Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Qu'as-tu et qu'es-tu ?

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I

SOUHAITS ET ACCOMPLISSEMENTS

Le célèbre humoriste Hippel affirme qu'il est dans l'existence masculine cinq souhaits successifs : d'abord porter des pantalons ; plus tard avoir une montre ; plus tard encore avoir une fiancée ; enfin posséder des rentes et une bonne propriété foncière.

Une femme d'esprit a établi l'échelle parallèle des souhaits remplissant l'existence féminine : en premier lieu avoir une poupée ; puis avoir un petit frère ; ensuite porter de longues robes ; avoir un mari ; connaître les joies de la maternité.
Ces tabelles de souhaits sont discutables. Autant de têtes, autant d'avis, par conséquent de souhaits. Hippel appartient au siècle passé. Nous avons marché depuis. Si cinq grands souhaits remplissaient la vie an temps de Hippel, il se pourrait aujourd'hui que nos souhaits se montassent à cinq fois cinq. Toutefois, d'une manière générale, l'esquisse tracée par Hippel des voeux successifs de l'âme humaine reste assez juste.

En dépit de Darwin, de Vogt, de Haeckel et consorts, l'homme se distingue de l'animal. Et il s'en distingue précisément parce qu'il souhaite toujours. Il souhaite sans posséder jamais complètement l'objet de ses voeux. Devant nous flotte un idéal jamais atteint. Dès que nous avons touché à un but, un autre plus enviable, n'est-il pas vrai, se présente à nous. Celui qui rêvait de devenir propriétaire s'aperçoit bien vite que son ambition n'est point satisfaite parce qu'il a mis la main sur une belle propriété. Rappellerai-je que la maternité n'a pas seulement des joies, mais des soucis correspondants, et que, dès lors, les mamans et les grand-mamans ont aussi leurs souhaits.

Il n'est point de fin à nos voeux. Et s'il arrivait que la découverte des rayons Roentgen nous permît de voir la trace du désir dans les coeurs de nos semblables, l'on se convaincrait que les souhaits non accomplis sont connus des grands de la terre aussi bien que du journalier occupé à pousser sa brouette.

Toutefois la similitude entre les hommes à cet égard est loin d'être une identité. Il est des hommes dont les désirs essentiels ont été réalisés, et qui dès lors n'ont plus guère eu de place dans leur âme que pour des voeux concernant de petites choses. Ceux-là sont plus ou moins satisfaits. Il en est d'autres singulièrement agités, ne sachant même pas ce qu'ils veulent, toujours ardents à vouloir ce qu'ils n'ont pas. Entre les deux extrêmes subsiste une infinité de nuances. Ce qui rapproche l'inventeur de génie de l'esprit borné, le bourgeois vertueux du coquin, le chrétien de l'impie, c'est que tous, sans exception, veulent être heureux. La question est de savoir comment parvenir au bonheur. L'Évangile, ou si l'on veut le christianisme, est dans l'obligation de donner une réponse à cette question. S'il ne le faisait pas, nous aurions le droit de nous détourner de lui.

Laissons pour le moment la religion de côté. Quiconque connaît un peu ses semblables, chrétiens, hindous ou musulmans, avouera avec nous que la possession et la jouissance des biens de la terre ne rendent pas l'homme heureux. Dans la galerie nationale de Berlin figure un grand tableau intitulé : La chasse au bonheur. On y voit un jeune homme aux beaux traits, à l'expression animée. Il monte un grand cheval et cherche de l'éperon à faire franchir à la bête qui se cabre le cadavre d'une jeune Fille. Cette jeune fille fut la victime du cavalier ; comme il a piétiné son âme, il va piétiner son corps. Le regard du jeune homme va ailleurs. Ses yeux sont fixés sur le génie du bonheur apparaissant dans le lointain, agitant une bourse pleine d'or. Le chasseur n'a pas remarqué un épouvantable abîme caché par l'obstacle qui est devant lui et où il ira se précipiter dans sa course folle. N'est-ce pas là une image tirée de la vie réelle et qui pourrait servir de frontispice à maint roman ? Usuriers, croupiers, mais aussi banquiers, directeurs de pénitenciers pourraient nous dire où plonge la soif de l'or.

Il est facile de comprendre qu'en voulant obtenir son bonheur au prix du bonheur d'autrui, on se condamne à n'être jamais heureux. Un séducteur, gagnât-il au jeu, dans un Monte-Carlo quelconque, 100.000 francs, ne saura jamais ce que c'est que la paix de l'âme. Il n'importe que les 100.000 francs aient été gagnés ailleurs que dans une maison de jeu, qu'ils aient été gagnés même honorablement.

Certes la richesse est une puissance. Mais elle ne donne pas en elle-même le bonheur. L'indigence est certainement une infortune. Il reste à savoir si les richesses n'ont pas rendu plus d'hommes malheureux que la pauvreté ? S'il est une chose qui ne se vende ni ne s'achète, c'est le véritable contentement intérieur. Ceux qui ont pénétré dans les châteaux et dans les palais vous diront qu'il n'habite pas toujours dans les demeures les plus splendides. Hamann, celui qu'on a surnommé le Mage du Nord, a dit - « Pour mépriser les biens de la terre, il n'est que de regarder ceux qui les possèdent. » Je n'irai pas si loin. Mais un borgne lui-même pourrait vous dire que ni l'argent, ni les jouissances de ce monde, ni le rang, ni les honneurs ne comblent le vide du coeur. C'est dans les palais surtout qu'on parle du bonheur avec un soupir, comme d'une chose qu'on chercherait encore et qu'on n'aurait point trouvée.


Il

SI LE BONHEUR EST DANS LE MARIAGE ?

« Il n'est qu'un beau temps dans la vie, l'époque du premier amour. » Qui m'adressait cette phrase ?
Vous l'avez deviné : Un jeune fiancé. Assurément sa réflexion ne brille pas par la nouveauté. Les poètes de toutes langues, de tous pays ont accordé leurs lyres pour redire, sous d'autres formes, la même phrase. Il serait d'humeur bien sombre celui qui ne sourirait pas au bonheur de deux jeunes fiancés. Le premier amour est l'un des meilleurs biens de la terre. Permettez-moi de citer ici quelques vers de Schiller, dont on a d'ailleurs beaucoup abusé :

Tendres désirs, douce espérance,
D'un jeune amour sainte alliance !
Alors l'oeil voit ouverts les cieux
Et le coeur s'enivre joyeux...

Mais d'où vient que le poète ajoute bientôt -

Pourquoi ne pas fleurir toujours,
0 beau temps des jeunes amours !

Ces derniers vers sont propres à jeter dans l'âme une certaine inquiétude sur la durée de nos affections. En fait l'on oppose souvent, dans la conversation, le temps des fiançailles au temps du mariage. Avec le mariage commencerait la prose de l'existence. C'en serait fait du bonheur, la bénédiction nuptiale une fois prononcée. Cependant l'époque des fiançailles se dore devant des millions d'yeux comme un beau songe ! Est-ce donc le paradis ? J'oserai dire que non, même pour le cas où nous aurions devant nous deux âmes pures et croyantes. Si c'est un paradis, il est visité par l'angoisse et les inquiétudes. Les grandes oeuvres de la poésie, les chants populaires sont d'accord pour unir l'amour et la souffrance. Dans la règle, les fiancés nourrissent de grandes illusions. lis ne veulent pas s'apercevoir de la différence des points de vue dont ils considèrent souvent la vie, de la diversité de leurs caractères. Les heurts, selon eux, ne doivent jamais se produire. Voyez-les occupés à se diviniser mutuellement. Ils ne souffrent pas qu'on relève le moindre défaut dans l'être aimé. Ils pensent goûter dans l'union qui s'apprête toute la somme de bonheur imaginable. Écoutez-les vous dire que jamais deux âmes ne furent faites comme les leurs l'une pour l'autre.

Hélas, que de mirages s'élèvent devant l'esprit, dans ces beaux jours du premier amour ! On comprend que d'une idolâtrie mutuelle, voulue et professée, il ne puisse résulter que des catastrophes.

Tout excès se paye. La divinisation d'un être aimé reçoit inévitablement son châtiment. La vraie nature morale, celle de tous les jours finit par se dessiner, en dépit des rêves, et les monstres habitant en nous, qui s'appellent égoïsme, volonté propre, prétention d'avoir raison, esprit de bravade, de contradiction sortent peu à peu de leurs cachettes. On est étonné de les apercevoir. Il faut se rendre à l'évidence. Et l'enthousiasme tombe... Ce qui vous paraissait extraordinaire cesse de l'être ; l'affection est peu à peu battue en brèche par les causes ordinaires de désunion. Heureux les époux, qui à l'époque de leurs fiançailles ont cherché en commun Dieu, le Dieu qui est amour. Ils ont dans la piété un moyen de rajeunir constamment leur attachement. Mais, je vous le dis, rien n'est plus dangereux dans le mariage que le culte idolâtre de deux époux l'un pour l'autre. On tombe du ciel sur la terre, lorsqu'on voit que son dieu n'en était pas un.

Je lisais récemment un ouvrage d'un médecin italien fort spirituel. Il a l'expérience du monde et enseigne à sa fille l'art difficile de choisir un époux. Voici comment s'exprime ce docteur :
« Tant que le prétendant n'a pas reçu le oui favorable, il garde un coeur d'or ; quand le oui est intervenu, l'or pur ne tarde pas à se transformer en argent ; hélas, il devient du cuivre après les épousailles. »

Le médecin italien parait considérer cette transformation fâcheuse comme une loi de la nature, régulière et inflexible. Je proteste. Je connais des mariages dans lesquels on a commencé par le cuivre, où celui-ci s'est peu à peu changé en or pur. Le mot du médecin italien n'en garde pas moins une certaine valeur. Au risque de paraître discourtois, je suis obligé de dire que la même évolution se produit assez souvent chez la fiancée quand elle se marie. L'épouse ne tient pas toujours les promesses de la fiancée. Dans cent mariages d'ailleurs, il en est un bon nombre où les coeurs sont bien au-dessous du cuivre. Âmes déçues, âmes trompées, vous vous comptez par millions !

« Monsieur le pasteur, si j'avais su tout ce qui m'attendait, je ne me serais pas aventurée dans le mariage, » m'a dit mainte bonne femme qui pleura de joie au jour où elle parut dans le temple avec la couronne d'oranger. On ne fait pas toujours cette sorte d'aveu, bien qu'on eût mainte raison de le faire. Il est plus sage en général de garder ses regrets pour soi. Mais il reste vrai que le mariage n'est nullement, dans la règle ordinaire, le port assuré du bonheur. Folles, oui folles sont dès lors les jeunes filles qui accusent la destinée de les avoir oubliées, parce qu'elle n'a pas amené un épouseur à leur porte. Quoiqu'il en soit, jamais, dans n'importe qu'elle position le mariage n'a procuré un bonheur parfait. La terre tout entière est trop petite pour donner cela.

Faisons une remarque générale - La possession des biens de ce monde et leur jouissance sont incapables de nous rendre heureux. Il se peut même que la jouissance rende malheureux, c'est ce qui arrive lorsqu'on n'use point sans abuser. Le riche qui se sert de ces biens égoïstement, soit qu'il enlace l'or dans ses coffres, soit qu'il le dépense pour ses plaisirs, ne fait qu'irriter ceux qui sont en contact avec lui. L'ambitieux qui parvient aux honneurs et qui s'enorgueillît est un tyran pour ses alentours. Le père de famille qui ne sait accomplir aucun sacrifice est peu aimé. L'homme qui jouit d'une bonne santé, sans en rendre grâces à Dieu et l'employer pour sa gloire, devient un coeur sec. Que restera-t-il au possesseur de tous ces biens le jour où ceux-ci lui échapperont ? Rien que le désespoir.

La jouissance appauvrit nos facultés. Elle produit la lassitude, le dégoût. Le goût du monde ne tarde pas à se changer en mépris du monde. Et ce sont les hommes blasés qui deviennent ces pessimistes que vous rencontrez aujourd'hui dans toutes les avenues de la pensée humaine. Le pessimisme a pour adhérents futurs les viveurs qui vident la coupe jusqu'à la lie.

Il en fut toujours ainsi. Aussi de tous temps les esprits sont-ils tombés de l'idolâtrie des biens visibles dans l'extrême opposé. Au lieu d'encenser la jouissance, on a encensé, glorifié les privations. On a dit : « Heureux l'homme qui n'a point de besoins. » Dans l'antiquité un philosophe, Diogène, eut pour habitation un tonneau. Et quand le puissant conquérant, Alexandre de Macédoine passa devant lui, il lui demanda pour toute grâce de s'ôter de son soleil. Le monachisme, avec ses tendances ascétiques, est le fruit de l'abus.
Cependant n'est-il pas évident que Dieu n'a pas fait les créatures pour que nous les fuyions, mais pour que nous en usions dans un esprit de reconnaissance ? Pour moi cette vérité est claire comme le soleil.
Ce n'est pas que je ne préfère un ascète à un viveur. Mais ceux-là seulement sont dans le vrai, qui répètent : « Après tout, peu importe ce que l'on possède ou ce dont ou jouit. Le bonheur dépend de l'état du coeur. » C'est avec raison qu'un poète a dit :

Oh ! qu'es-tu dans ton âme ?
As-tu la sainte flamme ?
Cela seul a du prix.
Tous les trésors du monde
Sans une paix profonde
Sont dignes du mépris.

III

TOUT DÉPEND DE L'ÉTAT DU COEUR

Que tout dépende de l'état du coeur, c'est ce qu'enseigne cette parole de Jésus : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (Matt. V, 8.). » Celui qui possède cette pureté intérieure jouit de tout sans éprouver aucun dommage moral. Aussi les joies du ciel et de la terre pourront-elles s'ouvrir à lui. Toute félicité est contenue dans ces mots de Jésus : « Ils verront Dieu. » Serait-il en effet un bonheur plus grand que celui auquel s'emploie le Créateur ?

Vivez dans la communion de Dieu, vos voeux s'élèveront. Leur accomplissement ne se fera pas attendre. Certainement le royaume des cieux n'est pas une sorte de nirwana hindou, une contemplation béate dans laquelle se perd peu à peu la volonté, la conscience de l'existence. C'est un monde de liberté morale, de vie spirituelle, c'est un monde de beauté, de gloire. C'est encore le monde visible au milieu duquel nous vivons, mais perçu par des esprits renouvelés. La conversion, devant laquelle reculent la plupart, est la condition de la joie intérieure. La possession de l'éternelle jeunesse est liée à la foi vivante en Christ, à sa puissance régénératrice. Avec Christ l'on est heureux sans avoir besoin du bonheur, je veux dire de ce que le monde appelle bonheur.

Je fus initié à cette vie du chrétien par les privations de mon enfance. La bonté de Dieu a voulu que mes premières années fussent maladives. Elle m'a donc séquestré, et éloigné des sources de plaisir où buvaient largement mes camarades. J'ai dû apprendre à chercher ailleurs la satisfaction et l'espérance.

Je n'oublierai jamais le petit tailleur bossu dont l'échoppe s'élevait à côté de notre écurie. Je le vois, quand je veux, assis sur sa table, les jambes croisées, occupé à rapiécer quelque vêtements. Je lui faisais des visites régulières, le plus souvent pendant que mes frères étaient à l'école. Il était absolument difforme. Cependant son oeil brillait comme un rayon de soleil. Il ne savait pas grand'chose de son métier, dont il n'avait fait qu'un incomplet apprentissage. Mais le travail ne lui faisait jamais défaut, car tout le monde l'aimait et chacun était content d'avoir quelque ouvrage à lui porter. Combien ce pauvre était riche ! Il savait adresser à chacun une parole réconfortante. Cet infirme avait la plus belle santé morale. Il était renommé et recherché pour ses bons conseils. Je ne l'ai jamais trouvé que joyeux - « Ami, je suis content, quoi qu'il arrive, » telle était sa devise. Ce qui émouvait, c'était d'entendre cet être si disgracié louer par ses chants, entonnés d'une voix haute et pleine, la puissance et la bonté du Créateur. Bien souvent, en l'écoutant, j'ai senti des larmes couler sur mes joues. Ce bossu avait derrière sa bosse des ailes d'ange et savait monter dans l'invisible. Il fut pour moi un puissant prédicateur, sans le savoir, et sans que moi-même ne l'aie su tout d'abord.

Vingt-cinq ans après que ce noble ami eût disparu de la scène de ce monde, je lisais les lignes suivantes tracées par Emmanuel Kant, le grand philosophe que personne n'accusera d'étroitesse d'esprit. Il avait appris à connaître les piétistes dans sa jeunesse, et voici ce qu'il en dit : « Ils possédaient le bien le plus haut auquel un homme puisse atteindre, une paix, une joie, une tranquillité intérieure, qu'aucune souffrance n'altérait. Ni le besoin, ni la persécution n'avaient la puissance de les pousser à l'irritation, à l'hostilité. En un mot : le spectateur qui les regardait attentivement était involontairement attiré vers eux. » J'ai connu de tels piétistes dans ma jeunesse. Ils étaient exactement le contraire des saints boudeurs, durs, froids et fanatiques qui regardent de haut les enfants de ce monde. Le signe commun aux premiers, qui tous sans exception étaient plus ou moins des disciples de Tersteegen (1), était leur douceur, l'onction, l'humilité, le désir de servir. J'appris d'eux où il faut chercher la source du bonheur, les joies vraies et durables.

 

Grâce aux dispensations miséricordieuses de la Providence, à l'éducation de ma mère qui, par la nature de sa piété, appartenait à ce groupe d'esprits, mes yeux s'ouvrirent sur les splendeurs intérieures de la vie en Dieu. Le vieux Wagner, dont j'ai encore à parler, fut pour moi comme une étoile qui se serait levée au sein de la nuit. C'était un tisserand en soie, le père de notre fidèle et intelligente domestique Minna. Veuf depuis vingt ans, il habitait au sommet d'une colline nommée le Flehenberg. De là-haut, la vue s'étendait à l'occident, sur la plaine du Rhin, et l'on pouvait longuement suivre le cours majestueux du fleuve. Du côté de l'orient couraient de hautes collines. Mais le regard de Wagner s'élevait au-dessus de ce spectacle. Le fleuve qu'il aimait à contempler est ce fleuve d'eau vive qui sort du trône de Dieu, semblable à du cristal.

Si j'ai jamais rencontré un homme portant écrit sur son front le mot d'éternité, c'est ce vieillard, à la frêle stature, aux chevaux blancs comme neige, dont le regard exprimait une divine sagesse et une infinie bonté. On sentait que ce croyant, en dépit de la pauvreté, était parfaitement heureux. Son contact vous rendait plus content, meilleur. Et c'est ce qui m'attirait magnétiquement vers lui. Je pouvais rester pendant des heures derrière sa chaise de travail, et j'étais particulièrement satisfait quand je pouvais aller le voir. Il était peu loquace. Il s'exprimait en particulier rarement sur la religion. Quand il y touchait, c'était d'une manière à peu près inintelligible pour moi, car il était un adepte de Jacques Boehme, le grand théosophe (2), et il se servait du langage du maître. Malgré cela chacun l'envisageait, même nos pasteurs, comme une sorte de prêtre du Dieu Très-Haut. C'est à lui qu'allaient les âmes qui venaient de faire quelque grand naufrage. Dieu sait combien lui ont demandé secours.

Un soir, par un beau coucher de soleil, Wagner m'accompagnait à la maison ; Il me déclara que j'étais appelé à devenir un prédicateur du doux nom de Jésus. Stupeur et effroi de ma part ! J'avais alors quatorze ans et de bien autres plans d'avenir. Le vieillard parla ainsi, les mains étendues sur ma tête pour me bénir : « Je sais que tu seras un jour un prédicateur du doux nom de Jésus. Ah ! Que Dieu te soit en aide ! » Je protestai vainement ; cette parole demeura fichée en moi comme une flèche. Le digne tisserand ne vit pas avant de mourir sa prophétie accomplie. Il avait cependant vu juste. Et son cri : « Ah I Que Dieu te soit en aide ! » retentit peut-être encore devant le trône du Dieu tout-puissant pour faire descendre sur moi la grâce divine. Qui sait ? Quoi qu'il en soit, le mot m'a souvent poussé à m'agenouiller pour réclamer le secours de Dieu.

Oh ! qu'il était vénérable ce chrétien à la piété puissante ! Quand j'appris sa mort, son entrée dans la maison du Père, j'étais en première du gymnase. Pendant plusieurs jours, je ne pus ni chanter ni rire. Instinctivement, je pris la nouvelle habitude de chanter des cantiques ayant trait à l'avenir éternel. Bien qu'attristé, je me sentais fier d'avoir joui de l'amitié paternelle d'un tel chrétien, de sentir qu'elle m'était conservée dans le ciel.

C'est par de tels témoignages que je fus amené à me rendre compte de ce qu'est la vie de la foi. Ils agirent sur moi bien plus que les discours des pasteurs, des professeurs et les livres. Les preuves avancées par les professeurs orthodoxes en faveur de l'Évangile étaient précédées de l'exposition des raisonnements de l'incrédulité ; le contenu de leurs livres me mettait en face de l'argumentation des adversaires. Mes études théologiques me plaçaient ainsi entre deux feux. Mais la douceur et la paix conservées par les chrétiens, dont j'ai entretenu le lecteur, au milieu de la fournaise de la douleur, étaient une apologie de l'Évangile à laquelle un coeur droit aurait malaisément résisté.

Je crois que le petit tailleur bossu, ma bien-aimée mère, le vénérable Wagner, ont exercé sur moi une influence assez profonde pour qu'il m'eût été impossible de devenir un incrédule. Pendant quelque temps j'ai, il est vrai, pataugé dans le bourbier d'une philosophie qui ne s'élevait pas au-dessus de la nature visible. Il était impossible que je périsse dans ce marécage. N'est-on pas sûr que Jésus-Christ est vivant et ressuscité, qu'il vit pour nous et en nous, quand on le voit à l'oeuvre dans les âmes simples qui le servent avec une foi vaillante, quand on l'a vu les rendre maîtresses d'elles-mêmes et du monde ?


1 Tersteegen naquit en Westphalie en 1677 et mourut en 1769. Maladif dès son enfance et devenu fabricant de rubans, mais donnant aux pauvres ce qu'il gagnait il fut souvent dans une gêne extraordinaire et passa par de grandes tristesses. En 1724, il signe de son sang l'engagement de servir Christ et bientôt renonce à son métier. Ce mystique est un grand poète. Ses chants, d'une forme classique, et d'une suavité pénétrante, sont entrés dans les divers recueils d'hymnes de l'Allemagne. (N. du T.).

2 Jacques Boehme, écrivain obscur, mais d'une riche imagination et d'un sentiment religieux profond, appelé aussi le cordonnier de Görlitz, parce qu'il exerça ce métier à Görlitz, naquit en 1575. Vivant dans la prière, il eut des élévations intérieures. Dans l'une d'elles il crut avoir contemplé « le centre de la nature et la lumière de l'essence divine ». Il admet que la création, sortie bonne des mains de Dieu, a été troublée par la chute de Lucifer. Le premier chapitre de la Genèse raconterait la reconstitution de la nature tirée du chaos, et la mission de l'homme aurait été d'achever cette réparation. Mais l'homme a fait une chute qui a nécessité la venue de Christ. (N. du T.).
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