Je sais peu de paroles du Sauveur plus connues
que celle-ci : « À quoi
servirait-il à un homme de gagner tout le
monde, s'il perdait son âmes ? ou, que
donnerait un homme en échange de son
âme
(Matt.
XVI,
26.) ? »
Je ne suis jamais parvenu à comprendre
comment des hommes peuvent être assez
déraisonnables, qu'ils soient païens,
juifs, mahométans, surtout s'ils sont
chrétiens, pour passer avec insouciance
devant cette déclaration du Sauveur. Elle
porte en elle-même une divine
évidence. Elle se justifie d'elle-même
devant l'âme quand celle-ci est
sincère.
Si les secrets que nous révélera
l'éternité venaient à
être dévoilés, je ne doute pas
qu'on pût écrire un livre tout entier
sur les effets salutaires de ce petit mot,
tombé des lèvres du Sauveur du monde,
au pied des montagnes du Liban. Et quel livre que
celui-là ! Il ferait défiler
devant nous des hommes, des femmes sur le point de
s'engager dans des sentiers
détournés, où leurs âmes
auraient couru les plus graves dangers ; nous
les verrions arrêtés par ce seul mot,
venu à eux comme un messager céleste
pour les avertir de la part de
Dieu. Le livre nous parlerait de milliers qui
étaient arrivés à la fortune,
aux honneurs, à la
célébrité, et tout prêts
à être saisis par le vertige du
succès, l'ivresse de l'orgueil ; mais
voici, un chrétien fidèle est
allé un jour à eux et a
prononcé devant eux le mot de Jésus,
ce seul mot. Peut-être est-ce l'Esprit de
Dieu qui a tout à coup rappelé
à leur coeur cette parole, et leurs yeux se
sont ouverts, ils ont vu avec effroi l'abîme
dans lequel ils allaient rouler, Ils sont
rentrés en eux-mêmes.
J'en appelle à mes lecteurs. Quelqu'un
d'entre eux ne pourrait-il pas nous raconter, rien
qu'en consultant ses souvenirs personnels, les
grandes choses que ce mot est capable
d'accomplir ?
La parole dont il est ici question ne revêt
toute son importance que lorsqu'on la replace dans
son contexte. Nous sommes dans le site alpestre et
solitaire de Césarée de Philippe,
où Jésus a conduit ses apôtres.
Là, dans le silence qui les environne, le
maître leur a posé cette
première question : « Qui
dit-on que je suis, moi, le Fils de
l'homme ? » Bientôt il en
vient à cette seconde question plus
capitale : « Et vous, qui dites-vous
que je suis. » Devant cette
dernière interrogation, l'écrirai-je,
plus d'une fois je n'ai pu m'empêcher de
songer à la question suprême,
décisive, que le jeune homme pose à
la jeune fille aimée depuis longtemps d'une
affection silencieuse :
« M'aimes-tu ? »
En cette circonstance ce fut le
« Oui » attendu et désiré qui se fit
entendre. Il retentit avec éclat dans la
bouche de la petite communauté de disciples,
laquelle se tenait un peu devant Jésus comme
la fiancée devant son fiancé. Pierre
se faisant l'organe de tous s'écria :
« Tu es le Christ, le Fils du Dieu
vivant ! » Dans cette confession,
les disciples donnaient leurs coeurs et leurs vies.
Et c'est assurément d'une voix joyeuse que
Jésus félicita Pierre, qu'il mit le
sceau de sa bénédiction sur le pacte
qui venait d'être conclu.
Scène pleine à la fois de charme et
de grandeur ! Mais, ô surprise ! en
ce moment si doux, au moment où il vient de
récompenser l'aveu de son apôtre en
lui ouvrant les plus glorieuses perspectives,
Jésus, par une dureté en apparence
incompréhensible, se met à parler
à ses disciples de ses souffrances et de sa
mort. « Dès lors, nous est-il dit,
il commença à faire connaître
à ses disciples qu'il fallait qu'il souffrit
beaucoup, qu'il fût mis à mort
(Matt.
XVI, 21.). »
Une soudaine horreur s'est emparée des
auditeurs. Elle a surtout accablé Pierre,
qui recule atterré. L'apôtre, pour en
revenir à ma comparaison, éprouve les
émotions de la jeune fiancée qui,
venant de se lier pour la vie avec l'homme de son
choix, inondée d'espérances
radieuses, passerait de la joie à la peur,
en entendant son bien-aimé tout à
coup lui révéler un mystère
effrayant, un secret formidable dans son existence,
des luttes terribles à
soutenir.
Vraiment, c'en est trop. Enhardi par
l'encouragement qu'il a reçu du Sauveur
après son aveu, Pierre ose reprendre le
Seigneur. Il lui dit : « À
Dieu ne plaise ! Cela ne t'arrivera
pas. » L'intention était bonne, et
pourtant le jugement porté par Jésus
sur cet acte de Pierre est sévère.
C'est avec une véhémence
particulière, rare chez lui, qu'il repousse
la suggestion de l'apôtre. Il le surnomme
« Satan »
« Arrière de moi,
Satan. » Satan dans la tentation du
désert n'avait-il pas essayé
d'éloigner Jésus de la croix ?
Non content de cet avertissement donné
à Pierre, Jésus poursuit en
prononçant cette sévère
instruction, qui s'adresse aux disciples de tous
les temps : « Si quelqu'un veut
venir après moi, qu'il renonce à
lui-même, qu'il se charge de sa croix et
qu'il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie
la perdra, mais celui qui la perdra à cause
de moi la trouvera. »
C'est ici que se place le mot sur lequel j'ai
attiré l'attention du lecteur :
« Et que servirait-il à un homme
de gagner tout le monde, s'il perdait son
âme ? ou que donnerait un homme en
échange de son âme ? »
Il semble que le Sauveur veuille nous dire :
Vous souhaitez couler ici-bas des années
tranquilles, jouir de la vie, gagner le
monde ! Vous êtes dans une grave erreur
sur ce qui vous est avantageux. Le sage s'occupe de
son âme, veut la garder, l'élever.
Quand on néglige l'âme, on peut la
perdre. Il n'est plus alors pour l'homme d'espoir
ni de salut. Mais, lorsque le souffle d'en haut est
descendu sur une âme pour la
vivifier, elle s'avance au devant d'une grandeur et
d'une gloire certaines. Une âme, ne l'oubliez
pas, vaut plus que le monde entier.
Je vous le demande, qui s'était jamais
ici-bas exprimé avec cette hauteur de
vues ? « Gagner tout le
monde, » avez-vous réfléchi
à ce que cela embrasse ? Vous avez
devant vous, en cet instant, tout ce que le monde
vante et apprécie : honneur,
réputation, l'amour le plus digne d'envie,
la beauté la plus belle ! Ce n'est pas
une illusion. Un clair soleil brille sur toutes ces
réalités. Il vous suffit
d'étendre la main pour les saisir ! Ne
faudrait-il pas être fou ou avoir perdu toute
capacité de jouir pour dédaigner tout
cela ? Pourtant le Sauveur nous déclare
que tout cela n'est pas digne d'un effort, si de la
possession doit résulter la moindre blessure
pour votre âme. Cette âme que nous
avons, toute invisible qu'elle est, fût-elle
celle du plus pauvre, du plus inconnu, est donc,
d'après le mot de Jésus, infiniment
plus précieuse que les splendeurs
réunies de l'univers visible.
Certes, celui qui s'est exprimé ainsi
croyait à l'existence de l'âme. Il
croyait encore cette âme capable d'une vie
divine et immortelle.
Dans un enseignement religieux donné
à de jeunes garçons, je citais un
jour la parole dont nous nous occupons. Un de mes
jeunes auditeurs se mit à dire :
« Mais Jésus aurait dû tout
d'abord prouver que nous avons une
âme ! » L'élève
qui parlait ainsi appartenait à la
troisième classe du Gymnase et avait pris un
accent légèrement railleur. Une bombe
éclatant au milieu d'une compagnie de
soldats ne produirait pas plus d'effet que cette
exclamation intempestive du petit sceptique n'en
eut sur mes catéchumènes. Les uns
riaient, les autres se regardaient
horrifiés. Tous s'attendaient à une
verte réprimande, beaucoup peut-être
à de la colère de ma part.
Heureusement j'eus l'esprit de rester tranquille.
Vingt ans se sont écoulés depuis
l'incident. L'élève de
troisième n'est plus en troisième.
C'est un personnage du grand monde. Longtemps avant
que nous nous séparâmes il apprit
à reconnaître qu'il possède une
âme immortelle et, chose plus importante
encore, que Jésus est le Sauveur de cette
âme. Aujourd'hui, s'il lit ces lignes, il ne
pourra que sourire de son incartade qui avait pour
but de jeter en moi quelque trouble.
Malheureusement des millions raisonnent à
l'heure actuelle comme ce jeune garçon.
Notre génération voit la fin d'un
siècle ; dès lors elle est
passablement sceptique, disposée à
hocher la tête à la façon des
vieillards, et manque de la simplicité avec
laquelle il faut regarder la vérité
si l'on veut la discerner. Elle réclame en
tout et pour tout des preuves. Bientôt nos
enfants raisonneurs voudront constater, sur le vu
de leur acte de naissance, que leur père et
leur mère ont légitimement droit
à ce titre. Et l'acte ne détruira pas leur dernier
doute... Ne sait-on pas qu'il est beaucoup d'actes
falsifiés ? Pourquoi ne serait-ce point
ici le cas ?
La méthode de Jésus n'était
pas d'argumenter. Il énonçait la
vérité, lui laissant le soin de se
justifier. Bien que les matérialistes
abondassent autour de lui, le Sauveur n'a jamais
tenté de démontrer que nous avons une
âme. Cela ne se démontre pas. S'il
vous faut commencer par prouver, à grand
renfort de pièces, à votre enfant que
vous êtes sa mère, qu'il vous doit le
jour, la vie, pensez-vous que vous en ferez jamais
un fils reconnaissant ? Tant que la voix du
coeur n'a pas parlé, toutes vos peines
seront inutiles.
La voix du coeur a dans tous les temps
révélé à l'homme qu'il
possède une âme. C'est sans doute
l'Évangile qui le premier a mis en pleine
lumière le prix inappréciable de
cette âme. Mais avant lui on se doutait de
l'existence de celle-ci.
Un curieux recueil de cantiques rationalistes,
oeuvre d'un passé heureusement disparu,
contient les vers suivants :
- Sûrement je suis immortel,
- J'en ai la preuve légitime
- Écrite dans mon for intime,
- Je tiens l'argument pour réel.
Est-ce assez plat ? Est-ce que l'hypocondre
lui-même ne sourirait pas en apprenant qu'on
a pu envisager de tels vers comme
de la poésie, même les chanter
pieusement dans une église ? Une
profonde vérité est pourtant
renfermée dans cette prosaïque strophe.
Quiconque s'est examiné avec attention sait
qu'il n'est point absolument semblable à la
taupe ou au limaçon. Le vif et actuel
débat sur la parenté de l'homme avec
l'animal, débat qui de temps en temps se
ranime dans la presse, nous assure sans
réplique que l'homme n'est pas un animal.
S'il en était un, est-ce que la chose ne
sauterait pas aux yeux ? Est-ce qu'on
songerait à la prouver ? Est-ce qu'un
animal raisonne d'ailleurs ? Oubliez-vous
aussi le fait significatif, le grand fait de
l'existence de la foi religieuse, de son histoire,
de sa naissance avec le coeur humain ?
N'allez pas croire que je vais essayer ce à
quoi Jésus s'est refusé, tenter une
démonstration superflue, et stérile
de l'existence de notre âme. Je n'en ai nulle
pensée. Je dis seulement que ce mot de la
première page de la Bible :
« Dieu créa l'homme à son
image, il le créa à l'image de Dieu
(Gen.
I, 27.) »,
éveille l'assentiment intérieur de
chacun de nous. Tout ce qui s'est fait de grand
dans le domaine de la religion et de la
civilisation suppose chez l'homme une âme
capable d'aspirations divines. Ôtez cette
croyance, l'humanité descendra
véritablement au niveau de l'animal.
« Oui, mais la science ! Les
résultats acquis de la
science ! » me crient plusieurs
lecteurs dont le visage a pris un pli
sérieux. D'après une opinion en effet assez répandue
la science
aurait prouvé que l'âme n'existe
pas.
Le propos est d'une telle insanité que je
sais à peine comment y répondre.
J'aurais trop de choses à dire. En premier
lieu la science n'existe pas. Ce qui existe ce sont
des sciences diverses. Or, si je m'adresse à
la philosophie, je ne l'entends nullement nier
l'âme par l'unanimité de ses
représentants. Vous me citez les sciences de
la nature. Vous demandez si, à
côté d'illustres savants, appartenant
aux sciences physiques et croyant en la Bible, il
n'est pas d'autres savants ayant écrit
contre l'existence de l'âme ? Je
l'avoue. Mais quelle est la raison de leur
négation ? C'est qu'au bout de leur
scalpel, de leur microscope, ils n'ont jamais
rencontré une âme. Et qu'y a-t-il
là d'étonnant ? Nos instruments
découvrent-ils la substance de
l'univers ? Ne laissent-ils pas autour de
nous, à droite et à gauche, des
abîmes de mystères ?
Les sciences physiques s'occupent des
phénomènes du monde visible. Quant
à l'invisible il demeure hors de notre
portée. C'est lui qui est l'objet de la foi.
Et la révélation fait connaître
ce monde de l'invisible à quiconque a faim
et soif de Dieu. Or, il est autant d'âmes
altérées de vérité
religieuse parmi les représentants des
sciences physiques que dans n'importe quelle classe
de la société.
Il n'y a pas longtemps sans doute que les
coryphées du matérialisme
répétaient, aux applaudissements de
nombreux disciples : « Ce que l'on
appelle l'esprit est une fonction
du système nerveux. Pensées,
sentiments, volontés sont de pures
sécrétions du cerveau. Tout finit
pour nous à la mort. »
Ces accents néfastes se sont heureusement
perdus dans les airs. Tel le croassement des
corbeaux cherchant quelque cadavre à
dévorer. On a découvert que ces
vérités prouvées n'en
étaient pas. Aujourd'hui nos savants
montrent plus de réserve. Ils osent affirmer
que notre vie est pleine de mystères et que
personne n'a le droit de limiter l'essor futur de
notre esprit. Ils n'identifient plus celui-ci avec
le cerveau et voient seulement dans le cerveau le
siège ou l'organe de l'activité
mentale.
Au fond, les sciences naturelles ne sauraient
démontrer que l'âme humaine n'existe
pas, comme elles ne sauraient non plus
démontrer qu'elle existe. L'existence de
l'âme est l'objet d'une croyance instinctive,
que l'on rencontre à tous les degrés
de la civilisation, chez toutes les races. Mais ce
qui n'était qu'une clarté vague est
devenu une brillante lumière, grâce
à l'Évangile.
Maintenant, dès que vous êtes
persuadé d'avoir une âme, celle-ci
prend à vos yeux une importance capitale.
Les choses visibles sont fugitives. Notre vie
visible tout entière est une vapeur qui tend
à s'évanouir. Mais l'âme, parce
que sa vocation est d'être immortelle,
s'élève au-dessus des choses visibles
autant que l'éternité au-dessus du
temps. Dés lors, il s'agira pour nous, avant
tout, de songer à l'éducation de cette âme, de
l'éclairer, de la cultiver, de l'orner, de
la rendre noble et sainte. Ce qui lui cause quelque
dommage, comprenons-le, est un indicible
malheur : « Que servirait-il
à un homme de gagner tout le monde, s'il
perdait son âme ? ou, que donnerait un
homme en échange de son
âme ? »
La contre-partie de cette parole serait
celle-ci :
Quelle serait la perte subie par l'homme, quand
bien même il perdrait tout le monde, s'il
venait à gagner son âme ? Ne
pensez point, lecteur, que je parle de la perte du
monde avec un coeur léger. Nullement. Je
liais les déclamations religieuses. Perdre
tout le monde, ah ! ce n'est pas peu de chose.
Voir sa fortune anéantie, n'en perdre
même qu'une part, n'est pas mince affaire. Il
est des gens que vous entendez dire : Qu'est
donc cette vie ? Que sont ces biens ? Du
sable, une vile poussière, un objet de
tourment... Et vous les voyez extrêmement
troublés, quand ce sable et cette
poussière s'échappent de leurs mains.
Quel souvenir angoissant que celui de la
séparation de nos bien-aimés lorsque
la mort nous les a pris ! À cette
pensée, tel d'entre nous a senti son front
se mouiller d'une sueur froide. N'est-ce rien
encore que de voir sa santé atteinte, quand
ce ne serait que dans un seul de nos organes ou de
nos membres, oeil, bras, pied ? Comment
qualifier enfin l'infortune de celui auquel la
calomnie a ravi son honneur, sans qu'il lui soit
possible de se réhabiliter ?
Croyez-moi, c'est chose grave, chose amère
que de perdre de la sorte le
monde, un lot quelconque des biens de ce monde.
Mais cette perte deviendra immédiatement
pour vous un gain, si elle vous engage à
vous occuper davantage de votre âme. Nous
devons les plus beaux hymnes de David aux
persécutions du roi Saül. Celles-ci
durèrent à peu près une
dizaine d'années. David dut renoncer pendant
ce temps à tout ce qu'il aimait, à la
vie de famille, à l'amitié, à
la réputation, à la liberté et
à la sécurité. Mais il sut, en
perdant le monde, garder son âme et la
sauver. Comment cela ? En la consacrant
davantage à Dieu. De cette
consécration sont nés de beaux
psaumes. Et une multitude de croyants pourraient
affirmer également qu'ils ont
goûté, au milieu des plus dures
épreuves, d'ineffables
bénédictions, parce que leurs
douleurs les ont amenés à la fois
à rentrer en eux-mêmes et à
sortir d'eux-mêmes.
Une seule chose importe : notre
préparation à notre vocation
éternelle. Tout ce qui sert à ce
travail est grand, tout ce qui l'entrave est petit,
alors même que le monde l'appellerait grand.
- Éternité, éternité,
- Fais briller sur nous ta clarté !
- Montre-nous le néant des choses misérables,
- Mais grandis à nos yeux tous les biens véritables.
- Éternité, éternité,
- Fais briller sur nous ta clarté
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |