Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



L'ORAISON DOMINICALE
Considérée comme un résumé du christianisme


ATHANASE COQUEREL
l'un des Pasteur de l'Eglise réformée de Paris
 1850
***********
I
 

DIEU, NOTRE PÈRE

Notre Père qui es aux cieux !..., (Saint Matthieu, VI, 9.)

Mes Frères,
L'Oraison Dominicale est un résumé de la Religion chrétienne.
Au premier aspect, il semble que la prendre en ce sens, c'est rétrécir la grandeur du Christianisme et le renfermer en des limites trop étroites, ou bien s'exagérer la valeur et la sainteté de cette prière, quoiqu'elle soit l'oeuvre même du Seigneur, et, si l'on peut ainsi parler, une de ses inspirations personnelles.

À considérer la Religion chrétienne comme une histoire dont les annales remontent au premier bienfait de Dieu et au premier acte de l'homme, ou comme une science qui embrasse la philosophie et la morale et en dépasse les profondeurs, non, sans doute, la Religion chrétienne n'est point exprimée tout entière dans l'Oraison Dominicale. Telle n'était point l'intention de Jésus, d'autant plus qu'on se serait disputé sur sa prière autant que sur son enseignement ; il n'a pu vouloir qu'elle fût de la sorte livrée, comme le monde et le dogme, aux disputes des hommes.

Mais au point de vue de l'activité et de la sensibilité humaine, à prendre l'Évangile pour une foi, une espérance, une sainteté ; pour une leçon d'amour, une loi de progrès et un principe de vie ; pour une réconciliation de Dieu et des hommes et un lien des hommes entre eux, l'Oraison Dominicale offre au Christianisme un résumé complet et fidèle, admirable de simplicité et d'énergie.
Il fallait que Jésus, pour répondre à son intention parfaitement sage et pour donner à ce modèle sublime assez de portée, lui imprimât ce caractère spécial qui fait de cette prière une oeuvre à part, quelque chose d'unique, même dans l'Évangile.

Ce peu de paroles, ces demandes si courtes et si pressées qui se suivent comme en se heurtant, qui s'enchaînent sans transitions apparentes, qui disent tant de choses en si peu de mots, sont (il ne convient point de l'oublier un instant quand on les étudie) la première prière du monde chrétien et la dernière qu'il offrira encore au moment de s'effacer devant le monde de l'éternité.

Quelques phrases seulement... et ces phrases que la voix humaine prononce en moins d'une minute, forment la prière universelle et définitive du Christianisme ; elles sont comme empreintes de la perpétuité de l'Église ; elles sont scellées du sceau de Dieu, et nul n'y peut rien changer, rien ajouter, rien retrancher ; il n'est pas possible d'être chrétien et de les ignorer ; et si, comme nous le croyons tous, l'universalité est le dernier triomphe réservé à l'Évangile, si la vérité ne peut se contenter d'un moindre empire, si un jour est promis où le genre humain sera chrétien, en ce jour-là toute lèvre humaine proférera la prière par excellence et tout acte de culte sera consacré par ces voeux que Jésus a prononcés le premier.
De ces vues d'avenir, qui n'ont rien d'exagéré pour la foi, il résulte que l'Oraison dominicale doit être complète pour être suffisante ; doit résumer les croyances essentielles de l'Église pour servir à l'Église dans tous les siècles ; doit rappeler tout l'Évangile pour bien remplir tout notre coeur.

Celui qui lisait à nu au fond de l'âme et de la conscience humaine aurait-il oublié quelque chose dans la prière du monde ? Quelle sagesse pourrait venir, à défaut de la sienne, la refaire et la compléter plus tard ? Si l'Évangile est écrit pour tous les âges ; si chaque âge, à son tour, y trouve sa leçon, à plus forte raison la prière du Seigneur ne sera, en aucun temps, mise au rebut comme insuffisante, et l'Église à travers tous ses triomphes, le Christianisme à travers tous ses développements, y retrouvera sans cesse le code de ses croyances et de ses devoirs, l'exposé de ses immortelles espérances.
C'est à ce point de vue que cette série de discours a pour but de développer l'Oraison Dominicale.

I.

Il est inutile, dans une étude de ce genre, d'importuner votre piété de détails d'érudition et de faire passer devant vous l'Oraison Dominicale à travers le froid creuset de la critique sacrée. Je m'attacherai, parmi les points en litige, à ceux seulement qui se rapportent aux premières considérations que vous venez d'entendre.
Rien, dans les recherches de pure science dont la prière du Seigneur a été l'objet, rien de juste et de fondé ne contredit l'idée générale que j'ai dessein de développer, celle d'y voir un sommaire divin de la doctrine chrétienne. Elle est répétée deux fois dans l'Évangile, par saint Matthieu, qui la donne dans toute son étendue et l'insère dans le Sermon sur la Montagne, par saint Luc, qui l'abrège, à en croire les manuscrits les plus sûrs, et la rattache au désir des apôtres de recevoir de leur Maître la leçon de bien prier. Tout ici est conforme au génie des deux évangélistes, au caractère des apôtres, aux idées du siècle, aux sentiments de déférence, de respect et d'affection qui réglaient alors dans les écoles juives les rapports des docteurs et des disciples.
C'était un usage favori des sages de Judée de donner à leurs adeptes un modèle de prière ; ils s'assuraient ainsi une prise de plus sur l'esprit de leurs auditeurs ; ils gravaient d'autant mieux dans la mémoire les points principaux de leur enseignement ; ils aidaient, par une voie facile et sûre, aux progrès de l'espèce de piété qu'accréditait leur doctrine ; et comme l'orgueil humain se mêle à tout, même à des leçons de prière, ils servaient puissamment leur popularité et leur gloire.

Jean, le précurseur du Messie, avait suivi cette coutume des sages de sa nation et de son temps. En fondant cette école, plus étendue qu'on ne le croit d'ordinaire et qui s'est répandue jusque dans l'Asie-Mineure, cette école où Jésus lui-même a daigné prendre place quand il a passé de sa vie privée à sa vie publique, et d'où bientôt il tira ses plus excellents apôtres, le Baptiste avait enseigné une prière à ses nombreux adhérents, et à une époque où ne s'était pas encore pleinement accompli l'oracle du précurseur : II faut qu'il croisse et que je diminue, à une époque où l'école de Jean était encore florissante et où la renommée de Jésus sortait à peine de la Galilée, les apôtres du Christ, animés du double désir de recevoir de Jésus une leçon si importante et de servir l'intérêt de sa gloire, lui dirent : Maître, enseigne-nous à prier comme Jean l'a enseigné à ses disciples. Jésus répondit à ce voeu par l'Oraison Dominicale.

Si cet enseignement particulier a suivi la prédication solennelle qui ouvre l'Évangile selon saint Matthieu et qui est connu sous le nom de Sermon de la Montagne, le Christ aura voulu du premier mot écarter de l'esprit de ses disciples toute idée d'une prière privilégiée et spéciale ; il ne leur donne pour bien prier que la leçon précédemment donnée à tout le peuple.

Si au contraire cet entretien a été pour ainsi dire la cause occasionnelle de l'Oraison Dominicale, qui plus tard a trouvé place dans le Sermon sur la Montagne, la conséquence pratique à déduire reste la même ; on a donc eu tort de s'imaginer que cette prière constituait une sorte de privilège de piété accordé aux apôtres qui seuls auraient eu le droit de la prononcer ; elle appartient à tous les fidèles, puisque c'est à tous que le Christ s'adresse dans ce discours qui commence, selon saint Matthieu, son ministère et son enseignement, et nous retrouvons ici dans toute sa force le grand principe de l'égalité chrétienne. Saint Paul a dit : II n'y a qu'un Seigneur, une foi, un baptême, un Dieu qui est le Père de tous ; nous pouvons ajouter : il n'y a qu'une prière.

Aussi, mes Frères, il est digne de remarque que l'Oraison Dominicale, quoiqu'elle ne soit pas, comme on l'a cru à tort, un choix de formules tirées des prières juives et qu'elle n'ait point servi de lien et de transition entre le culte des synagogues et celui de l'Église, est toute composée d'expressions populaires et simples, familières à la piété du temps, et qui la rendaient éminemment propre à devenir la prière universelle de la chrétienté naissante.

Seulement, de tous ces faits, de tous ces rapprochements, il résulte aussi que la prière du Seigneur est un modèle de prière, non un rituel inflexible pour ainsi dire, un formulaire donné une fois pour toutes dont une ferveur servile devra ne point s'écarter, un cadre unique de voeux généraux où selon les circonstances chaque piété individuelle est tenue d'insérer ses requêtes privées.
Non, c'est un modèle ; Jésus a dit à la multitude qu'il veut détourner des stériles redites qu'affectionnait l'hypocrisie des Pharisiens : Vous donc, priez de cette manière !... Et dans les rites du culte public ou dans les dévotions du culte de famille, répéter à satiété l'Oraison Dominicale, attacher une sorte de vertu aux mots qui la composent et la redire sans fin à l'appui de chaque demande de notre confiance, c'est tomber dans l'erreur même que le Christ reprochait aux sectaires de son temps ; c'est ravaler sa prière au niveau de celles que leur hypocrisie lui faisait condamner ; c'est tuer soi-même ses prières : car la lettre tue ; l'esprit seul vivifie.

Vous éviterez d'autant plus sûrement cette faute et cette imprudence, si votre foi arrive à bien saisir les solennelles et imposantes pensées que l'Oraison Dominicale exprime ; vous reconnaîtrez à quelle hauteur elle est placée au-dessus de l'habitude de ces vaines redites et du niveau de cette mesquine piété qui l'applique à tout, c'est-à-dire aux riens de cette vie.

Écoutez donc tous, vous qui tous auriez pu tenir votre place parmi la foule pauvre, obscure, sans gloire et sans science, qui dort aujourd'hui dans ses tombes inconnues et qui environnait Jésus lors du Sermon sur la Montagne ; écoutez tous ; car à vous aussi la voix du Maître dit : Vous donc, priez de cette manière !...
Et devant quel Dieu Jésus vous envoie-t-il ? devant notre Père, qui est aux Cieux !...

II.

Mes Frères, il est tellement certain que l'Oraison Dominicale offre un résumé de la Religion chrétienne, que dans l'invocation qui la commence sont implicitement comprises la notion pure de Dieu, l'idée de l'unité et de l'infinité de Dieu, l'idée d'une création, oeuvre d'amour, et celle d'une Providence, règne de sagesse et de bonté.

Le Christianisme, à sa naissance, a trouvé le monde plein de religions ; car l'homme ne s'en prive jamais entièrement ; il passe de l'une à l'autre ; il se dégoûte de ses croyances, quand il en découvre le vide et le faux, et il essaie, ou de les amender, de les expliquer, de les embellir, ou d'achever de les détruire et de s'en donner de nouvelles ; mais jamais, de bon gré et de parti pris, l'homme ne se détrompe d'une foi ; jamais il ne devient incrédule ou impie avec préméditation, et quand il extirpe une religion, il la remplace le plus tôt qu'il peut.

À l'aurore de l'Évangile, le paganisme et le judaïsme vivaient d'un reste de vie, régnaient encore d'un reste d'empire sur les âmes ; le paganisme, malgré ses absurdités, dont les esprits légers faisaient des satires et des fables, et les esprits sérieux des allégories et des systèmes ; le judaïsme, malgré sa longue décadence qui l'empêchait de dégager le principe moral et spirituel du chaos de ses traditions et du monde de ses observances. Leur temps était passé. Le Christianisme venait les remplacer tous deux, le paganisme sans retour en confondant ses immenses erreurs, et le judaïsme, en le complétant ; le renversement dos autels païens, c'était tout le sort du paganisme et l'issue nécessaire de sa lutte avec l'Évangile ; du mosaïsme, Jésus avait dit : Je ne viens point abolir la loi et les prophètes, mais les compléter.
Dans le paganisme, la notion de Dieu était comme réduite en fragments ; on servait autant de dieux qu'il convenait aux passions, aux intérêts, aux rêves des hommes d'en reconnaître ; chaque dieu avait une vertu ou un vice à favoriser, un penchant à servir, une sorte de bienfaits à répandre en échange du culte de ses croyants.

La division des divinités enfantait, entretenait, justifiait les divisions des adorateurs, et toutes, égoïstes pour leur propre compte, enseignaient aux hommes à l'être. Cet égoïsme, qui est au fond des religions païennes, avait passé dans leur philosophie, dans leur morale, dans leur politique, et se retrouvait partout au fond de leur état social. L'homme ou le citoyen vivait pour lui seul, isolé dans ses passions et même dans ses vertus, comme le dieu de son choix était censé s'asseoir en son rang dans la paix d'un olympe et régner de plein droit dans l'isolement de son sanctuaire.

La Providence, telle que le Christianisme l'explique, n'entrait pour rien dans un pareil système religieux ; cette antique, cette salutaire et touchante doctrine, s'imprégnant pour ainsi dire des erreurs communes du polythéisme, descendait à n'être plus qu'une protection particulière et limitée ; on donnait à chaque dieu une sphère du ciel, une région du monde, une force de la nature, une situation de l'humanité, ou même une race, une nation, une famille sous sa garde, et l'esprit des anciens, se consolant d'une erreur par une négation, finissait par préférer à cette providence morcelée et absurde le mensonge plus commode de l'indifférence ou du sommeil des dieux, et croyait le genre humain abandonné à lui-même. Les rois, depuis longtemps, avaient cessé d'être les pasteurs des peuples, et les dieux, à leur tour, ne l'étaient plus.

III.

Perdu de vue au milieu de la foule de ces prodigieux mensonges, le judaïsme seul s'élevait comme un phare au sein de la nuit ; mais cet antique foyer de divine lumière ne jetait plus que d'incertaines et pâles clartés, et ses rayons se perdaient dans l'espace du monde païen.
La Judée ne connaissait et n'adorait que le vrai Dieu, infini, invisible, éternel et universel, et à part quelques hardiesses, quelques impiétés de sectaires, admettait une création et une providence.
Seulement, trop fier de professer comme des traditions nationales ces pures doctrines de la foi, Israël n'admettait point que Moïse pût céder la place à qui que ce fût, même au Messie.
Israël, outrepassant le but divinement assigné à sa destinée, prétendait changer sa mission temporaire en mission définitive et croyait à la perpétuité de sa religion.
Israël voulait continuer à garder le titre de peuple de Dieu, et ne se contentait point de la gloire de l'avoir porté pendant les siècles de l'idolâtrie, en qualité de conservateur de la pure connaissance de Dieu et de la divine promesse d'un Sauveur ; objet, en vertu de cette mission même, pendant tout le règne de la promesse, d'une providence particulière.
La postérité d'Abraham n'entendait pas rentrer sous le régime commun ; elle voulait compter sur une providence à part, et dans son orgueil religieux, toutes ces prérogatives de son glorieux passé étaient représentées à ses yeux par ce temple, le seul sanctuaire du vrai Dieu, ce temple qu'elle aimait à croire impérissable, et au fond duquel, dans le Saint des Saints, sous les plis inviolables du voile qui s'est déchiré à l'instant de la mort du Christ, caché dans cette arche mystérieuse et vide où rien n'était à voir, afin que le symbole de la présence du Dieu pur esprit fût aussi spirituel que possible, Dieu, Dieu même était censé résider.

Tous ces privilèges d'une destinée unique, tous ces emblèmes d'une vérité voilée, excellents depuis Moïse, ne pouvaient plus servir depuis Christ ; tous ces linéaments de la foi, utiles pour commencer l'éducation religieuse de l'humanité, ne pouvaient la continuer ; ils avaient fait marcher en avant les Hébreux ; ils auraient retardé l'humanité. Toutes choses se faisaient nouvelles ; dorénavant pour temple unique il fallait le monde, et pour arche sainte la communion.

IV.

Ainsi, au moment de s'établir, le Christianisme devait, du premier coup, miner dans leurs fondements mêmes les absurdités religieuses de l'antiquité païenne, et les traditions nationales, les privilèges religieux de l'antiquité juive ; il devait faire tomber tous les temples des dieux fabriqués de main d'homme et faire ouvrir le temple unique du vrai Dieu, jusqu'alors fermé. Et ce n'était point dans les académies et les écoles, dans les rangs des savants et des sages, parmi les esprits d'élite, que ces erreurs devaient être déracinées et ces vérités répandues ; il fallait s'adresser aux masses et populariser ces enseignements si imprévus, qui contredisaient tant de préjugés et détruisaient tant d'espérances ; il fallait n'appeler la philosophie qu'après coup à l'aide de la religion, et laisser celle-ci s'établir dans l'esprit des pauvres, des humbles, des petits, afin que plus tard et en peu de temps elle pût monter du sein des classes qui savent surtout s'émouvoir jusqu'à celles qui savent mieux penser...
Or, ce qui peut, dans un siècle religieux, devenir le plus facilement et le plus rapidement populaire, c'est une prière, et Jésus a voulu que ses fidèles priassent Dieu en le nommant : Notre Père qui es aux Cieux.

Dans cette invocation simple, féconde, sublime, il y a le démenti donné à toutes les erreurs païennes qui trompaient encore le monde, et le correctif nécessaire de toutes les exagérations juives qui avaient cours en ce moment.

Notre Père !...
Ainsi, l'Être infini, l'Être suprême est notre Créateur ; il nous a tirés tous du néant où il pouvait nous laisser ; il nous a donné la vie, le mouvement et l'être ; il nous a faits ce que nous sommes, les rois de ce monde, les admirateurs de ses oeuvres, les adorateurs de son nom, les témoins de sa grandeur et de sa gloire ; et puisqu'à ce titre mystérieux, incompréhensible, redoutable, de Créateur il nous permet de substituer le nom touchant et aimable de Père, notre création, ce don étonnant de la vie, cet ineffable appel du sein du néant auquel nous obéissons sans l'entendre, notre création n'est pas l'oeuvre capricieuse d'un pouvoir qui s'essaie et qui se joue des existences qu'il produit, notre création n'est pas l'oeuvre intéressée d'un égoïsme qui s'environne d'esclaves ; non, non ; loin d'être un calcul d'égoïsme, notre création est un acte de bonté.

Notre Créateur nous aime, puisqu'il veut être reconnu comme notre Père, et n'ayant pas besoin, dans son infinité, de notre existence, il nous a donné la vie pour nous rendre heureux ; il se récompense de son ouvrage par notre bonheur.
De ce bonheur, il est impossible qu'il ne prenne pas soin ; un père a soin de ses enfants, les préserve du mal, les conduit vers le bien, les ramène s'ils s'en écartent et prépare à leur destinée un avenir digne de son amour.
Qu'un créateur, qui aurait fait surgir une oeuvre consacrée seulement à déployer sa puissance et sa gloire, pût à la longue en détourner son regard avec dédain et la délaisser pour ne songer qu'à une création nouvelle, notre raison admettrait à toute force cette idée, si elle en admettait le principe. Mais celui qui nous a aimés le premier et qui pensait à nous avec bonté avant de nous admettre à notre part d'existence, ne peut cesser de penser à nous après nous l'avoir donnée...
La Création et la Providence sont exprimées dans ce mot si profond et si simple : Notre Père !

Et c'est une création, c'est une providence universelle et égale que ce mot suppose ; tous les hommes ont le même droit de dire à Dieu : Notre Père ; ce seul mot dément toutes ces absurdes et superbes idées d'inégalité dans la création, de privilèges dans l'humanité, de races sacrifiées et assujetties à d'autres races, d'espèces diverses au sein d'un même genre humain.

Un père ne fait point d'acception parmi ses enfants ; il n'aime et ne bénit point ceux-ci aux dépens de ceux-là, les aînés aux dépens des plus jeunes ; il ne brise pas à plaisir le lien de famille, et la Providence est pour nous tous la même ; il n'y en aurait plusieurs que s'il y avait plus d'une création. 

En vain, contre ces douces et saintes pensées, l'orgueil chercherait-il des arguments dans les différences natives qui distinguent les hommes ; diversité n'est point injustice ; ces nuances qui nous séparent étaient nécessaires au bien et au progrès commun, et en s'adressant à ce Dieu toujours impartial dans son immense et éternel amour, un génie comme Moïse, un poète comme David, un sage comme Salomon, ceux qui croient comme les saint Paul et ceux qui aiment comme les saint Jean, diront : Notre Père ! et le jeune enfant le dira en balbutiant sa première prière, et au bout du sillon qu'il a creusé chaque jour sans presque en lever les yeux, le pauvre vieillard, qui ne connaît que sa charrue, le dira de sa voix mourante en commençant sa dernière oraison.

V.

Amour de Dieu, Providence de Dieu, Amour universel et Providence égale, en qui tous les hommes peuvent se confier également pour toute leur vie et toute leur immortalité, ces touchantes et magnifiques pensées découlent sans effort du titre de Père donné à l'Être suprême ; c'est là le sens de son nom. À ces pensées il faut une garantie.
Quand nous, êtres de poudre et de cendre qui ne sommes que d'hier et qui demain ne serons plus, osons adorer si familièrement l'Être éternel ; quand nous, égoïstes accapareurs de joies de toutes sortes, nous osons parler d'un amour universel ; quand, au milieu de notre négligence du bonheur d'autrui, nous osons parler d'une Providence égale pour l'humanité entière, nous sentons instinctivement que ces voix d'adoration doivent réveiller au-dessus de nous un écho qui leur réponde, de peur d'être prises pour une de ces voix trompeuses qui crient : Paix ! paix ! où il n'y a point de paix.

La garantie est dans le dernier trait de l'invocation : Notre Père qui es aux Cieux !... Avec quelle tranquillité de confiance, nous, les disciples de Jésus, nous pouvons jeter à l'incrédulité du monde le défi du psalmiste : Pourquoi diraient les nations : où est maintenant votre Dieu ?
Notre Dieu est aux cieux. Dans la poésie de la piété juive, qui savait si bien puiser au trésor des beautés de la nature, les cieux, cette page resplendissante où se lit en traits de lumière le nom du Créateur, cet azur incommensurable où tous les mondes ont la place qu'il leur faut, les cieux, c'est l'immensité ; et dire que les cieux sont le trône, le séjour, l'empire de Dieu, le domicile arrêté de sa gloire ; dire que Dieu y fait acte de présence, c'est dire qu'il est présent partout.
Et quelle plus juste image pour exprimer cette pensée profonde, image qui réfutait toutes les erreurs antiques et qui suffit encore à la piété plus spiritualiste des temps modernes ?

Le Dieu que la chrétienté adore n'est donc pas le Dieu d'une zone, d'une contrée, d'une cité, eût-elle usurpé le titre de cité éternelle ; il n'a pas fixé sa demeure en quelque séjour favori, où il attend ses adorateurs, au milieu du luxe des arts et des trésors de vingt peuples abusés, sous les ombrages d'une forêt ou les voûtes d'une grotte, au sein d'une île délicieuse ou au sommet d'une montagne sacrée ; non, notre Dieu est aux cieux ; il est partout, car partout il y a des cieux...
Et si des fables païennes que ce mot fait évanouir, vous revenez aux privilèges juifs qu'il fait disparaître aussi, notre Dieu n'est plus censé invisible et caché au fond du temple, quoique bâti par un Salomon et consacré sous les flots de la même nuée sainte qui descendait sur Israël à la voix de Moïse ; le temps est venu où les vrais adorateurs n'adorent ni sur Garizim ni sur Morija, et déjà ces grandes pierres, dont les disciples s'étonnent en les contemplant de Gethsémané, s'ébranlent pour tomber à jamais, et il n'en restera pas pierre sur pierre, et l'arche sainte de la première alliance s'en ira orner, comme un trophée étrange, des triomphes païens...

Mais qu'importent Sion et son sanctuaire, et le grand autel, et l'arche avec ses chérubins... Tombe, tombe, temple de Jérusalem, le monde n'a plus besoin de toi... Flamme jadis perpétuelle du lieu saint, tu peux t'éteindre... la vraie lumière a brillé qui ne s'éteindra jamais !...
Notre Dieu est aux cieux, et l'humanité entière le peut donc contempler à la fois. Chaque homme l'adore de sa demeure, quelle qu'elle soit sur la terre ; chaque homme le prie du lieu même où il tombe à genoux, et sa toute-présence m'assure de sa toute-bonté.
Puisqu'il est partout, il voit et règle tout ; il bénit, il protège, il aime sans limites, sans mesure, autant que sans obstacle ; rien ne le sépare, rien ne l'éloigne de ses enfants chéris ; rien, car il est immense, et lorsqu'à chacun de nous il marque dans l'immensité sa place, là où nous sommes, il est avec nous. À ces traits, reconnaissez un Dieu en qui tout le genre humain doit espérer et croire. Aucune philosophie ne peut disserter au-delà ; aucune foi ne peut pénétrer plus loin ; aucun enthousiasme ne peut s'élever plus haut ; aucun amour ne peut demander d'autres motifs d'aimer ; aucune tremblante faiblesse ne peut chercher de plus sûr appui ; et quand un dernier retour sur nous-mêmes nous ramène au sentiment de notre petitesse et de notre misère, ... atomes imperceptibles que nous sommes au milieu de l'univers, jetés hors d'un berceau qui a disparu vers une tombe qui disparaîtra à son tour, nous demeurons tranquilles entre ces deux apparences de néant, et au lieu d'y regarder, nous regardons en haut vers Notre Père qui est aux Cieux.

Celui qui oublie que si Dieu est notre Père commun, tous les hommes sont frères ; qu'entre frères l'égoïsme est contre nature et n'est si profondément anti-chrétien que parce qu'il est anti-naturel ; celui qui ne sent pas que l'égoïsme est un affront fait à la création et une révolte contre le Créateur, car c'est renier notre famille qui est la sienne ; celui qui ne comprend pas que l'amour de Dieu et l'amour du prochain sont nécessairement les deux lois suprêmes, au point que le second commandement est semblable au premier ; celui, en un mot, qui oppose à Dieu le raisonnement de Caïn : Suis-je le gardien de mon frère ? celui-là ne peut dire à Dieu : Notre Père !

Celui qui dans son orgueil se sépare de ses semblables, exige que la Providence ou que la grâce le favorise, s'arrange une place de son choix sur la terre ou dans le ciel en dehors de la fraternité et de l'égalité commune, aspire à un sort ou à un pardon de préférence, s'attribue des droits ou des mérites que les autres n'ont pas et bénit le Seigneur de n'être pas semblable au reste des hommes, celui-là ne peut dire à Dieu : Notre Père !

Celui qui cherche à sortir, en idée du moins, de la dépendance générale, continuelle, absolue où l'humanité est placée ; qui se croit seul ouvrier de sa fortune, de sa prospérité, de sa gloire, de sa foi, et non co-ouvrier avec Dieu ; celui qui, usurpant sur Dieu, ne prenant plus garde qu'il n'a rien apporté dans ce monde et qu'il n'en emportera rien, ne sait pas, à chaque bonheur ou à chaque succès, s'adresser à lui-même la question si douce pour l'amour et si dure pour l'orgueil : Qu'as-tu que tu n'aies point reçu ? et qui se remercie lui-même au lieu de remercier Dieu comme un enfant plein de reconnaissance, celui-là ne peut dire à Dieu : Notre Père !

Et quand le péché a interrompu l'activité morale et religieuse, quand ses suites inévitables sont venues troubler la paix du coeur et ruiner la sécurité de la vie, quand la peine qui était à la porte a passé le seuil et s'est établie dans notre demeure, frappant avec nous ceux dont Dieu nous confiait le bonheur ; celui dont le repentir tient trop du mécompte et fait haïr moins le mal que ses inconvénients, celui qui transporte son irritation de lui-même à Dieu, gémit non d'être pécheur, mais d'être puni, en niant avec amertume qu'une justice paternelle veut encore bénir même lorsqu'elle sévit, celui qui ne répond à ces avertissements que par le cri lugubre : Ma peine est plus grande que je ne puis la porter... ce qui n'arrive jamais ; celui-là ne peut dire à Dieu : Notre Père !

Enfin, dans les jours de deuil, lorsque les adieux suprêmes sont échangés, lorsque les tombes les plus chères sont lentement ouvertes, puis lentement fermées, et qu'aussitôt tout est fini pour le temps entre nous et ceux que nous avons tant aimés ; celui qui ne songe plus que le Père céleste ouvre son sein à tous ses enfants, ne les sépare que pour les réunir et tient prête la place de chacun ; celui qui ne regarde que vers le sombre sépulcre où des restes insensibles et inutiles sont descendus, et non vers ces cieux éclatants où l'esprit remonte à Dieu qui l'a donné, celui-là ne peut dire : Notre Père qui es aux Cieux ! Car sa douleur nie, et le Père qui nous attend tous et les Cieux où ceux que nous pleurons n'ont fait, par la mort, qu'arriver avant nous.

Maintenant, au terme de ces exemples que je viens à dessein de dérouler un à un sous vos yeux, j'en appelle à votre sincérité. J'ai pressé ensemble devant vous tous ces traits un seul tableau ; j'ai frappé de cette façon coup sur coup à la porte de votre coeur, pour vous montrer, non par des raisonnements, mais par des faits, combien il est certain que dès ses premiers mots de l'Oraison Dominicale résume le Christianisme, puisqu'elle en résume la morale... et j'en appelle à votre sincérité.

N'est-il pas vrai que violer ainsi les préceptes du Seigneur, se donner ainsi un coeur qui ne sanctifie pas, c'est se rendre sa prière impossible ; c'est se fermer soi-même sa bouche au moment de la dire ; c'est devenir par notre faute muet à la prière, quand les vrais fidèles prient autour de nous. Ah ! celui qui se tiendrait toujours en état de prononcer la prière par excellence, celui-là, comme Corneille, la verrait monter pour lui en mémoire devant Dieu ; celui-là serait plus fort que le monde et le péché, que le deuil et le trépas ; celui-là serait calme et bienheureux d'avance en sa vie, sa mort, son immortalité.
Chrétiens ! aspirez tous à cette victoire, à cette joie, à cette sainteté ; veillez assidûment sur vos progrès en les comptant par vos prières ; examinez souvent avec soin votre degré de Christianisme au moment de dire à Dieu : Notre Père, et si vous êtes enfants de Dieu gardez-vous d'oublier que l'enfant rebelle au point de ne plus oser prier son Père, le renie...
J'aimerais mieux que la mémoire de l'Oraison divine (soit) sortit de votre esprit que de vous rencontrer dans l'impuissance de la dire...

Songez, je vous en conjure, que ce serait sortir de la communion des saints pour ce monde et pour l'autre, et vous priver comme à plaisir de toute participation au Christianisme et au salut. mais si votre âme demeure fidèle au point que l'Oraison Dominicale soit pour vous de jour en jour la prière du juste, faite avec ferveur et de grande efficace, quelle que soit sous les cieux la place de votre vie et celle de votre mort, vous éprouverez comme Jésus lui-même que le vrai chrétien, sûr de trouver son Père céleste attentif à tous ses voeux, s'attend avec la plus ferme confiance à recevoir une réponse à ses prières, suffisante pour le monde et le temps, définitive pour le ciel et l'éternité 



Table des matières
 

- haut de page -