais
avec un sourire énigmatique dont j'allais
avoir la clef. Au bout d'un instant, il venait
à nous, un paquet de livres à la
main. C'étaient des traductions de mes
écrits. D'un doigt de la main gauche, il me
montrait mon nom imprimé, il plaçait
en même temps la main droite sur mon coeur
comme pour me dire : « Le nom
imprimé sur cette couverture est-il bien le
vôtre ? » Je lui
répondis affirmativement. Il fallait voir
son plaisir. Vite il alla quérir sa femme.
Elle nous offrit un lait épais, des
biscuits, d'un air aimable doublant le prix de ses
présents. Notre hôte faisait preuve,
dans ses remarques, d'un esprit fin. Je pus me
convaincre qu'il était, comme moi, un
bourgeois du royaume des cieux. Nous parlions
anglais, et il traduisait chacun de mes mots
à sa femme en norvégien. Nous
visitâmes sa maison, propre et
élégante. Grande fut notre surprise d'y
découvrir une bibliothèque d'une
centaine de volumes. Il y avait là plusieurs
livres de Luther, Les Lois de la nature de
Drummond, et d'autres ouvrages étrangers.
Dans un coin de la chambre, un petit harmonium.
Avant de partir, nous eûmes à apposer
notre signature dans un élégant
album, celui des visiteurs de la famille. Et
pourtant, visiblement, cet homme se trouvait dans
une situation de fortune des plus modestes. En
Allemagne, il eût été
considéré comme un paysan pauvre.
Mais ses ressources limitées ne l'avaient
pas empêché d'acquérir plus de
livres que n'en possède le plus riche
fermier allemand. On voyait d'ailleurs que tous ses
livres avaient été lus et relus.
Je racontai ma découverte à un
pasteur norvégien qui n'en parut nullement
étonné. Un savant de la
péninsule scandinave me disait :
« Notre peuple est orienté vers le
progrès, et il a le bonheur de comprendre
que le progrès extérieur a pour
condition un progrès
intérieur. » Je lui demanda ;
ce qu'il pensait de l'état religieux des
Norvégiens. Il me répondit :
« Un véritable Norvégien ne
saurait se passer de religion. »
En lutte constante avec les éléments,
avec une nature âpre et rude, le
Norvégien dépense peut-être
plus de force de volonté que d'autres
peuples. Mais il connaît le secret de
renouveler incessamment les énergies
intérieures. Il puise sans cesse à la
source de l'Évangile. Si sa devise
n'était : « Travaille et
prie, » je ne sais comment il se tirerait
d'affaire.
L'application avec laquelle il cultive les plus
petits coins de terre est vraiment touchante. Il
donne des soins assidus à tel morceau exigu,
situé entre deux rochers, qui produit une
maigre récolte de pommes de terre ou quelque
peu d'avoine. Les pâturages
élevés bordant souvent les
abîmes, portent les marques de son travail.
Pour parvenir là-haut, il se plaît
à lancer des ponts aériens
formés de lianes de fer. Bref, son
activité est extraordinaire.
Il y a très peu de fabriques en
Norvège. On en voit quelques-unes sur la
belle ligne ferrée qui va de Fosswagaen
à Bergen. Elles ne paraissent pas
très bien acclimatées sur ce sol. En
tous cas la Norvège n'a pas de population
ouvrière proprement dite. C'est
peut-être à quelques égards
regrettable, puisqu'un tiers des habitants ne
trouvant pas de ressources dans le pays, a
émigré dans l'Amérique du
Nord. Comment la Norvège pourra-t-elle se
créer les richesses qui lui font
défaut ? Ce n'est pas aisé
à dire. Si le paysage norvégien
était susceptible d'être
découpé en tranches, si des morceaux
de cette grande nature pouvaient être
transportés avec leurs montagnes, leurs
chutes d'eau, leurs fiords en Allemagne, il se
formerait promptement, je n'en doute pas, de vastes
sociétés au capital de nombreux
millions, pour exploiter ces beautés. Mais
elles ne se vendent pas. Peut-être
l'idée d'utiliser
l'électricité renfermée dans
les chutes d'eau, idée que j'ai
mentionnée, fera-t-elle un jour son
chemin ! Le merveilleux devient si
aisément une réalité dans
notre siècle !
Quoi qu'il en soit, si ce peuple n'est pas riche,
il est du moins heureux, sain et intelligent. Et la
nation qui possède ces qualités se
trouve au fond avoir ici-bas la bonne part.
Il y a quelques dizaines d'années, l'alcool
accomplissait de grands ravages en Norvège.
Voyons comment le peuple norvégien a su
résister à l'ennemi terrible que nous
venons de nommer, même le vaincre.
Il y a cinquante ans la Norvège
était la proie de l'abus de la boisson. La
consommation de l'alcool pur montait jusqu'à
huit litres par tête, et la consommation de
l'eau-de-vie par conséquent montait à
seize litres par tête. Un tel état de
choses devait avoir pour résultat, dans le
plus bref délai, la ruine physique et
économique de la nation. Tous les hommes
intelligents, ayant à coeur le bien public,
comprirent qu'il y avait là une de ces
questions sur lesquelles on ne transige pas,
question de vie ou de mort.
La législation se mit à l'oeuvre en
1815. La vente en gros et en détail de
l'eau-de-vie fut limitée. Les conseils des
villes eurent à empêcher
l'accroissement des débits, à
chercher même, toutes les lois que les
circonstances le permettaient, à restreindre
leur nombre. Il fut défendu aux cabaretiers
de la campagne de vendre des spiritueux aux
habitants domiciliés dans
un rayon rapproché. Le droit, qui
jusqu'alors appartenait à chaque bourgeois,
de vendre en détail, fut soumis à
certaines conditions. Il fut défendu aux
enfants, aux apprentis, de se rassembler pour
boire. De sévères mesures avaient
été édictées contre les
ivrognes.
En 1871, la Norvège s'appropria le
système expérimenté en
Suède, dit système de Gothenburg.
Voici en quoi consiste ce système :
L'exploitation de tous les cabarets d'une
localité est confiée à une
société par actions, dont les
aubergistes ne sont que les représentants.
Ceux-ci sont rendus responsables des infractions au
bon ordre qui se produisent dans leurs maisons,
spécialement des cas d'ivresse. Ils
prélèvent leur salaire sur la vente
des aliments, des boissons inoffensives, telles que
le café, la bière. Ils ont à
livrer l'eau-de-vie au prix de revient. Cette
dernière mesure avait pour but d'ôter
aux cabaretiers tout motif de pousser à la
consommation de l'eau-de-vie. Les règlements
de la société sont appliqués
dans les cabarets, limitent, fixent les heures
où la consommation des spiritueux est
autorisée. La société veille
à ce qu'il soit vendu des boissons
saines ; elle ferme les cabarets dont
l'existence n'est pas justifiée. Le capital
engagé reçoit un modique
intérêt. L'excédent des gains
est consacré à des entreprises
d'utilité publique. Cet excédent
s'est trouvé fort élevé. Il a
été employé à
créer de magnifiques institutions
humanitaires et à en soutenir d'autres.
C'est par un vote que les communes décident
de recourir au système on de renouveler
à la société prévue par
lui la concession déjà obtenue.
Celle-ci est de la durée de cinq ans. Les
femmes prennent part à ce vote dès
l'âge de vingt-cinq ans.
Une loi de juillet 1894 accorde au vote le droit
d'abolir le système là où il
est devenu inutile et où la vente des
spiritueux a cessé.
Qu'est-il résulté de cet ensemble de
prescriptions souvent passablement
rigoureuses ? La consommation de l'eau-de-vie
qui, il y a cinquante ans, était de seize
litres par tête, tomba en 1867 à 2,8
litres.
Aujourd'hui il n'y a plus dans toute la
Norvège que 301 lieux de vente de
spiritueux, soit un seul pour 6600 habitants. Quand
je pense qu'en 1895, avec ses 150,000 habitants, la
ville de Brême ne possédait pas moins
de 977 cabarets ou débits de spiritueux,
j'éprouve une sorte de honte patriotique. En
Norvège, où les distances à
parcourir sont énormes, il y a donc un seul
cabaret pour 6600 personnes, tandis qu'à
Brème nous en comptons un pour 144
personnes. La Belgique est plus malade encore que
nous, sous ce rapport. En 1892, on y comptait un
cabaret pour 39 habitants ; en 1895, dans six
communes, il n'y en avait pas moins d'un pour vingt
personnes. Une telle situation n'est-elle pas
épouvantable ?
Disons-nous bien que l'alcoolisme est la source de
crimes sans nombre, une cause de dégradation physique,
intellectuelle et
morale en même temps que l'agent le plus
sûr de la ruine économique. Je sens
que le système norvégien ne saurait
être introduit partout dans toute sa rigueur.
Mais que la législation s'occupe enfin de
l'alcoolisme ! J'aimerais pour ma part que les
femmes pussent se prononcer, ainsi qu'elles font en
Norvège, sur la question du maintien de
l'état de choses en vigueur dans le lieu
où elles habitent. Mieux que nous elles
savent que le cabaret est l'ennemi de la vie de
famille, de la vie sociale. Je sais dans quel sens
elles voteraient, et leur voix, j'ose le dire,
serait la voix même de Dieu. Ce n'est pas
seulement dans la question de l'alcoolisme que je
voudrais les voir consultées, mais en
d'autres domaines, en particulier lors de la
nomination des pasteurs.
Revenons-en à la Norvège. - Pendant
les cinq semaines que j'ai passées dans cet
heureux pays, je n'y ai pas entendu un seul tapage
causé par l'ivresse. Bien souvent j'ai
parcouru la nouvelle route que l'on établit
à travers la montagne, entre Ulvik et Eide.
C'est une route monumentale. Je voyais les
ouvriers, la sueur au front, s'appliquer de tout
leur coeur à leur rude travail. Pas une
fois, je n'ai vu circuler parmi eux la bouteille
d'eau-de-vie. Tous ces travailleurs avaient un air
décent, sérieux. L'alcool et la
grossièreté sont deux frères
jumeaux. Qui en doute n'a jamais ouvert les yeux
sur le spectacle de la vie. Durant mon
séjour, je n'ai aperçu même
qu'un seul homme suspect d'être en
état d'ivresse, je dis suspect, car le cas
n'était pas certain. J'avais cependant, je
vous prie de le croire, les yeux ouverts. Revenu
à Brème, le premier dimanche soir
après mon retour, vers dix heures, je
reconduisais une dame au tramway et, dans l'espace
de cinq minutes, montèrent cinq tapageurs,
hors d'eux-mêmes, entièrement ivres.
En présence du bruit qu'ils faisaient, il me
fallut recommander la dame dont j'ai parlé
à la protection du conducteur du
tramway.
On boit en Allemagne, dit-on, aujourd'hui, beaucoup
moins que jadis. Mais l'on boit toujours, l'on boit
encore d'une manière effroyable. Certains
sont arrivés à une capacité
d'absorber les liquides alcooliques que l'on peut
appeler monstrueuse. lis mettent leur honneur dans
cette virtuosité bestiale. Voyageant
récemment dans la Hesse, et me trouvant
à Hanau, j'entendis un employé, qui
ouvrait la porte de mon coupé, me
dire : « Quel temps, Monsieur,
propre à exciter la soif ! »
- « C'est vrai, répondis-je, buvez
donc, pendant le trajet, un verre de bière
à ma santé. » Naturellement
l'employé ne se le fit pas dire deux fois.
Quand il revint, comme je lui offrais le prix de
son verre de bière, il s'exclama :
« Pardon, monsieur, ce n'est pas un verre
que j'ai bu à votre santé, mais
dix. » Le trajet avait duré trois
heures ; dans ces trois heures, nous ne nous
étions arrêtés que quelques
minutes, et il avait trouvé le moyen dans
ces quelques minutes d'ingurgiter dix verres !
Et il était tout fier de son exploit
Je sais certaines rues de villes allemandes dans
lesquelles de deux maisons l'une a son débit
de bière. Je demande si nos administrations
accomplissent leur devoir en tolérant un
pareil état de choses. Ne serait-ce pas le
moment de répéter le mot :
« Ici et pas plus
loin ! »
Je regrette de l'avouer, j'ai voyagé en
Norvège avec des messieurs allemands
appartenant aux classes supérieures de la
société, et qui ne cessaient
d'exhaler leur mécontentement contre la
prohibition de la vente du cognac sur les bateaux
à vapeur, dans les restaurants. À
leur sens, chaque tasse de café aurait eu
besoin d'être additionnée d'un verre
de liqueur. Je cherchai vainement à leur
expliquer que la mesure qualifiée par eux de
barbare avait régénéré
une nation. Ils ne voulurent rien entendre. Leur
refrain était : « Il nous
faut notre cognac. Si l'on ne nous vend du cognac,
nous ne reviendrons pas en
Norvège ! »
Lecteur, voyez si l'abus des boissons n'est pas la
plaie du milieu dans lequel vous vivez !
Comprenez que vous ne sauriez jamais travailler
trop énergiquement à combattre ce
mal, l'un des pires fléaux de notre
siècle.
J'ai parlé avec enthousiasme de la
Norvège ; il se pourrait que j'eusse
persuadé à quelqu'un de se diriger de ce côté,
et ce quelqu'un pourrait revenir avec une
déception. Je ne veux pas que personne ait
à se plaindre de moi. Je dirai donc ce qu'il
ne faut pas aller chercher dans ce pays.
Auparavant, laissez-moi encore indiquer
quelques-unes des facilités qu'il offre au
voyageur. Les hôteliers font des rabais pour
les séjours. Ils en font pour les familles.
Par exemple, un père qui voyage avec ses six
enfants ne paie pas, même s'ils sont grands,
pour sept personnes. La compagnie des vapeurs
à laquelle appartenait notre Nordstjernen
fait payer aux dames voyageant avec leurs maris la
demi-place. N'allez pas croire là-dessus
qu'en Norvège on tienne les dames en mince
estime. C'est le contraire qui est vrai. La dame
à laquelle on fait payer une demi-place
reçoit la meilleure cabine du bord. Les
Norvégiens ont le respect de la femme. Ils
traitent aussi avec beaucoup de bonté les
enfants. J'en viens maintenant à ce qu'il ne
faut pas chercher en Norvège.
Il n'y faut pas chercher la Suisse ou la
Forêt Noire. C'est quelque chose de bien
différent. Toutes les oeuvres de Dieu ont
leur originalité propre. Et c'est ce qui
fait qu'on a tort de toujours vouloir les comparer.
Gardez-vous d'exalter la zone des glaciers aux
dépens de celle des grands bois, ou la mer
aux dépens de la prairie
émaillée de fleurs et
parfumée. Goethe a fait plus d'une sortie
contre les critiques malavisés qui
l'opposaient à Schiller. « Au lieu de
nous opposer l'un à l'autre, disait-il, on
devrait se réjouir de ce
que Dieu nous a faits tous les deux. »
Inspirons-nous de cette largeur dans nos
appréciations de la nature. La
Norvège est un monde à part. Vous n'y
trouverez aucune chaîne de montagnes
ressemblant à l'Oberland bernois. Aussi
celui qui n'a que ce type de beauté dans
l'esprit sera-t-il sage de rester chez lui. En
échange, celui qui sait goûter
l'originalité divine des choses trouvera
dans la contemplation de la nature
norvégienne une plénitude de joie
à laquelle il ne s'attend point.
Je souhaite que le voyageur soit un esprit
cultivé, dans le bon sens du mot. Nombre de
personnes font consister la moitié du
bonheur dans la vie confortable et luxueuse qui
s'est développée à un si haut
degré à notre époque. Les
grands esprits des siècles
précédents n'eurent pas même le
pressentiment des facilités
matérielles de toute sorte accordées
dans notre temps aux classes élevées
de la société. Et, de nos jours
encore, chez l'homme vraiment cultivé, le
contentement d'esprit, la bonne humeur, la
liberté de l'âme ne sauraient
dépendre d'un peu plus ou d'un peu moins de
confort. Celui qui a besoin, pour jouir de la
beauté d'un pays, d'avoir dans sa chambre
des tapis, un sofa, des chaises au dossier
sculpté, une armoire à glace,
celui-là ne doit en aucun cas aller en
Norvège. Il ne m'a pas été
donné de contempler la mystérieuse
splendeur du soleil de minuit et de visiter la
partie du pays qui possède ce curieux
spectacle. J'ai vu le Hardanger et le Sognefiord.
Dans cesdernières
contrées, les meilleurs hôtels
norvégiens, en dehors de ceux des villes,
offrent au voyageur une chambre meublée d'un
lit, d'une ou deux chaises de bois, d'un petit
lavabo élémentaire.
Exceptionnellement, la chambre renfermera
peut-être un guéridon microscopique,
puis... rien de plus, jamais rien de plus.
Quiconque se trouve un trop grand personnage pour
vivre dans un milieu aussi simple fera bien de ne
pas partir pour la Norvège, à moins
d'emmener ses meubles.
Les dormeurs au sommeil très léger
souffriront peut-être quelque peu. Les
maisons sont de bois. La résonance de ces
légers édifices est extraordinaire.
Le voulant, ne le voulant pas, vous participez dans
un hôtel norvégien à toutes les
souffrances, à toutes les joies de vos
voisins. Vous entendez leurs chansons, leurs rires,
leurs plaintes, leurs cris. Bien de ce qui se passe
dans tous les coins de l'hôtel ne vous
échappe. On dort cependant, et du plus
profond sommeil, dans ces boîtes de bois,
lorsqu'on a passé la journée à
courir les montagnes ou les vallées. Mais
ceux qui n'aiment pas à marcher, et qui
redoutent en même temps l'insomnie, risquent
de ne pas rencontrer en Norvège le
sommeil.
Si vous tenez aux grands dîners, restez
encore chez vous. On ne connaît pas en
Norvège ces séances prolongées
passées à table, consacrées au
défilé de six à huit plats. On
n'y connaît pas davantage les bals
d'étrangers, les concerts, les auditions
musicales, toutes ces
distractions par lesquelles les nomades modernes,
blasés et énervés, cherchent
à combler le vide de leurs heures et de
leurs âmes. Que le lecteur doué d'un
robuste appétit se rassure pourtant. On
calomnie la cuisine norvégienne, lorsqu'on
dit que son art ne s'exerce que sur un seul
objet : le poisson, et encore le poisson. Le
poisson, à la vérité, figure
presque dans chaque repas. Nous avons très
souvent mangé du poisson au premier
déjeuner, puis à midi, puis le soir.
Mais ce poisson était accommodé de
manières très diverses. Si le genre
poisson était surtout
représenté par le saumon, il ne
faudrait pas croire que celui-ci fût notre
seule viande. On rapporte qu'un Saxon disait en
plaisantant, au moment de son départ de la
Norvège : « Maintenant, je
jure de ne pas manger de poisson d'ici à
cent ans ! » N'en croyons pas
l'imaginaire serment du Saxon. La cuisine
norvégienne sait multiplier et varier les
mets.
L'honnêteté de ce peuple est
proverbiale. Ce ne sont pas seulement les
hôteliers qui ne pillent pas
l'étranger ; les artisans, les
commerçants auxquels vous pourrez demander
quelque fourniture n'auront pas des prix
exagérés. Vous
égrèneriez sur la route un collier de
pierres précieuses qu'on vous les
rapporterait toutes. Nous n'étions pas
depuis deux jours à Ulvik que nous ne
songions plus à tenir rien sous clef. Nous
nous sentions en pleine sécurité.
Malheureusement ce pays sera sans
intérêt pour les lecteurs avides de
nouvelles fraîches, prenant leur plaisir à
parcourir les
nouvelles des journaux. Les lettres d'Allemagne
mettent six ou sept jours pour arriver au
Hardanger. De nombreux événements
peuvent donc bouleverser la patrie du voyageur
avant qu'il en ait connaissance. L'étranger,
en Norvège, est obligé de s'en
remettre à Dieu sur le sort de son pays, de
sa famille et de vivre, plus qu'ailleurs, de foi.
En Norvège, le télégraphe
refuse très souvent ses services, pour la
bonne raison qu'il n'existe pas dans la plupart des
lieux visités par les touristes.
J'invite enfin à rester chez eux tous ceux
qui craignent de passer leurs pieds dans des
chaussures un peu fortes. Les routes les plus
fréquentées laissent souvent fort
à désirer, à cause de la
rudesse du climat. Les personnes qui tiennent aux
boniments des guides, aux affiches
prétentieuses, auront une déception
en Norvège. L'enthousiasme de commande n'y
existe pas. On y laisse à chacun le soin de
sentir, d'apprécier, même de chercher
les beautés de la nature et de les trouver.
Les persévérants trouveront en
général plus qu'ils n'avaient
cherché. Mais, après qu'ils se seront
extasiés sur la grandeur d'un site, ils
n'apercevront pas toujours un restaurant pour se
rafraîchir, un banc pour s'asseoir. Encore
moins entendront-ils, au détour du chemin,
le traditionnel joueur de cor, qui vous attend dans
les Alpes. Nul indigène ne tirera du canon
en face d'un écho. La Norvège vous
présentera sa grande nature sans l'orner,
dans la simplicité de sa beauté.
C'était par un jour d'été,
brillant et pur. Rarement la contrée
enchantée d'Ulvik avait été
éclairée d'un plus beau soleil. Le
ciel et la terre rivalisaient de magnificence. Les
brunes voiles des barques de pêche
sillonnaient l'eau d'un vert profond. Des milliers
de mouettes baignaient leurs ailes dans les vagues
étincelantes, que soulevait la brise du
sud-ouest. La joie de la nature se reflétait
dans l'âme des hommes sereins et gais ce
jour-là, comme le bleu ciel étendu
sur leur tête.
J'ai noté la date. C'était le 6
août. Il était près de deux
heures de l'après-midi. Nous attendions le
son de la petite cloche qui devait nous inviter
à nous mettre à table pour
déjeuner. Aucun pressentiment grave
n'agitait nos esprits, et cependant la mort allait
passer près de nous, faire entendre son
Memento mori : Souviens-toi de mourir.
Il y avait à l'hôtel, depuis quelques
jours, une famille anglaise. Elle vivait à
l'écart, selon l'habitude des Anglais
à l'étranger, qui s'entourent
volontiers d'une atmosphère de froideur
glaciale. Nous ne pouvions nous empêcher
cependant d'éprouver un réel
intérêt pour la noble dame servant de
chef à cette famille. C'était une
veuve, accompagnée non seulement de ses
enfants, mais encore d'un futur gendre.
J'étais monté dans la chambre d'une
dame de Copenhague, laquelle voulait soumettre
à mon appréciation des peintures de
sa fille. En montant, j'avais vit les deux fils de
la dame anglaise se diriger vers la cabine de
bains, tandis que leur soeur entrait dans un petit
bateau, et que la mère se tenait sur le bord
pour surveiller les ébats des baigneurs.
Tous les jours, à la même heure,
j'avais sous les yeux la même scène,
J'étais plongé dans l'examen de la
figure d'un vieux joueur de violon
norvégien, pris sur le vif par le peintre,
quand j'entendis un cri épouvantable, puis
un appel strident, en anglais : « Au
secours ! au secours ! » Je me
précipitai vers le balcon. Je vis la
mère qui se tordait les mains, sa grande
fille, dans le petit bateau, qui se tenait
immobile, comme pétrifiée d'effroi.
Elle avait cessé d'agiter les rames. Voici
ce qui venait de se passer :
L'aîné des deux frères
s'était, en nageant, avancé trop loin
dans le fiord. Il avait tout à coup disparu
sous l'eau. C'est lui qui, au moment de
disparaître, avait poussé le premier
cri. J'avais deviné
l'événement. Je me hâtai de
descendre. Déjà des messieurs
s'étaient jetés tout habillés
à l'eau pour essayer de porter secours au
malheureux. Hélas, il était trop
tard ! Ils ne purent pas même ramener
son corps.
La douleur de la mère était
saisissante. Ma femme et moi nous nous tenions
près d'elle, désireux de lui fournir
quelque consolation. Mais elle ne cessait de
répéter avec angoisse :
« Je ne puis vivre sans lui.
C'est lui que j'aimais le mieux. »
Oh ! Je souhaite ne jamais revoir une
expression de désespoir semblable à
celle qui se lisait sur ce visage de mère.
Au bout d'un moment, nous vîmes la fille
aînée s'approcher avec son
fiancé. Le couple ignorait ce qui avait eu
lien. Quand ils furent à portée de la
voix, la mère leur cria
l'événement horrible, puis, ses
forces étant épuisées, tomba
dans les bras de ma femme. Mes filles la
transportèrent dans l'hôtel, où
elles lui prodiguèrent leurs soins. Je ne
pouvais que prier.
Que n'aurais-je pas donné pour associer
l'infortunée à ma
requête ! Mais je ne possédais
pas assez l'anglais pour me faire entendre dans
cette langue sans une assez longue
préparation. Il s'agissait de retrouver le
corps de la victime. Celle-ci était un jeune
homme de dix-huit ans, de belle stature, respirant
la vie et la force. Il devait entrer en automne
à l'université. Chaque jour il se
livrait à des exercices de natation. Il
n'était pas encore sûr de
lui-même, et c'est pour cela que sa soeur se
tenait à proximité, pendant les
exercices, dans un petit bateau ; le
malheureux avait pensé s'y accrocher, si les
forces venaient à lui manquer. Il n'avait
pas eu le temps de saisir le bateau de la main. De
grands efforts furent faits aussitôt pour
retrouver le cadavre. On promena de longs filets
dans l'eau. Étrangers et indigènes
déployaient un même zèle. Tout
fut inutile. Mais vers dix heures du soir, quand le
vent devint plus fort, le cadavre vint
lui-même s'échouer sur la plage.
La pauvre mère passa la nuit assise
près de son fils bien-aimé. Mes
enfants l'entendaient prier à travers la
mince paroi de bois qui séparait leur
chambre de la sienne. Et toujours s'exhalait de ses
lèvres la même plainte
déchirante : « O mon doux
enfant ! »
Ainsi s'enveloppa tout à coup pour nous d'un
voile de deuil le monde d'enchantement dans lequel
nous nous mouvions à Ulvik. Le glas de la
cloche de l'éternité résonna
soudain dans nos âmes, bien que, le son
d'aucune cloche n'eût frappé nos
oreilles. Pourquoi le Dieu des cieux avait-il
dispensé cette tragique douleur à la
famille anglaise ? Cela reste le secret de
Dieu. Le secret est sombre en apparence. Toutefois
une lumière brille certainement
derrière cette obscurité, la
lumière de la charité divine. Le but
suprême de Dieu n'a pas été
d'affliger cette famille, mais de l'élever
jusqu'à lui par l'affliction. Je
m'efforçai de faire comprendre la
pensée divine à cette mère en
deuil. Je sentis qu'elle me comprenait.
Ce que cet événement était
destiné à nous dire, à moi et
aux miens, je le devinais aisément. Des
vacances trop belles, entièrement
tranquilles, pleines de douces joies, font courir
un danger à l'âme. Elle s'assoupit
sans s'en douter. À force de contempler la
nature, vous finissez par vous laisser absorber par
les choses visibles. Elles deviennent à vos
yeux l'essentiel. Le terrible accident avait rompu
le charme. Il nous avait replacé en face du
monde invisible et de l'éternité. Elle
s'imposait de nouveau à nous, la grande
question : « Quelle place fais-tu
à Dieu dans ton coeur ? »
Confessons-le, pendant les jours heureux que nous
avions traversés, cette question, devant
laquelle les autres doivent s'effacer,
s'était quelque peu voilée à
nos regards. J'ose espérer que
l'événement funèbre qui
coïncida avec la fin de notre séjour
à Ulvik ne nous aura pas été
inutile.
Si la sympathie possède le privilège
d'alléger la douleur, la famille
éprouvée trouva dans notre attitude
quelque consolation. Un cercueil très simple
fut fabriqué, à la hâte,
pendant la nuit. Le lendemain un groupe de jeunes
filles norvégiennes, danoises, allemandes se
réunirent pour tresser des couronnes et
orner la bière. Quand, à midi,
l'arrivée du Vikingen fut signalée,
les messieurs en séjour à
l'hôtel se rassemblèrent aussi pour
porter le cercueil sur le vapeur. La famille en
deuil suivait, et nous, qui partions avec elle,
venions immédiatement après. Le
bateau, sur le pont duquel se pressait
ordinairement une société si gaie, si
animée, se trouvait transformé en une
barque funèbre. On avait placé le
cercueil à l'avant ; les drapeaux du
navire et du rivage étaient en berne. Un
aimable soleil nous éclairait, mais les
coeurs étaient tristes. Nous serrâmes
encore une fois la main aux voyageurs qui
poursuivaient leur route vers l'Angleterre. Quel
retour au foyer fut le leur !
Celui-là seul qui sait que là-haut
des compassions infinies s'émeuvent,
s'attristent de nos douleurs, est capable de
supporter sans
murmure une dispensation aussi amère.
Au milieu de ces graves circonstances, notre adieu
à Ulvik fut pénible. Nous savons
néanmoins que nous avons laissé
là-bas des coeurs qui nous demeurent
attachés, et c'est pour nous une
consolation. Au reste, nous devions passer encore
de beaux jours, à Stalheim, à
Gadvangen, à Bergen.
Bergen est renommé pour sa « pluie
éternelle ». Un proverbe
norvégien dit qu'à Bergen les petits
enfants naissent un parapluie à la main. On
raconte qu'un batelier qui voulait voir Bergen, et
qui y était arrivé, repartit
aussitôt en voyant la cité
éclairée par un beau soleil. Il
pensait que la ville sur laquelle s'étendait
un ciel bleu ne pouvait être Bergen.
Nous n'ignorons point, ensuite d'abord de notre
séjour dans cette ville, qu'il ne pleut pas
toujours à Bergen. C'est une cité
d'une charmante originalité,
merveilleusement située entre les rochers et
la mer. Celui qui, du haut de la gigantesque paroi
dominant Bergen, a assisté au coucher du
soleil éclairant de ses derniers rayons la
ville, la montagne et la mer, a assisté
à un spectacle qu'il n'oubliera jamais.
Le 11 août, à dix heures du soir, nous
remontions sur le Nordstjernen, qui nous ramena en
Allemagne. Notre aimable capitaine nous
reçut comme de vieilles connaissances. On
avait préparé pour nous nos anciennes
cabines. La mer était unie, comme un miroir.
Elle nous promettait une heureuse traversée.
Elle tint sa promesse. À cette heure, les
crêtes des rochers sauvages gardaient encore
un reflet de l'or et de la pourpre dont les avait
baignés le soleil couchant. Cependant la
ville, qui se presse pittoresquement au pied de la
montagne, brillait, étincelait de milliers
de lumières. Les nombreux navires du port
étaient également superbement
éclairés. Le coup d'oeil était
féerique, Sur, le quai, des groupes d'amis,
venus nous saluer au départ. J'avais
été reçu par eux comme un
inconnu déjà connu, dont ils
désiraient voir le visage.
Enfin le navire se mit lentement en marche. Des
cris d'adieu, des gestes d'adieu furent
échangés. Nous nous mîmes
à chanter. Nos coeurs étaient pleins
de reconnaissance pour l'accueil cordial qui nous
avait été fait. Nous emportions des
impressions ineffaçables.
J'ai gardé de la Norvège un souvenir
profond. Je conserve un souvenir plus profond
encore des Norvégiens.
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