Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

La joie du malheur d'autrui.

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Un correspondant féminin m'écrivit un jour avoir retiré beaucoup de bien de mes livres. Je puis rapporter son éloge sans orgueil, tout publiciste sachant qu'on n'a pas toujours le droit de se lier à de pareils compliments.

Cette dame me disait entre autres ceci : Elle avait appris de moi à traiter les hommes en général et en particulier les serviteurs qui vivent dans nos maisons avec amabilité ; elle avait surtout appris de moi que le secret du bonheur consiste à s'occuper du bonheur des autres. En revanche elle n'avait jamais pu admettre mes assertions sur la corruption du coeur humain ; elle pensait ou que je n'avais pas eu l'intention d'être pris complètement au sérieux à cet égard ou, oserait-elle aller jusqu'au bout ? que je souffrais d'une maladie de foie sans m'en douter, peut-être le sachant. Or chacun a pu lire que cette affection dispose au pessimisme. En s'examinant elle-même, elle devait avouer à la gloire de Dieu que son coeur était très bien disposé pour tout ce qui est noble et élevé.

Je lui répondis : « Veuillez me dire si vous n'avez jamais éprouvé une maligne joie en face du malheur d'autrui ? N'avez-vous jamais ressenti un vif plaisir intérieur à entendre raconter des choses défavorables sur le compte du prochain. Et si vous devez confesser qu'il en a été ainsi, ne serait-ce pas le symptôme d'une goutte de venin dans votre coeur ? »

La dame répondit naturellement par le silence. Le silence dura longtemps. Un beau jour toutefois je reçus ces lignes : « Des écailles me sont tombées des yeux ; ma vertu est à l'eau. Je sens profondément le besoin que j'ai de devenir une nouvelle créature, si je veux réellement plaire à Dieu. »

Lecteur, que pensez-vous de ce récit ? Cette dame serait-elle une exception, parce qu'elle avait découvert en elle cette terrible inclination qui consiste à jouir du malheur d'autrui ? Votre conscience ne vous reprend-t-elle point également sur ce sujet ? N'avez-vous pas, vous aussi, à adresser à Dieu la prière :

« O Dieu ! crée en moi un coeur pur (Ps. LI, 12.) ! »

Je ne veux pas paraître exagérer. J'accorderai volontiers, qu'à côté de ce penchant au fond monstrueux, il est en chaque âme d'homme une dose plus ou moins grande de pitié naturelle. Mais, auprès de la compassion, il est une tendance à se réjouir de ce qui nuit à autrui. On vous rapporte que votre voisin a laissé échapper une grosse sottise, qu'il vient de faire une spéculation malheureuse, que la fille de votre ami a rompu avec son fiancé, que le dernier livre d'un auteur s'est mal vendu. N'avez-vous pas humé une satisfaction à l'ouïe de ces propos ? Ne vous semblait-il pas que l'humiliation des autres vous élevait ? Bref, le penchant à se réjouir du mal d'autrui est en germe dans le coeur humain, et cette tendance suffit à démontrer notre corruption. Heureux celui que cette connaissance conduira à Jésus, le Roi de lumière et aussi le Roi de charité.



La joie du renoncement.

De toutes les paroles que j'ai entendues dans mon enfance, aucune ne me revient aussi souvent en mémoire que celle-ci : « Ne fais pas ceci, ne fais pas cela ! » Cette parole, que j'entendais alors du matin au soir, ne provoque actuellement en moi qu'un gai et reconnaissant sourire. Jadis elle a fait couler de mes yeux les larmes, des milliers de fois. J'étais un garçonnet fluet, menacé de plusieurs maladies, et, jusqu'à l'époque de ma confirmation, je figurais, au dire de plusieurs, sur la liste des condamnés, c'est-à-dire de ceux qui sont condamnés à mourir à bref délai.

Trois choses m'étaient particulièrement et constamment défendues : premièrement l'air trop vif, deuxièmement des aliments quelque peu difficiles à digérer, troisièmement l'excitation. Ma mère apportait-elle sur la table une tarte aux prunes, et nos regards se dirigeaient-ils avec avidité vers cette pâtisserie, j'étais sûr d'entendre mon père dire de sa voix tranquille : « Ma chère amie, tu sais que notre garçonnet n'en doit point manger. Donne-lui un biscuit et une tasse de lait. » Quand une brillante glace couvrait les étangs du voisinage ou que mes camarades se battaient avec des pelotes de neige, j'étais sûr d'entendre les mots : « Quant à toi, tu resteras à la maison, sans cela tu tousserais demain. Le vent du nord va se lever avec violence... » Lorsque, pour me distraire, je me dirigeais du côté du piano ouvert avec le désir d'y jouer quelque petit air, une main fermait précipitamment devant moi l'instrument, et l'on me disait : « Pauvre garçon, pas en ce moment, tu es trop nerveux ! » Étais-je plongé dans la lecture de Robinson Crusoé, quelqu'un s'exprimait ainsi : « Assez lu ce soir ou bien tu ne dormiras pas ! »

Comme ces défenses m'étaient insupportables ! Presque tous mes désirs étaient contrariés !
Mais un jour que j'avais entendu plus que de coutume le désagréable : « Ne fais pas ceci, ne fais pas cela ! », un ami de mon père qui se trouvait là, posa la main sur mon épaule et dit avec onction : « Mon cher enfant, console-toi, le renoncement est la source des meilleures jouissances. » C'était un Souabe, un homme très pieux. Il était envisagé dans le cercle de piétistes de notre voisinage comme une espèce d'oracle. Son conseil n'eut pas le don de me calmer, Et, quand j'y pense, je sens encore quelque chose de la colère qui en ce moment s'empara de moi. C'était l'indignation que peut faire naître la vérité prononcée sans sympathie, sans aucun accent miséricordieux. Je crois que si j'avais osé le frapper, je l'aurais fait. Je me bornai à répondre : « Si l'on me défend tout ce que j'aime en ce monde, pourquoi suis-je au monde ? »

Mon mouvement de colère était, j'en conviens, répréhensible. C'était une explosion de passion. Mais la parole du piétiste n'était pas non plus très digne d'éloges. Elle n'avait pas été d'un sage. S'il m'avait fait préalablement quelque joli petit présent pour compenser mes privations, sa réflexion, appuyée sur une base tangible et solide, aurait été la bienvenue. Je l'aurais méditée avec reconnaissance. On me comprendra mieux si j'ajoute que le saint homme n'avait point d'enfant et n'en avait pas eu.

Pourquoi raconté-je ce petit incident ? Parce que l'expérience et les années m'ont convaincu qu'une profonde vérité est cachée dans la réflexion du piétiste. Je l'ai pressenti au reste avant d'avoir cinquante ans, et si la réflexion n'avait pas contenu une importante leçon, elle ne serait pas restée dans ma mémoire. Il y avait là une vérité, quoiqu'elle fût mal dite et hors de propos. Cherchons-là. Nous n'aurons pas besoin pour la saisir de recourir à de longs raisonnements.

Mon excellente mère prit un autre chemin que le piétiste, en vue de me préserver du mécontentement, de remplir mon coeur de joie an milieu des renoncements auxquels j'étais obligé.
Elle travaillait incessamment à me pénétrer de cette pensée : Dieu t'aime ; tout ce qu'il fait est motivé par son amour, et quand il te refuse des satisfactions, qu'il t'impose des renoncements, il n'a à ton égard que des pensées de paix et de bénédiction. Elle évoquait sans cesse devant mes yeux la miséricordieuse image de mon Sauveur. Elle illustrait ses paroles de passages de la Bible bien choisis. Et elle était elle-même le meilleur commentaire de ses discours. Au milieu d'une vie difficile à bien des égards, elle demeurait constamment sereine. Je savais qu'elle puisait sa paix dans sa communion avec Dieu. Comment elle l'y trouvait, je ne m'en rendais pas nettement compte. Mais je devais l'apprendre un jour. Ce n'est pas en vain qu'une mère répétera à son fils : « Dieu t'aime » ; le contentement, la joie du coeur, la liberté de l'âme sont des plantes qui croissent sur le sol de la foi.

Non, ce n'est pas en vain qu'une mère chrétienne s'exprime ainsi, quand son attitude est une preuve vivante de ce qu'elle avance. Sans m'en douter croissaient en moi, sous l'influence maternelle, de divines semences. Et aujourd'hui, grâce à ma mère, grâce surtout à l'action de l'Esprit de Dieu, je suis persuadé qu'aucun homme ne peut être malheureux, dans quelque position que ce soit, s'il est un enfant de Dieu.

Ma mère était d'ailleurs une femme pleine de sagesse et pratique. Elle n'ignorait pas qu'on ne vit pas exclusivement de l'air du ciel. Elle entendait qu'on fit quelque chose en ce monde, qu'on s'occupât à un travail utile. Comme l'étude m'était presque interdite, elle m'imposait toutes sortes de petites besognes. J'avais à soigner nos fleurs, à nourrir nos oiseaux ; j'avais à dévider ses écheveaux, à écosser des pois pour la cuisine. Elle réussit à me faire croire qu'elle ne pouvait se passer de moi, que je lui étais indispensable, et qu'un pur bienfait du ciel à son égard m'empêchait d'aller à l'école.

Avant tout, elle m'enseignait à m'intéresser aux pauvres, aux êtres souffrants. Si j'effilais de la charpie, elle avait soin de me dépeindre les douleurs de ceux auxquels ces filaments de linge étaient destinés. Quand il m'était arrivé de bourrer, avec le tabac du docteur, la longue pipe à tête de porcelaine des patients, qui souvent attendaient pendant des heures mon père dans la chambre précédant son cabinet de consultation ; quand, dans cette chambre, j'avais égayé quelque enfant malade par la narration d'une historiette que je tenais de ma mère ; quand, dans l'un de mes bons jours, il m'avait été donné de porter un potage réconfortant dans la chaumière d'un pauvre homme et de voir couler ses larmes de gratitude, je ne pouvais m'empêcher de croire que le véritable bonheur est moins dans les jouissances extérieures que dans les oeuvres de l'amour.

Je ne me fais point passer pour un garçon modèle. Tout enfant, bien dirigé, à moins d'avoir un caractère exceptionnel, finira par trouver, comme je le trouvais, qu'il y a un véritable plaisir à obliger les autres. Excitez chez vos enfants le sentiment de la pitié, de la sympathie ; apprenez-leur à se rendre utiles. Que les enfants riches surtout sachent bien qu'ils sont moins heureux en cherchant à briller et à se grandir qu'en cherchant à procurer quelque joie à leurs alentours. Qu'ils songent à donner, non pas seulement la veille de Noël, mais souvent, et de nouveaux sentiments s'éveilleront en eux. Et nous aurons élevé une génération capable de résoudre la question sociale, sans le secours des baïonnettes.

Quant à moi, je fus peu à peu initié par ma mère à la connaissance des vérités de la Bible. Ce qu'il y a de meilleur dans ma théologie, je le dois à ma mère. Je me suis souvent amusé des contorsions de certains théologiens pour arriver à expliquer un passage tel que celui dont nous parlions : « Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il perdait son âme ? » Certes, je ne me serais pas hasardé à commenter oralement ce verset ou tel autre. Mais j'avais l'intuition du sens des promesses bibliques. Et ma confiance dans la certitude des déclarations de la Bible ne fut point ébranlée plus tard à l'université par les arguments de Strauss, de Hegel, de Büchner, pas plus que par les ironies de Renan.

Le vieux piétiste souabe n'avait donc point tort en me disant : « Le renoncement est une source de joie. » Oui, le renoncement et les privations en sont une, parce qu'ils vous font soupirer après quelque chose de meilleur, après quelque chose que le monde ne saurait donner, que le monde ni la mort ne peuvent enlever.

Cette réflexion est encore vraie pour une autre raison. Le renoncement renouvelle en nous la faculté de jouir. Chaque jour, à chaque heure nous rencontrons des existences attristées, vouées au dégoût. Elles sont en général le fruit de l'abus du plaisir. Le pessimisme est inspiré par l'amertume que distille dans l'âme la passion du plaisir déçue et lassée. Les parents qui se hâtent de combler tous les voeux de leurs enfants, de leur accorder toutes leurs demandes, qui jamais ne les ont familiarisés avec le renoncement et les privations, préparent le malheur de ceux qu'ils comblent, les blasent et tuent d'avance en eux la faculté de jouir.

Je ne veux pas dire que les parents ne doivent pas désirer voir leurs enfants joyeux. Je pense le contraire. De même que les fleurs se tournent naturellement du côté du soleil, de même les enfants se tournent naturellement vers la joie. Dieu le veut ainsi. Mais le renoncement momentané à un bien nous le fait ensuite apprécier davantage. Puis il s'agit surtout de savoir où gît la véritable joie.

Un digne pédagogue me dit un jour avoir coutume de répéter à ses élèves la maxime suivante : « Ce qui rend l'homme heureux ce n'est pas le désir accompli, mais le devoir accompli. » La pensée n'est juste que si l'on range parmi les devoirs l'amour de Dieu, l'amour des hommes. Je ne puis me figurer le devoir qu'illuminé par la présence de Dieu et la perspective d'une bien heureuse éternité. Sans cela le devoir me laisse froid. Jamais l'homme ne sera heureux s'il ne se sait sauvé, toujours plus sauvé, en marche par la grâce de Dieu, vers la félicité et la gloire à venir.

Au reste, le bonheur de l'enfant, à côté de ces réalités invisibles dont il a lui aussi besoin, réclame peu de chose. L'enfant auquel il faut beaucoup d'argent, beaucoup de jouets ressemble à l'homme auquel Il faut beaucoup de propriétés mobilières et immobilières. Tous deux sont des esclaves, soumis à des conditions qui ne se trouvent que difficilement. Nos parents nous apprenaient à nous contenter de peu. Et quand nous demandions quelqu'un des petits voyages accordés à nos camarades, et qui nous faisaient envie, mon père répondait volontiers d'un ton sec : « Vous avez le temps de voir cela, d'aller là. Chaque chose en son temps ! »

Mon père avait raison. J'ai joui doublement plus tard, à cause de sa sévérité, à cause des privations auxquelles me condamnait mon état de santé. Quand sont venus les jours de force, passés par des millions d'hommes dans l'ennui ou l'irritation, je bénissais Dieu du fond de mon âme. Le monde, ses biens, ses joies légitimes, à l'heure où ses trésors me furent ouverts, devinrent pour moi un sujet d'admiration. Je n'ai pas eu plus que d'autres l'occasion de me trouver en face des beautés de la nature, des chefs d'oeuvre de l'art, de goûter les distractions de la société, cependant j'ai joui plus que beaucoup d'autres, parce que j'étais préparé à jouir. J'avais des yeux qui n'avaient pas beaucoup vu, prêts à s'étonner, un coeur disposé à la reconnaissance et sensible.

Je conclus : le piétiste souabe m'a dit une parole dure, mais profonde. J'espère pouvoir le remercier un jour dans le monde invisible, au bord du fleuve des eaux vives, à l'ombre des palmiers éternels. En attendant, j'espère avoir fait signe à quelqu'un de mes lecteurs, lui avoir montré une nouvelle fois le chemin du bonheur.



La confession de nos péchés.

I

Avant de vous engager dans la carrière de l'écrivain, livrez-vous trois fois à la réflexion. Il est aujourd'hui tant d'auteurs, qu'il est bien difficile de se faire une place parmi eux. Ou bien vous n'aurez aucun succès, et de cela que résultera-t-il ? Si vous êtes modeste, vous sourirez de l'illusion nourrie par vous sur votre talent, à moins que vous ne soyez humilié. Si vous n'êtes pas modeste, vous vous indignerez de la stupidité du public qui n'a pas su discerner vos heureux dons. Dans les deux cas vous aurez perdu votre temps. Mais je suppose que vous réussissiez - Vous voilà honoré, me dites-vous ! Assurément, mais l'honneur qui vous échoit aura sa rançon. Vous obtenez une influence, et, si vous vous en servez dans l'intérêt de la vérité, votre oeuvre pourra être riche en bénédictions dans le temps et dans l'éternité. Prenez garde toutefois à la responsabilité qui désormais pèse sur vous et qui n'est pas mince.

Adieu tout d'abord à votre repos ! Quiconque vous a lu se croit obligé de s'occuper de vous. Vous ne vous appartenez plus, vous appartenez au public.

Voici d'abord la troupe des admirateurs : ils manient l'encensoir. Avez-vous la grande simplicité d'en croire leurs louanges, vous perdrez bientôt le sens des choses. Vous contraindrez Dieu à vous faire passer par d'amères et humiliantes expériences, par la souffrance, pour vous remettre sur vos pieds et vous apprendre à fouler la terre à la façon des simples mortels. Ensuite voici venir les critiques. Peut-être ne goûtent-ils point votre manière d'écrire. Dès lors ils vous accuseront aisément d'être un corrupteur des esprits ; le moins qu'ils diront c'est que votre langue est détestable. Peut-être aurez-vous affaire à des gens envieux. En ce cas ils ne vous laisseront pas un cheveu sur la tête. Ainsi que vous l'apprend le proverbe :

Qui bâtit sa maison sur le chemin public
Entendra des passants maint méchant pronostic.

Les passants travailleront à vous dégoûter de votre maison, et y réussiront plus ou moins, si vous n'avez pas l'épiderme d'un pachyderme.

Beaucoup imaginent d'exploiter l'écrivain en vue, et de s'en faire un cheval de renfort. Vous avez de l'influence. Ils voudront la mettre à leur service. Celui-ci ou celle-là (les dames aujourd'hui ne restent pas volontiers dans l'obscurité) vous envoie un manuscrit destiné à faire époque. On vous prie de le parcourir, d'y écrire une préface, d'intéresser votre éditeur à sa publication. On oublie que l'appréciation d'un manuscrit prend du temps et qu'intéresser un éditeur n'est pas chose aisée.

Monsieur N. éprouve des embarras d'argent. Vous recevez de lui les lignes suivantes : « Auriez-vous l'obligeance de m'avancer sans intérêt une petite somme. Il s'agit pour vous d'une bagatelle, seulement d'une dizaine de mille francs ; je me contenterais de cinq mille. » Vous avez dans vos ouvrages montré des sentiments généreux : Une gouvernante recourt à vous pour lui trouver une place - un employé renvoyé vous demande un poste ; un détenu voudrait que vous adressiez une requête pour remise de sa peine. Vous avez à rétablir en selle ceux qui sont tombés de cheval ; votre cabinet devient une agence, un bureau de placement.

Vous aurez affaire avec des quémandeurs plus supportables. Les uns vous écriront dans le but d'engager une intéressante correspondance et, pour se faire connaître à vous, jugeront à propos de raconter leur vie en quarante pages. D'autres prendront la plume simplement pour vous avouer qu'ils voudraient bien avoir votre talent de conteur ; d'autres viendront à vous pour vous prier de leur réserver vos timbres rares, attendu qu'ils collectionnent et qu'il vous arrive des lettres de toutes les parties du monde. Des derniers, les plus inoffensifs, se borneront à implorer de votre obligeance un autographe.

Ce n'est pas tout. De bonnes âmes, privées d'appui, mettront sincèrement en vous leur confiance. Elles vous écriront pour obtenir des conseils. Involontairement vous serez leur confesseur. Et rien n'est plus sérieux. Oui, à côté des expressions d'un fol enthousiasme, de flatteries, vous aurez à lire les plaintes désolées d'âmes solitaires, abandonnées, en quête d'un guide. Or malheur à qui scandaliserait un seul des petits, des frères de Jésus-Christ. Il n'importe que ce petit habite dans un château, qu'il soit une diaconesse ou un pauvre prisonnier.

J'aurais, sur tous les ennuis et les responsabilités que je viens d'énumérer, plus d'un fait significatif à raconter. Je me bornerai à la communication suivante qui est propre à faire réfléchir la foule des candidats à l'art d'écrire.


II

Aucun des nombreux ouvrages que j'ai publiés depuis trente ans ne m'a attiré autant de lettres que le simple article de journal publié sous ce titre : Confessez vos péchés les uns aux autres. Je montrais dans ce travail qu'en beaucoup de cas le pécheur arrive seulement à la paix du pardon et de la communion avec Dieu après avoir confessé sa faute à un homme.

Si j'avais prévu tous les tracas provoqués par cette thèse, qui est encore la mienne, j'aurais sans doute gardé le silence. Des milliers de lettres me sont parvenues à ce sujet, parties de maisons de paysans et de palais. Il en est parmi elles de fort émouvantes. Aux premiers je devais servir de confesseur. Les seconds me demandaient à qui leur devoir était de se confesser. Le mari devait-il s'adresser à sa femme ; le fiancé à sa fiancée ? Que de péchés j'ai entendu avouer ! Comme le vieux mot du psalmiste reste éternellement vrai :

Tant que je me suis tu mes os se consumaient,
Je gémissais toute la journée (Ps. XXXII, 3).

On me paria d'infanticide, d'une tentative de meurtre sur un conjoint, de commencement de suicide, de captation d'héritage, d'un incendie allumé, de toutes sortes de crimes demeurés ignorés du monde. Et aussi des scrupules qui peuvent empêcher de participer à la sainte Cène lorsqu'on a eu de mauvaises pensées, lorsqu'on a accompli quelque petit larcin dans sa jeunesse, lorsqu'on a professé quelque cinquante ans auparavant des théories immorales. Ah ! la mémoire a beau s'affaiblir avec les années, elle ne perd pas le souvenir des péchés commis. Celui-ci peut dormir en nous pendant des années, il se réveillera un beau jour tout à coup et criera à la pauvre âme : « Je suis là, toujours là ! que feras-tu pour m'effacer ? »

Oh ! que la vie serait insupportable, s'il n'existait un Dieu pour pardonner. Ce sont les plus nobles, les plus sérieux qui souffrent le plus du passé. Heureux qui a bien compris l'Évangile, qui peut dire avec le vieux Symbole : « Je crois la rémission des péchés. » Heureux celui en qui la crainte de la sainteté fait place à la joie de la grâce reçue.

Mais quelle est la condition du don de cette grâce ? J'estime que nous serions tous, les uns comme les autres, absolument perdus si nous avions à offrir à Dieu autre chose que la tristesse de nos repentirs. Non, Dieu ne nous demande rien de plus. Mais il ne demande aussi rien de moins. Celui qui ne juge pas le péché comme le péché mérite d'être jugé, qui entreprend de s'excuser, celui-là n'est pas dans la vérité. Il n'est pas non plus, dès lors, sur le chemin de la grâce.

J'ai sous les yeux deux vieilles lettres. Elles confessent toutes deux de graves fautes. Toutes deux furent écrites à la suite de la lecture de mon article : l'une du fond d'une maison de détention, l'autre d'un château, que le lecteur n'ira pas chercher sur la carte d'Allemagne.
Celle qui me vint d'un château commence par ces mots significatifs : « On pend les petits voleurs, on laisse courir les grands. »

C'est là sans contredit une vérité qui chaque jour saute aux yeux et en même temps crie vengeance. L'auteur de l'épître est un meurtrier, de plus il a porté atteinte aux liens sacrés du mariage. Il a commencé par la seconde faute et c'est elle qui l'a conduit au meurtre. Il est vrai que le sang répandu l'a été dans un duel, et l'on sait que le duel est accepté dans les hautes classes de la société. Le grand seigneur dont-il s'agit prit à un vieil ami sa femme, puis la vie. En tuant il avait observé toutes les règles de l'honneur. Il n'en fallait pas davantage pour qu'il fût gracié.

J'ai déjà invité le lecteur à ne pas chercher sur la carte le château dans lequel habite ce personnage. Sachez-le pourtant : c'est sur la prière de l'auteur de la lettre que je raconte ces faits. Il a voulu qu'on les connût. Il a pensé que sa confession pourrait être utile à d'autres. Malgré la grâce dont il a été l'objet de la part de la justice humaine, il souffre dans sa conscience, au moment où il écrit, les tortures de l'enfer et se sent sous le poids de la colère de Dieu.

Toutefois la confession n'est pas aussi franche qu'elle aurait dû être. Le coupable parle beaucoup d'impulsions irrésistibles, de passions héréditaires ; il se plaint d'avoir connu des heures où sa volonté était sans forces ; il rejette sa faute sur des entraînements extérieurs, sur des tentations auxquelles, dit-il, un ange même n'aurait pas résisté. Je lui répondis, et je cite ici ma réponse pour l'instruction de ceux qui seraient dans le même cas : « Une grande culture prédispose aux illusions sur soi-même. Aussi Jésus s'écriait-il : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux Intelligents, et de ce que tu les as révélées aux petits (Matt. XI, 25.). »

L'histoire de l'auteur de la seconde lettre va nous prouver la vérité du mot de l'auteur de la première : « On pend les petits voleurs, on laisse courir les grands. » Cette seconde lettre est écrite par un ouvrier sellier, condamné à plusieurs années de détention. Elle est accompagnée de quelques lignes de recommandation du chapelain de la prison. Celui-ci raconte que le détenu est fils de parents pieux, qu'il a fréquenté une mauvaise société, ce dont il n'a pas tardé à ressentir les effets. Un soir, dans un café, la fiancée du détenu fut insultée grossièrement devant lui par un compagnon menuisier ayant trop bu. Une rixe suivit. Le menuisier fut blessé grièvement. Là-dessus arrestation du sellier, jugement, condamnation à plusieurs années de détention. Naturellement il ne fut pas gracié comme l'avait été le duelliste. Dans la prison le jeune homme avait fait des réflexions ; il était rentré en lui-même et avait retrouvé la communion de son Dieu. Il accomplissait le travail auquel il était astreint dans un esprit de soumission et de prière. Le chapelain l'envisageait comme un ouvrier modèle.

Mon correspondant, dans sa lettre que je lus après celle du châtelain, n'essayait pas de se justifier comme le duelliste. Il m'écrivait : « J'ai abandonné mon Dieu et mon Sauveur. C'est pour cela que j'ai roulé dans l'abîme. Mais je puis compter, n'est-ce pas, sur le pardon de la miséricorde divine ? »

L'ouvrier a donc pris le taureau par les cornes, j'entends qu'il n'a pas cherché à atténuer son crime. Il est heureusement vrai qu'en beaucoup de cas le criminel le devient sans préméditation. On peut alors lui appliquer la prière de Jésus pour ses bourreaux : « Ils ne savent ce qu'ils font. » Il est encore vrai que Dieu voit dans nos forfaits les plus épouvantables, des raisons d'être clément, des motifs d'accorder le pardon quand le repentir se produira. Mais le coupable doit laisser à Dieu le soin de découvrir dans sa conduite les circonstances qui pourraient l'excuser.

Malheur à vous, si vous vous servez des arguments des philosophes déterministes sur l'irresponsabilité les fatalités héréditaires, et si vous tentez de vous décharger de votre culpabilité en vous posant comme le jouet de puissances plus fortes que vous. Tel qui ne parle pas du pouvoir de l'hérédité parlera du pouvoir du diable. Mais la chose ne vaut guère mieux. J'admire la simplicité du compagnon sellier : « J'ai abandonné mon Dieu et mon Sauveur. » C'est là le péché capital, bien que le monde n'appelle pas cela un péché. Voilà la source empoisonnée d'où jaillissent les fautes petites et grandes, diverses suivant les circonstances et les tempéraments.

La confession : « J'ai abandonné mon Dieu et mon Sauveur » est douloureuse. Pourtant c'est elle qui ouvre la porte de l'espérance. Qui cherche Dieu finit par le retrouver. Béni soit Dieu de s'être révélé en Christ comme un Dieu miséricordieux, dont les compassions n'ont point de limites, disposé à pardonner nos péchés, si grands soient-ils, dès que nous nous affligeons sincèrement sur eux.

C'est au compagnon sellier si profondément sincère, mais aussi au châtelain, quand, à son tour, il s'est résolu à être sincère, que s'applique le mot de Jésus « Je ne mettrai pas dehors celui qui vient à moi (Jean VI, 37.).

 

Reviens, ô pauvre enfant, reviens,
Retourne enfin auprès des tiens !
Prosterne-toi repentant, prie
Le juge divin de la vie !
Telle qu'est ton âme, offre-la,
Dis : tel que je suis, me voilà,
Et le tendre pardon d'un Père
Reposera sur ta prière.

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