L'INDIFFÉRENTISME
RELIGIEUX.
A. VINET
SERMON PRÊCHÉ DANS
L'ÉGLISE FRANÇAISE DE BASLE
29 SEPTEMBRE 1833
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« Alors Pilate dit à
Jésus : Tu es donc roi ?
Jésus répondit : Tu le
dis ; je suis né pour cela, et je suis
venu dans
le monde pour
rendre témoignage à la
vérité. Quiconque est pour la
vérité écoute ma voix. Pilate
lui dit : Qu'est-ce que la
vérité ? Et quand il eut dit
cela, il sortit encore pour aller vers les Juifs, et leur
dit : Je ne trouve aucun crime en lui. »
Jean XVIII, 37-38.
Lorsque un Romain, nommé Ponce Pilate, que
la naissance, les talents ou l'intrigue avaient
élevé jusqu'à la sphère
des plus hauts emplois, partit de Rome pour aller
gouverner la Judée au nom de l'empereur
Tibère il ne prévit pas sans doute
qu'à un seul acte, à un acte obscur
de son administration, allait s'attacher une
immense et fatale
célébrité.
Tout préoccupé des pensées
matérielles qui se rapportaient à son
rôle futur, nourri d'ailleurs, comme ceux de
sa classe, dans le mépris de toutes les
croyances, il ne s'avisa point, en touchant du pied
les rivages de sa province, de penser qu'il
abordait la terre des miracles, que l'air qu'il
respirait était comme chargé de
prophéties, que ce pays extraordinaire
haletait, pour ainsi dire, dans une
mystérieuse attente, qu'un drame divin
allait s'ouvrir, et que lui-même, lui Pilate,
allait prendre un rôle dans cet
accomplissement des desseins de Dieu sur la race
humaine.
Si, dans un mouvement de présomption,
il se décerna d'avance
quelque genre de gloire, il l'attacha, par la
pensée, dans le firmament politique,
d'où néanmoins son étoile est
tombée, et il ne sut point que la Providence
allait le choisir entre des milliers, pour
être, jusqu'à la fin du monde, le type
accompli de l'indifférence religieuse.
C'est pourtant là ce qu'il est devenu, mes
frères ; toutes les qualifications
qu'on peut lui donner, celles d'homme faible,
d'homme ambitieux, de juge inique, rentrent dans
celle d'indifférent.
C'est, de son caractère, le trait le plus
original, et le plus digne d'être
étudié ; c'est autour de ce
trait que se rassemblent tous ceux que nous ont
conservés de lui les
Évangélistes ; et c'est le point
de vue le plus instructif sous lequel se
présente à nous ce personnage de
sinistre et douloureuse renommée.
Mais avant d'abaisser nos regards vers ce type de
l'indifférence, élevons-les vers
celui que notre texte nous montre en face de
Pilate. - Ponce Pilate et JÉSUS ! Quel
contraste dans les personnes ! Quel contraste
dans les discours !
Le magistrat romain, à qui une multitude
furieuse demande la condamnation de Jésus,
veut d'abord savoir de quoi Jésus est
coupable. La calomnie, déconcertée
par l'éclat de ses vertus et
l'évidence de son innocence, a recouru, pour
le perdre, à une de ces imputations
énormes, qui se passent de preuves parce que
leur invraisemblance même leur en tient lieu.
Ses vertus, ses bienfaits ne sont plus
niés ; mais on les érige en
crimes ; l'admiration, la reconnaissance qu'il
inspire sont, pour lui, des degrés vers le
trône ; il marche à l'usurpation
par la conquête des coeurs. Il a voulu se
faire roi des Juifs ; faut-il en douter ?
il l'a dit lui-même. Cette accusation, munie
d'un tel commencement de preuve, renforcée
de tant de clameurs, attache l'attention de Pilate
sur un personnage qui, jusqu'alors, ne lui a paru
que singulier. Il veut l'interroger.
Quel est son étonnement lorsque cet
étrange accusé, bien loin de songer
à se défendre, va au-devant de
l'accusation, se charge lui-même avant
d'être spécialement interrogé,
et à cette question du préteur :
« Qu'as-tu fait ? répond par
ces paroles : Mon règne (il a donc un
règne,) n'est pas de ce monde. Si mon
règne était de ce monde, mes gens
combattraient afin que je ne fusse pas livré
aux Juifs ; mais maintenant mon règne
n'est pas de ce monde. »
(Maintenant ! ainsi donc il doit
régner un jour.)
On n'en avait donc point imposé à
Pilate ; l'aveu de l'accusé
lui-même donne raison à ses
accusateurs. Mais cet aveu, si volontaire, si
spontané qu'il prévient l'accusation,
est, sous ce rapport, si étrange qu'il a
lui-même besoin d'être
confirmé.
Pilate en provoque un second par une question plus
spéciale, où le sujet de l'accusation
est nettement articulé : « Tu
es donc roi ? » Alors, de la bouche
du souverain du monde sortent ces mémorables
paroles :
« Tu le dis, je suis roi ; je suis
né pour cela ; et je suis venu dans le
monde pour rendre témoignage à la
vérité. Quiconque est pour la
vérité écoute ma
voix. »
Comme, du commencement à la fin de cette
réponse, les impressions de Pilate doivent
être différentes ! Les premiers
mots lui présentent, dans la personne de
Jésus-Christ, un ambitieux extravagant, qui,
même dans l'absence de tous les moyens
d'exécuter ses desseins, se tient si
assuré de leur succès, qu'il ne songe
pas un instant à les dissimuler. Mais les
paroles qui suivent dérangent toutes les
idées de Pilate. « Et je suis venu
dans le monde pour rendre témoignage
à la
vérité ! »
Quel office pour un roi ! Quelle
étrange royauté ! Quelle
confusion d'idées ! Pilate, qui ne sait
pas apercevoir le plus faible rapport entre des
idées aussi disparates, juge à
l'instant qu'il a affaire à un rêveur,
non point à un ambitieux. Un
rêveur ! digne sujet d'une enquête
judiciaire ! digne occasion d'un mouvement
politique ! Son parti est bientôt pris.
Et après avoir jeté à son
accusé cette question dédaigneuse
dont il n'attend pas la réponse :
« Qu'est-ce que la
vérité ? » il retourne
vers les Juifs, et leur dit : « Je
ne trouve aucun crime en cet
homme-là. »
Certes, mes frères, tout est grand dans ce
dialogue ; tout, sans en excepter les
dernières paroles du Romain. Qui de nous,
d'abord, n'est frappé de la
déclaration de Jésus-Christ ? Il
est roi ; mais de quelle manière ?
et en quoi consiste sa royauté ?
La royauté est, dans l'ordre
extérieur, le plus haut degré de
dignité où puisse parvenir un homme
au milieu de ses semblables. C'est, de plus,
l'empire incontesté d'une volonté sur
des milliers de volontés soumises. Mais pour
mériter, à ces deux égards, le
titre de roi, il n'est pas besoin d'un trône,
d'un trésor, d'un territoire, d'une
armée. Il y a des rois de la pensée,
dont la couronne jette un plus grand éclat,
et dont l'empire, moins senti peut-être et
moins redouté, est plus réel, plus
étendu, plus immuable.
L'homme de génie règne sur les
âmes, il règne du fond du tombeau, il
règne sur les générations qui
ne sont point encore, et sa gloire est à lui
comme son empire. S'il en est ainsi, comment ne pas
étendre plus loin l'application du titre de
roi ? comment le refuser à celui qui
« est venu dans le monde pour rendre
témoignage à la
vérité ? » à la
vérité, dis-je, à ce qui est
plus que la matière, car c'est la
pensée ; plus que la pensée, car
c'en est la loi ; plus que l'opinion, car c'en
est le juge ; plus que la
volonté, car c'en est la règle ;
à la vérité, dis-je ; non
pas a une vérité particulière,
mais à la vérité même,
à la vérité de Dieu, à
la vérité sur les rapports de la
création avec le Créateur, à
la vérité sur la destinée
humaine, à la vérité qui
embrasse toutes les vérités, qui doit
leur survivre à toutes, et qui répond
seule aux réalités
éternelles ? Celui qui investi de cette
vérité dans toute son étendue,
vivant en elle, identifié avec elle, a pu
dire à ses disciples : « Je
suis la vérité, » est-il
roi ou ne l'est-il pas ? Sa royauté
n'est-elle pas au-dessus de tout ce qui peut porter
ce nom sur la terre ? Et si une royauté
suppose un royaume et des sujets, ces sujets, ce
royaume lui manquent-ils ?
« Quiconque est pour la
vérité écoute ma
voix. »
Empire plus absolu que celui des Césars,
plus profond que celui du génie. Ceux qui
écoutent sa voix lui soumettent leur vie
entière, lui obéissent dans toutes
leurs obéissances, le placent, par
l'adoration, au-dessus de toutes les
principautés et de toutes les puissances, et
lui reconnaissent le droit le plus illimité
sur ce qu'il y a de plus intime dans leur
être. Et son empire, en outre, est-il bien
fondé ? Jugez-en : « Il
est roi, il est né pour
cela. »
Dans les profondeurs de l'essence divine, parole
éternelle de Dieu, parole incessamment
jaillissante du sein du Père, voué
par sa divine énergie à faire, dans
tout l'univers, rayonner la lumière de Dieu
et retentir sa pensée, il était
destiné au trône, et c'est pour
l'occuper que, descendant de
l'éternité dans le temps, il est
né de notre naissance.
Au trône, dis-je, et à la croix ;
car il est venu dans le monde, non seulement pour
déclarer la vérité, mais pour
lui rendre témoignage. La grande
vérité, dont le résumé
est le dévouement, il l’a
scellée par le dévouement. Né
pour la royauté, il ne l'a pas seulement
reçue en héritage, il
l'a
généreusement conquise. C'est pour
cela que ce roi puissant s'avance à la
rencontre de la vengeance, prononce, sans y
être provoqué, le mot qui le
désigne au supplice, rend volontairement
témoignage à la vérité,
et donne ainsi pour double fondement à son
règne la gloire de sa naissance et la gloire
de son martyre.
Voyez-vous donc, ô Pilate, que l'homme qui
est devant vous est véritablement roi ?
Mais comment le verriez-vous ? Vous ne croyez
pas même à l'existence de la
vérité. « Qu'est-ce que la
vérité ?" dites-vous. -
Qu'est-ce que la vérité ! Grande
parole, avons-nous dit. Proportionnée, dans
son genre, à celle de votre divin
interlocuteur. La moitié du genre humain
vient de parler par votre bouche.
« Qu'est-ce que la
vérité ?" C'est le mot de
l'indifférentisme. C'est le mot du
siècle présent.
Mes frères, nous avons compris
Jésus-Christ ; tâchons de
comprendre Pilate. En disant : qu'est-ce que
la vérité ? il n'a pas
prétendu nier et mépriser toute
vérité.
Homme du monde, homme d'action, il sait bien qu'il
est des vérités à la
portée des hommes, et ce que valent ces
vérités. Il eût
prêté l'oreille, et combien d'autres
avec lui ! à Jésus-Christ
annonçant quelques-unes de ces
vérités subalternes qui
intéressent notre vie passagère. Ni
avant, ni après Pilate, ces
vérités n'ont encouru le
discrédit du genre humain. Encore
aujourd'hui la soif en est grande, et la recherche
infatigable. Ce qu'on s'impose de travaux et de
sacrifices pour l'acquisition des
vérités utiles, mérite
à coup sûr une sorte d'admiration.
Dans cette sphère du moins, le monde
paraît avoir compris cette parole
évangélique qui dit que la porte
large et le chemin spacieux conduisent à la
perdition, et que la porte étroite est le
chemin de la vie.
C'est à la grande vérité,
à la vérité religieuse, que
s'applique le dédain de Pilate. Il entend
bien que c'est d'elle que Jésus veut parler,
et il lui répond : Où est-elle
cette vérité ? et que veux-tu
que nous en fassions ?
Il est, mes frères, en dehors de tous les
partis religieux, de toutes les sectes, et
même de toutes les convictions, sur un
terrain vague et aride, qu'on appelle
l'indifférence, une classe d'hommes,
à qui les questions et les
préoccupations de cet ordre paraissent
complètement étrangères, et
qui, eux-mêmes, comme étrangers au
milieu de notre espèce, puisqu'ils sont
privés d'un des sens qui la
caractérisent, n'éprouvent, ce
semble, pour la religion ni haine ni amour, et
sont, devant cette grande chose, sans crainte ni
désir.
Autour d'eux, une foule d'hommes, penchés
vers la terre comme eux, de temps en temps
suspendent leur labeur, et, comme saisis d'une
pensée soudaine, soulèvent vers le
ciel un regard timide, et se demandent : Moi
qui me sens vivre, moi qui ai commencé
d'être, moi qui, à trente ou quarante
ans de ce jour, n'existais pas sur la terre, et
qui, dans moins d'années, n'y serai plus,
moi qui reconnais une distinction essentielle entre
le bien et le mal comme entre le blanc et le noir,
et qui, par le seul fait de cette distinction, me
sens rattaché à un autre monde que
celui des couleurs et des formes, moi, dis-je,
être raisonnable, être moral et
responsable, d'où suis-je sorti et où
vais-je ?
Eux, au contraire, comme s'ils avaient
enfermé leur existence entre les deux termes
de la naissance et de la mort, leur dignité
entre les deux limites de l'infamie et de la gloire
humaine, leur bonheur dans un horizon que bornent
d'un côté la nature et de l'autre les
affections terrestres, eux, d'un
abîme dont ils n'ont point de souvenir vers
un abîme dont ils n'ont point de
connaissance, s'avancent décidés,
imperturbables, et l'on pourrait croire
intrépides, comme si la route devait
être éternelle, ou comme si chaque
lendemain était pour leur pensée une
limite infranchissable.
L'abeille, en dessinant son alvéole, la
fourmi en creusant ses magasins, ne sont pas moins
préoccupées, on le croirait, d'un
monde supérieur et d'une existence
future ; et le plus noble, sinon le plus
caractéristique de tous les
éléments de notre nature, sans cesse
refoulé en eux par la joie ou le souci de
vivre, a fini par n'avoir plus de place parmi les
phénomènes de leur existence, et par
échapper à leur propre vue.
Mais comme les manifestations de la pensée
religieuse chez autrui ne peuvent pas aussi bien se
dérober à leur vue, dites-nous donc
ce qu'ils pensent de tout ce mouvement, si
différent du leur, de toute cette
gravitation du reste de la race humaine vers
l'invisible et l'immuable.
Laissons, mes frères, laissons parler leur
silence. Il nous dit qu'à leurs yeux les
hommes de religion sont apparemment d'une nature
différente de la leur, des hommes qui
suivent leur pente et qui font bien, des hommes
qui, ayant un goût particulier, le cultivent,
et pourquoi non, si cela leur fait plaisir ?
quant à eux, ils n'en ont pas le loisir et
n'en sentent pas le besoin ; par
conséquent cela ne les regarde pas.
« Suis-je donc juif ? disait Pilate
aux Juifs qui venaient lui alléguer des
passages de leur loi.
Sommes-nous de ceux-là ? disent les
indifférents, qui ne se doutent pas que cela
revient à dire : Sommes-nous
hommes ? Faisons donc, poursuivent-ils, chacun
notre route, sans nous gêner s'il se
peut ; l'important n'est pas de penser une
chose plutôt qu'une autre, mais
de ne point s'incommoder
mutuellement pour des pensées ; le
temps est court, les moments sont précieux,
les affaires commandent ; qu'on nous laisse
faire les nôtres ; de notre part nous
laisserons chacun faire les siennes ou n'en point
faire.
Pressez-les de questions et d'objections ;
demandez-leur s'ils savent ce que c'est que la
vérité ; ils vous
répondront qu'ils savent du moins ce qu'elle
n'est pas.
« Elle n'a, quelle qu'elle soit, aucun
contact avec la vie réelle. On peut fort
bien sans elle s'enrichir, s'entourer de
considération, devenir grand aux yeux des
hommes, et, en général, régler
sa conduite ; la voie est toute
tracée ; quelques principes, vieux
comme le monde, y suffisent et par-delà,
pourvu qu'on sache à propos les modifier par
les circonstances. C'est donc un hors-d'oeuvre
manifeste, si même ce n'est pis. Ces grandes
spéculations de l'esprit n'ont nulle
proportion avec les questions de la vie ordinaire,
qu'elles compliquent d'un élément
hétérogène et souvent
hostile ; l'embarras, l'hésitation, le
scrupule en sont les résultats les plus
ordinaires ; et s'il est vrai que la
pensée de la mort empêche de vivre, il
est tout aussi vrai que la pensée de Dieu
empêche d'agir.
« Mais quand la vérité
religieuse, au lieu de nuire, servirait, encore
faudrait-il la trouver ; et qui l'a
trouvée ? Quelques-uns s'en
flattent ; agréable illusion, qu'il ne
faut pas leur ôter. Quant à nous, nous
ne la partageons pas ; nous ne croyons pas
même que la vérité soit
accessible. Une preuve nous suffit. Voici, d'un
côté, des gens qui la voient tout
entière dans une opinion ;
voilà, de l'autre, des gens tout aussi
convaincus qu'elle est dans l'opinion contraire.
Qui d'entre eux a raison ? nous ne
savons ; mais nous voyons
qu'on peut être aussi fermement convaincu de
l'erreur que de la vérité ; si
la vérité paraissait sur la terre,
elle devrait subjuguer tout esprit d'homme ;
tant qu'il n'en sera pas ainsi, nous ne croirons
pas à sa présence ; la seule
vérité, ce sont les
convictions ; ce qu'un homme croit, est pour
lui la vérité ; il n'y a de
réel que cela ; il est bon que chacun
s'attache à sa propre conviction, et se
règle sur elle ; nous nous
réglons aussi sur la nôtre en
négligeant des recherches qui nous
paraissent oiseuses ; et, à notre
manière aussi, nous sommes dans la
vérité.
« Il est vrai qu'entourés d'un
ordre de choses religieux qui est devenu, par le
laps des temps, loi, coutume ou convenance du pays
où nous vivons, nous jugeons à propos
de nous y conformer pour l'extérieur ;
et cela nous coûte peu. Nous n'irons pas
engager notre repos et celui du monde pour une
simple idée. Nous ne sommes convaincus ni de
l'opinion d'autrui, ni de la nôtre ;
nous n'en avons point. Nous ne voulons pas nous
faire les champions d'un doute, et pour ce doute
affronter le martyre. Il y a vraiment plus de
charité et de philosophie à suivre
les coutumes que nous voyons suivies. Nous ferons
donc bénir nos mariages, baptiser nos
enfants, ensevelir nos morts, suivant les rites de
l'église où notre destin nous a fait
naître. Si cela ne sert pas, cela ne nuit pas
non plus ; ou plutôt cela sert sans
doute, puisque cela contribue à la paix.
« Comment ne pas apercevoir, dans toutes
les chances possibles, l'avantage de notre
position ? Ceux qui adoptent quelque
conviction particulière en matière
spirituelle, courent un risque évident.
S'ils sont dans le bon chemin, c'est bien ;
les voilà
sauvés ; vous le
dites, et nous y consentons ; mais s'ils
s'engagent dans le mauvais, les voilà
perdus ; or les premiers n'étaient pas
mieux convaincus que les derniers. Tous ont donc
joué gros jeu. Nous serons plus sages. Nous
marcherons entre ces deux routes
périlleuses. On ne pourra pas, il est vrai,
nous compter parmi les amis de la
vérité, s'il y a une
vérité ; mais à coup
sûr, nous ne figurerons pas non plus parmi
ses ennemis. Nous sommes indifférents, et ce
mot seul exprime l'excellence de notre
situation ; elle est, comme nous,
indifférente ; si elle n'est pas
brillante, du moins elle est sûre.
« Ce qu'il y a de certain, c'est que
personne, parmi nos semblables, n'aurait bonne
grâce à se plaindre.
Précisément parce que nous ne sommes
les amis d'aucun parti, nous sommes les amis de
tous. Toute opinion est nécessairement
hostile à une autre opinion ; nous, qui
n'en avons point, nous ne pouvons ni inspirer, ni
ressentir de la haine. Il serait à
désirer, pour la paix du genre humain, que
tout le monde fût indifférent comme
nous ; mais nous savons trop que cela n'est
pas possible ; que chacun donc suive sa
conviction, et qu'on nous permette seulement de
n'en point avoir. »
Telle est, débarrassée de ses langes,
la pensée de Ponce Pilate et de tous les
indifférents. Examinons-la, mes
frères, avec quelque attention ;
après quoi nous pourrons juger si la
qualité d'indifférent constitue
vraiment une position indifférente.
Il n'y a presque rien à dire à ceux,
d'entre les indifférents, qui s'appuient sur
ce que la vérité n'apporte aucun
avantage temporel. Une indifférence
fondée sur un tel principe est trop voisine
de l'abrutissement, même la
vérité n'apporterait ici-bas
aucun profit que des troubles et
de dangers, quand même il serait faux ce que
dit l'Écriture, que la piété a
des promesses pour la vie présente comme
pour la vie à venir, toujours serait-il
évident que le corps n'est rien au prix de
l'âme, le temps au prix de
l'éternité, que notre
véritable vie est cachée en
Dieu ; que Dieu seul est notre terme et
l'accomplissement de notre destinée, et que
quiconque se résout à vivre sans Dieu
et sans espérance dans un monde d'où
il doit demain sortir tout entier, se place par
là même hors des conditions de
l'humaine raison et presque de l'humaine
nature.
C'est parce que ces vérités sont
évidentes que nous n'espérons pas les
prouver à ceux qui les rejettent. Dieu seul
a des raisonnements à la hauteur d'une telle
folie.
Avons-nous davantage à dire aux
indifférents qui le sont, disent-ils, par
sagesse, à cause de l'impossibilité
où est l'homme de trouver la
vérité ?
Mes frères, c'est tout au plus ; car la
légèreté des seconds n'a
guère à reprocher, ce nous semble,
à l'abrutissement des premiers. La
vérité est inaccessible !
C'est-à-dire que ce Dieu, en qui
néanmoins ils croient, après avoir
libéralement pourvu à nos
nécessités corporelles, n'aurait eu
nul souci de nos nécessités morales,
qui sont cependant son ouvrage aussi bien que les
autres ?
Est-il possible qu'ils ne voient pas que,
plutôt que de lui faire une telle injure, il
est mille fois plus raisonnable de nous accuser
nous-mêmes, et de conclure sans
hésitation que l'homme ne connaît pas
la vérité parce qu'il ne veut pas la
connaître ?
Comment n'ont-ils pas compris que, fût-elle
hors de la portée de l'homme, celui qui la
chercherait avec obstination, celui qui mourrait en
la cherchant, serait par là même plus
près d'elle, serait en elle jusqu'à
un certain point, et certainement dans de meilleurs
termes à l'égard de Dieu que celui
qui ne la cherche point ? Comment ne
voient-ils pas que, si la
possession de la vérité est
l'accomplissement de notre destinée, celui
qui la cherche sans se lasser à par
là même accompli de son mieux sa
destinée sur la terre ?
Ils sont découragés,
disent-ils ! En vérité, ils ne
se sont pas donné le temps de se
décourager ! La plupart ont
reculé après leur premier pas ;
et devant quels obstacles ! Qu'ils en soient
juges eux-mêmes : « Le monde
n'est pas d'accord sur la
vérité : donc il n'y a point de
vérité ! Une grande
fermeté de croyance accompagne les
convictions les plus opposées : donc
leur raison ne peut se reposer avec assurance dans
aucune conviction. »
Ils n'ont garde d'appliquer ces raisonnements
à des vérités d'une
espèce plus grossière, et pour eux
plus précieuse. Ils se riraient de celui qui
s'efforcerait de les détourner, par de
semblables motifs, d'une recherche
intéressante pour leur fortune ou pour leur
vanité. Même dans la sphère des
sciences les plus abstraites, ils espèrent
la lumière, II se flattent de l'avoir
trouvée, ils défendent avec
acharnement des persuasions conquises à la
pointe du syllogisme. Mais qu'une religion se
présente à eux sous l'appareil
modeste d'une histoire ; qu'avec une admirable
condescendance elle ait disposé ses preuves
dans l'ordre des faits matériels ; il y
a plus : qu'elle ait ramené toute la
question de sa divinité à la simple
et facile vérification d'un fait ; il y
a plus encore : que, dans la lecture d'un
livre moins étendu que tel de ceux que notre
curiosité dévore en jour, elle ait
enfermé, à l'usage des coeurs droits,
un trésor d'évidences internes, pour
faciliter la route aux plus faibles, et
l'abréger aux plus occupés.
Voilà devant quelle tâche recule,
effrayé, cet homme que l'analyse d'une
fleur, le vol d'un moucheron, les
propriétés d'une figure, absorberont
pendant de longs jours et pendant de longues
nuits !
Quand je vois, mes frères, le peu de temps
et d'attention qu'on donne à ces recherches,
j'y reconnais une telle
légèreté que je cesse de
croire à cette légèreté
même. Si j'ai fait ce reproche aux
indifférents, je le reprends. Il y a un
fondement plus solide à leur
indifférence. Il faut qu'ils aient, pour se
tenir éloignés de l'Évangile,
quelque meilleure raison qu'ils ne nous disent
pas.
Est-ce parce qu'ils ne le connaissent pas ?
Non, mais plutôt parce qu'ils le
connaissent.
Est-ce parce qu'ils l'ont jugé faux ?
Non, mais plutôt parce qu'ils l'ont
soupçonné vrai. Il faut qu'ils y
aient entrevu quelque chose qui les repousse.
Peut-être ce soleil, qui n'a fait que passer
devant leurs yeux, a-t-il, en fuyant, laissé
tomber sur leur être une lumière qui
les effraie.
Mais quoi, mes frères ?
l'Évangile n'est-il pas une bonne nouvelle,
un message de miséricorde, la proclamation
d'un amour immense qui veut, pour chaque homme,
amnistier le passé, consoler le
présent, assurer l'avenir ? On peut
hésiter à croire à un tel
excès de bonté ; mais du reste,
pris en lui-même, l'Évangile est fait
pour attirer, non pour effrayer. Eh bien !
c'est cela même, c'est cet amour, c'est ce
pardon qui les effraient.
L'offre distincte du salut gratuit est, dans la vie
de chaque homme, une grande crise qui se termine
diversement suivant les dispositions diverses que
cette annonce rencontre en nous.
Nous trouve-t-elle châtiés,
condamnés dans notre conscience, le mot de
grâce qu'elle fait retentir à
nos oreilles vient remplacer dans notre coeur
d'ineffables angoisses par une joie ineffable.
Tranquillement assis dans le sentiment de notre
propre justice, elle nous enlève cet appui
pour se mettre à la place ; afin de
nous enrichir, elle nous dépouille ;
afin de nous élever, elle nous abaisse, et
commence par faire du juste de la
veille le pécheur du lendemain.
Libres, j'entends de cette mauvaise liberté
qui n'est qu'un esclavage, elle nous offre un
bienfait dont l'acceptation compromet à
jamais notre liberté, en nous obligeant
envers Dieu d'une telle manière que
dès lors nous ne nous appartenons
plus ; elle nous fait, avec une sainte
violence, rebrousser vers sa loi par le chemin de
ses miséricordes, elle nous arrache au monde
pour nous donner à lui.
En un mot, elle porte les atteintes les plus
redoutables à notre orgueil et à
notre égoïsme. L'âme en juge
ainsi du premier regard ; et de là
vient aussi que ce premier regard n'est suivi d'un
second que lorsqu'on y est contraint par la
grâce de Dieu immédiatement, ou par
quelqu'une des circonstances dont sa grâce
dispose.
Il est trop prouvé que, pour la plupart des
hommes, la première impression de la
bonne nouvelle est de l'effroi ; effroi
vague, effroi à peine reconnu, et dont on
n'obtient pleine conscience que lorsqu'une vue plus
exacte de l'objet qui l'a causé est venue en
approfondir l'empreinte.
À quelques-uns pourtant un premier regard
suffit pour haïr ; les autres,
effleurés seulement par cette impression, se
détournent à temps, évitent
une seconde atteinte, n'y pensent désormais
que précisément assez pour ne s'y
plus exposer, se plongent encore plus avant dans
les distractions du monde, et, tranquilles
dès lors, quoiqu'ils aient peut-être
emporté dans leur âme le germe d'une
angoisse future, sont classés à juste
titre, et se classent eux-mêmes, parmi les
indifférents.
Tel est leur caractère ; ils ne
haïssent pas, mais ils marchent sans cesse au
bord de la haine, séparés de cette
disposition par une distance à peine
appréciable. Il y a dans chaque
indifférent l'étoffe d'un ennemi,
étoffe qui attend l'occasion de se
dérouler.
Or cette occasion vient pour plusieurs. La
vérité, qui a dit :
« Maintenant mon règne
n'est pas de ce monde, » a fait assez
entendre qu'un jour son règne serait de ce
monde. Partout où elle paraît. elle
aspire à passer de l'idée dans les
faits : il faut qu'elle y passe,
qu'elle les transfigure à son image. Alors
l'indifférent se voit peu à peu
cerné par des faits qui le harcèlent
dans son indifférence ; en vain
voulait-il être neutre : la
vérité, qui ne veut pas l'être,
le provoque et le force pour ainsi dire à la
guerre par d'incessantes hostilités.
Soyez, semble-t-elle dire, soyez pour votre compte
tout ce qu'il vous plaira ; mais tout autour
de vous j'ai un monde à changer ; ces
coeurs, qui vous appartenaient sans réserve,
je les réclame ; ces institutions, qui
vous dérangeront, il me les faut ;
cette réforme, qui va vous gêner, je
ne puis m'en passer ; ce bruit, qui vous
incommode, est nécessaire à mes
desseins. Vous ne voulez pas changer ;
soit : mais tout va changer autour de
vous ; et les faits qui vous entourent ne
seront en harmonie avec vous qu'autant que vous
vous résoudrez à vous mettre
vous-mêmes en harmonie avec eux.
Mes frères, vous voyez bien qu'il faut une
fois se décider ; quand la
vérité devient pratique, de
spéculative qu'elle était, le contrat
qu'on avait fait avec elle se résilie de
lui-même ; ce n'est qu'à
l'idée qu'on avait promis
l'indifférence ; aux faits on doit
quelque chose de plus.
Mais la vérité ne vous tendit-elle
aucun de ces pièges, il en est un
peut-être auquel vous n'échapperez
pas. L'exemple de Pilate vous en avertit, mes
frères.
Lorsqu'il apprend que Jésus-Christ n'est
venu dans le monde que pour rendre
témoignage à la vérité,
il sort vers les Juifs et leur dit :
« Je ne trouve aucun crime en cet
homme. »
Quel mal, en effet, peut faire
au monde un rêveur ? Ces gens-là
ne demandent pas bien strictement leur part des
bénéfices de la vie ; et,
à tout prendre, ce sont des associés
assez commodes. Néanmoins, tournez un
feuillet de cette histoire, et lisez :
« Pilate fit prendre Jésus, et le
fit fouetter. » Et plus loin :
« Prenez-le vous-mêmes, dit-il, et
le crucifiez ; car, « quant à
moi, je ne trouve aucun crime en
lui. »
Vous vous trompez, Pilate ; vous avez
trouvé un crime en cet homme ; c'est
celui de s'être gratuitement constitué
le témoin de la vérité,
laquelle vérité n'est rien. La
morale, le droit, l'intérêt public,
c'est quelque chose ; et si
Jésus-Christ n'eût
témoigné que pour eux, dans le sens
du moins où vous les entendez, qui
sait ? - peut-être l'auriez-vous
défendu ; mais vous compromettre, vous
exposer pour défendre un homme qui
défend la vérité, laquelle
n'est rien ! voilà certes, ce que vous
ne ferez pas. Si ce rêveur périt, vous
en serez fâché, mais aussi qu'avait-il
affaire de se mettre en péril pour une
rêverie ? Il a cherché son
sort ; il l'a rencontré ; avant
qu'il soit trop tard, vous en détachez le
vôtre.
C'est qu'il y a, mes frères, dans le coeur
de l'indifférent, en dépit de son
impartialité et de son prétendu
respect pour les convictions sincères, un
fond de mauvaise humeur, toute prête à
s'épancher sur l'homme qui vient, au nom
d'une idée, troubler le repos du monde, ou
donner un autre cours à ses agitations.
Quiconque attache peu de prix à la
vérité, accorde peu
d'intérêt à ceux qui la
cherchent ; et, de ne pas les comprendre
jusqu'à les blâmer, mes frères,
il n'y a qu'un pas.
Faites votre compte que peu, même d'entre les
généreux, se compromettront pour les
représentants d'une idée religieuse.
Il n'y a pas de principe qui tienne contre le
manque d'affection et de sympathie :
l'indifférent, le plus favorable en
théorie à la
liberté des opinions, se lasse bientôt
de protéger des gens qui, selon lui,
auraient tout aussi bien fait, pour eux et pour
tout le monde, de demeurer en repos. Qu'ils fassent
eux-mêmes leur chemin ; qu'ils
deviennent forts, et on les défendra.
Aller au secours du vainqueur est la sagesse
universelle. Il y a mieux encore : si
l'opinion persécutée devient
l'opinion dominante et la base du culte national,
l'indifférent s'y rangera à sa
manière, en participant à toutes les
pratiques extérieures d'une foi qu'il ne
partage pas ; l'amour du repos composant toute
sa religion, l'hypocrisie entre dans son
système ; défendre son droit de
ne rien croire, ce serait déjà croire
quelque chose ; ce serait rendre un hommage
à la vérité ; et
l'indifférent a dit :
« qu'est-ce que la
vérité ? »
L'hypocrisie est donc le complément naturel
de l'indifférence ; seulement on la
pare d'un nom meilleur : ce sera
condescendance, accommodation, sacrifice à
l'intérêt de la paix ; on dira,
après un philosophe, « que le
monde n'a que faire de nos pensées, mais que
le dehors est engagé au
public. »
Vous voyez de combien d'abrutissement, d'une part,
de combien de légèreté, de
mauvaise foi, d'égoïsme et
d'hypocrisie, de l'autre, l'indifférentisme
est composé. Faut-il s'en
étonner ? l'indifférentisme est
la négation du principe de toute morale.
La vérité et la vertu, qu'on cherche
à diviser, ne sont, en principe, qu'une
même chose. La vertu, qui n'est que la
réalisation de nos vrais rapports avec
l'auteur de notre être, suppose
nécessairement la connaissance de ces
rapports.
Pour accomplir la dernière fin de son
être, il faut que l'homme la connaisse ;
et pour cela il faut qu'il connaisse Dieu. Coupez
le noeud vivant par où la vertu tient
à la vérité, s'en abreuve,
s'en nourrit, la vertu n'est plus qu'un instinct
moral, très facile
à dénaturer, une vague tradition,
qui, délayée avec les pensées
d'un coeur corrompu, s'affadit, se décolore
et s'efface. En lui-même d'ailleurs,
l'indifférentisme est déjà une
dégénération de
l'âme ; et c'est sans doute de chute en
chute, et par une longue suite de
dégradations, que l'âme humaine a pu
arriver à cet état, où, bien
loin d'aimer Dieu, bien loin même de le
craindre, elle en est à ne plus s'en
soucier. L'indifférence, dans une âme,
ce n'est pas la maladie, c'est la mort
vivante ; l'indifférence, chez un
peuple, est une mort nationale.
C'est dans cet horizon, mes frères, c'est
dans la vie de tout un peuple qu'il faut
considérer l'indifférentisme pour le
bien apprécier. Il est des principes qui,
pour manifester tout leur caractère et
déployer tous leurs effets, demandent de
l'espace. Un principe négatif, surtout, a
besoin d'être observé dans une masse
d'individualités réunies.
Un homme indifférent peut n'offrir à
l'observateur aucun trait bien
révoltant : mais qu'est-ce qu'un peuple
indifférent ? En d'autres termes,
qu'est-ce qu'une société humaine
d'où Dieu s'est retiré ? Quel
est, en dehors des sentiments religieux, le
sentiment assez puissant pour faire de cette
société un tout réel, une
unité vivante ?
L'instinct, les affections naturelles peuvent
encore, au milieu de beaucoup de causes de
relâchement, entretenir les relations
privées ; le sentiment religieux est
seul proportionné à une existence
nationale. Si vous voulez voir les relations
publiques fondées sur autre chose que la
nécessité, animées par autre
chose que par le mouvement fébrile des
passions ou par l'impulsion violente des
circonstances, vivifiées en un mot comme un
corps sain par un sang pur, ne demandez ces grands
effets qu'à la religion.
Une société sans religion est un
corps sans âme. Tous les
législateurs l'ont senti ; tous ont vu
que le respect des choses saintes est la vie, et
l'impiété la mort des institutions
politiques, et que fonder une cité sans
religion, c'est entreprendre de bâtir en
l'air. Et encore vous permettra-t-on de supposer
que, vers les cimes de la société,
les vertus publiques s'alimentent pour ainsi dire
de leur substance même, de leur
activité, de la gloire qui leur est
promise ; mais il n'en est pas ainsi des
classes inférieures de la
société ; le véritable
esprit public des masses, c'est l'esprit
religieux ; Dieu seul peut aider au pauvre
peuple à se sentir citoyen. Ces multitudes,
qui comprennent Dieu, mais qui entendent peu les
abstractions des nos systèmes politiques et
même les abstractions de la morale, ne
connaissent, hors du nom de Dieu, aucun mot qui les
unisse profondément.
Sans Dieu aussi, elles ne comprennent pas le
devoir. La foi religieuse, en fuyant, emporte la
foi morale. Les serments n'ont plus de
terreur ; les actions sont jugées par
le succès ; la liberté n'est que
l'isolement des volontés, la défiance
organisée et la consécration de
l'égoïsme ; les calamités
publiques sont sans dignité et sans
consolation.
En un mot, l'absence des convictions religieuses
dessèche la société, la
réduit peu à peu en
poussière ; et les révolutions,
où les peuples croyants retrempent
quelquefois leurs ressorts, sont aisément
mortelles pour les peuples sans foi.
L'indifférent est-il donc, par rapport aux
hommes, dans une position
indifférente ?
Mes frères, je m'en rapporte à vous.
Sa position est-elle indifférente par
rapport à Dieu ? Pour le savoir,
transportez-vous par la pensée devant le
trône du jugement. Contemplez, à la
lumière de l'Évangile, la
scène du dernier jour. Que voyez-vous ?
À la droite du souverain juge,
ses amis ; à sa
gauche, ses ennemis.
Où sont les indifférents ?
Forment-ils une classe intermédiaire ?
Non, vous n'en voyez point.
Ont-ils disparu de l'univers de Dieu, comme s'il ne
s'y trouvait point de place pour eux ? Vous ne
le croyez pas. Il faut donc les chercher parmi les
amis ou parmi les ennemis de Dieu.
Parmi les amis ? Mais Dieu a dit que
ceux-là, seuls entreront dans le royaume des
cieux, qui auront fait sa volonté sur la
terre : et ils ne se sont pas même mis
en peine de la connaître. Dieu a dit qu'il
faut être né de nouveau pour avoir
accès dans ce royaume ; et ils sont
demeurés toute leur vie dans les langes
impurs du vieil homme. Et ils y sont volontairement
restés ; et ils n'ont pas même
été hommes nouveaux par le
désir ; et ils n'ont pas même
appartenu à la vérité par
l'amour de la vérité ; et bien
loin d'avoir brisé les chaînes
honteuses de l'erreur et du péché,
ils ne les ont pas même senties !
Dieu est un Dieu jaloux, pour qui la
neutralité même est une injure, qui
veut tout notre coeur, qui ne peut pas vouloir
moins, qui ne se tient pas pour plus offensé
de la haine qu'on lui porte (haine
impuissante ! haine ridicule !) que de
l'amour qu'on lui refuse : et ils ne l'ont
point aimé ; et ils ont aimé ce
qu'il hait ; et ils ne l'ont pas même
honoré de leur haine ; ils ne l'ont
jugé digne que de leurs
mépris !
Car la haine, mes frères, tout horrible que
cela est à dire, la haine vaut mieux que
l'indifférence. Il y a un hommage dans la
haine. C'est un aveu qu'on a senti, de
l'Évangile, au moins les
vérités qui condamnent et qui
blessent. C'est une manière étrange,
mais authentique, d'accuser réception du
message de paix. C'est un commencement
d'intelligence, que peut suivre une intelligence
plus pleine.
La haine a été
souvent la préface de l'amour, après
que l'âme a supporté victorieusement
une crise solennelle. Mais l'indifférence,
qui marque la plus grande distance de l'homme
à Dieu, est le dernier des outrages.
Ne vous appuyez donc plus sur elle, ô
indifférents ; et ne dites plus que
votre neutralité vous garde ; guerre
timide et lâche, elle ne peut que vous
perdre. Sortez plutôt de cette position sans
nom. Soyez ce que vous êtes. Classez-vous
comme vous serez classés devant Dieu. Et si
vous ne pouvez être amis, soyez du moins
ennemis. C'est le voeu de ceux qui vous aiment et
qui vous plaignent.
Bien loin de vous savoir le moindre gré de
votre indifférence, bien loin d'y
reconnaître à leur égard une
sorte d'amitié, ils se sentiront plus
rapprochés de vous quand vous vous croirez
plus éloignés d'eux. Ils
espéreront que cette flèche,
plantée dans votre chair, cette
flèche que, pareils à l'oiseau
blessé dans l'aile, vous porterez
désormais partout où vous irez, vous
forcera de descendre des hauteurs de votre orgueil
vers Celui qui vous l'a lancée, et qui seul
peut vous l'arracher.
L'indifférent qui s'est élevé
jusqu'à l'inimitié, ne peut plus
retomber dans l'indifférence. Il n'y a plus
pour lui qu'une chance, qui est d'aimer.
Multipliez-vous donc parmi les indifférents,
ennemis de la vérité,
c'est-à-dire coeurs atteints par la
vérité, coeurs convaincus de
misère et de péché, coeurs
où l'oeuvre de l'Esprit céleste a
commencé et se poursuivra peut-être,
coeurs qui avez entrepris contre Dieu cette lutte
mystérieuse, où la palme du triomphe
est réservée au front du.
vaincu !
Et puissiez-vous, après avoir par votre
retraite éclairci les rangs de
l'indifférence, grossir par votre conversion
les rangs des amis de Dieu, de Jésus-Christ
et de la vérité !
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