L'ORAISON
DOMINICALE
Considérée comme un
résumé du christianisme
ATHANASE COQUEREL
l'un des Pasteur
de l'Eglise réformée de
Paris
1850
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I
DIEU, NOTRE PÈRE
Notre Père qui es aux
cieux !...,
(Saint Matthieu, VI, 9.)
Mes Frères,
L'Oraison Dominicale est un résumé de
la Religion chrétienne.
Au premier aspect, il semble que la prendre en ce
sens, c'est rétrécir la grandeur du
Christianisme et le renfermer en des limites trop
étroites, ou bien s'exagérer la
valeur et la sainteté de cette
prière, quoiqu'elle soit l'oeuvre même
du Seigneur, et, si l'on peut ainsi parler, une de
ses inspirations personnelles.
À considérer la Religion
chrétienne comme une
histoire dont les annales remontent au premier
bienfait de Dieu et au premier acte de l'homme, ou
comme une science qui embrasse la philosophie et la
morale et en dépasse les profondeurs, non,
sans doute, la Religion chrétienne n'est
point exprimée tout entière dans
l'Oraison Dominicale. Telle n'était point
l'intention de Jésus, d'autant plus qu'on se
serait disputé sur sa prière autant
que sur son enseignement ; il n'a pu vouloir
qu'elle fût de la sorte livrée, comme
le monde et le dogme, aux disputes des hommes.
Mais au point de vue de l'activité et de la
sensibilité humaine, à prendre
l'Évangile pour une foi, une
espérance, une sainteté ; pour
une leçon d'amour, une loi de progrès
et un principe de vie ; pour une
réconciliation de Dieu et des hommes et un
lien des hommes entre eux, l'Oraison Dominicale
offre au Christianisme un résumé
complet et fidèle, admirable de
simplicité et d'énergie.
Il fallait que Jésus, pour répondre
à son intention parfaitement sage et pour
donner à ce modèle sublime assez de
portée, lui imprimât ce
caractère spécial
qui fait de cette prière une oeuvre à
part, quelque chose d'unique, même dans
l'Évangile.
Ce peu de paroles, ces demandes si courtes et si
pressées qui se suivent comme en se
heurtant, qui s'enchaînent sans transitions
apparentes, qui disent tant de choses en si peu de
mots, sont (il ne convient point de l'oublier un
instant quand on les étudie) la
première prière du monde
chrétien et la dernière qu'il offrira
encore au moment de s'effacer devant le monde de
l'éternité.
Quelques phrases seulement... et ces phrases que la
voix humaine prononce en moins d'une minute,
forment la prière universelle et
définitive du Christianisme ; elles
sont comme empreintes de la
perpétuité de l'Église ;
elles sont scellées du sceau de Dieu, et nul
n'y peut rien changer, rien ajouter, rien
retrancher ; il n'est pas possible
d'être chrétien et de les
ignorer ; et si, comme nous le croyons tous,
l'universalité est le dernier triomphe
réservé à l'Évangile,
si la vérité ne peut se contenter
d'un moindre empire, si un jour est promis
où le genre humain sera chrétien, en
ce jour-là toute lèvre
humaine proférera la
prière par excellence et tout acte de culte
sera consacré par ces voeux que Jésus
a prononcés le premier.
De ces vues d'avenir, qui n'ont rien
d'exagéré pour la foi, il
résulte que l'Oraison dominicale doit
être complète pour être
suffisante ; doit résumer les croyances
essentielles de l'Église pour servir
à l'Église dans tous les
siècles ; doit rappeler tout
l'Évangile pour bien remplir tout notre
coeur.
Celui qui lisait à nu au fond de l'âme
et de la conscience humaine aurait-il oublié
quelque chose dans la prière du monde ?
Quelle sagesse pourrait venir, à
défaut de la sienne, la refaire et la
compléter plus tard ? Si
l'Évangile est écrit pour tous les
âges ; si chaque âge, à son
tour, y trouve sa leçon, à plus forte
raison la prière du Seigneur ne sera, en
aucun temps, mise au rebut comme insuffisante, et
l'Église à travers tous ses
triomphes, le Christianisme à travers tous
ses développements, y retrouvera sans cesse
le code de ses croyances et de ses devoirs,
l'exposé de ses immortelles
espérances.
C'est à ce point de vue que cette
série de discours a pour but de
développer l'Oraison Dominicale.
I.
Il est inutile, dans une étude de ce
genre, d'importuner votre piété de
détails d'érudition et de faire
passer devant vous l'Oraison Dominicale à
travers le froid creuset de la critique
sacrée. Je m'attacherai, parmi les points en
litige, à ceux seulement qui se rapportent
aux premières considérations que vous
venez d'entendre.
Rien, dans les recherches de pure science dont la
prière du Seigneur a été
l'objet, rien de juste et de fondé ne
contredit l'idée générale que
j'ai dessein de développer, celle d'y voir
un sommaire divin de la doctrine chrétienne.
Elle est répétée deux fois
dans l'Évangile, par saint Matthieu, qui la
donne dans toute son étendue et
l'insère dans le Sermon sur la Montagne, par
saint Luc, qui l'abrège, à en croire
les manuscrits les plus sûrs, et la rattache
au désir des apôtres
de recevoir de leur
Maître la leçon de bien prier. Tout
ici est conforme au génie des deux
évangélistes, au caractère des
apôtres, aux idées du siècle,
aux sentiments de déférence, de
respect et d'affection qui réglaient alors
dans les écoles juives les rapports des
docteurs et des disciples.
C'était un usage favori des sages de
Judée de donner à leurs adeptes un
modèle de prière ; ils
s'assuraient ainsi une prise de plus sur l'esprit
de leurs auditeurs ; ils gravaient d'autant
mieux dans la mémoire les points principaux
de leur enseignement ; ils aidaient, par une
voie facile et sûre, aux progrès de
l'espèce de piété
qu'accréditait leur doctrine ; et comme
l'orgueil humain se mêle à tout,
même à des leçons de
prière, ils servaient puissamment leur
popularité et leur gloire.
Jean, le précurseur du Messie, avait suivi
cette coutume des sages de sa nation et de son
temps. En fondant cette école, plus
étendue qu'on ne le croit d'ordinaire et qui
s'est répandue jusque dans l'Asie-Mineure,
cette école où Jésus
lui-même a daigné prendre place quand
il a passé de sa vie privée à
sa vie publique, et d'où
bientôt il tira ses plus excellents
apôtres, le Baptiste avait enseigné
une prière à ses nombreux
adhérents, et à une époque
où ne s'était pas encore pleinement
accompli l'oracle du précurseur : II
faut qu'il croisse et que je diminue, à
une époque où l'école de Jean
était encore florissante et où la
renommée de Jésus sortait à
peine de la Galilée, les apôtres du
Christ, animés du double désir de
recevoir de Jésus une leçon si
importante et de servir l'intérêt de
sa gloire, lui dirent : Maître,
enseigne-nous à prier comme Jean l'a
enseigné à ses disciples.
Jésus répondit à ce voeu
par l'Oraison Dominicale.
Si cet enseignement particulier a suivi la
prédication solennelle qui ouvre
l'Évangile selon saint Matthieu et qui est
connu sous le nom de Sermon de la Montagne, le
Christ aura voulu du premier mot écarter de
l'esprit de ses disciples toute idée d'une
prière privilégiée et
spéciale ; il ne leur donne pour bien
prier que la leçon
précédemment donnée à
tout le peuple.
Si au contraire cet entretien a été
pour ainsi dire la cause
occasionnelle de l'Oraison Dominicale, qui plus
tard a trouvé place dans le Sermon sur la
Montagne, la conséquence pratique à
déduire reste la même ; on a donc
eu tort de s'imaginer que cette prière
constituait une sorte de privilège de
piété accordé aux
apôtres qui seuls auraient eu le droit de la
prononcer ; elle appartient à tous les
fidèles, puisque c'est à tous que le
Christ s'adresse dans ce discours qui commence,
selon saint Matthieu, son ministère et son
enseignement, et nous retrouvons ici dans toute sa
force le grand principe de l'égalité
chrétienne. Saint Paul a dit : II
n'y a qu'un Seigneur, une foi, un baptême, un
Dieu qui est le Père de tous ; nous
pouvons ajouter : il n'y a qu'une
prière.
Aussi, mes Frères, il est digne de remarque
que l'Oraison Dominicale, quoiqu'elle ne soit pas,
comme on l'a cru à tort, un choix de
formules tirées des prières juives et
qu'elle n'ait point servi de lien et de transition
entre le culte des synagogues et celui de
l'Église, est toute composée
d'expressions populaires et simples,
familières à la
piété du temps, et qui la rendaient
éminemment propre à devenir la
prière universelle de la
chrétienté naissante.
Seulement, de tous ces faits, de tous ces
rapprochements, il résulte aussi que la
prière du Seigneur est un modèle de
prière, non un rituel inflexible pour ainsi
dire, un formulaire donné une fois pour
toutes dont une ferveur servile devra ne point
s'écarter, un cadre unique de voeux
généraux où selon les
circonstances chaque piété
individuelle est tenue d'insérer ses
requêtes privées.
Non, c'est un modèle ; Jésus a
dit à la multitude qu'il veut
détourner des stériles redites
qu'affectionnait l'hypocrisie des Pharisiens :
Vous donc, priez de cette
manière !... Et dans les rites du
culte public ou dans les dévotions du culte
de famille, répéter à
satiété l'Oraison Dominicale,
attacher une sorte de vertu aux mots qui la
composent et la redire sans fin à l'appui de
chaque demande de notre confiance, c'est tomber
dans l'erreur même que le Christ reprochait
aux sectaires de son temps ; c'est ravaler sa
prière au niveau de celles que leur
hypocrisie lui faisait
condamner ; c'est tuer soi-même ses
prières : car la lettre tue ;
l'esprit seul vivifie.
Vous éviterez d'autant plus sûrement
cette faute et cette imprudence, si votre foi
arrive à bien saisir les solennelles et
imposantes pensées que l'Oraison Dominicale
exprime ; vous reconnaîtrez à
quelle hauteur elle est placée au-dessus de
l'habitude de ces vaines redites et du niveau de
cette mesquine piété qui l'applique
à tout, c'est-à-dire aux riens de
cette vie.
Écoutez donc tous, vous qui tous auriez pu
tenir votre place parmi la foule pauvre, obscure,
sans gloire et sans science, qui dort aujourd'hui
dans ses tombes inconnues et qui environnait
Jésus lors du Sermon sur la Montagne ;
écoutez tous ; car à vous aussi
la voix du Maître dit : Vous donc,
priez de cette manière !...
Et devant quel Dieu Jésus vous
envoie-t-il ? devant notre Père, qui
est aux Cieux !...
II.
Mes Frères, il est tellement certain que
l'Oraison Dominicale offre un résumé
de la Religion chrétienne, que dans
l'invocation qui la commence
sont implicitement comprises la notion pure de
Dieu, l'idée de l'unité et de
l'infinité de Dieu, l'idée d'une
création, oeuvre d'amour, et celle d'une
Providence, règne de sagesse et de
bonté.
Le Christianisme, à sa naissance, a
trouvé le monde plein de religions ;
car l'homme ne s'en prive jamais
entièrement ; il passe de l'une
à l'autre ; il se dégoûte
de ses croyances, quand il en découvre le
vide et le faux, et il essaie, ou de les amender,
de les expliquer, de les embellir, ou d'achever de
les détruire et de s'en donner de
nouvelles ; mais jamais, de bon gré et
de parti pris, l'homme ne se détrompe d'une
foi ; jamais il ne devient incrédule ou
impie avec préméditation, et quand il
extirpe une religion, il la remplace le plus
tôt qu'il peut.
À l'aurore de l'Évangile, le
paganisme et le judaïsme vivaient d'un reste
de vie, régnaient encore d'un reste d'empire
sur les âmes ; le paganisme,
malgré ses absurdités, dont les
esprits légers faisaient des satires et des
fables, et les esprits sérieux des
allégories et des systèmes ; le
judaïsme, malgré sa longue
décadence qui l'empêchait de
dégager le principe moral
et spirituel du chaos de ses traditions et du monde
de ses observances. Leur temps était
passé. Le Christianisme venait les remplacer
tous deux, le paganisme sans retour en confondant
ses immenses erreurs, et le judaïsme, en le
complétant ; le renversement dos autels
païens, c'était tout le sort du
paganisme et l'issue nécessaire de sa lutte
avec l'Évangile ; du mosaïsme,
Jésus avait dit : Je ne viens point
abolir la loi et les prophètes, mais les
compléter.
Dans le paganisme, la notion de Dieu était
comme réduite en fragments ; on servait
autant de dieux qu'il convenait aux passions, aux
intérêts, aux rêves des hommes
d'en reconnaître ; chaque dieu avait une
vertu ou un vice à favoriser, un penchant
à servir, une sorte de bienfaits à
répandre en échange du culte de ses
croyants.
La division des divinités enfantait,
entretenait, justifiait les divisions des
adorateurs, et toutes, égoïstes pour
leur propre compte, enseignaient aux hommes
à l'être. Cet égoïsme, qui
est au fond des religions païennes, avait
passé dans leur philosophie, dans leur
morale, dans leur politique, et
se retrouvait partout au fond de leur état
social. L'homme ou le citoyen vivait pour lui seul,
isolé dans ses passions et même dans
ses vertus, comme le dieu de son choix était
censé s'asseoir en son rang dans la paix
d'un olympe et régner de plein droit dans
l'isolement de son sanctuaire.
La Providence, telle que le Christianisme
l'explique, n'entrait pour rien dans un pareil
système religieux ; cette antique,
cette salutaire et touchante doctrine,
s'imprégnant pour ainsi dire des erreurs
communes du polythéisme, descendait à
n'être plus qu'une protection
particulière et limitée ; on
donnait à chaque dieu une sphère du
ciel, une région du monde, une force de la
nature, une situation de l'humanité, ou
même une race, une nation, une famille sous
sa garde, et l'esprit des anciens, se consolant
d'une erreur par une négation, finissait par
préférer à cette providence
morcelée et absurde le mensonge plus commode
de l'indifférence ou du sommeil des dieux,
et croyait le genre humain abandonné
à lui-même. Les
rois, depuis longtemps, avaient
cessé d'être les pasteurs des peuples,
et les dieux, à leur tour, ne
l'étaient plus.
III.
Perdu de vue au milieu de la foule de ces
prodigieux mensonges, le judaïsme seul
s'élevait comme un phare au sein de la
nuit ; mais cet antique foyer de divine
lumière ne jetait plus que d'incertaines et
pâles clartés, et ses rayons se
perdaient dans l'espace du monde païen.
La Judée ne connaissait et n'adorait que le
vrai Dieu, infini, invisible, éternel et
universel, et à part quelques hardiesses,
quelques impiétés de sectaires,
admettait une création et une
providence.
Seulement, trop fier de professer comme des
traditions nationales ces pures doctrines de la
foi, Israël n'admettait point que Moïse
pût céder la place à qui que ce
fût, même au Messie.
Israël, outrepassant le but divinement
assigné à sa destinée,
prétendait changer sa mission temporaire en
mission définitive et croyait à la
perpétuité de sa religion.
Israël voulait continuer à garder le
titre de peuple de Dieu, et ne se contentait point
de la gloire de l'avoir
porté pendant les
siècles de l'idolâtrie, en
qualité de conservateur de la pure
connaissance de Dieu et de la divine promesse d'un
Sauveur ; objet, en vertu de cette mission
même, pendant tout le règne de la
promesse, d'une providence particulière.
La postérité d'Abraham n'entendait
pas rentrer sous le régime commun ;
elle voulait compter sur une providence à
part, et dans son orgueil religieux, toutes ces
prérogatives de son glorieux passé
étaient représentées à
ses yeux par ce temple, le seul sanctuaire du vrai
Dieu, ce temple qu'elle aimait à croire
impérissable, et au fond duquel, dans le
Saint des Saints, sous les plis inviolables du
voile qui s'est déchiré à
l'instant de la mort du Christ, caché dans
cette arche mystérieuse et vide où
rien n'était à voir, afin que le
symbole de la présence du Dieu pur esprit
fût aussi spirituel que possible, Dieu, Dieu
même était censé
résider.
Tous ces privilèges d'une destinée
unique, tous ces emblèmes d'une
vérité voilée, excellents
depuis Moïse, ne pouvaient plus servir depuis
Christ ; tous ces linéaments de la foi,
utiles pour commencer
l'éducation religieuse de
l'humanité, ne pouvaient la continuer ;
ils avaient fait marcher en avant les
Hébreux ; ils auraient retardé
l'humanité. Toutes choses se faisaient
nouvelles ; dorénavant pour temple
unique il fallait le monde, et pour arche sainte la
communion.
IV.
Ainsi, au moment de s'établir, le
Christianisme devait, du premier coup, miner dans
leurs fondements mêmes les absurdités
religieuses de l'antiquité païenne, et
les traditions nationales, les privilèges
religieux de l'antiquité juive ; il
devait faire tomber tous les temples des dieux
fabriqués de main d'homme et faire ouvrir le
temple unique du vrai Dieu, jusqu'alors
fermé. Et ce n'était point dans les
académies et les écoles, dans les
rangs des savants et des sages, parmi les esprits
d'élite, que ces erreurs devaient être
déracinées et ces
vérités répandues ; il
fallait s'adresser aux masses et populariser ces
enseignements si imprévus, qui
contredisaient tant de préjugés et
détruisaient tant d'espérances ;
il fallait n'appeler la philosophie qu'après
coup à l'aide de la religion, et laisser
celle-ci s'établir dans
l'esprit des pauvres, des humbles, des petits, afin
que plus tard et en peu de temps elle pût
monter du sein des classes qui savent surtout
s'émouvoir jusqu'à celles qui savent
mieux penser...
Or, ce qui peut, dans un siècle religieux,
devenir le plus facilement et le plus rapidement
populaire, c'est une prière, et Jésus
a voulu que ses fidèles priassent Dieu en le
nommant : Notre Père qui es aux
Cieux.
Dans cette invocation simple, féconde,
sublime, il y a le démenti donné
à toutes les erreurs païennes qui
trompaient encore le monde, et le correctif
nécessaire de toutes les exagérations
juives qui avaient cours en ce moment.
Notre Père !... Ainsi, l'Être
infini, l'Être suprême est notre
Créateur ; il nous a tirés tous
du néant où il pouvait nous
laisser ; il nous a donné la vie, le
mouvement et l'être ; il nous a
faits ce que nous sommes, les rois de ce monde, les
admirateurs de ses oeuvres, les adorateurs de son
nom, les témoins de sa grandeur et de sa
gloire ; et puisqu'à ce titre
mystérieux, incompréhensible,
redoutable, de Créateur il
nous permet de substituer le nom touchant et
aimable de Père, notre création, ce
don étonnant de la vie, cet ineffable appel
du sein du néant auquel nous
obéissons sans l'entendre, notre
création n'est pas l'oeuvre capricieuse d'un
pouvoir qui s'essaie et qui se joue des existences
qu'il produit, notre création n'est pas
l'oeuvre intéressée d'un
égoïsme qui s'environne
d'esclaves ; non, non ; loin d'être
un calcul d'égoïsme, notre
création est un acte de bonté.
Notre Créateur nous aime, puisqu'il veut
être reconnu comme notre Père, et
n'ayant pas besoin, dans son infinité, de
notre existence, il nous a donné la vie pour
nous rendre heureux ; il se récompense
de son ouvrage par notre bonheur.
De ce bonheur, il est impossible qu'il ne prenne
pas soin ; un père a soin de ses
enfants, les préserve du mal, les conduit
vers le bien, les ramène s'ils s'en
écartent et prépare à leur
destinée un avenir digne de son amour.
Qu'un créateur, qui aurait fait surgir une
oeuvre consacrée seulement à
déployer sa puissance et sa gloire,
pût à la longue en détourner
son regard avec dédain et la
délaisser pour ne songer
qu'à une création nouvelle, notre
raison admettrait à toute force cette
idée, si elle en admettait le principe. Mais
celui qui nous a aimés le premier et
qui pensait à nous avec bonté avant
de nous admettre à notre part d'existence,
ne peut cesser de penser à nous après
nous l'avoir donnée...
La Création et la Providence sont
exprimées dans ce mot si profond et si
simple : Notre Père !
Et c'est une création, c'est une providence
universelle et égale que ce mot
suppose ; tous les hommes ont le même
droit de dire à Dieu : Notre
Père ; ce seul mot dément
toutes ces absurdes et superbes idées
d'inégalité dans la création,
de privilèges dans l'humanité, de
races sacrifiées et assujetties à
d'autres races, d'espèces diverses au sein
d'un même genre humain.
Un père ne fait point d'acception parmi ses
enfants ; il n'aime et ne bénit point
ceux-ci aux dépens de ceux-là, les
aînés aux dépens des plus
jeunes ; il ne brise pas à plaisir le
lien de famille, et la Providence est pour nous
tous la même ; il n'y en aurait
plusieurs que s'il y avait plus d'une
création. En vain, contre ces douces
et saintes pensées,
l'orgueil chercherait-il des arguments dans les
différences natives qui distinguent les
hommes ; diversité n'est point
injustice ; ces nuances qui nous
séparent étaient nécessaires
au bien et au progrès commun, et en
s'adressant à ce Dieu toujours impartial
dans son immense et éternel amour, un
génie comme Moïse, un poète
comme David, un sage comme Salomon, ceux qui
croient comme les saint Paul et ceux qui aiment
comme les saint Jean, diront : Notre
Père ! et le jeune enfant le dira
en balbutiant sa première prière, et
au bout du sillon qu'il a creusé chaque jour
sans presque en lever les yeux, le pauvre
vieillard, qui ne connaît que sa charrue, le
dira de sa voix mourante en commençant sa
dernière oraison.
V.
Amour de Dieu, Providence de Dieu, Amour
universel et Providence égale, en qui tous
les hommes peuvent se confier également pour
toute leur vie et toute leur immortalité,
ces touchantes et magnifiques pensées
découlent sans effort du titre de
Père donné à l'Être
suprême ; c'est là le sens de son
nom. À ces pensées il faut une
garantie.
Quand nous, êtres de poudre
et de cendre qui ne sommes que d'hier et qui
demain ne serons plus, osons adorer si
familièrement l'Être
éternel ; quand nous,
égoïstes accapareurs de joies de toutes
sortes, nous osons parler d'un amour
universel ; quand, au milieu de notre
négligence du bonheur d'autrui, nous osons
parler d'une Providence égale pour
l'humanité entière, nous sentons
instinctivement que ces voix d'adoration doivent
réveiller au-dessus de nous un écho
qui leur réponde, de peur d'être
prises pour une de ces voix trompeuses qui
crient : Paix ! paix ! où
il n'y a point de paix.
La garantie est dans le dernier trait de
l'invocation : Notre Père qui es aux
Cieux !... Avec quelle tranquillité
de confiance, nous, les disciples de Jésus,
nous pouvons jeter à
l'incrédulité du monde le défi
du psalmiste : Pourquoi diraient les
nations : où est maintenant votre
Dieu ?
Notre Dieu est aux cieux. Dans la poésie
de la piété juive, qui savait si bien
puiser au trésor des beautés de la
nature, les cieux, cette page resplendissante
où se lit en traits de lumière le nom
du Créateur, cet azur
incommensurable où tous
les mondes ont la place qu'il leur faut, les cieux,
c'est l'immensité ; et dire que les
cieux sont le trône, le séjour,
l'empire de Dieu, le domicile
arrêté de sa gloire ; dire
que Dieu y fait acte de présence, c'est dire
qu'il est présent partout.
Et quelle plus juste image pour exprimer cette
pensée profonde, image qui réfutait
toutes les erreurs antiques et qui suffit encore
à la piété plus spiritualiste
des temps modernes ?
Le Dieu que la chrétienté adore n'est
donc pas le Dieu d'une zone, d'une contrée,
d'une cité, eût-elle usurpé le
titre de cité éternelle ; il n'a
pas fixé sa demeure en quelque séjour
favori, où il attend ses adorateurs, au
milieu du luxe des arts et des trésors de
vingt peuples abusés, sous les ombrages
d'une forêt ou les voûtes d'une grotte,
au sein d'une île délicieuse ou au
sommet d'une montagne sacrée ; non,
notre Dieu est aux cieux ; il est
partout, car partout il y a des cieux...
Et si des fables païennes que ce mot fait
évanouir, vous revenez aux privilèges
juifs qu'il fait disparaître aussi, notre
Dieu n'est plus censé invisible et
caché au fond du temple, quoique
bâti par un Salomon et
consacré sous les flots de la même
nuée sainte qui descendait sur Israël
à la voix de Moïse ; le temps est
venu où les vrais adorateurs n'adorent
ni sur Garizim ni sur Morija, et
déjà ces grandes pierres, dont les
disciples s'étonnent en les contemplant de
Gethsémané, s'ébranlent pour
tomber à jamais, et il n'en restera pas
pierre sur pierre, et l'arche sainte de la
première alliance s'en ira orner, comme un
trophée étrange, des triomphes
païens...
Mais qu'importent Sion et son sanctuaire, et le
grand autel, et l'arche avec ses
chérubins... Tombe, tombe, temple de
Jérusalem, le monde n'a plus besoin de
toi... Flamme jadis perpétuelle du lieu
saint, tu peux t'éteindre... la vraie
lumière a brillé qui ne
s'éteindra jamais !...
Notre Dieu est aux cieux, et
l'humanité entière le peut donc
contempler à la fois. Chaque homme l'adore
de sa demeure, quelle qu'elle soit sur la
terre ; chaque homme le prie du lieu
même où il tombe à genoux, et
sa toute-présence m'assure de sa
toute-bonté. Puisqu'il est partout, il voit et règle
tout ; il bénit, il protège, il
aime sans limites, sans
mesure, autant que sans
obstacle ; rien ne le sépare, rien ne
l'éloigne de ses enfants
chéris ; rien, car il est immense, et
lorsqu'à chacun de nous il marque dans
l'immensité sa place, là où
nous sommes, il est avec nous. À ces traits,
reconnaissez un Dieu en qui tout le genre humain
doit espérer et croire. Aucune philosophie
ne peut disserter au-delà ; aucune foi
ne peut pénétrer plus loin ;
aucun enthousiasme ne peut s'élever plus
haut ; aucun amour ne peut demander d'autres
motifs d'aimer ; aucune tremblante faiblesse
ne peut chercher de plus sûr appui ; et
quand un dernier retour sur nous-mêmes nous
ramène au sentiment de notre petitesse et de
notre misère, ... atomes imperceptibles que
nous sommes au milieu de l'univers, jetés
hors d'un berceau qui a disparu vers une tombe qui
disparaîtra à son tour, nous demeurons
tranquilles entre ces deux apparences de
néant, et au lieu d'y regarder, nous
regardons en haut vers Notre Père qui est
aux Cieux.
Celui qui oublie que si Dieu est notre Père
commun, tous les hommes sont frères ;
qu'entre frères l'égoïsme est
contre nature et n'est si profondément
anti-chrétien que parce qu'il est
anti-naturel ; celui qui ne sent pas que
l'égoïsme est un affront fait à
la création et une révolte contre le
Créateur, car c'est renier notre famille qui
est la sienne ; celui qui ne comprend pas que
l'amour de Dieu et l'amour du prochain sont
nécessairement les deux lois suprêmes,
au point que le second commandement est
semblable au premier ; celui, en un
mot, qui oppose à Dieu le raisonnement de
Caïn : Suis-je le gardien de mon
frère ? celui-là ne peut
dire à Dieu : Notre
Père !
Celui qui dans son orgueil se sépare de ses
semblables, exige que la Providence ou que la
grâce le favorise, s'arrange une place de son
choix sur la terre ou dans le ciel en dehors de la
fraternité et de l'égalité
commune, aspire à un sort ou à un
pardon de préférence, s'attribue des
droits ou des mérites que
les autres n'ont pas et bénit le Seigneur
de n'être pas semblable au reste des
hommes, celui-là ne peut dire à
Dieu : Notre Père !
Celui qui cherche à sortir, en idée
du moins, de la dépendance
générale, continuelle, absolue
où l'humanité est
placée ; qui se croit seul ouvrier de
sa fortune, de sa prospérité, de sa
gloire, de sa foi, et non co-ouvrier avec
Dieu ; celui qui, usurpant sur Dieu, ne
prenant plus garde qu'il n'a rien apporté
dans ce monde et qu'il n'en emportera rien, ne
sait pas, à chaque bonheur ou à
chaque succès, s'adresser à
lui-même la question si douce pour l'amour et
si dure pour l'orgueil : Qu'as-tu que tu
n'aies point reçu ? et qui se
remercie lui-même au lieu de remercier Dieu
comme un enfant plein de reconnaissance,
celui-là ne peut dire à Dieu :
Notre Père !
Et quand le péché a interrompu
l'activité morale et religieuse, quand ses
suites inévitables sont venues troubler la
paix du coeur et ruiner la sécurité
de la vie, quand la peine qui était
à la porte a passé le seuil et
s'est établie dans notre
demeure, frappant avec nous ceux
dont Dieu nous confiait le bonheur ; celui
dont le repentir tient trop du mécompte et
fait haïr moins le mal que ses
inconvénients, celui qui transporte son
irritation de lui-même à Dieu,
gémit non d'être pécheur, mais
d'être puni, en niant avec amertume qu'une
justice paternelle veut encore bénir
même lorsqu'elle sévit, celui qui ne
répond à ces avertissements que par
le cri lugubre : Ma peine est plus grande
que je ne puis la porter... ce qui n'arrive
jamais ; celui-là ne peut dire à
Dieu : Notre Père !
Enfin, dans les jours de deuil, lorsque les adieux
suprêmes sont échangés, lorsque
les tombes les plus chères sont lentement
ouvertes, puis lentement fermées, et
qu'aussitôt tout est fini pour le temps entre
nous et ceux que nous avons tant
aimés ; celui qui ne songe plus que le
Père céleste ouvre son sein à
tous ses enfants, ne les sépare que pour les
réunir et tient prête la place de
chacun ; celui qui ne regarde que vers le
sombre sépulcre où des restes
insensibles et inutiles sont descendus, et non vers
ces cieux éclatants
où l'esprit remonte
à Dieu qui l'a donné,
celui-là ne peut dire : Notre
Père qui es aux Cieux ! Car sa
douleur nie, et le Père qui nous attend tous
et les Cieux où ceux que nous pleurons n'ont
fait, par la mort, qu'arriver avant nous.
Maintenant, au terme de ces exemples que je viens
à dessein de dérouler un à un
sous vos yeux, j'en appelle à votre
sincérité. J'ai pressé
ensemble devant vous tous ces traits un seul
tableau ; j'ai frappé de cette
façon coup sur coup à la porte de
votre coeur, pour vous montrer, non par des
raisonnements, mais par des faits, combien il est
certain que dès ses premiers mots de
l'Oraison Dominicale résume le
Christianisme, puisqu'elle en résume la
morale... et j'en appelle à votre
sincérité.
N'est-il pas vrai que violer ainsi les
préceptes du Seigneur, se donner ainsi un
coeur qui ne sanctifie pas, c'est se rendre sa
prière impossible ; c'est se fermer
soi-même sa bouche au moment de la
dire ; c'est devenir par notre faute muet
à la prière, quand les vrais
fidèles prient autour de nous. Ah !
celui qui se tiendrait toujours
en état de prononcer la prière par
excellence, celui-là, comme Corneille, la
verrait monter pour lui en mémoire devant
Dieu ; celui-là serait plus fort
que le monde et le péché, que le
deuil et le trépas ; celui-là
serait calme et bienheureux d'avance en sa vie, sa
mort, son immortalité.
Chrétiens ! aspirez tous à cette
victoire, à cette joie, à cette
sainteté ; veillez assidûment sur
vos progrès en les comptant par vos
prières ; examinez souvent avec soin
votre degré de Christianisme au moment de
dire à Dieu : Notre Père,
et si vous êtes enfants de Dieu gardez-vous
d'oublier que l'enfant rebelle au point de ne plus
oser prier son Père, le renie...
J'aimerais mieux que la mémoire de l'Oraison
divine (soit) sortit
de votre esprit que de vous rencontrer dans
l'impuissance de la dire...
Songez, je vous en conjure, que ce serait sortir de
la communion des saints pour ce monde et pour
l'autre, et vous priver comme à plaisir de
toute participation au Christianisme et au salut.
mais si votre âme demeure fidèle au
point que l'Oraison Dominicale soit pour vous de
jour en jour la prière
du juste, faite avec ferveur et de grande
efficace, quelle que soit sous les cieux la
place de votre vie et celle de votre mort, vous
éprouverez comme Jésus lui-même
que le vrai chrétien, sûr de trouver
son Père céleste attentif à
tous ses voeux, s'attend avec la plus ferme
confiance à recevoir une réponse
à ses prières, suffisante pour le
monde et le temps, définitive pour le ciel
et l'éternité
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