Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ESQUISSES NORVÉGIENNES

suite

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Vöringsfoss.

Une grande partie de la Norvège est encore à découvrir. Toutes ses beautés ne sont pas mentionnées dans les guides. Nous aimions, à Ulvik, à diriger nos pas vers des sites que la réclame n'avait pas rendus célèbres, à aller un peu à l'aventure. Vous entendez dans le lointain un vague fracas : Vous vous dirigez de ce côté, vous laissant conduire par votre ouïe. Ni les pierres glissantes, ni les ponts branlants et élémentaires ne vous arrêtent. Et vous vous trouvez finalement en face d'une chute d'eau qu'aucun étranger peut-être n'a encore vue. Le résultat ne vaut-il pas la peine de se risquer ?

Après cela, il est en Norvège des paysages dont le monde entier a entendu parler. Dans le nombre est Odde, sur le fiord du Hardanger, avec ses glaciers, avec le gigantesque champ de neige du Folgefond, où l'on organise en été des parties de traîneaux, pour les étrangers. Dans le nombre surtout sont les territoires du nord-ouest, sur lesquels brille le soleil de minuit. Je n'ai pu visiter cette dernière région, comme je l'ai fait de la précédente. Mentionnons encore Stalheim et le Sognefiord. Le Vöringsfoss, grandiose chute d'eau, ne mérite pas seulement d'être admiré comme cascade. Il est digne d'attention par la route qui y conduit. Nous y fîmes une excursion dont j'ai quelque chose à dire.

Nous étions huit : six membres de ma famille et deux aimables jeunes Norvégiennes. Le Vikingen nous amena d'Ulvik à six heures du matin. Nous chantions d'une voix joyeuse un cantique intitulé : Le jour du Seigneur. Pourtant ce n'était pas un dimanche. Mais notre âme était pleine de la joie du dimanche, en face de la radieuse nature. Les parois de rochers étincelaient comme d'immenses diamants, sous les feux du soleil levant qui se dégageait peu à peu du brouillard. Les rochers de la Norvège, déchiquetés et striés dans toutes les directions, pleins de fentes, de fissures, ont une singulière capacité d'absorber et de retenir la lumière. Ils s'illuminent des lors des teintes les plus diverses aux rayons de l'astre du jour, de telle sorte que l'absence de végétation frappe à peine.

Quand nous eûmes dépassé la porte de rochers qui ferme l'entrée du fiord vers le sud, les glaciers du Jökul nous apparurent dans leur éblouissante splendeur. Assurément les montagnes pyramidales de la Suisse sont plus hautes ; elles produisent aussi plus d'effet sur le spectateur. Rarement ici vous apercevez une sommité tout entière couverte d'une neige éternelle. Les montagnes s'étendent à l'horizon comme de longs dos, pailletés de petits champs de neige. On dirait parfois une peau de panthère, toute tachetée. Cependant la Norvège a quelques glaciers énormes, par exemple le Folgefond, le Jostedaisbrae. Mais ils sont élevés de cinq mille pieds au-dessus de hauts plateaux et souvent cachés par des rochers.

Après une course d'une heure, nous débarquions à Vik, à l'embouchure de la sauvage Bjoreia, en face de montagnes de rochers, grandioses et à pic, au fond de l'Eldfiord, extrémité est du Hardanger. Nous requîmes de l'hôtelier quatre stölkjärres. Aussitôt plusieurs jeunes garçons se mirent à courir vers la prairie, à appeler des chevaux qui y paissaient. Ceux-ci vinrent à l'appel, nos jeunes paysans sautèrent sur le dos des coursiers, et, se tenant aux crins, arrivèrent au galop. Le tout s'était passé en deux minutes. Le Norvégien n'abuse pas de la patience des voyageurs. Il parle peu et agit.

La Bjoreia forme, à un kilomètre au-dessus de Vik, un lac considérable qui remplit tout le vallon ; la route est parfois taillée dans le roc. Les parois qui s'élèvent à droite et à gauche sont d'une roideur effrayante. Aucune habitation humaine. Ce petit lac vert, si solitaire, fait un contraste parfait avec le lac de Thoune, ombragé de beaux arbres, bordé de riants villages, de brillants châteaux et d'églises qui se reflètent dans le miroir bleu. Après une course d'une heure, nous dûmes mettre pied à terre. Nous marchions en remontant le cours de la fougueuse Bjoreia, à l'ombre de l'imposante paroi de rochers. Le chemin était mauvais. Il fallait presque des lunettes, comme l'on dit, pour en discerner la trace. Nous allions parmi les cascades écumantes, au milieu d'énormes blocs, restes d'anciens glaciers. Nous passions sur des ponts branlants de fil de fer. De temps à autre se montraient quelques pauvres maisons, un moulin.

Après quatre heures de marche, nos oreilles sont frappées d'un grondement lointain qui va croissant. En avançant, nous constatons que le sol vibre sous nos pas. Une vive émotion, presque angoissante dans sa vivacité, nous saisit. Nous sentons instinctivement que nous nous trouverons tout à l'heure en face de l'une des grandes merveilles de la nature. La Bjoreia précipite son énorme masse d'eau dans un étroit canal perpendiculaire formé de deux murs de rochers. La chute est sans gradins, d'un seul jet, mesurant 540 pieds de hauteur. Du choc de ce prodigieux volume sur le sol, au fond de l'entonnoir, naissent des gerbes de poussière d'eau, légère, impalpabable. Elles entourent la chute et la voilent à demi en lui faisant une auréole diaprée. Quand le vent souffle, il entraîne au loin cette brume. La place où nous étions est donc un endroit où il pleut perpétuellement. Le brillant soleil que nous avions ce jour-là multipliait dans la nuée les arcs-en-ciel et les effets de couleur. Je dois dire que je n'ai nulle part rien vu de pareil.

La Norvège, on le sait, est la terre des cascades et des chutes d'eau. Un plaisant me disait que si l'on utilisait l'électricité des chutes d'eau de la Norvège, on aurait de quoi éclairer l'Europe entière, faire mouvoir toutes les fabriques existant entre Pétersbourg, et Lisbonne. Pour ma part, je ne crois point qu'une telle transformation fût fort utile à l'humanité. À force de mettre la nature au service de l'homme, on facilite par trop à celui-ci sa tâche et on finira par le rendre paresseux. En tous cas, je me suis réjoui, le jour dont je parle, de ce que les turbines et les accumulateurs sont encore inconnus dans l'alpestre vallée du Vöringsfoss. La poésie de ce site réside dans son silence, où la grande voix de la nature résonne seule.

Nous restâmes longtemps en ces lieux, plongés dans une muette contemplation. Toutefois il ne s'agissait pas de nous laisser mouiller jusqu'aux os par la poussière de l'eau. Et nous nous éloignâmes. Un petit sentier qui serpentait à travers une gorge nous conduisit au sommet de la paroi de rochers. Il est là-haut, à l'endroit d'où la Bjoreia se précipite dans l'abîme, un hôtel hospitalier. Nous nous y réconfortâmes après notre exploit pédestre. Nous ne pouvions toutefois nous reposer longtemps. Nous avions devant nous quatre heures de descente. Nous les fîmes joyeusement, non seulement parce que nous descendions, niais parce que nos coeurs étaient pleins de reconnaissance envers Celui qui a créé les merveilles de la nature.

Nous arrivâmes fatigués, les souliers déchirés, à l'endroit où nous avions laissé nos charrettes. Toutes les quatre nous attendaient, mais il manquait un cocher. En Norvège, les hommes font défaut ; c'est le contraire chez nous. Aussi, là-bas, les écoliers n'ont-ils pas de classe pendant l'été ; on supplée par eux à l'absence d'ouvriers disponibles. Des trois cochers demeurés auprès de leur attelage, le plus jeune allait encore à l'école et avait neuf ans, et l'aîné au plus dix-huit ans. Quand je lui demandai où était son camarade absent, il me répondit de l'air le plus naturel : « Retourné à Vik où il avait affaire. » Et, comme ma femme et moi, avions déjà pris place sur la charrette, il me remit les guides, sans autre forme de procès. Peut-être supposait-il que j'avais quelque habitude de conduire.

Je me trouvai dans un cruel embarras. La route descendait en pente forte et en contours brusques jusqu'au lac. Que le petit cheval fit un écart, et nous pouvions être versés dans l'abîme ou jetés contre le mur de rochers. Assurément, lorsque j'étudiais à Tubingue, j'avais quelquefois conduit des chevaux. Mais je ne m'étais pas toujours tiré de cet exercice sans avarie. Alors je jouissais de l'élasticité de la jeunesse. Et maintenant ?... Puis les petits chevaux norvégiens sont si rapides ! Que faire ? Que faire ? Gronder n'eût pas arrangé les choses. Impossible de me procurer un autre cocher. Aller à pied ? Nous n'en avions pas le temps, car le Vikingen repassait à Vik à neuf heures et demie ; surtout nous étions harassés. Je pris donc les guides et le fouet. J'avais grande confiance dans la sagacité des chevaux norvégiens, je laissai donc le mien prendre l'allure qu'il lui plut. J'agis à son égard, comme je le fais vis-à-vis des jeunes gens qu'on me confie : je dirige le moins possible, laisse l'élève à son essor et ne tends les rênes que lorsque cela est indispensable.

Ma méthode n'a pas toujours eu d'heureux résultats sur les jeunes gens. Elle fut couronnée de succès à l'égard du petit cheval. Au moins pour commencer. Mais voilà que tout à coup se détacha quelque chose dans le harnais. Comme je n'ai pas fait d'apprentissage de sellier, j'aurais été très anxieux, si un brave homme qui passait justement et qui vit ce dont il s'agissait, n'eût fait la réparation nécessaire. Le paysan ou le pêcheur norvégien a toujours un bout de câble dans sa poche. Cette fois je compris l'utilité du couteau en forme de poignard qu'il porte sur la hanche. Sans ces deux instruments, mon homme n'aurait pu nous tirer d'affaire.

Le reste de la course se fit sans encombre. Nous arrivâmes au trot, accéléré dans la cour de l'hôtel de Vik. Les deux mains dans ses poches, le jeune cocher qui nous avait si lestement faussé compagnie nous attendait. Il me dit qu'il s'était aperçu de mon désir de conduire et avait voulu me fournir l'occasion de le réaliser. Il en savait donc sur mon compte plus que moi. Je lui donnai son pourboire, quoique je l'eusse aussi bien gagné que lui. Je flattai de la main le petit cheval qui avait été si sage, puis je m'occupai à essuyer la sueur qui, malgré l'extrême fraîcheur de la soirée, découlait abondamment de mon front, car je n'avais point été sans inquiétude. Je remerciai intérieurement Dieu d'avoir à m'occuper habituellement de créatures raisonnables plutôt que de chevaux. L'hôtelier m'apporta une bonne tasse de thé, et je ressaisis mon courage. Le Vikingen aborda bientôt. C'est à la clarté des étoiles que nous regagnâmes Ulvik.



Les Norvégiens.

Le Norvégien est aimable et aime l'amabilité. Il faut souvent un langage plein de tact pour lui faire accepter une petite récompense en argent. Mais la confiance, la bonté le touchent, le rendent reconnaissant.

Je faisais une petite promenade le soir de notre arrivée. Deux petites filles de douze ans environ, bien mises, étaient assises devant une maison et tressaient une couronne de fleurs. Je les saluai en souriant. Étonnées, elles s'arrêtèrent dans leur travail ; puis l'une d'elles se leva, se mit à courir derrière moi et m'offrit, avec une grâce inexprimable, deux roses. Sa figure rougissante faisait songer à une troisième rose. Second exemple : Je vis un jour au bord de la mer, à Ulvik, un cheval dont le pied était pris dans les courroies du harnais. L'animal était très excité. Comme je n'osais m'approcher de lui, je m'en allai rapidement vers les propriétaires qui chargeaient des caisses sur le quai. Par mes signes, je les rendis attentifs à ce qui se passait. Ils se hâtèrent de courir vers le cheval pour le débarrasser de l'entrave. Mais auparavant, ils eurent soin d'ôter leur chapeau, de me serrer la main et de me remercier chaleureusement. « Tusend tak ! » (Mille fois merci !) entendais-je encore crier, tandis que je m'éloignais.

Le professeur Hilty a fait l'observation suivante :
« Nous avons rarement l'occasion de rendre de grands services. En échange nous pouvons tous les jours causer quelque petite satisfaction. Il suffit parfois d'un aimable salut, pour amener un sourire, un rayon de soleil sur la figure de quelque être solitaire. » Je remarquerai que l'habitude de fumer, dont on dit tant de mal et qui offre peut-être certains dangers, facilite les rapports entre hommes. Vous présentez à quelqu'un un cigare, une allumette ; en faut-il souvent davantage pour engager une conversation amenant une liaison durable ? Je me suis servi de ce moyen en Norvège. Mais ma petite fille de neuf ans, qui ne songeait pas plus au tabac qu'elle n'avait songé à étudier le norvégien, sut fort bien, par son amabilité, gagner les bonnes grâces des cochers, des paysans, des pécheurs. Elle eut avec eux des entretiens prolongés, souvent mimés. Et je me disais : Voilà ce que petit un sourire.
Les Norvégiens tiennent à ce qu'on les prévienne.
C'est ce qui peut les faire paraître, aux yeux de ceux qui ne les connaîtraient pas, fiers et froids. J'ai entendu des amis se plaindre de ce que les gens du pays ne répondaient pas à leur salut. Le fait était vrai. Mais veut-on en savoir la cause ? On m'a dit que les Anglais furent les premiers étrangers à parcourir la Norvège ; ils ne saluaient personne, même quand on les saluait. Les indigènes, blessés de cette raideur, se renfermèrent dans une froideur voulue. Je puis assurer que lorsqu'on montre à ces derniers de la cordialité ils deviennent à leur tour aimables. Leur âme, semblable aux boutons de fleurs qui ont besoin d'un rayon de soleil pour s'épanouir, s'ouvre aisément sous l'influence de la bienveillance. Avec de la bienveillance, vous les menez du doigt, si je puis me servir de cette expression.

Le visage du Norvégien laisse voir son origine germanique. Cet homme du nord n'en a pas moins des traits caractéristiques. L'expression est souvent agréable et intelligente. En considérant à Stavanger une collection des photographies des pasteurs des principales villes de la Norvège, je me disais qu'on trouverait difficilement dans mainte grande ville d'Allemagne un ensemble de têtes aussi belles.

Le type norvégien est extrêmement pur chez les paysans et les pêcheurs. Sans doute il n'est pas toujours aisé à démêler. Pendant quelque temps, j'ai envisagé un vieux monsieur de Bergen comme le meilleur exemplaire que je connusse du type du pays. Et voilà qu'un jour j'appris de ce personnage qu'il est Souabe. Soixante-dix ans auparavant, il avait été emmené par ses parents en Amérique. Son père et sa mère étaient morts pendant la traversée. Après bien des péripéties, le vaisseau avait été jeté sur les côtes de la Norvège. De nobles personnes avaient pris soin du petit orphelin, de ses frères et soeurs. Et le Souabe avait fait plus tard un brillant chemin dans sa patrie d'adoption. Si je m'étais trompé, ce n'était donc pas autant qu'on pourrait le supposer. Les soixante-dix ans passés par ce monsieur en Norvège ne l'avaient-ils pas naturalisé ? Au reste, il avait pour femme une Norvégienne d'extraction authentique.

Les Norvégiens sont les amis de la franchise et du courage. Ils détestent par dessus tout le servilisme. La plupart habitent des maisons isolées, situées dans la campagne ou au bord de l'eau. Peut-être les fiers rochers, qui donnent au sol son relief, ont-ils également marqué de leur empreinte l'âme norvégienne.

Ce peuple aime avec raison son pays, malgré la pauvreté de celui-ci. Le genre de vie autour de nous est simple. La nourriture se compose essentiellement de poisson, de gâteaux de farine. Si le proverbe des matérialistes : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » était vrai, on s'attendrait à se trouver en présence de pauvres hères amaigris et efflanqués. Ce n'est point le cas, ainsi qu'on l'a vu. Au reste le Norvégien doit pour une part sa santé à la pureté de l'air dans lequel il vit. Un catarrhe, que je traînais depuis quatre mois, disparut deux jours après mon arrivée en Norvège.

Au point de vue politique, les Norvégiens ont une appréhension suprême : ils redoutent avant tout d'être menés par la Suède. Ils prétendent à une grande indépendance nationale. Chaque commune a dans son rayon la même prétention à l'indépendance. La bureaucratie est inconnue dans cet heureux pays. Les gendarmes y demeurent invisibles. Pendant mon séjour de cinq semaines, qui m'a mené à Bergen et à Stavanger, deux villes d'une certaine importance, je n'ai pas rencontré de militaires. Je sais bien que la Norvège a aussi ses militaires. Mais ils font peu de bruit. Cette contrée n'a pas besoin de remparts. Dieu lui a donné, dans sa bordure de rochers, une ceinture presque inexpugnable de forts naturels.

Le goût des Norvégiens pour l'instruction est remarquable. Leurs écoles sont excellentes. Des sommes considérables s'emploient annuellement pour les bibliothèques populaires. Le paysan, perdu dans les solitudes de la montagne, passe à lire ses longues soirées d'hiver. Dans chaque paroisse est un comité de trois personnes chargé de la direction de la bibliothèque populaire. Les oeuvres d'Ibsen, de Björrison, d'autres auteurs qui ne sont pas précisément animés d'un esprit purement évangélique, figurent parmi les livres que lit le peuple. Joignez-y les traductions des meilleurs romans étrangers. Les cochers qui m'ont conduit m'ont souvent parlé livres ; plusieurs avaient beaucoup lu. Où trouverait-on en Allemagne, je le demande, des cochers au courant de la littérature ? La plupart de nos lecteurs instruits se bornent aux gazettes, aux journaux illustrés, à quelques revues. Il se lit en somme par eux bien peu de livres, j'entends de livres demandant un effort d'attention.

Un matin j'avais, avec ma femme, gravi une montagne que nous avions surnommée le petit Righi. Au sommet se trouve une maisonnette d'aspect agréable. Nous avions obtenu du propriétaire la permission de nous asseoir quelques instants sur un banc ombragé par des arbres. Il me l'avait accordée, mais avec un sourire énigmatique dont j'allais avoir la clef. Au bout d'un instant, il venait à nous, un paquet de livres à la main. C'étaient des traductions de mes écrits. D'un doigt de la main gauche, il me montrait mon nom imprimé, il plaçait en même temps la main droite sur mon coeur comme pour me dire : « Le nom imprimé sur cette couverture est-il bien le vôtre ? » Je lui répondis affirmativement. Il fallait voir son plaisir. Vite il alla quérir sa femme. Elle nous offrit un lait épais, des biscuits, d'un air aimable doublant le prix de ses présents. Notre hôte faisait preuve, dans ses remarques, d'un esprit fin. Je pus me convaincre qu'il était, comme moi, un bourgeois du royaume des cieux. Nous parlions anglais, et il traduisait chacun de mes mots à sa femme en norvégien. Nous visitâmes sa maison, propre et élégante. Grande fut notre surprise d'y découvrir une bibliothèque d'une centaine de volumes. Il y avait là plusieurs livres de Luther, Les Lois de la nature de Drummond, et d'autres ouvrages étrangers. Dans un coin de la chambre, un petit harmonium. Avant de partir, nous eûmes à apposer notre signature dans un élégant album, celui des visiteurs de la famille. Et pourtant, visiblement, cet homme se trouvait dans une situation de fortune des plus modestes. En Allemagne, il eût été considéré comme un paysan pauvre. Mais ses ressources limitées ne l'avaient pas empêché d'acquérir plus de livres que n'en possède le plus riche fermier allemand. On voyait d'ailleurs que tous ses livres avaient été lus et relus.

Je racontai ma découverte à un pasteur norvégien qui n'en parut nullement étonné. Un savant de la péninsule scandinave me disait : « Notre peuple est orienté vers le progrès, et il a le bonheur de comprendre que le progrès extérieur a pour condition un progrès intérieur. » Je lui demanda ; ce qu'il pensait de l'état religieux des Norvégiens. Il me répondit : « Un véritable Norvégien ne saurait se passer de religion. »

En lutte constante avec les éléments, avec une nature âpre et rude, le Norvégien dépense peut-être plus de force de volonté que d'autres peuples. Mais il connaît le secret de renouveler incessamment les énergies intérieures. Il puise sans cesse à la source de l'Évangile. Si sa devise n'était : « Travaille et prie, » je ne sais comment il se tirerait d'affaire.
L'application avec laquelle il cultive les plus petits coins de terre est vraiment touchante. Il donne des soins assidus à tel morceau exigu, situé entre deux rochers, qui produit une maigre récolte de pommes de terre ou quelque peu d'avoine. Les pâturages élevés bordant souvent les abîmes, portent les marques de son travail. Pour parvenir là-haut, il se plaît à lancer des ponts aériens formés de lianes de fer. Bref, son activité est extraordinaire.

Il y a très peu de fabriques en Norvège. On en voit quelques-unes sur la belle ligne ferrée qui va de Fosswagaen à Bergen. Elles ne paraissent pas très bien acclimatées sur ce sol. En tous cas la Norvège n'a pas de population ouvrière proprement dite. C'est peut-être à quelques égards regrettable, puisqu'un tiers des habitants ne trouvant pas de ressources dans le pays, a émigré dans l'Amérique du Nord. Comment la Norvège pourra-t-elle se créer les richesses qui lui font défaut ? Ce n'est pas aisé à dire. Si le paysage norvégien était susceptible d'être découpé en tranches, si des morceaux de cette grande nature pouvaient être transportés avec leurs montagnes, leurs chutes d'eau, leurs fiords en Allemagne, il se formerait promptement, je n'en doute pas, de vastes sociétés au capital de nombreux millions, pour exploiter ces beautés. Mais elles ne se vendent pas. Peut-être l'idée d'utiliser l'électricité renfermée dans les chutes d'eau, idée que j'ai mentionnée, fera-t-elle un jour son chemin ! Le merveilleux devient si aisément une réalité dans notre siècle !

Quoi qu'il en soit, si ce peuple n'est pas riche, il est du moins heureux, sain et intelligent. Et la nation qui possède ces qualités se trouve au fond avoir ici-bas la bonne part.
Il y a quelques dizaines d'années, l'alcool accomplissait de grands ravages en Norvège. Voyons comment le peuple norvégien a su résister à l'ennemi terrible que nous venons de nommer, même le vaincre.



La lutte contre l'alcool.

Il y a cinquante ans la Norvège était la proie de l'abus de la boisson. La consommation de l'alcool pur montait jusqu'à huit litres par tête, et la consommation de l'eau-de-vie par conséquent montait à seize litres par tête. Un tel état de choses devait avoir pour résultat, dans le plus bref délai, la ruine physique et économique de la nation. Tous les hommes intelligents, ayant à coeur le bien public, comprirent qu'il y avait là une de ces questions sur lesquelles on ne transige pas, question de vie ou de mort.

La législation se mit à l'oeuvre en 1815. La vente en gros et en détail de l'eau-de-vie fut limitée. Les conseils des villes eurent à empêcher l'accroissement des débits, à chercher même, toutes les lois que les circonstances le permettaient, à restreindre leur nombre. Il fut défendu aux cabaretiers de la campagne de vendre des spiritueux aux habitants domiciliés dans un rayon rapproché. Le droit, qui jusqu'alors appartenait à chaque bourgeois, de vendre en détail, fut soumis à certaines conditions. Il fut défendu aux enfants, aux apprentis, de se rassembler pour boire. De sévères mesures avaient été édictées contre les ivrognes.

En 1871, la Norvège s'appropria le système expérimenté en Suède, dit système de Gothenburg. Voici en quoi consiste ce système : L'exploitation de tous les cabarets d'une localité est confiée à une société par actions, dont les aubergistes ne sont que les représentants. Ceux-ci sont rendus responsables des infractions au bon ordre qui se produisent dans leurs maisons, spécialement des cas d'ivresse. Ils prélèvent leur salaire sur la vente des aliments, des boissons inoffensives, telles que le café, la bière. Ils ont à livrer l'eau-de-vie au prix de revient. Cette dernière mesure avait pour but d'ôter aux cabaretiers tout motif de pousser à la consommation de l'eau-de-vie. Les règlements de la société sont appliqués dans les cabarets, limitent, fixent les heures où la consommation des spiritueux est autorisée. La société veille à ce qu'il soit vendu des boissons saines ; elle ferme les cabarets dont l'existence n'est pas justifiée. Le capital engagé reçoit un modique intérêt. L'excédent des gains est consacré à des entreprises d'utilité publique. Cet excédent s'est trouvé fort élevé. Il a été employé à créer de magnifiques institutions humanitaires et à en soutenir d'autres.

C'est par un vote que les communes décident de recourir au système on de renouveler à la société prévue par lui la concession déjà obtenue. Celle-ci est de la durée de cinq ans. Les femmes prennent part à ce vote dès l'âge de vingt-cinq ans.
Une loi de juillet 1894 accorde au vote le droit d'abolir le système là où il est devenu inutile et où la vente des spiritueux a cessé.
Qu'est-il résulté de cet ensemble de prescriptions souvent passablement rigoureuses ? La consommation de l'eau-de-vie qui, il y a cinquante ans, était de seize litres par tête, tomba en 1867 à 2,8 litres.

Aujourd'hui il n'y a plus dans toute la Norvège que 301 lieux de vente de spiritueux, soit un seul pour 6600 habitants. Quand je pense qu'en 1895, avec ses 150,000 habitants, la ville de Brême ne possédait pas moins de 977 cabarets ou débits de spiritueux, j'éprouve une sorte de honte patriotique. En Norvège, où les distances à parcourir sont énormes, il y a donc un seul cabaret pour 6600 personnes, tandis qu'à Brème nous en comptons un pour 144 personnes. La Belgique est plus malade encore que nous, sous ce rapport. En 1892, on y comptait un cabaret pour 39 habitants ; en 1895, dans six communes, il n'y en avait pas moins d'un pour vingt personnes. Une telle situation n'est-elle pas épouvantable ?

Disons-nous bien que l'alcoolisme est la source de crimes sans nombre, une cause de dégradation physique, intellectuelle et morale en même temps que l'agent le plus sûr de la ruine économique. Je sens que le système norvégien ne saurait être introduit partout dans toute sa rigueur. Mais que la législation s'occupe enfin de l'alcoolisme ! J'aimerais pour ma part que les femmes pussent se prononcer, ainsi qu'elles font en Norvège, sur la question du maintien de l'état de choses en vigueur dans le lieu où elles habitent. Mieux que nous elles savent que le cabaret est l'ennemi de la vie de famille, de la vie sociale. Je sais dans quel sens elles voteraient, et leur voix, j'ose le dire, serait la voix même de Dieu. Ce n'est pas seulement dans la question de l'alcoolisme que je voudrais les voir consultées, mais en d'autres domaines, en particulier lors de la nomination des pasteurs.

Revenons-en à la Norvège. - Pendant les cinq semaines que j'ai passées dans cet heureux pays, je n'y ai pas entendu un seul tapage causé par l'ivresse. Bien souvent j'ai parcouru la nouvelle route que l'on établit à travers la montagne, entre Ulvik et Eide. C'est une route monumentale. Je voyais les ouvriers, la sueur au front, s'appliquer de tout leur coeur à leur rude travail. Pas une fois, je n'ai vu circuler parmi eux la bouteille d'eau-de-vie. Tous ces travailleurs avaient un air décent, sérieux. L'alcool et la grossièreté sont deux frères jumeaux. Qui en doute n'a jamais ouvert les yeux sur le spectacle de la vie. Durant mon séjour, je n'ai aperçu même qu'un seul homme suspect d'être en état d'ivresse, je dis suspect, car le cas n'était pas certain. J'avais cependant, je vous prie de le croire, les yeux ouverts. Revenu à Brème, le premier dimanche soir après mon retour, vers dix heures, je reconduisais une dame au tramway et, dans l'espace de cinq minutes, montèrent cinq tapageurs, hors d'eux-mêmes, entièrement ivres. En présence du bruit qu'ils faisaient, il me fallut recommander la dame dont j'ai parlé à la protection du conducteur du tramway.

On boit en Allemagne, dit-on, aujourd'hui, beaucoup moins que jadis. Mais l'on boit toujours, l'on boit encore d'une manière effroyable. Certains sont arrivés à une capacité d'absorber les liquides alcooliques que l'on peut appeler monstrueuse. lis mettent leur honneur dans cette virtuosité bestiale. Voyageant récemment dans la Hesse, et me trouvant à Hanau, j'entendis un employé, qui ouvrait la porte de mon coupé, me dire : « Quel temps, Monsieur, propre à exciter la soif ! » - « C'est vrai, répondis-je, buvez donc, pendant le trajet, un verre de bière à ma santé. » Naturellement l'employé ne se le fit pas dire deux fois. Quand il revint, comme je lui offrais le prix de son verre de bière, il s'exclama : « Pardon, monsieur, ce n'est pas un verre que j'ai bu à votre santé, mais dix. » Le trajet avait duré trois heures ; dans ces trois heures, nous ne nous étions arrêtés que quelques minutes, et il avait trouvé le moyen dans ces quelques minutes d'ingurgiter dix verres ! Et il était tout fier de son exploit
Je sais certaines rues de villes allemandes dans lesquelles de deux maisons l'une a son débit de bière. Je demande si nos administrations accomplissent leur devoir en tolérant un pareil état de choses. Ne serait-ce pas le moment de répéter le mot : « Ici et pas plus loin ! »

Je regrette de l'avouer, j'ai voyagé en Norvège avec des messieurs allemands appartenant aux classes supérieures de la société, et qui ne cessaient d'exhaler leur mécontentement contre la prohibition de la vente du cognac sur les bateaux à vapeur, dans les restaurants. À leur sens, chaque tasse de café aurait eu besoin d'être additionnée d'un verre de liqueur. Je cherchai vainement à leur expliquer que la mesure qualifiée par eux de barbare avait régénéré une nation. Ils ne voulurent rien entendre. Leur refrain était : « Il nous faut notre cognac. Si l'on ne nous vend du cognac, nous ne reviendrons pas en Norvège ! »

Lecteur, voyez si l'abus des boissons n'est pas la plaie du milieu dans lequel vous vivez ! Comprenez que vous ne sauriez jamais travailler trop énergiquement à combattre ce mal, l'un des pires fléaux de notre siècle.



Qui fera bien de ne pas aller en Norvège.

J'ai parlé avec enthousiasme de la Norvège ; il se pourrait que j'eusse persuadé à quelqu'un de se diriger de ce côté, et ce quelqu'un pourrait revenir avec une déception. Je ne veux pas que personne ait à se plaindre de moi. Je dirai donc ce qu'il ne faut pas aller chercher dans ce pays.

Auparavant, laissez-moi encore indiquer quelques-unes des facilités qu'il offre au voyageur. Les hôteliers font des rabais pour les séjours. Ils en font pour les familles. Par exemple, un père qui voyage avec ses six enfants ne paie pas, même s'ils sont grands, pour sept personnes. La compagnie des vapeurs à laquelle appartenait notre Nordstjernen fait payer aux dames voyageant avec leurs maris la demi-place. N'allez pas croire là-dessus qu'en Norvège on tienne les dames en mince estime. C'est le contraire qui est vrai. La dame à laquelle on fait payer une demi-place reçoit la meilleure cabine du bord. Les Norvégiens ont le respect de la femme. Ils traitent aussi avec beaucoup de bonté les enfants. J'en viens maintenant à ce qu'il ne faut pas chercher en Norvège.

Il n'y faut pas chercher la Suisse ou la Forêt Noire. C'est quelque chose de bien différent. Toutes les oeuvres de Dieu ont leur originalité propre. Et c'est ce qui fait qu'on a tort de toujours vouloir les comparer. Gardez-vous d'exalter la zone des glaciers aux dépens de celle des grands bois, ou la mer aux dépens de la prairie émaillée de fleurs et parfumée. Goethe a fait plus d'une sortie contre les critiques malavisés qui l'opposaient à Schiller. « Au lieu de nous opposer l'un à l'autre, disait-il, on devrait se réjouir de ce que Dieu nous a faits tous les deux. » Inspirons-nous de cette largeur dans nos appréciations de la nature. La Norvège est un monde à part. Vous n'y trouverez aucune chaîne de montagnes ressemblant à l'Oberland bernois. Aussi celui qui n'a que ce type de beauté dans l'esprit sera-t-il sage de rester chez lui. En échange, celui qui sait goûter l'originalité divine des choses trouvera dans la contemplation de la nature norvégienne une plénitude de joie à laquelle il ne s'attend point.

Je souhaite que le voyageur soit un esprit cultivé, dans le bon sens du mot. Nombre de personnes font consister la moitié du bonheur dans la vie confortable et luxueuse qui s'est développée à un si haut degré à notre époque. Les grands esprits des siècles précédents n'eurent pas même le pressentiment des facilités matérielles de toute sorte accordées dans notre temps aux classes élevées de la société. Et, de nos jours encore, chez l'homme vraiment cultivé, le contentement d'esprit, la bonne humeur, la liberté de l'âme ne sauraient dépendre d'un peu plus ou d'un peu moins de confort. Celui qui a besoin, pour jouir de la beauté d'un pays, d'avoir dans sa chambre des tapis, un sofa, des chaises au dossier sculpté, une armoire à glace, celui-là ne doit en aucun cas aller en Norvège. Il ne m'a pas été donné de contempler la mystérieuse splendeur du soleil de minuit et de visiter la partie du pays qui possède ce curieux spectacle. J'ai vu le Hardanger et le Sognefiord. Dans cesdernières contrées, les meilleurs hôtels norvégiens, en dehors de ceux des villes, offrent au voyageur une chambre meublée d'un lit, d'une ou deux chaises de bois, d'un petit lavabo élémentaire. Exceptionnellement, la chambre renfermera peut-être un guéridon microscopique, puis... rien de plus, jamais rien de plus. Quiconque se trouve un trop grand personnage pour vivre dans un milieu aussi simple fera bien de ne pas partir pour la Norvège, à moins d'emmener ses meubles.

Les dormeurs au sommeil très léger souffriront peut-être quelque peu. Les maisons sont de bois. La résonance de ces légers édifices est extraordinaire. Le voulant, ne le voulant pas, vous participez dans un hôtel norvégien à toutes les souffrances, à toutes les joies de vos voisins. Vous entendez leurs chansons, leurs rires, leurs plaintes, leurs cris. Bien de ce qui se passe dans tous les coins de l'hôtel ne vous échappe. On dort cependant, et du plus profond sommeil, dans ces boîtes de bois, lorsqu'on a passé la journée à courir les montagnes ou les vallées. Mais ceux qui n'aiment pas à marcher, et qui redoutent en même temps l'insomnie, risquent de ne pas rencontrer en Norvège le sommeil.

Si vous tenez aux grands dîners, restez encore chez vous. On ne connaît pas en Norvège ces séances prolongées passées à table, consacrées au défilé de six à huit plats. On n'y connaît pas davantage les bals d'étrangers, les concerts, les auditions musicales, toutes ces distractions par lesquelles les nomades modernes, blasés et énervés, cherchent à combler le vide de leurs heures et de leurs âmes. Que le lecteur doué d'un robuste appétit se rassure pourtant. On calomnie la cuisine norvégienne, lorsqu'on dit que son art ne s'exerce que sur un seul objet : le poisson, et encore le poisson. Le poisson, à la vérité, figure presque dans chaque repas. Nous avons très souvent mangé du poisson au premier déjeuner, puis à midi, puis le soir. Mais ce poisson était accommodé de manières très diverses. Si le genre poisson était surtout représenté par le saumon, il ne faudrait pas croire que celui-ci fût notre seule viande. On rapporte qu'un Saxon disait en plaisantant, au moment de son départ de la Norvège : « Maintenant, je jure de ne pas manger de poisson d'ici à cent ans ! » N'en croyons pas l'imaginaire serment du Saxon. La cuisine norvégienne sait multiplier et varier les mets.

L'honnêteté de ce peuple est proverbiale. Ce ne sont pas seulement les hôteliers qui ne pillent pas l'étranger ; les artisans, les commerçants auxquels vous pourrez demander quelque fourniture n'auront pas des prix exagérés. Vous égrèneriez sur la route un collier de pierres précieuses qu'on vous les rapporterait toutes. Nous n'étions pas depuis deux jours à Ulvik que nous ne songions plus à tenir rien sous clef. Nous nous sentions en pleine sécurité.

Malheureusement ce pays sera sans intérêt pour les lecteurs avides de nouvelles fraîches, prenant leur plaisir à parcourir les nouvelles des journaux. Les lettres d'Allemagne mettent six ou sept jours pour arriver au Hardanger. De nombreux événements peuvent donc bouleverser la patrie du voyageur avant qu'il en ait connaissance. L'étranger, en Norvège, est obligé de s'en remettre à Dieu sur le sort de son pays, de sa famille et de vivre, plus qu'ailleurs, de foi. En Norvège, le télégraphe refuse très souvent ses services, pour la bonne raison qu'il n'existe pas dans la plupart des lieux visités par les touristes.

J'invite enfin à rester chez eux tous ceux qui craignent de passer leurs pieds dans des chaussures un peu fortes. Les routes les plus fréquentées laissent souvent fort à désirer, à cause de la rudesse du climat. Les personnes qui tiennent aux boniments des guides, aux affiches prétentieuses, auront une déception en Norvège. L'enthousiasme de commande n'y existe pas. On y laisse à chacun le soin de sentir, d'apprécier, même de chercher les beautés de la nature et de les trouver. Les persévérants trouveront en général plus qu'ils n'avaient cherché. Mais, après qu'ils se seront extasiés sur la grandeur d'un site, ils n'apercevront pas toujours un restaurant pour se rafraîchir, un banc pour s'asseoir. Encore moins entendront-ils, au détour du chemin, le traditionnel joueur de cor, qui vous attend dans les Alpes. Nul indigène ne tirera du canon en face d'un écho. La Norvège vous présentera sa grande nature sans l'orner, dans la simplicité de sa beauté.



Memento mori.

C'était par un jour d'été, brillant et pur. Rarement la contrée enchantée d'Ulvik avait été éclairée d'un plus beau soleil. Le ciel et la terre rivalisaient de magnificence. Les brunes voiles des barques de pêche sillonnaient l'eau d'un vert profond. Des milliers de mouettes baignaient leurs ailes dans les vagues étincelantes, que soulevait la brise du sud-ouest. La joie de la nature se reflétait dans l'âme des hommes sereins et gais ce jour-là, comme le bleu ciel étendu sur leur tête.
J'ai noté la date. C'était le 6 août. Il était près de deux heures de l'après-midi. Nous attendions le son de la petite cloche qui devait nous inviter à nous mettre à table pour déjeuner. Aucun pressentiment grave n'agitait nos esprits, et cependant la mort allait passer près de nous, faire entendre son Memento mori : Souviens-toi de mourir.

Il y avait à l'hôtel, depuis quelques jours, une famille anglaise. Elle vivait à l'écart, selon l'habitude des Anglais à l'étranger, qui s'entourent volontiers d'une atmosphère de froideur glaciale. Nous ne pouvions nous empêcher cependant d'éprouver un réel intérêt pour la noble dame servant de chef à cette famille. C'était une veuve, accompagnée non seulement de ses enfants, mais encore d'un futur gendre.

J'étais monté dans la chambre d'une dame de Copenhague, laquelle voulait soumettre à mon appréciation des peintures de sa fille. En montant, j'avais vit les deux fils de la dame anglaise se diriger vers la cabine de bains, tandis que leur soeur entrait dans un petit bateau, et que la mère se tenait sur le bord pour surveiller les ébats des baigneurs. Tous les jours, à la même heure, j'avais sous les yeux la même scène, J'étais plongé dans l'examen de la figure d'un vieux joueur de violon norvégien, pris sur le vif par le peintre, quand j'entendis un cri épouvantable, puis un appel strident, en anglais : « Au secours ! au secours ! » Je me précipitai vers le balcon. Je vis la mère qui se tordait les mains, sa grande fille, dans le petit bateau, qui se tenait immobile, comme pétrifiée d'effroi. Elle avait cessé d'agiter les rames. Voici ce qui venait de se passer : L'aîné des deux frères s'était, en nageant, avancé trop loin dans le fiord. Il avait tout à coup disparu sous l'eau. C'est lui qui, au moment de disparaître, avait poussé le premier cri. J'avais deviné l'événement. Je me hâtai de descendre. Déjà des messieurs s'étaient jetés tout habillés à l'eau pour essayer de porter secours au malheureux. Hélas, il était trop tard ! Ils ne purent pas même ramener son corps.

La douleur de la mère était saisissante. Ma femme et moi nous nous tenions près d'elle, désireux de lui fournir quelque consolation. Mais elle ne cessait de répéter avec angoisse : « Je ne puis vivre sans lui.
C'est lui que j'aimais le mieux. » Oh ! Je souhaite ne jamais revoir une expression de désespoir semblable à celle qui se lisait sur ce visage de mère. Au bout d'un moment, nous vîmes la fille aînée s'approcher avec son fiancé. Le couple ignorait ce qui avait eu lien. Quand ils furent à portée de la voix, la mère leur cria l'événement horrible, puis, ses forces étant épuisées, tomba dans les bras de ma femme. Mes filles la transportèrent dans l'hôtel, où elles lui prodiguèrent leurs soins. Je ne pouvais que prier.

Que n'aurais-je pas donné pour associer l'infortunée à ma requête ! Mais je ne possédais pas assez l'anglais pour me faire entendre dans cette langue sans une assez longue préparation. Il s'agissait de retrouver le corps de la victime. Celle-ci était un jeune homme de dix-huit ans, de belle stature, respirant la vie et la force. Il devait entrer en automne à l'université. Chaque jour il se livrait à des exercices de natation. Il n'était pas encore sûr de lui-même, et c'est pour cela que sa soeur se tenait à proximité, pendant les exercices, dans un petit bateau ; le malheureux avait pensé s'y accrocher, si les forces venaient à lui manquer. Il n'avait pas eu le temps de saisir le bateau de la main. De grands efforts furent faits aussitôt pour retrouver le cadavre. On promena de longs filets dans l'eau. Étrangers et indigènes déployaient un même zèle. Tout fut inutile. Mais vers dix heures du soir, quand le vent devint plus fort, le cadavre vint lui-même s'échouer sur la plage.

La pauvre mère passa la nuit assise près de son fils bien-aimé. Mes enfants l'entendaient prier à travers la mince paroi de bois qui séparait leur chambre de la sienne. Et toujours s'exhalait de ses lèvres la même plainte déchirante : « O mon doux enfant ! »

Ainsi s'enveloppa tout à coup pour nous d'un voile de deuil le monde d'enchantement dans lequel nous nous mouvions à Ulvik. Le glas de la cloche de l'éternité résonna soudain dans nos âmes, bien que, le son d'aucune cloche n'eût frappé nos oreilles. Pourquoi le Dieu des cieux avait-il dispensé cette tragique douleur à la famille anglaise ? Cela reste le secret de Dieu. Le secret est sombre en apparence. Toutefois une lumière brille certainement derrière cette obscurité, la lumière de la charité divine. Le but suprême de Dieu n'a pas été d'affliger cette famille, mais de l'élever jusqu'à lui par l'affliction. Je m'efforçai de faire comprendre la pensée divine à cette mère en deuil. Je sentis qu'elle me comprenait.

Ce que cet événement était destiné à nous dire, à moi et aux miens, je le devinais aisément. Des vacances trop belles, entièrement tranquilles, pleines de douces joies, font courir un danger à l'âme. Elle s'assoupit sans s'en douter. À force de contempler la nature, vous finissez par vous laisser absorber par les choses visibles. Elles deviennent à vos yeux l'essentiel. Le terrible accident avait rompu le charme. Il nous avait replacé en face du monde invisible et de l'éternité. Elle s'imposait de nouveau à nous, la grande question : « Quelle place fais-tu à Dieu dans ton coeur ? » Confessons-le, pendant les jours heureux que nous avions traversés, cette question, devant laquelle les autres doivent s'effacer, s'était quelque peu voilée à nos regards. J'ose espérer que l'événement funèbre qui coïncida avec la fin de notre séjour à Ulvik ne nous aura pas été inutile.

Si la sympathie possède le privilège d'alléger la douleur, la famille éprouvée trouva dans notre attitude quelque consolation. Un cercueil très simple fut fabriqué, à la hâte, pendant la nuit. Le lendemain un groupe de jeunes filles norvégiennes, danoises, allemandes se réunirent pour tresser des couronnes et orner la bière. Quand, à midi, l'arrivée du Vikingen fut signalée, les messieurs en séjour à l'hôtel se rassemblèrent aussi pour porter le cercueil sur le vapeur. La famille en deuil suivait, et nous, qui partions avec elle, venions immédiatement après. Le bateau, sur le pont duquel se pressait ordinairement une société si gaie, si animée, se trouvait transformé en une barque funèbre. On avait placé le cercueil à l'avant ; les drapeaux du navire et du rivage étaient en berne. Un aimable soleil nous éclairait, mais les coeurs étaient tristes. Nous serrâmes encore une fois la main aux voyageurs qui poursuivaient leur route vers l'Angleterre. Quel retour au foyer fut le leur !
Celui-là seul qui sait que là-haut des compassions infinies s'émeuvent, s'attristent de nos douleurs, est capable de supporter sans murmure une dispensation aussi amère.

Au milieu de ces graves circonstances, notre adieu à Ulvik fut pénible. Nous savons néanmoins que nous avons laissé là-bas des coeurs qui nous demeurent attachés, et c'est pour nous une consolation. Au reste, nous devions passer encore de beaux jours, à Stalheim, à Gadvangen, à Bergen.

Bergen est renommé pour sa « pluie éternelle ». Un proverbe norvégien dit qu'à Bergen les petits enfants naissent un parapluie à la main. On raconte qu'un batelier qui voulait voir Bergen, et qui y était arrivé, repartit aussitôt en voyant la cité éclairée par un beau soleil. Il pensait que la ville sur laquelle s'étendait un ciel bleu ne pouvait être Bergen.
Nous n'ignorons point, ensuite d'abord de notre séjour dans cette ville, qu'il ne pleut pas toujours à Bergen. C'est une cité d'une charmante originalité, merveilleusement située entre les rochers et la mer. Celui qui, du haut de la gigantesque paroi dominant Bergen, a assisté au coucher du soleil éclairant de ses derniers rayons la ville, la montagne et la mer, a assisté à un spectacle qu'il n'oubliera jamais.

Le 11 août, à dix heures du soir, nous remontions sur le Nordstjernen, qui nous ramena en Allemagne. Notre aimable capitaine nous reçut comme de vieilles connaissances. On avait préparé pour nous nos anciennes cabines. La mer était unie, comme un miroir.
Elle nous promettait une heureuse traversée. Elle tint sa promesse. À cette heure, les crêtes des rochers sauvages gardaient encore un reflet de l'or et de la pourpre dont les avait baignés le soleil couchant. Cependant la ville, qui se presse pittoresquement au pied de la montagne, brillait, étincelait de milliers de lumières. Les nombreux navires du port étaient également superbement éclairés. Le coup d'oeil était féerique, Sur, le quai, des groupes d'amis, venus nous saluer au départ. J'avais été reçu par eux comme un inconnu déjà connu, dont ils désiraient voir le visage.

Enfin le navire se mit lentement en marche. Des cris d'adieu, des gestes d'adieu furent échangés. Nous nous mîmes à chanter. Nos coeurs étaient pleins de reconnaissance pour l'accueil cordial qui nous avait été fait. Nous emportions des impressions ineffaçables.
J'ai gardé de la Norvège un souvenir profond. Je conserve un souvenir plus profond encore des Norvégiens.





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