L'ORAISON
DOMINICALE
Considérée comme un
résumé du christianisme
ATHANASE
COQUEREL
l'un des
Pasteurs
de l'Église réformée de
Paris
1850
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VI
LE DOUBLE PARDON DES OFFENSES
Pardonne-nous nos offenses comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont
offensés.
(Saint Matthieu, VI, 12.)
Mes FRÈRES,
Paix sur la terre ! Bienveillance envers
les hommes ! Voilà les premiers
articles de la seconde alliance, les
premières promesses du Christianisme ;
voilà, dès la Nativité, les
premiers mots de cette langue nouvelle que
l'Évangile venait apprendre aux hommes
à parler entre eux et avec le ciel. Il est
simple et naturel que l'Évangile commence
ainsi : le Christianisme tout entier n'est
qu'un système, un principe, un moyen, un
enseignement de réconciliation et de paix,
et c'est changer les termes, non
les idées, que de le donner pour une loi de
progrès : l'homme est un être
aimant ; son progrès est impossible
sans l'amour.
La réconciliation chrétienne, la paix
chrétienne est double, pour ainsi
dire : elle embrasse la réconciliation
des hommes et de Dieu, et celle des hommes entre
eux : l'une ne peut se fonder, se concevoir
même sans l'autre. Si Dieu est le Père
commun des hommes, si l'humanité ne forme
qu'une famille, la paix entre les enfants et leur
Père céleste et la paix de tous ces
Frères entre eux sont inséparables et
n'en forment qu'une. Aussi, Jésus a
donné la sanction de son autorité
infaillible et divine à cette féconde
et salutaire pensée, que l'amour de Dieu et
celui du prochain vont de pair et que de ces
deux commandements le second est semblable au
premier.
Sortie d'une bouche humaine, cette leçon
eût semblé trop hardie ; les
esprits d'une tendance mystique et d'une
piété contemplative l'auraient
accusée de dégrader l'amour dû
à Dieu et de mettre le Créateur au
niveau de la créature. Mais quel croyant
peut contester contre le Christ le taxer
d'exagération et refuser
de tenir pour certain ce qu'il enseigne ?
C'est donc une vérité
acceptée, une vérité acquise
au procès de l'égoïsme et de la
charité, que nul ne peut aimer Dieu ou le
prochain sans les aimer tous deux, et que de ces
deux amours, l'un vaut autant que l'autre.
L'antiquité juive n'avait offert au monde
qu'un premier aperçu de ces divins
enseignements, qu'une première lueur de ces
divines lumières, quoique le plus admirable,
le plus touchant et même le plus long
récit du premier livre sacré soit le
récit d'un pardon ; et ce qui suffirait
à montrer combien l'économie
mosaïque était insuffisante et
l'alliance nouvelle nécessaire, c'est que
toute l'antiquité païenne (ainsi que le
cours de cette étude nous a
déjà fourni occasion de le
reconnaître) avait fondé et sa
religion et sa morale sur un principe bien
différent, l'égoïsme, qui
était censé régner dans
l'Olympe, et qui, dès lors
légitimé, régnait en
maître sur la terre. Ne calomnions pas
l'antiquité païenne. On y trouve de
tout, grandeur d'âme, force d'esprit,
fermeté de coeur, génie, patriotisme,
désintéressement,
magnanimité ; on y
trouve même, en cherchant bien, l'idée
du progrès ; on y trouve l'amour de la
gloire, l'amour du beau et du juste ; mais,
hélas ! que l'on y trouve peu de
véritable amour !
Les anciens ne savaient pas aimer... Quelle
distance de leur amour du concitoyen, restreint en
des bornes si étroites, appuyé sur
l'esprit de caste, sur l'orgueil
héréditaire, sur la garantie mutuelle
de privilèges exorbitants, à l'amour
chrétien du prochain !
Quelle distance aussi du culte spirituel de
gratitude, de confiance et de tendresse que nous
offrons, à ce culte des religions de
l'antiquité, toujours
intéressé et toujours effrayé,
dont le but constant est ou d'apaiser les dieux ou
d'épier et surprendre leurs secrets !
L'égoïsme domine tout dans
l'antiquité, et pour commencer à le
désarmer, il a fallu, à
côté de leçons sublimes, des
exemples équivalents ; pour enseigner
au monde la paix et l'amour, il a fallu l'amour de
Christ ; pour enseigner le pardon des
offenses, le dévouement, le sacrifice, il a
fallu les pardons et le sacrifice de la croix.
Le principe de la réconciliation, base et
but de la Religion
chrétienne, est consacré dans
l'Oraison Dominicale. La prière du Seigneur,
au point de cette étude où nous
sommes parvenus, vous a déjà offert
un simple et magnifique résumé des
premiers et des principaux traits du
Christianisme ; de ce résumé, la
morale proprement dite, la morale pratique,
considérée dans ses fruits, ses
périls, ses combats, ses victoires, ne
pouvait être absente, et en effet les
dernières demandes portent d'abord sur les
péchés commis dont le pardon est
encore à obtenir, ensuite sur les
péchés à venir dont l'occasion
même est à éviter.
Et ce principe de la réconciliation, qui est
à la fois la plus grande leçon et la
plus grande espérance de la morale
chrétienne, Jésus lui donne pour
garantie et pour consécration le besoin du
pardon divin, le désir du salut
éternel. Pardonne-nous nos
offenses !... voilà la
réconciliation et la paix entre nous et
notre Père céleste ; mais cette
paix, Jésus l'a liée par une attache
indissoluble à la paix des hommes entre
eux ; il fait dépendre l'une de
l'autre, en nous obligeant à dire :
Pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés !
Le texte, sans que je m'arrête à
discuter des variantes de traduction qui
n'entraînent nullement des différences
de sens, m'appelle à examiner ces deux
idées : nos offenses envers Dieu et
celles de nos frères envers nous.
I. Pardonne-nous nos
offenses !...
Pour tenir utilement ce langage, pour adresser
avec sincérité celte prière,
il faut qu'au fond du coeur d'où elle sort
il y ait confession, repentir, amendement.
Confession : l'Évangile,
à un point de vue, est un acte d'accusation
divinement porté contre l'homme ;
l'Évangile a pour point de départ le
fait et le sentiment du péché,
c'est-à-dire l'antique et déplorable
souvenir d'un pas en arrière, d'un
changement dans la condition morale et religieuse
de l'humanité, d'un passage funeste du bien
au mal, du vrai au faux, et la
reconnaissance intime et personnelle qu'à
cet état de péché chacun de
nous a participé, que nul n'a fait en sa vie
les progrès qu'il aurait pu faire, que nul
n'est aussi bon et aussi éclairé
qu'il pourrait l'être, que nul ne s'est plu
toujours dans la vérité, la vertu et
la religion. Le reconnaître et le confesser,
non vaguement pour l'humanité en grand, mais
pour son propre compte, est la première
condition avant de dire à Dieu :
Pardonne-nous nos offenses ; le nier,
c'est se dire parfaits, on du moins assez justes,
assez fidèles ; c'est contester contre
Dieu, qui dans l'Évangile déclare
tout homme convaincu de péché, et
ceux qui le nient diront à Dieu autre chose,
s'ils trouvent autre chose à dire ;
mais ils ne peuvent dire : Pardonne-nous
nos offenses !
Repentir : se confesser à
soi-même ses fautes et n'en éprouver
aucune repentance, c'est s'y enfoncer à
plaisir et commettre une faute nouvelle ;
c'est épaissir les
ténèbres ; c'est
agglomérer le mal. Une reconnaissance du mal
sans regret du mal serait l'histoire de notre vie,
mais non son
amélioration, et que sert
de revenir en arrière vers le
péché, de repasser en idée par
les chemins impurs suivis jusqu'alors, de compter
ses iniquités une à une pour ne pas
leur laisser même le nom d'iniquités
et n'éprouver aucune tristesse à tous
ces souvenirs de honte ?
Il y a là une contradiction flagrante qui
déposera contre nous. Niez, s'il est
possible, que le mal soit le mal, ou, s'il est
possible, effacez votre part de mal des replis de
votre mémoire, alors vous serez
dispensés de le déplorer. Mais si le
mal, par une illusion fatale, n'a pas pris pour
vous l'apparence du bien, si Satan à
vos regards ne s'est point déguisé
en ange de lumière, donnez-lui son vrai
nom, et si votre mémoire involontaire est
remplie des témoignages de vos fautes, vous
n'avez pas droit d'étouffer la tristesse de
ces retours vers le passé ; soyez
tristes de vos transgressions ; nourrissez
dans vos âmes cette repentance pure et
sincère dont saint Paul dit qu'on ne se
repent point, et du sein de vos regrets pourra
s'élever la prière :
Pardonne-nous nos offenses !
L'amendement est la dernière
condition de ce voeu,
l'amendement qui n'est que le repentir devenu
pratique, changé de sentiment en acte, et
passant du fond de l'âme dans
l'extérieur de la vie.
Je sais et je confesse que l'humanité, dans
sa faiblesse, est continuellement sujette à
cette triste forme du péché qu'on
appelle les rechutes ; je sais et je confesse
que le repentir le plus vrai au début et
longtemps le plus actif, n'est pas encore un
bouclier invulnérable contre les
flèches acérées du mal.
Mais il n'en est pas moins incontestable qu'un
repentir de paroles, de protestations, de
gémissements, même de prières
et qui expire ainsi ; qu'un repentir qui
n'aboutit à aucun effort d'amendement, n'en
est pas un.
Se repentir, c'est se corriger. Se repentir, et de
propos délibéré retourner
à ses fautes, et retomber en recherchant la
chute, c'est se condamner. Pierre, après ses
reniements, a commencé par les larmes ;
il a continué par les aveux, les promesses,
les oeuvres ; vous savez comment il a
persévéré, ... et quand la
prière : Pardonne-nous nos
offenses ! est envoyée au ciel sans
qu'aucune bonne résolution l'accompagne,
elle retombe comme une
condamnation sur la tête de celui qui
l'adresse.
Cependant, après la reconnaissance et le
regret du mal, après le retour vers le bien
et le vrai, rien n'est détruit, rien n'est
effacé des péchés commis, des
mensonges acceptés durant le passé de
nos jours ; ils sont toujours là devant
nous, dans toute leur difformité et avec
leurs suites menaçantes ; ils sont
toujours là, ombre noire au milieu des
splendeurs de la vie, barrière fatale entre
Dieu et nous... Ce qui seul les efface et les
enlève, ce qui les ôte avec le temps
de notre vue, ce qui décharge nos coeurs de
leur insupportable poids qui rendrait tout
impossible, même la vertu et la religion,
c'est le voeu exaucé de la prière
sainte, c'est le pardon de Dieu.
II. Mes Frères, je ne connais rien
dans le champ immense du Christianisme dont on se
fasse une plus fausse idée que le pardon des
péchés. Trompée par les images
si répandues dans l'Évangile et qui
ont passé naturellement dans la langue
religieuse universelle, de tribunal et de
jugement, de sentences et de
châtiments, de récompenses et de
couronnes, de sacrifice et d'expiation, la
piété, dans sa candeur, prenant tout
à la lettre, se figure que Dieu pardonne
comme un souverain qui fait grâce au lieu de
laisser appliquer la loi, comme un père qui
se laisse fléchir au lieu de maudire et de
déshériter, comme un juge qui accepte
une victime et consent à frapper l'innocent
pour le coupable. Il n'en est rien.
Écartez de vos esprits toutes ces illusions
empruntées aux choses humaines, voyez le
vrai ; voyez en grand ; voyez les
réalités divines sous les mots et les
images, et vous reconnaîtrez que le pardon ou
le salut consiste en trois bienfaits immenses,
inappréciables, immortels, qui tous les
trois reposent sur ce principe dominant :
- les peines ne sont que les suites du
mal ;
- les récompenses, les suites du
bien ;
- le méchant se punit et emporte son enfer
en son coeur ; le juste se couronne et garde
son ciel dans le sien.
Jésus, notre divin Sauveur, notre
Rédempteur exalté, intervient
à chacune de nos réconciliations avec
Dieu, pour que le pardon céleste, trop
matérialisé par
les pompes du mosaïsme, conserve en nos
âmes et dans notre vie ce caractère
spirituel qu'il lui a rendu ; et Dieu,
juste juge, intervient comme dans le
gouvernement général du monde par sa
providence, qui comprend sa justice.
Tout alors s'éclaircit.
Le pardon de Dieu consiste, d'abord, à
adoucir pour nous les suites même temporelles
de notre iniquité, à les rendre aussi
peu amères que possible, à
prévenir qu'elles ne corrompent sans
ressource ce qui nous reste de bonheur. C'est
là un des emplois les plus mystérieux
de la Providence, un des actes les plus profonds de
la sagesse suprême, souvent un de ses secrets
les plus cachés. Et il ne faut pas moins que
la sagesse qui sait tout, voit tout, combine et
harmonise tout, pour suffire à ce soin, pour
parvenir à ce but, pour faire jaillir le
bien du mal, non pas seulement sur les
témoins, les complices, les victimes du
pécheur, mais sur le pécheur
lui-même, quand il s'est repenti et
corrigé...
Voyez-vous ce berceau royal déjà
recouvert de deuil où vient d'expirer le
malheureux fruit d'un perfide et
sanglant adultère ;
et se relevant du milieu de ces larmes, ce
monarque, que les facilités de son
despotisme orientaient conduit jusqu'au crime, et
qui déploie une ardeur, une
sincérité de repentance égale
à la perversité de sa faute...
Cette mort si prompte, ce dernier soupir si voisin
du premier, est, dans les vues de cette Providence
qui dispose même pour les enfants des
dédommagements de l'éternité,
un adoucissement aux suites cruelles de ce forfait
dont toute la fin du règne de David a
été empoisonnée ; au
moins, il n'a pas vu souffrir avec lui ce
malheureux enfant, dont la vie n'aurait
été qu'un long tourment et un
prétexte continuel aux discordes domestiques
et aux factions civiles...
Mes Frères, la mort vaut quelquefois mieux
que la vie, même pour les survivants...
Et sur celle croix d'ignominie voisine de celle du
Sauveur, expire un malfaiteur qui, pour suites de
ses iniquités, s'est préparé,
s'est choisi pour ainsi dire la mort la plus
horrible ; mais il s'est repenti avec une
force de volonté qui a été
divinement reconnue, et la Providence, dans ses
voies impénétrables et
imprévues, fait
coïncider sa mort avec celle de Jésus
et dresser sa croix assez près de celle du
Sauveur, pour que sa voix défaillante soit
entendue par le Christ, qui lui accorde la promesse
de l'éternel salut...
Quel adoucissement à cette mort, horrible
suite de ses fautes ! De ces grands exemples,
revenez à vous-mêmes, et soyez
persuadés que lorsque, repentants et
contrits, vous ne souffrez pas des résultats
de vos transgressions comme vous pouviez en
souffrir, il y a là une grâce de Dieu,
le premier trait, le premier signe du pardon.
Ce sont des preuves prises dans la mort que je
viens d'alléguer ; mais quand le
pécheur a devant lui de longs jours encore,
Dieu (c'est le second caractère du pardon
divin) lui envoie des occasions, lui fournit des
moyens de réparer ses fautes.
Pécheur, mondain, indifférent, impie,
il s'est fait à lui-même le mal que
devaient entraîner ses erreurs, et il a fait
à d'autres celui que devaient causer ses
exemples ; mais il s'est repenti, il s'est
corrigé : la Providence lui vient en
aide et suscite autour de lui des circonstances
telles qu'il peut servir
utilement la sainte cause du
devoir et de la vérité, livrer avec
succès le bon combat dans son
intérêt et dans celui de ses
frères, augmenter leurs vertus, leurs
lumières, leur piété avec les
siennes, travailler ainsi à leur bonheur
comme au sien, et réparer, racheter le mal
autant qu'il se répare en ce monde.
Pierre a renié lâchement trois fois,
et que de courage il a su enseigner, lui si timide
un jour ! Que de fidélités il a
su fonder dans les coeurs, lui un jour si
infidèle !...
Paul a cruellement persécuté les
Églises naissantes, et dans le sang de ses
persécutions il en a fondé des
milliers ! Paul a complaisamment gardé
les vêtements des bourreaux du premier
martyr ; il se reposait ainsi, en attendant le
sien.
Ces deux premiers traits du pardon sont du monde et
du temps : il reste le ciel, il reste
l'éternité, et le dernier trait qui
reste, c'est le salut céleste, le salut qui
arrête sur la limite de notre patrie actuelle
les suites de nos transgressions, le salut qui
consiste en une réconciliation
immédiate, divine, éternelle entre
Dieu et nous ;
mystérieuse harmonie que
notre amour de Dieu, notre admiration, notre
gratitude, notre confiance, tels qu'ils se
produisent dans cette vie, ne représentent
qu'imparfaitement ; mystérieuse
sécurité contre l'erreur, contre le
mal, contre la souffrance et le deuil, que nous ne
pouvons dès maintenant nous figurer assez
vivement, non pour y croire, mais pour l'anticiper
et en jouir trop tôt.
Mes Frères, ne soyons ni surpris ni inquiets
de notre ignorance. S'unir à Dieu par la
pensée, par la prière, par la foi,
est un état de l'âme dont, entre nous,
ici bas, on ne peut donner l'idée à
ceux qui n'en ont point l'expérience et
l'usage : quoi de surprenant que l'union de
Dieu et de ses élus, de ses fidèles,
sans cesse resserrée, sous les conditions de
l'existence immortelle par la médiation du
Sauveur, soit un composé de secrets
ineffables dans la langue des hommes ?
L'ignorance, ici, n'enlève rien à la
certitude Nous ne pouvons douter des torrents de
délices qui coulent aux célestes
demeures ; mais pour les connaître, il
faut s'y abreuver.
III. Voilà le pardon de Dieu, tel que
Jésus est venu l'apporter
parmi nous, tel que du sein de sa gloire
éternelle et divine il l'offre, il le
dispense à ce monde de
péché ; son oeuvre de
charité et d'amour, scellée du
sacrifice de la croix et du triomphe de sa
résurrection, a consisté
précisément à spiritualiser
à ce point le pardon, à le replacer
sur ses bases de liberté morale et à
rétablir ainsi l'union de Dieu et de l'homme
par la miséricorde et par la
sainteté, par l'amour et le
progrès ; son règne à la
droite du Père consiste à le
maintenir ; son jugement consistera à
le manifester devant l'humanité
entière...
Voilà ce que vous demandez en disant :
Pardonne-nous nos offenses !
À cette prière, comment Dieu
répond-il ? Quelle garantie avez-vous
d'une réconciliation en partie si
mystérieuse ? Dieu a-t-il un gage
à vous donner ? Oui, mes
Frères ! c'est au fond de vos
consciences que Dieu vous répond, et le gage
qu'il vous donne, c'est la paix du coeur. Il est
admirable que ces grandes promesses, ces grandes
confiances qui font partie intrinsèque du
Christianisme et qui, par leur côté
divin, sont si loin de nous, se rapprochent de
nous instantanément
à l'aide des lumières, des
réponses, des attestations de nos
consciences ; tant il est vrai que le
Christianisme, si divin dans sa partie divine, est
conforme à notre coeur !
Quand on est réconcilié, on le sent,
on le sait ; la paix ne peut pas être en
nous à notre insu ; on ne se fait pas
d'illusion sur le point de savoir si l'on est en
paix ou en guerre avec Dieu, et il y a
contradiction, mensonge, folie, à parler de
réconciliation, quand on n'éprouve
rien de la joie, de la sécurité, du
calme délicieux et profond qu'une
réconciliation inspire ; mais, en
revanche, si on les ressent, si on en fait
l'expérience, si le coeur bat sous celte
pression de bonheur, si les yeux se baignent de
larmes sous l'étreinte de ces
émotions, douter de son pardon, c'est douter
de soi-même ; c'est douter du
Sauveur ; c'est douter de Dieu, et mettre un
enfer de notre invention à la place du ciel
qu'il nous promet et nous entrouvre.
Pierre était certain de son pardon quand il
disait au Christ : Tu sais toutes
choses ; tu sais que je t'aime !...
Au même prix, vous serez certains du
vôtre.
IV. La paix de Dieu et du monde n'est qu'une
moitié du Christianisme ; son autre
moitié, c'est la paix des hommes entre
eux ; notre divin maître les a
rattachées l'une à l'autre et
scellées en un tout inséparable par
l'obligation qui nous est faite de dire, non pas
seulement : Pardonne-nous nos offenses,
mais d'ajouter : comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés.
Que celui donc qui prononce les premiers mots
de cette demande, songe aux derniers et se mette en
état de les proférer à leur
tour !
Ce qui s'oppose le plus à la paix entre les
hommes, c'est l'esprit de vengeance. L'envie est
plus rare, a souvent honte d'elle-même, vit
de peu, se cache et se change quelquefois en une
admiration, involontaire peut-être, mais qui
calme et désarme ; la concurrence,
souvent, n'enfante que l'émulation ; la
colère a des retours soudains qui la
convertissent en pitié ; elle ne se
prépare pas et s'use promptement ;
l'égoïsme même peut ne
point amener de discorde et se
tenir à l'écart dans ses
contentements sordides ; mais la vengeance,
qu'elle soit penchant du coeur ou
préjugé de l'esprit, instinctive ou
raisonnée, la vengeance est le plus fatal
obstacle à la paix ; elle est le
dernier degré de toutes les autres passions,
leur dernier résultat, leur dernier mot,
leur but ; ce n'est pas seulement une
animosité refoulée au fond de
l'âme, une rivalité cachée dans
les détours de la vie ; c'est la haine
en pratique ; c'est la haine active,
agissante, armée, souvent patiente,
attendant son jour et à qui toutes les armes
sont bonnes.
Son danger le plus fréquent est de
naître d'un premier mouvement, de jaillir
d'un seul bond. Que de vengeances auxquelles on ne
pensait pas l'instant avant de les satisfaire, et
dont on s'est étonné,
désespéré même l'instant
après !
Les passions qui demandent réflexion sont
moins dangereuses que celles dont l'assouvissement
est d'ordinaire instantané ; la
vengeance tient des deux, tantôt s'amassant
avec lenteur au fond du coeur qu'elle corrode,
tantôt éclatant avec une
méchanceté
soudaine et alors
irrésistible ; c'est un serpent sur le
chemin qui tantôt s'élance,
tantôt se tient à l'affût.
Son illusion la plus dangereuse, comme elle impose
souvent des sacrifices, jette en des périls
et souvent prépare de cruelles
représailles, est de prendre un faux air de
courage, de dignité, de grandeur
d'âme, et vous savez à quel
degré de folie le préjugé qui
l'ennoblit a été porté et dans
l'antiquité et de nos jours. Dans
l'antiquité il a donné naissance
à ce droit contre lequel Moïse a fait
une de ses lois les plus ingénieuses,
à ce droit effroyable du vengeur du sang,
qui autorisait le plus proche parent de la victime
à prendre sa place et à ravir la vie
au plus proche parent du meurtrier, droit
héréditaire qui éternisait la
discorde et la haine et les faisait descendre de
père en fils, de génération en
génération, avec une tache de sang
à chaque transmission.
De nos jours, c'est le même
préjugé, devenu plus poli dans ses
discours, plus élégant dans son
allure, qui a donné crédit au
système du duel ; le duelliste moderne
est l'héritier direct du vengeur du sang des
siècles anciens,
héritier chrétien d'une atroce folie
païenne, et quand on regarde de près
à ce code régulier de la vengeance
moderne, on n'y trouve, pour excuses, que les
imperfections de la législation qu'il
faudrait compléter, l'autorité de
l'exemple, la force de l'usage, le respect humain,
et pour principe, ce faux honneur qui
déplace l'infamie, et, au lieu de la laisser
au coupable de l'insulte, en rejette sans ombre de
justice une part sur l'innocent qui l'a
reçue...
Qui compterait les flots de sang que ces
faussetés morales ont fait couler ? Qui
compterait les larmes qu'elles ont fait
répandre à des mères, des
épouses, des enfants orphelins ? Et que
sera-ce si, dans ce funèbre calcul, aux
vengeances individuelles ou
héréditaires, vous ajoutez tout ce
qu'ont enfanté de maux et de deuils les
vengeances nationales, les vengeances
religieuses ?
Des tribus et des cités, des peuples
entiers, des races entières, se prenant en
haine constante et furieuse pour cause de
voisinage, ou de diversité d'origine, ou de
différence de couleur, et trouvant partout
des prétextes de vengeance et de guerre,
parce que le moindre accident de
la vie ordinaire se traduisait en une mortelle
offense ; et depuis que le spiritualisme
chrétien a nécessairement
enfanté des nuances opposées de
doctrine, église contre église, secte
contre secte, clergé contre clergé,
se prétendant offensés dans leur
culte en prenant fait et cause pour Dieu,
entassaient guerre sur guerre et persécution
sur persécution pour punir des torts que
Dieu ne punissait pas.
Ainsi les fureurs chrétiennes ont
répondu aux fureurs antiques ; la
vengeance avait changé de masque sans
changer d'arme ; la haine puisait dans
l'Évangile même un prétexte de
plus, et dans la chrétienté, tout
était chrétien, au moins de nom,
même la vengeance.
V. Notre divin maître, humble et doux
de coeur, qui n'a jamais haï, mais qui savait
combien, hélas ! le coeur humain est
facile et prompt à haïr ; qui n'a
jamais rendu que le bien pour le mal, et qui s'est
laissé crucifier en priant pour ses
bourreaux ; notre divin maître a voulu
recommander et sanctionner l'oubli des injures et
des torts d'une manière toute
spéciale ; il a voulu mettre ce devoir
hors ligne ; il a voulu le
rattacher à notre prière la plus
auguste et la plus accoutumée ; il a
voulu que ce devoir en fût
inséparable ; il a voulu que tous ses
disciples fussent forcés de dire à
Dieu : Pardonne-nous nos offenses, comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés !
Mes Frères, votre pardon par Dieu
dépend ainsi du pardon de vos frères
par vous-mêmes, et comme le pardon des
offenses est le secret de la paix du monde, il est
aussi le moyen et le gage de la paix du monde et de
Dieu.
Ah ! c'est que tous nous sommes offenseurs et
offensés. Je vous parlais du vengeur ancien,
du duelliste moderne, des haines
héréditaires, nationales,
religieuses. Écartez de vos esprits ces
vieux souvenirs et ces vastes fureurs ;
revenez à votre vie privée. Nous
sommes tous, dans toutes les nuances de nos
conditions, tellement pressés les uns contre
les autres dans ce monde ; les chemins sont si
étroits, les avenues vers toutes choses si
gardées, et la foule est si grande ; il
y a de tous côtés tant de rencontres
et tant de rivalités et de froissements,
tant de ménagements à garder et tant
de mécomptes à
subir ; il y a tant de moyens d'humiliation
pour s'humilier mutuellement ; nos
intérêts divers sont tellement
enchevêtrés et croisés de mille
façons et varient d'un point à
l'autre avec une rapidité si
décevante, que chacun a subi et fait subir
quelque offense, quelque dommage, quelque
chagrin...
Que nous restera-t-il d'amour chrétien au
coeur et de charité chrétienne dans
la vie, si nous ne savons pas mutuellement nous
pardonner, s'il faut relever toutes ces injures
qu'on s'inflige mutuellement par trop de
promptitude de parole, d'acte ou de
décision ?
Changez alors ce monde en une arène
où le plus fort et le plus habile auront
seuls raison, où la lutte sera sans
trêve et sans fin ; mais alors ne parlez
plus d'Église chrétienne ; vous
n'avez plus de dieu que l'égoïsme, la
haine, la vengeance, et ce dieu-là,
l'Évangile de Jésus n'enseigne pas
à le prier.
Non, c'est le Dieu qui veut pardonner et qui, pour
pardonner à ses enfants, exige qu'ils se
pardonnent entre eux, c'est le Dieu de
clémence et d'amour que l'Évangile
enseigne à prier, et
Jésus ayant
rattaché d'une manière
inséparable l'intérêt de votre
salut éternel au devoir de l'oubli des
injures, il en résulte qu'il n'y a que deux
prières à adresser :
Pardonne-moi mes offenses, comme j'ai
pardonné à ceux qui m'ont
offensé ; j'ai oublié leurs
fautes envers moi, leurs fautes de justice, de
protection, de pitié, de
reconnaissance ; oublie mes fautes envers
toi ; traite-moi, au jour du jugement, au
seuil de l'éternité, avec autant de
douceur que j'ai traité pendant ma vie mes
rivaux, mes envieux, mes ennemis, mes
persécuteurs ; efface de ton livre mes
transgressions, comme j'ai effacé leurs
injures de mon coeur. O Dieu ! j'ai
pardonné, pardonne-moi !
Chrétiens, refusez-vous d'adresser cette
prière ?.. Dès lors, voici la
seule qui vous reste ; voici celle que vous
préférez :
O Dieu ! souviens-toi de mes offenses, aussi
fidèlement que je me suis souvenu des
offenses reçues de mes frères ;
traite-moi dans la justice comme je les ai
traités selon la mienne ; je n'ai point
pardonné, ne me pardonne point ; je me
suis vengé, venge-toi sur
moi à ton tour, et puisque j'ai haï,
ô Dieu ! prends soin de me
haïr.
Chrétiens, devant l'alternative de ces deux
prières, tout chrétien est
placé.
Je vous renvoie à vous-mêmes pour ce
choix inévitable, et je vous déclare
que vous cherchez en vain un prétexte pour y
échapper, un prétexte pour vous
venger et haïr en sécurité.
Christ a pris soin de ne vous en laisser aucun.
Ne dites pas : On m'a trop grièvement
offensé, et je fais une exception...
Grièvement !... et vous, comment
avez-vous offensé Dieu ?...
Ne dites pas : On a trop oublié et ma
supériorité et mes bienfaits... Et
vous, quelle supériorité avez-vous
devant Dieu ? Tous ses bienfaits, comment les
avez-vous reconnus et
employés ?....
Ne dites pas : Je pardonne ; mais je me
tiens à distance et je m'éloigne sans
retour de celui qui m'a outragé... Et vous,
si Dieu s'éloignait ainsi de
vous !...
Ne dites pas enfin : J'oublie, mais au moins
je ne suis pas tenu de rendre le bien pour le
mal... Et vous, si Dieu ne vous rendait pas le
pardon après l'offense, mais au contraire,
après l'offense, la
vengeance et la condamnation !...
Mes Frères, vous chercherez en vain, il
n'existe pas de troisième prière
à offrir ; choisissez donc la bonne
part qui ne vous sera point
ôtée ; ne vous condamnez pas
vous-mêmes ; n'implorez point sur vos
têtes la vengeance divine chaque fois que
vous proférez la prière du
Seigneur ; fondez les réconciliations
futures du Ciel sur celles de la terre...
Pardonne !... Voilà la paix du
Ciel !...
Pardonne comme nous pardonnons ! Voilà
la paix de ce monde. Faites que l'une vous conduise
à l'autre, et qu'il vous soit beaucoup
pardonné, parce que vous aurez beaucoup
aimé.
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