L'ORAISON
DOMINICALE
Considérée comme un
résumé du christianisme
ATHANASE COQUEREL
l'un des Pasteurs
de l'Église réformée de
Paris
1850
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V
LE PAIN QUOTIDIEN
Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien.
(Saint Matthieu, VI, 11.)
Mes Frères,
Une religion qui ne nous occuperait que du ciel est
impossible ; elle se perdrait dans les
stériles oisivetés de la vie
contemplative ; elle dénaturerait
l'humanité ; elle croirait enseigner
à vivre d'avance d'une vie
céleste ; elle enseignerait à
vivre dans une sorte de mort ; elle
imposerait, non une activité, mais une
attente, et ses devoirs ne seraient que des
espérances.
Une religion qui ne nous occuperait que de la terre
ne nous conviendrait pas davantage ; ce
ne serait qu'une
consécration de mondanité ; une
borne sacrée posée au milieu de notre
course immortelle, pour nous arrêter en
chemin ; un aveuglement mis sur nos yeux sous
prétexte de diriger le regard. La foi qui ne
s'empare point de l'avenir est indigne de
régner sur le présent, et promettre
le moins en cachant le plus, améliorer le
monde en voilant le ciel, offrir un paradis avant
la mort et ne rien garantir après, c'est
demander confiance à l'esprit humain pour
deux mensonges, qui faussent l'un la vie actuelle,
et l'autre l'immortalité.
Il y a plus : non seulement une religion
exclusivement céleste ou mondaine,
spirituelle ou matérialiste, obtiendrait
crédit à peine pour quelques
jours ; non seulement l'élément
du présent, qui est la vie, et celui du
futur, qui est l'immortalité, doivent se
rencontrer dans tout système, pour que
l'esprit humain en accepte à la longue la
domination ; mais il faut qu'entre la vie et
l'immortalité la balance soit exacte ;
il faut que l'équilibre soit
établi ; il faut que chacune ait sa
place dans renseignement et sa légitime part
d'importance ; ni l'une ni
l'autre ne doivent être
sacrifiées ; ce serait sacrifier une
partie de l'homme, et cette juste proportion est
une des pierres de touche de la divinité du
Christianisme.
Oui, mes Frères, la vie parfaite et sainte
selon l'Évangile est céleste ;
sous d'autres aspects elle est mondaine autant
qu'elle doit l'être, et, comme toujours, nous
retrouvons ici cette gloire du Christianisme, que
l'exemple a précédé le
précepte et en fournit d'avance la garantie.
Jésus, dont la vie humaine a
été si divine en vertu, en
sainteté, en pureté ;
Jésus, dont la nourriture était de
faire la volonté de son Père ;
Jésus qui, au sein du
matérialisme profond de l'antiquité,
a su si parfaitement spiritualiser son existence
mortelle, Jésus a vécu dans le monde
et pour le monde ; il a vaincu le monde
dans tout ce qu'il avait de méchant,
d'impur et de trompeur ; il s'y est
plié, il s'y est fangè dans tout ce
qu'il a de bon et d'aimable, de pur et
d'heureux ; pauvre, il n'a jamais
divinisé la pauvreté pour
elle-même, et ne condamnait dans la richesse
que le mauvais usage qu'il en
voyait faire ; humble, il n'a jamais
contrefait ni exagéré l'abaissement,
et n'attaquait, dans l'inégalité des
conditions et des rangs, que l'esprit de domination
et d'égoïsme qu'elle inspire.
La nature périssable qui décore notre
globe est à ses yeux le plus beau des
spectacles, un témoignage de grandeur digne
de la grandeur de Dieu, et jamais on ne l'entend
mépriser les beautés de la nature
sous prétexte que le ciel sera plus beau. Et
il apparaît certainement dans toute sa gloire
sur la rive du Jourdain et la cime du Thabor, quand
la voix de Dieu même retentit en son
honneur ; il apparaît dans sa gloire
quand, du haut de sa croix, il distribue les
couronnes du ciel ; quand, sur les
débris de sa tombe, il distribue les
prémisses de l'immortalité. Mais que
perd-il de sa gloire, de sa sainteté, de sa
grandeur, quand il prend part, à Cana, aux
joies d'une fête de famille ; quand il
accepte l'hospitalité de Simon le pharisien,
ou de Zachée le péager ; quand
il jouit, à Béthanie, des douceurs de
l'amitié ; quand, la veille de sa mort,
il les goûte encore en laissant la tête
du disciple qu'il aimait
s'incliner sur son sein...
Qu'est-ce que tout cela en comparaison du
ciel ? dira le fanatisme ; mais tout cela
fait partie des exemples du Christ, des
leçons de l'Évangile ; et, pour
descendre à des détails de vie
terrestre plus infimes encore, que perd-il de sa
gloire quand son entretien et celui de ses
apôtres sort d'une épargne
confiée à l'un d'eux ; que
perd-il de sa gloire quand, économe
après un miracle, il dit, au milieu des cinq
mille indigents qu'il vient de nourrir des deux
pains multipliés : Ramassez les
restes, de peur que rien ne se perde.
L'Oraison Dominicale serait donc peu conforme
à l'exemple de Jésus et à
l'esprit de l'Évangile ; elle
n'offrirait point un abrégé
fidèle de la religion chrétienne, si
les intérêts de cette vie n'y avaient
point leur part ; elle donne au spirituel la
première place ; elle commence par la
pure notion de Dieu, par la gloire de son nom et le
devoir de l'adorer, par le règne de la
vérité et le triomphe du bien dans ce
monde et dans l'autre ; tout à coup,
sans transition inutile, loin d'oublier la terre
devant les saintetés du
ciel, Jésus y revient en quelque sorte et
nous commande de dire : Donne-nous
aujourd'hui notre pain quotidien !
L'ordre des mots indique l'ordre des idées
que nous devons parcourir.
I. Le langage métaphorique est le
plus ancien que les hommes aient parlé,
parce que ses formes sont les plus naturelles, et
je ne sais s'il serait téméraire de
considérer l'image employée dans le
texte comme la première qui se soit offerte
à l'esprit humain. La culture du blé
est la plus ancienne qui ait fatigué la main
humaine ; c'est celle dont l'origine se perd
le plus dans l'antiquité, au point que la
fable en attribue l'invention à ses faux
dieux ; aussi, le blé n'existe nulle
part à l'état sauvage, et l'histoire
ne sait pas en quel lieu les premiers épis
ont été découverts. Il est
donc naturel et simple que la nourriture la plus
répandue sur le globe, le pain, en un mot,
se soit offert dès le
commencement comme l'image des
choses indispensables à l'entretien de la
vie. Aux premières pages de la Bible cette
image se présente dans le premier de ces
antiques monuments recueillis par Moïse pour
former le livre sacré de la Genèse,
dans cette sentence qui impose à l'homme la
tâche du travail : Tu mangeras ton
pain à la sueur de ton front,
c'est-à-dire tu te procureras par un
travail pénible les moyens de soutenir ta
vie, les moyens de répondre aux conditions
de ton existence actuelle.
Cette pensée est bien celle de l'oraison du
Seigneur, et s'il en fallait donner une preuve
surabondante, elle serait fournie par l'expression
de l'original que les versions modernes traduisent
inexactement par pain quotidien, et qui
signifie littéralement le pain qui sustente,
qui nourrit, qui conserve la vie. Ainsi, mes
Frères, demander à Dieu le pain
quotidien, c'est lui demander le
nécessaire.
Ce mot, que la politique commence à redire
à son tour et à écrire dans
ses lois, ce mal dont elle s'alarme encore, n'a
rien qui inquiète la foi
et la charité. La politique redoute d'en
presser le sens ; la religion ne craint point
de le préciser ; les apôtres
saint Jacques et saint Paul l'ont fait dans leurs
recommandations de bienfaisance fraternelle, en un
temps où l'ordre social, la constitution de
la famille et celle de la propriété,
les rapports des peuples et des individus,
ouvraient la porte à des réclamations
bien autrement subversives que celles dont notre
siècle retentit.
Pourquoi, du haut de la chaire chrétienne,
craindrions-nous aujourd'hui de porter aussi loin
notre légitime et indépendante
franchise ?.....
Oui, demander à Dieu le pain quotidien,
c'est lui demander le nécessaire, et il y en
a de deux sortes : le nécessaire, en
prenant le mot dans son sens strict, simple,
absolu ; le nécessaire, auquel aucun
bien-être, aucun adoucissement, aucun
trésor, fût-ce le plus indigent, ne
vient s'ajouter ; le nécessaire qui,
à vrai dire, empêche de mourir
d'inanition et de misère, mais qui ne donne
pas de quoi vivre ; car la vie qu'il assure ne
mérite pas ce nom et n'est qu'une sorte de
station intermédiaire, d'existence douteuse
entre la vie et la mort...
Est-ce là le pain quotidien dont l'Oraison
Dominicale a légitimé le souhait pour
l'humanité entière ? Non, ce
serait trop peu de chose pour la bonté de
Dieu et l'amour du Christ ; ce serait trop peu
de chose pour des êtres primitivement
destinés par leur création au
bonheur, et que leur rédemption doit y
ramener ; ce serait trop peu de chose, non
seulement pour la vie du corps, mais pour celle de
l'âme.
La santé de l'âme, comme la sagesse
païenne elle-même l'a reconnu, a besoin
de la santé du corps, et réduit
à de si indigentes ressources, à de
si douloureuses extrémités et pour
lui-même et pour sa famille, l'homme court
sans cesse le risque de voir son énergie
spirituelle s'éteindre avec ses forces
physiques ; sa destinée écrase,
pour ainsi dire, sa tache ; retenu à
distance égale de sa vie et de sa mort, il
ne sait pratiquer ni l'une ni l'autre, succombe
sous le poids de son double dénûment,
et se tient, malgré lui, si habituellement
courbé vers la terre qu'il oublie le ciel
à force de ne plus le voir...
Le nécessaire, qu'exprime la demande du
pain quotidien, est le
nécessaire relatif et non absolu ; le
nécessaire, placé à une juste
distance et de l'opulence et de la misère,
et qui, en morale religieuse, se nomme la
médiocrité ; et, ces
réserves faites, ce nécessaire, on le
comprend, est fondé sur la manière de
vivre durant la vie entière ; il est
pris dans la mesure de la destinée
entière, depuis les premiers soins de
l'enfance, les premiers travaux de
l'éducation et le choix de la
carrière, jusqu'aux habitudes de l'âge
mûr ou de la vieillesse ; c'est ce
nécessaire héréditaire et
successif qui conserve une équitable
proportion entre notre sort et celui de nos
parents ; c'est ce nécessaire, en un
mot, qui n'exagère point le bien-être
habituel, mais qui le maintient, et qui
empêche le présent et l'avenir
d'être trop différent du passé
et trop dur en comparaison.
Un ancien sage d'Israël, le pieux Agur, dans
son admirable et touchante prière, l'a bien
nommé : Le pain de mon ordinaire,
et de ce nécessaire-là où
sont les limites et quel nom positif lui
donner ?
Il n'a ni mesure précise ni nom propre,
parce que, variable comme les destinées
humaines, il change d'homme
à homme et qu'il ne s'en présente
jamais deux exactement pareils, pas même
entre deux frères ; leur
légitime, pour parler la langue rigoureuse
du droit, sera égale ; l'instant qui
suit le partage, elle ne le sera plus, parce que,
déjà, l'usage en a été
différent. Et si toutes ces assertions sont
évidentes, si elles ne sont, à vrai
dire, que des expériences faites qui se
reproduisent sans fin, il en résulte que la
limite de votre nécessaire, c'est vous, vous
seuls et Dieu qui le connaissez ; que, lorsque
vous priez pour l'obtenir, vous devez vous
souvenir, en la mesurant dans votre prière,
que Dieu, de son côté, la mesure dans
sa providence ; en un mot que, demander
votre pain quotidien, c'est en même
temps dire à Dieu quelle part il vous en
faut, et vous n'avez droit d'en solliciter ni trop
ni trop peu.
Trop !... ce serait
témérité, présomption,
folie. Qui êtes-vous, pour oser souhaiter que
Dieu exagère envers vous sa bonté, et
vous accorde plus que votre
nécessaire ? Le don serait aussi fatal
que le voeu serait insensé ; car il
serait impossible de posséder trop et de
faire un bon usage de ce qu'on
possède ; voyez, hélas !
ces richesses immenses qui, quelquefois, par ce
qu'on appelle un coup du sort, un jeu de la
fortune, tombent subitement au milieu d'une
pauvreté ou d'une médiocrité
jusqu'alors paisible et pure ; combien en
voit-on qui tournent à bien ?
Trop peu !... vous vous attribueriez, par un
excès de fanatisme et de rigidité,
pour le plaisir d'être orgueilleusement dur
envers vous-même, le droit de demander trop
peu ! Ce serait demander trop peu de forces et
de moyens pour suffire à votre tâche,
trop peu de ressources pour semer autour de vous le
bonheur que Dieu vous charge de
répandre ; ce serait demander d'autres
devoirs, une autre destinée, une autre
vie.
Avez-vous ce droit et voulez-vous usurper sur la
Providence à ce point ? Restez à
votre place, ce sera rester à votre
tâche.
Le vrai renoncement chrétien ne consiste pas
à se priver, mais à laisser Dieu nous
priver ; ne consiste pas à refuser les
biens que Dieu dispense ; les refuser, c'est
lui déplaire ; en jouir, c'est lui
obéir. Nul ne peut
choisir ses tentations ; il faut consentir
à combattre celles qui se placent par les
accidents de notre destinée devant nos
pas ; là est la lutte divinement
préparée, et aussi le secours et la
victoire et la couronne.
Si Dieu vous dit : Sois riche ! C'est une
révolte de répondre : je veux
être pauvre ! Si Dieu vous dit :
Monte ! C'est une lâche abdication de
répondre ; Je veux m'abaisser et me
cacher dans la foule. Que celui qui doit gouverner
les peuples gouverne ! Que celui qui doit
labourer les champs laboure ! Et à
chacun le vrai nécessaire !... Ce
que tu veux, ô Dieu ! et non ce que nous
voulons ; mais il est toujours
légitime de vouloir son pain quotidien.
II. Ce pain quotidien, nous le sollicitons
de Dieu comme un don de sa bonté. Il semble,
au premier aspect, que l'idée d'un don et
celle du nécessaire s'excluent ; il
semble que le nécessaire constitue un droit,
et réclamer la reconnaissance d'un droit
n'est pas solliciter la dispensation d'un don.
Mes Frères, une simple et profonde
distinction, trop souvent oubliée et omise
dans les grandes disputes de la
théologie, sépare ce que Dieu nous
doit de ce qu'il ne nous doit pas. Homme
créé pour le progrès, Dieu
nous doit tout ce que le progrès humain
exige ; celte nature humaine, vous ne l'avez
point choisie ; cette existence, vous ne
l'avez point demandée ; Dieu vous les a
données par un acte indépendant et
spontané de sa suprême
puissance ; faible et fragile argile, vous ne
serez écouté ni sur terre ni au ciel,
ni même dans l'enfer, disant au potier :
Pourquoi m'as-tu fait ainsi ? Mais la
faculté même que vous avez de
prononcer ce mot simple et décisif :
Ainsi ! ainsi je suis fait ! cette
faculté native, qui ne vient point de vous,
qui vient de Dieu, vous autorise à demander
au Créateur tout ce que votre tâche en
ce monde et votre salut dans l'autre supposent.
En un mot, hommes, vous avez droit d'être
hommes ; mais vous n'avez droit à rien
de plus.
Eh bien ! ce Job, au milieu de ses troupeaux
immenses, sous ses tentes resplendissantes des
trésors de l'Asie, entouré de ses
fils et de ses filles et des enfants de ses
enfants, offrant avec joie au
Dieu qui le protège son culte de
famille ; ce Job, chéri des siens,
béni par les pauvres, admiré de
tous ; ce Job est un homme... Et c'est un
homme aussi que ce père privé
d'enfants, ce patriarche sans tribu, ce riche sans
fortune de reste, ce juste. sans bonne
renommée, ce lépreux couché
sur un fumier fétide au contact de ses
plaies ; c'est un homme aussi, et tout son
sort, avec cet excès de bonheur ou
d'adversité, tout son sort est humain ;
Dieu, en le bénissant, ne l'a point
élevé au-dessus de la condition
mortelle et terrestre ; en le frappant, Dieu
ne l'a point fait descendre au-dessous.
Qui osera dire que Dieu lui devait toute cette
prospérité lors de son premier
état ou le retour de cette
prospérité après un temps
d'épreuves ? Dieu n'a pas de dette
à payer.
Ainsi, quant au sort heureux ou malheureux au
milieu duquel nous remplissons la tâche de
notre vie, Dieu ne nous doit rien ; en ce
sens, tout est don, tout est don libre de sa
part ; les meilleurs héritages de nos
pères, la force et la stature, la
beauté et la santé, les
facultés de l'esprit, les avantages de
l'éducation, les opportunités et
les succès, la bonne
renommée elle-même, les amitiés
et les tendresses, les dévouements et les
reconnaissances, tous ces dons gratuits tombent sur
nos têtes de sa main souveraine. Il y a un
nécessaire pour chaque
destinée ; il y a un pain quotidien
pour chaque situation ; mais celte
destinée, cette situation, et la tâche
qu'elle impose, peuvent changer du tout au tout en
chaque année de la vie, en chaque heure de
la journée, comme il plaît à la
Providence ; aujourd'hui l'opulence du riche
qui se revêt d'habits de fin lin et se
traite magnifiquement tous les jours ;
demain, peut-être, demain les miettes qui
tombent de sa table et qui seront à nous
parce que ses serviteurs dédaignent de les
ramasser...
Vous prendriez les ailes de l'aube d'un de
vos jours pour aller chercher loin de Dieu des
biens dont vous ne lui seriez point redevables, et
vous ne trouveriez rien.
Mes Frères, notre dépendance envers
Dieu est donc absolue, et nous parlons comme il est
convenable, en lui disant : Donne-nous
notre pain quotidien !
III. Ainsi, l'homme a le droit incontestable
de demander son pain quotidien ; Dieu, le
droit incontestable aussi de
l'accorder dans la mesure qui lui plaît.
Cependant, ce pain, que nous recevons de Dieu sans
qu'il nous soit dû, ce pain est nommé
dans la prière du Seigneur Notre pain
quotidien... À quel titre est-il
nôtre ?
La réponse est dans la question : il
nous appartient parce que Dieu nous le donne, et
à ce titre seul il est notre
propriété légitime.
Quelle que soit notre mesure de nécessaire,
notre part de pain, puisque Dieu nous l'a
mesurée et donnée, qui nous la
disputera justement ?
Aussi, mes Frères, on n'a imaginé
qu'un moyen, un seul, de miner la
propriété et de la
détruire : c'est de changer son nom
antique, de contester son origine divine, de la
considérer comme une invention, comme une
usurpation ; et on n'a imaginé qu'un
moyen, un seul, de la dénaturer en feignant
de la respecter ; c'est de la rendre
commune ; c'est de lui retirer le
caractère individuel ; c'est de
dépouiller tous les hommes, chacun en son
rang, de leur nécessaire, quel qu'il puisse
être, sous prétexte et sous promesse
de les niveler et de les enrichir tous.
Il y a là le plus flagrant démenti
donné à la nature
humaine, parce que ce qui constitue l'homme, c'est,
avant tout, son individualité, son
individualité qu'il ne résigne, qu'il
ne dépouille pas même dans la vie de
famille ; il est un, il est
lui-même ; il l'est au milieu des
siens ; il n'y a pas là une confusion,
une promiscuité horrible, où nul ne
se connaîtrait ; il y a une sainte
harmonie d'amour et de devoir, et c'est parce que
l'homme est un, parce qu'il le sait et le sent,
parce qu'il se retrouve toujours dans son
individualité puissante et libre, qu'il
possède, et c'est parce qu'il se
connaît, qu'il se dévoue ; c'est
parce qu'il s'aime, qu'il peut aimer ; c'est
parce qu'il s'appartient, qu'il peut se donner.
Admirable et profond accord du sentiment de
l'unité et des affections de famille ;
chacun de nous est un ; nul de nous n'est
seul ; l'instinct de l'individualité,
où prend sa source l'amour de soi, rend mes
possessions légitimes ; le sentiment de
famille, non moins profondément gravé
dans mon âme et fondé sur ma nature,
rend légitimes toutes celles qui me sont
léguées ou que je transmets ;
chacun de nous est un, et chacun
possède ; nul de nous
n'est seul, et chacun
hérite et transmet à son tour.
Il y a donc une révolte
d'impiété, une révolte
anti-humaine et anti-divine à nier que mon
pain quotidien soit mien ; me le disputer est
un sacrilège ; me le ravir est un
larcin ; et, au fond, ces luttes abominables
sont moins dirigées contre l'homme que
contre Dieu : si nous avons le droit de dire
à Dieu : Donne-nous notre pain
quotidien, il est à nous dès que
Dieu nous le donne, et nous le contester, c'est
faire la guerre à Dieu.
IV. Ainsi, mes Frères, le droit divin
de la propriété trouve sa
consécration dans le sentiment de
l'individualité, dans les affections de
famille, dans la dépendance absolue
où nous sommes devant Dieu. Est-ce
assez ? Est-ce tout ? Non, il faut que le
droit moral s'unisse au droit divin, au droit
naturel, et pour que notre pain quotidien soit
véritablement nôtre, il ne suffit pas
de l'obtenir, il faut le gagner. C'est la doctrine
même de saint Paul, enseignée dans son
épître avec cette rude énergie
qui rend tous les faux-fuyants
impossibles :
Celui qui ne veut point travailler, dit-il,
ne doit pas non
plus manger. Moralement parlant, l'oisif perd
tout droit, même à l'alimentation
qu'il consomme. Que les législations
humaines, dans leur imperfection raisonnée
et nécessaire, s'arrêtent à la
limite de ce qui est puni par les articles du code
et ne s'étendent point à ce qui est
réprouvé par la notion du devoir, il
faut s'y résigner ; la
législation n'est pas une morale, et de
longs siècles se passeront avant que les
deux mots deviennent synonymes.
Que les lois ne sévissent point contre
l'oisiveté et ne lui fassent point payer des
dommages et intérêts à la
société, je le conçois et j'y
adhère, crainte de pis. Mais la morale et la
religion parlent où la législation se
tait, et toutes deux, de leur voix la plus sainte,
déclarent évincé dé ses
droits, non devant les hommes, mais devant Dieu,
celui qui, froidement retranché dans son
oisif bonheur et son oisive richesse, veut jouir et
ne veut point travailler, recueille les travaux de
ses pères sans y ajouter, refuse toute
contribution d'utilité au bien et au
progrès général, et vit ainsi
aux dépens de l'avenir, à qui il ne
laissera rien d'acquis par
lui-même...
Mes Frères ! que les préceptes
évangéliques les plus saints se
retrouvent fondus pour ainsi dire dans tout
l'Évangile, et que la prière de
Jésus est un admirable résumé
de sa religion !... On a osé se vanter
de nos jours d'avoir découvert la
théorie du travail, son mérite et ses
droits, et l'on a longuement expliqué
comment l'oisiveté rendait le bonheur
illégitime... Ouvrez
l'Évangile ; lisez et méditez
cette prière sainte, et vous arrivez en
ligne droite à la conclusion que le
paresseux ne peut la proférer ; c'est
appeler soi-même sur sa tête un
dénûment comme celui dé Job,
que de perdre sa journée et de dire à
Dieu : Donne-moi aujourd'hui mon pain
quotidien !
V. Un dernier trait manque
à ce tableau ; le travail n'est pas la
seule consécration du bien-être, et
pour que le pain quotidien soit saintement
savoureux sur nos lèvres et abondamment
béni sur nos tables de famille, il faut
savoir le rompre avec le pauvre et le malheureux.
La charité est le creuset divin où
toute richesse s'épure devant Dieu, et voyez
par quel lien intime la forme même de la
prière du Seigneur
rattache au sentiment de la dépendance le
devoir de la charité. De toutes les
âmes chrétiennes s'élève
vers Dieu la même prière :
Donne-nous notre pain quotidien.
Le riche, qui ne veut pas être le mauvais
riche de la parabole, et Lazare couché sur
les marches de la porte, n'ont pas deux
prières différentes à
adresser. Oui, pour le monde entier, une seule
prière ; pour l'humanité
entière, un seul cri : Le pain, le
pain quotidien...
Mais quelle variété infinie de
réponses à ce voeu de tous les
hommes ! Ici, quelle abondance !
Là, quel dénûment ! Et
pourquoi l'abondance est-elle pour vous et le
dénûment pour vos frères ?
Pourquoi Dieu traite-t-il si différemment
ses enfants qui prononcent la même
prière, aiguillonnés tous par le
même désir de jouir, par le même
besoin de vivre ? Et si, comme il est
incontestable, cette inégalité est
nécessaire, pourquoi votre place n'est-elle
pas marquée parmi ceux qui reçoivent
le moins, qui manquent et qui souffrent et qui
pleurent ?
Vous avez reconnu que vous n'avez point de droits
à faire valoir devant Dieu au-dessus de vos
frères, et à la question
terrible : pourquoi
êtes-vous riches, quand tant d'autres qui
vous égalent en piété sont
pauvres, il n'y a que cette réponse :
Dieu le veut !... Il est vrai, c'est ce que
Dieu veut, et il en résulte que ce que vous
avez à vouloir, c'est de compatir à
des misères qui auraient pu vous
échoir ; c'est de soulager des
souffrances que souvent ceux qui les
éprouvent n'ont pas méritées
plus que vous ; c'est de compenser
l'inégalité nécessaire des
destinées humaines par le seul
équilibre possible à maintenir, celui
de la charité, fécondant toutes les
ressources de prévoyance et
d'association ; c'est de justifier Dieu devant
les hommes par un saint usage des biens dont il
vous comble ; l'amour chrétien devient
ainsi l'auxiliaire de la Providence, et quand on a
généreusement partagé avec ses
frères le pain de la veille, il est
impossible de ne point retrouver dans son âme
une ferveur et une confiance nouvelles pour dire
encore : Donne-nous notre pain
quotidien !
Oui, mes Frères, toute la Religion
chrétienne est dans l'Oraison
Dominicale.
Je vous montrais, en un précédent
discours, que l'immortalité se retrouve
partout dispersée pour ainsi dire dans
l'Évangile et le Christianisme et que la
terre partout y touche au ciel ; cela est vrai
au point qu'une demande où il s'agit
seulement de pain quotidien, des besoins qui nous
tourmentent en ce monde, des conditions, des joies,
des larmes de cette vie, c'est-à-dire de
tout ce qu'il y a de moins céleste et de
moins immortel, une demande à ce point
temporelle porte cachée, pour ainsi dire,
dans le secret de ses supplications, une
entière victoire sur la mort et une
magnifique assurance d'immortalité.
Donne-nous aujourd'hui, est-il dit, notre
pain quotidien...
Aujourd'hui seulement ! Vous n'avez pas
droit de demander le pain de cette vie pour deux
jours ; deux jours, c'est une trop, longue
perspective dans ce monde d'incertitude ; deux
jours, c'est un trop long approvisionnement pour un
voyage sans cesse près de finir ; deux
jours, c'est trop étendre votre vue
peut-être inutilement
inquiète ; ne demandez point
aujourd'hui le pain de demain ; car ce qui est
sûr pour demain, ce qui demain, en tous cas,
ne nous manquera point, ce n'est pas un jour, un
matin, un moment ; non, c'est une
immortalité.....
Pesez l'immense et simple alternative qui se pose
ainsi devant vous et qui embrasse à la fois
le temps et l'éternité, le monde et
le ciel : ou bien vous vivrez, et la
journée de demain aura besoin de son pain
quotidien : Dieu n'est jamais loin, et
sûrs d'être entendus, vous lui direz
demain ce que vous lui dites aujourd'hui :
Donne-nous notre pain quotidien !
Ou bien, demain, vous ne vivrez plus : que
vous importe alors le pain de demain ; il n'en
est pas besoin à ces festins célestes
où Abraham reçoit les pauvres Lazares
dans son sein ; laissez, laissez tomber cette
inutile demande de l'Oraison Dominicale ;
l'immortalité abrège votre
prière, parce qu'elle émonde vos
besoins, et le pain quotidien de cette vie est
déjà, est dès demain, est
tout-à-coup remplacé par la
nourriture de l'immortalité ; un
lendemain périssable est trop
prévoir ; un
lendemain immortel est la plus naturelle des
prévoyances.
Quelle puissance de consolation, quelle amplitude
de sécurité dans ce voeu ainsi
exprimé ! Quelle douce lumière
notre céleste avenir jette ainsi au milieu
des anxiétés et des misères de
l'existence actuelle ! Ce corps, qu'il faut
nourrir jusqu'à ce que Dieu
détruise, comme parle saint Paul, et
le corps et la nourriture, ce corps est si
fragile et la vie, dont il est le siège,
nous échappe par tant de pores et par tant
de voies invisibles, que vous ne devriez pas rompre
et manger un morceau de votre pain quotidien sans
vous représenter que ce morceau sera
peut-être le dernier ; mais, de plus,
vous ne devriez jamais évoquer cette image
de mort sans évoquer celle de
l'immortalité, et sans vous dire, en
regardant d'un oeil calme ce dernier morceau :
le corps, dont ce pain est l'aliment, est
semé corruptible, méprisable,
infirme, il ressuscitera incorruptible, glorieux,
puissant, à l'abri pour jamais de tous
les besoins de la terre, le corps spirituel
d'une existence meilleure, qui n'a point de
pain quotidien à demander parce que ses
jours sont des jours
d'immortalité.
O mes Frères ! que cette foi
remplisse tous vos moments, restaure vos forces,
épure vos joies, console vos peines et
embellisse vos heureuses et tendres
affections ! Que cette foi vous accompagne,
croissant en vos âmes avec vos années,
et quand le pain quotidien du dernier jour sera
obtenu, quand vous verrez ses dernières
miettes tomber de vos mains débiles, quand
le nécessaire pour vous en ce monde ne
consistera qu'en un linceul et un tombeau, puisse
votre âme, radieuse au sein de la mort,
retrouver la ferme persuasion que votre Père
céleste est prêt, au nom de votre
Sauveur, à pourvoir au nécessaire de
votre immortalité !
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