Le célèbre humoriste Hippel
affirme qu'il est dans l'existence masculine cinq
souhaits successifs : d'abord porter des
pantalons ; plus tard avoir une montre ;
plus tard encore avoir une fiancée ;
enfin posséder des rentes et une bonne
propriété foncière.
Une femme d'esprit a établi l'échelle
parallèle des souhaits remplissant
l'existence féminine : en premier lieu
avoir une poupée ; puis avoir un petit
frère ; ensuite porter de longues
robes ; avoir un mari ; connaître
les joies de la maternité.
Ces tabelles de souhaits sont discutables. Autant
de têtes, autant d'avis, par
conséquent de souhaits. Hippel appartient au
siècle passé. Nous avons
marché depuis. Si cinq grands souhaits
remplissaient la vie an temps de Hippel, il se
pourrait aujourd'hui que nos souhaits se montassent
à cinq fois cinq. Toutefois, d'une
manière générale, l'esquisse
tracée par Hippel des voeux successifs de
l'âme humaine reste assez juste.
En dépit de Darwin, de Vogt, de Haeckel et
consorts, l'homme se distingue de l'animal. Et il
s'en distingue précisément parce
qu'il souhaite toujours. Il souhaite sans
posséder jamais complètement l'objet de ses voeux.
Devant nous
flotte
un idéal jamais atteint. Dès que nous
avons touché à un but, un autre plus
enviable, n'est-il pas vrai, se présente
à nous. Celui qui rêvait de devenir
propriétaire s'aperçoit bien vite que
son ambition n'est point satisfaite parce qu'il a
mis la main sur une belle propriété.
Rappellerai-je que la maternité n'a pas
seulement des joies, mais des soucis
correspondants, et que, dès lors, les mamans
et les grand-mamans ont aussi leurs souhaits.
Il n'est point de fin à nos voeux. Et s'il
arrivait que la découverte des rayons
Roentgen nous permît de voir la trace du
désir dans les coeurs de nos semblables,
l'on se convaincrait que les souhaits non accomplis
sont connus des grands de la terre aussi bien que
du journalier occupé à pousser sa
brouette.
Toutefois la similitude entre les hommes à
cet égard est loin d'être une
identité. Il est des hommes dont les
désirs essentiels ont été
réalisés, et qui dès lors
n'ont plus guère eu de place dans leur
âme que pour des voeux concernant de petites
choses. Ceux-là sont plus ou moins
satisfaits. Il en est d'autres
singulièrement agités, ne sachant
même pas ce qu'ils veulent, toujours ardents
à vouloir ce qu'ils n'ont pas. Entre les
deux extrêmes subsiste une infinité de
nuances. Ce qui rapproche l'inventeur de
génie de l'esprit borné, le bourgeois
vertueux du coquin, le chrétien de l'impie,
c'est que tous, sans exception, veulent être
heureux. La question est de savoir comment parvenir
au bonheur. L'Évangile, ou si l'on veut le
christianisme, est dans
l'obligation de donner une réponse à
cette question. S'il ne le faisait pas, nous
aurions le droit de nous détourner de
lui.
Laissons pour le moment la religion de
côté. Quiconque connaît un peu
ses semblables, chrétiens, hindous ou
musulmans, avouera avec nous que la possession et
la jouissance des biens de la terre ne rendent pas
l'homme heureux. Dans la galerie nationale de
Berlin figure un grand tableau
intitulé : La chasse au bonheur. On y
voit un jeune homme aux beaux traits, à
l'expression animée. Il monte un grand
cheval et cherche de l'éperon à faire
franchir à la bête qui se cabre le
cadavre d'une jeune Fille. Cette jeune fille fut la
victime du cavalier ; comme il a
piétiné son âme, il va
piétiner son corps. Le regard du jeune homme
va ailleurs. Ses yeux sont fixés sur le
génie du bonheur apparaissant dans le
lointain, agitant une bourse pleine d'or. Le
chasseur n'a pas remarqué un
épouvantable abîme caché par
l'obstacle qui est devant lui et où il ira
se précipiter dans sa course folle. N'est-ce
pas là une image tirée de la vie
réelle et qui pourrait servir de frontispice
à maint roman ? Usuriers, croupiers,
mais aussi banquiers, directeurs de
pénitenciers pourraient nous dire où
plonge la soif de l'or.
Il est facile de comprendre qu'en voulant obtenir
son bonheur au prix du bonheur d'autrui, on se
condamne à n'être jamais heureux. Un
séducteur, gagnât-il au jeu, dans un
Monte-Carlo quelconque, 100.000
francs, ne saura jamais ce que c'est que la paix de
l'âme. Il n'importe que les 100.000 francs
aient été gagnés ailleurs que
dans une maison de jeu, qu'ils aient
été gagnés même
honorablement.
Certes la richesse est une puissance. Mais elle ne
donne pas en elle-même le bonheur.
L'indigence est certainement une infortune. Il
reste à savoir si les richesses n'ont pas
rendu plus d'hommes malheureux que la
pauvreté ? S'il est une chose qui ne se
vende ni ne s'achète, c'est le
véritable contentement intérieur.
Ceux qui ont pénétré dans les
châteaux et dans les palais vous diront qu'il
n'habite pas toujours dans les demeures les plus
splendides. Hamann, celui qu'on a surnommé
le Mage du Nord, a dit - « Pour
mépriser les biens de la terre, il n'est que
de regarder ceux qui les
possèdent. » Je n'irai pas si
loin. Mais un borgne lui-même pourrait vous
dire que ni l'argent, ni les jouissances de ce
monde, ni le rang, ni les honneurs ne comblent le
vide du coeur. C'est dans les palais surtout qu'on
parle du bonheur avec un soupir, comme d'une chose
qu'on chercherait encore et qu'on n'aurait point
trouvée.
« Il n'est qu'un beau temps dans la
vie, l'époque du premier amour. »
Qui m'adressait cette phrase ?
Vous l'avez deviné : Un jeune
fiancé. Assurément sa
réflexion ne brille pas par la
nouveauté. Les poètes de toutes
langues, de tous pays ont accordé leurs
lyres pour redire, sous d'autres formes, la
même phrase. Il serait d'humeur bien sombre
celui qui ne sourirait pas au bonheur de deux
jeunes fiancés. Le premier amour est l'un
des meilleurs biens de la terre. Permettez-moi de
citer ici quelques vers de Schiller, dont on a
d'ailleurs beaucoup abusé :
- Tendres désirs, douce espérance,
- D'un jeune amour sainte alliance !
- Alors l'oeil voit ouverts les cieux
- Et le coeur s'enivre joyeux...
Mais d'où vient que le poète ajoute bientôt -
- Pourquoi ne pas fleurir toujours,
- 0 beau temps des jeunes amours !
Ces derniers vers sont propres à jeter
dans l'âme une certaine inquiétude sur
la durée de nos affections. En fait l'on
oppose souvent, dans la conversation, le temps des
fiançailles au temps du mariage. Avec le
mariage commencerait la prose de l'existence. C'en
serait fait du bonheur, la
bénédiction nuptiale une fois
prononcée. Cependant l'époque des
fiançailles se dore devant des millions
d'yeux comme un beau songe ! Est-ce donc le
paradis ? J'oserai dire que non, même
pour le cas où nous aurions devant nous deux
âmes pures et croyantes. Si c'est un paradis,
il est visité par
l'angoisse et les inquiétudes. Les grandes
oeuvres de la poésie, les chants populaires
sont d'accord pour unir l'amour et la souffrance.
Dans la règle, les fiancés
nourrissent de grandes illusions. lis ne veulent
pas s'apercevoir de la différence des points
de vue dont ils considèrent souvent la vie,
de la diversité de leurs caractères.
Les heurts, selon eux, ne doivent jamais se
produire. Voyez-les occupés à se
diviniser mutuellement. Ils ne souffrent pas qu'on
relève le moindre défaut dans
l'être aimé. Ils pensent goûter
dans l'union qui s'apprête toute la somme de
bonheur imaginable. Écoutez-les vous dire
que jamais deux âmes ne furent faites comme
les leurs l'une pour l'autre.
Hélas, que de mirages
s'élèvent devant l'esprit, dans ces
beaux jours du premier amour ! On comprend que
d'une idolâtrie mutuelle, voulue et
professée, il ne puisse résulter que
des catastrophes.
Tout excès se paye. La divinisation d'un
être aimé reçoit
inévitablement son châtiment. La vraie
nature morale, celle de tous les jours finit par se
dessiner, en dépit des rêves, et les
monstres habitant en nous, qui s'appellent
égoïsme, volonté propre,
prétention d'avoir raison, esprit de
bravade, de contradiction sortent peu à peu
de leurs cachettes. On est étonné de
les apercevoir. Il faut se rendre à
l'évidence. Et l'enthousiasme tombe... Ce
qui vous paraissait extraordinaire cesse de
l'être ; l'affection est peu à
peu battue en brèche par les causes
ordinaires de désunion.
Heureux les époux, qui à
l'époque de leurs fiançailles ont
cherché en commun Dieu, le Dieu qui est
amour. Ils ont dans la piété un moyen
de rajeunir constamment leur attachement. Mais, je
vous le dis, rien n'est plus dangereux dans le
mariage que le culte idolâtre de deux
époux l'un pour l'autre. On tombe du ciel
sur la terre, lorsqu'on voit que son dieu n'en
était pas un.
Je lisais récemment un ouvrage d'un
médecin italien fort spirituel. Il a
l'expérience du monde et enseigne à
sa fille l'art difficile de choisir un
époux. Voici comment s'exprime ce
docteur :
« Tant que le prétendant n'a pas
reçu le oui favorable, il garde un coeur
d'or ; quand le oui est intervenu, l'or pur ne
tarde pas à se transformer en argent ;
hélas, il devient du cuivre après les
épousailles. »
Le médecin italien parait considérer
cette transformation fâcheuse comme une loi
de la nature, régulière et
inflexible. Je proteste. Je connais des mariages
dans lesquels on a commencé par le cuivre,
où celui-ci s'est peu à peu
changé en or pur. Le mot du médecin
italien n'en garde pas moins une certaine valeur.
Au risque de paraître discourtois, je suis
obligé de dire que la même
évolution se produit assez souvent chez la
fiancée quand elle se marie. L'épouse
ne tient pas toujours les promesses de la
fiancée. Dans cent mariages d'ailleurs, il
en est un bon nombre où les coeurs sont bien
au-dessous du cuivre. Âmes
déçues, âmes trompées,
vous vous comptez par millions !
« Monsieur le pasteur, si j'avais su tout
ce qui m'attendait, je ne me serais pas
aventurée dans le mariage, » m'a
dit mainte bonne femme qui pleura de joie au jour
où elle parut dans le temple avec la
couronne d'oranger. On ne fait pas toujours cette
sorte d'aveu, bien qu'on eût mainte raison de
le faire. Il est plus sage en général
de garder ses regrets pour soi. Mais il reste vrai
que le mariage n'est nullement, dans la
règle ordinaire, le port assuré du
bonheur. Folles, oui folles sont dès lors
les jeunes filles qui accusent la destinée
de les avoir oubliées, parce qu'elle n'a pas
amené un épouseur à leur
porte. Quoiqu'il en soit, jamais, dans n'importe
qu'elle position le mariage n'a procuré un
bonheur parfait. La terre tout entière est
trop petite pour donner cela.
Faisons une remarque générale - La
possession des biens de ce monde et leur jouissance
sont incapables de nous rendre heureux. Il se peut
même que la jouissance rende malheureux,
c'est ce qui arrive lorsqu'on n'use point sans
abuser. Le riche qui se sert de ces biens
égoïstement, soit qu'il enlace l'or
dans ses coffres, soit qu'il le dépense pour
ses plaisirs, ne fait qu'irriter ceux qui sont en
contact avec lui. L'ambitieux qui parvient aux
honneurs et qui s'enorgueillît est un tyran
pour ses alentours. Le père de famille qui
ne sait accomplir aucun sacrifice est peu
aimé. L'homme qui jouit d'une bonne
santé, sans en rendre grâces à
Dieu et l'employer pour sa gloire, devient un coeur
sec. Que restera-t-il au possesseur de tous ces
biens le jour où
ceux-ci lui échapperont ? Rien que le
désespoir.
La jouissance appauvrit nos facultés. Elle
produit la lassitude, le dégoût. Le
goût du monde ne tarde pas à se
changer en mépris du monde. Et ce sont les
hommes blasés qui deviennent ces pessimistes
que vous rencontrez aujourd'hui dans toutes les
avenues de la pensée humaine. Le pessimisme
a pour adhérents futurs les viveurs qui
vident la coupe jusqu'à la lie.
Il en fut toujours ainsi. Aussi de tous temps les
esprits sont-ils tombés de l'idolâtrie
des biens visibles dans l'extrême
opposé. Au lieu d'encenser la jouissance, on
a encensé, glorifié les privations.
On a dit : « Heureux l'homme qui n'a
point de besoins. » Dans
l'antiquité un philosophe, Diogène,
eut pour habitation un tonneau. Et quand le
puissant conquérant, Alexandre de
Macédoine passa devant lui, il lui demanda
pour toute grâce de s'ôter de son
soleil. Le monachisme, avec ses tendances
ascétiques, est le fruit de l'abus.
Cependant n'est-il pas évident que Dieu n'a
pas fait les créatures pour que nous les
fuyions, mais pour que nous en usions dans un
esprit de reconnaissance ? Pour moi cette
vérité est claire comme le
soleil.
Ce n'est pas que je ne préfère un
ascète à un viveur. Mais
ceux-là seulement sont dans le vrai, qui
répètent :
« Après tout, peu importe ce que
l'on possède ou ce dont ou
jouit. Le bonheur dépend de l'état du
coeur. » C'est avec raison qu'un
poète a dit :
- Oh ! qu'es-tu dans ton âme ?
- As-tu la sainte flamme ?
- Cela seul a du prix.
- Tous les trésors du monde
- Sans une paix profonde
- Sont dignes du mépris.
Que tout dépende de l'état du
coeur, c'est ce qu'enseigne cette parole de
Jésus : « Heureux ceux qui
ont le coeur pur, car ils verront Dieu
(Matt.
V, 8.). » Celui qui
possède cette pureté
intérieure jouit de tout sans
éprouver aucun dommage moral. Aussi les
joies du ciel et de la terre pourront-elles
s'ouvrir à lui. Toute félicité
est contenue dans ces mots de Jésus :
« Ils verront Dieu. » Serait-il
en effet un bonheur plus grand que celui auquel
s'emploie le Créateur ?
Vivez dans la communion de Dieu, vos voeux
s'élèveront. Leur accomplissement ne
se fera pas attendre. Certainement le royaume des
cieux n'est pas une sorte de nirwana hindou, une
contemplation béate dans laquelle se perd
peu à peu la volonté, la conscience de l'existence.
C'est un
monde de
liberté morale, de vie spirituelle, c'est un
monde de beauté, de gloire. C'est encore le
monde visible au milieu duquel nous vivons, mais
perçu par des esprits renouvelés. La
conversion, devant laquelle reculent la plupart,
est la condition de la joie intérieure. La
possession de l'éternelle jeunesse est
liée à la foi vivante en Christ,
à sa puissance
régénératrice. Avec Christ
l'on est heureux sans avoir besoin du bonheur, je
veux dire de ce que le monde appelle bonheur.
Je fus initié à cette vie du
chrétien par les privations de mon enfance.
La bonté de Dieu a voulu que mes
premières années fussent maladives.
Elle m'a donc séquestré, et
éloigné des sources de plaisir
où buvaient largement mes camarades. J'ai
dû apprendre à chercher ailleurs la
satisfaction et l'espérance.
Je n'oublierai jamais le petit tailleur bossu dont
l'échoppe s'élevait à
côté de notre écurie. Je le
vois, quand je veux, assis sur sa table, les jambes
croisées, occupé à
rapiécer quelque vêtements. Je lui
faisais des visites régulières, le
plus souvent pendant que mes frères
étaient à l'école. Il
était absolument difforme. Cependant son
oeil brillait comme un rayon de soleil. Il ne
savait pas grand'chose de son métier, dont
il n'avait fait qu'un incomplet apprentissage. Mais
le travail ne lui faisait jamais défaut, car
tout le monde l'aimait et chacun était
content d'avoir quelque ouvrage à lui
porter. Combien ce pauvre était riche !
Il savait adresser à chacun une parole réconfortante.
Cet infirme
avait la plus belle santé morale. Il
était renommé et recherché
pour ses bons conseils. Je ne l'ai jamais
trouvé que joyeux - « Ami, je suis
content, quoi qu'il arrive, » telle
était sa devise. Ce qui émouvait,
c'était d'entendre cet être si
disgracié louer par ses chants,
entonnés d'une voix haute et pleine, la
puissance et la bonté du Créateur.
Bien souvent, en l'écoutant, j'ai senti des
larmes couler sur mes joues. Ce bossu avait
derrière sa bosse des ailes d'ange et savait
monter dans l'invisible. Il fut pour moi un
puissant prédicateur, sans le savoir, et
sans que moi-même ne l'aie su tout
d'abord.
Vingt-cinq ans après que ce noble ami
eût disparu de la scène de ce monde,
je lisais les lignes suivantes tracées par
Emmanuel Kant, le grand philosophe que personne
n'accusera d'étroitesse d'esprit. Il avait
appris à connaître les
piétistes dans sa jeunesse, et voici ce
qu'il en dit : « Ils
possédaient le bien le plus haut auquel un
homme puisse atteindre, une paix, une joie, une
tranquillité intérieure, qu'aucune
souffrance n'altérait. Ni le besoin, ni la
persécution n'avaient la puissance de les
pousser à l'irritation, à
l'hostilité. En un mot : le spectateur
qui les regardait attentivement était
involontairement attiré vers
eux. » J'ai connu de tels
piétistes dans ma jeunesse. Ils
étaient exactement le contraire des saints
boudeurs, durs, froids et fanatiques qui regardent
de haut les enfants de ce monde. Le signe commun
aux premiers, qui tous sans exception
étaient plus ou moins des disciples de Tersteegen
(1), était
leur douceur, l'onction, l'humilité, le
désir de servir. J'appris d'eux où il
faut chercher la source du bonheur, les joies
vraies et durables.
Grâce aux dispensations
miséricordieuses de la Providence, à
l'éducation de ma mère qui, par la
nature de sa piété, appartenait
à ce groupe d'esprits, mes yeux s'ouvrirent
sur les splendeurs intérieures de la vie en
Dieu. Le vieux Wagner, dont j'ai encore à
parler, fut pour moi comme une étoile qui se
serait levée au sein de la nuit.
C'était un tisserand en soie, le père
de notre fidèle et intelligente domestique
Minna. Veuf depuis vingt ans, il habitait au sommet
d'une colline nommée le Flehenberg. De
là-haut, la vue s'étendait à
l'occident, sur la plaine du Rhin, et l'on pouvait
longuement suivre le cours majestueux du fleuve. Du
côté de l'orient couraient de hautes
collines. Mais le regard de Wagner s'élevait
au-dessus de ce spectacle. Le fleuve qu'il aimait
à contempler est ce fleuve d'eau vive qui
sort du trône de Dieu, semblable à du
cristal.
Si j'ai jamais rencontré un homme portant
écrit sur son front le mot
d'éternité, c'est ce vieillard,
à la frêle stature,
aux chevaux blancs comme neige, dont le regard
exprimait une divine sagesse et une infinie
bonté. On sentait que ce croyant, en
dépit de la pauvreté, était
parfaitement heureux. Son contact vous rendait plus
content, meilleur. Et c'est ce qui m'attirait
magnétiquement vers lui. Je pouvais rester
pendant des heures derrière sa chaise de
travail, et j'étais particulièrement
satisfait quand je pouvais aller le voir. Il
était peu loquace. Il s'exprimait en
particulier rarement sur la religion. Quand il y
touchait, c'était d'une manière
à peu près inintelligible pour moi,
car il était un adepte de Jacques Boehme, le
grand théosophe
(2),
et il se
servait du langage du maître. Malgré
cela chacun l'envisageait, même nos pasteurs,
comme une sorte de prêtre du Dieu
Très-Haut. C'est à lui qu'allaient
les âmes qui venaient de faire quelque grand
naufrage. Dieu sait combien lui ont demandé
secours.
Un soir, par un beau coucher de soleil, Wagner
m'accompagnait à la maison ; Il me
déclara que j'étais appelé
à devenir un prédicateur du doux nom
de Jésus. Stupeur et
effroi de ma part ! J'avais alors quatorze ans
et de bien autres plans d'avenir. Le vieillard
parla ainsi, les mains étendues sur ma
tête pour me bénir :
« Je sais que tu seras un jour un
prédicateur du doux nom de Jésus.
Ah ! Que Dieu te soit en
aide ! » Je protestai
vainement ; cette parole demeura fichée
en moi comme une flèche. Le digne tisserand
ne vit pas avant de mourir sa prophétie
accomplie. Il avait cependant vu juste. Et son
cri : « Ah I Que Dieu te soit en
aide ! » retentit peut-être
encore devant le trône du Dieu tout-puissant
pour faire descendre sur moi la grâce divine.
Qui sait ? Quoi qu'il en soit, le mot m'a
souvent poussé à m'agenouiller pour
réclamer le secours de Dieu.
Oh ! qu'il était
vénérable ce chrétien à
la piété puissante ! Quand
j'appris sa mort, son entrée dans la maison
du Père, j'étais en première
du gymnase. Pendant plusieurs jours, je ne pus ni
chanter ni rire. Instinctivement, je pris la
nouvelle habitude de chanter des cantiques ayant
trait à l'avenir éternel. Bien
qu'attristé, je me sentais fier d'avoir joui
de l'amitié paternelle d'un tel
chrétien, de sentir qu'elle m'était
conservée dans le ciel.
C'est par de tels témoignages que je fus
amené à me rendre compte de ce qu'est
la vie de la foi. Ils agirent sur moi bien plus que
les discours des pasteurs, des professeurs et les
livres. Les preuves avancées par les
professeurs orthodoxes en faveur de
l'Évangile étaient
précédées de l'exposition des
raisonnements de
l'incrédulité ; le contenu de
leurs livres me mettait en face de l'argumentation
des adversaires. Mes études
théologiques me plaçaient ainsi entre
deux feux. Mais la douceur et la paix
conservées par les chrétiens, dont
j'ai entretenu le lecteur, au milieu de la
fournaise de la douleur, étaient une
apologie de l'Évangile à laquelle un
coeur droit aurait malaisément
résisté.
Je crois que le petit tailleur bossu, ma
bien-aimée mère, le
vénérable Wagner, ont exercé
sur moi une influence assez profonde pour qu'il
m'eût été impossible de devenir
un incrédule. Pendant quelque temps j'ai, il
est vrai, pataugé dans le bourbier d'une
philosophie qui ne s'élevait pas au-dessus
de la nature visible. Il était impossible
que je périsse dans ce marécage.
N'est-on pas sûr que Jésus-Christ est
vivant et ressuscité, qu'il vit pour nous et
en nous, quand on le voit à l'oeuvre dans
les âmes simples qui le servent avec une foi
vaillante, quand on l'a vu les rendre
maîtresses d'elles-mêmes et du
monde ?
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