Environ huit
jours après qu'il eut dit ces paroles,
Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques,
et il monta sur la montagne pour prier. Pendant
qu'il priait, l'aspect de son visage changea, et
son vêtement devint d'une éclatante
blancheur. Et voici deux hommes s'entretenaient
avec lui : c'étaient Moïse et Elie
qui, apparaissant dans la gloire, parlaient de son
départ, qui devait s'accomplir à
Jérusalem. Pierre et ses compagnons
étaient appesantis par le sommeil ;
mais, s'étant réveillés, ils
virent la gloire de Jésus, et les deux
hommes qui étaient avec lui.
Au
moment
où ces hommes se séparaient de
Jésus, Pierre lui dit : Maître.
il est bon que nous soyons ici ; dressons
trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et
une pour Elie. Il ne savait ce qu'il disait. Comme
il parlait ainsi, une nuée vint les
couvrir ; et les disciples furent saisis de
frayeur, en les voyant entrer dans la nuée.
Et de la nuée sortit une voix qui dit :
Celui-ci est mon fils élu :
écoutez-le ! Quand la voix se fit
entendre, Jésus se trouva seul.
(Luc
IX, 28-35.)
Vous n'ignorez pas que l'Eglise romaine appelle
Carême les quarante jours qui
précèdent la semaine sainte, et
qu'elle a marqué cette période, qui est celle où
nous nous
trouvons, d'un cachet d'austérité et
d'abstinence.
Quoique nous ayons des raisons
de ne
pas lui envier cette institution, nous y trouvons,
comme en général à la base de
chacune des erreurs du catholicisme, une
idée belle et vraie, mais qui a
été comme figée et
matérialisée.
Cette idée, c'est
l'utilité, la nécessité
même d'une préparation
intérieure et morale à la
commémoration du sacrifice de
Jésus-Christ, commémoration qui
devrait être, qui doit devenir une vraie
communion d'âme avec ce sacrifice. Un moyen
de nous y préparer qui sera plus efficace,
sous la bénédiction de Dieu, que
l'abstinence d'une certaine classe d'aliments,
c'est la méditation des
événements qui ont
précédé la mort du Sauveur et
qui sont en relation directe avec cette mort. Telle
est la transfiguration de
Jésus-Christ.
Dans la pensée de Dieu, elle
paraît avoir été
destinée à fortifier l'esprit des
disciples, et celui du Maître lui-même,
en vue de la crise terrible qui approchait. Avant
qu'ils fussent conduits, pour ainsi dire, jusqu'aux
confins de l'enfer, Dieu a voulu leur donner un
avant-goût et une révélation du
ciel. C'est sous cet aspect que nous nous proposons
aujourd'hui de considérer le
mystérieux récit
que nous venons de lire ; rien n'est plus
propre, nous semble-t-il, que la vision qu'il nous
apporte des choses célestes, à nous
arracher à notre indifférence,
à nous élever au-dessus de nos
préoccupations et de nos convoitises
terrestres, à réveiller en nous le
désir et l'ambition de cette bienheureuse et
éternelle communion avec Dieu, pour laquelle
nous avons été créés,
et par conséquent à nous faire sentir
le prix de cette rédemption qui seule nous
ferme l'enfer, nous ouvre le ciel, et par là
transforme et glorifie, en quelque sorte, la terre
elle-même.
Notre récit établit avant tout la
réalité du ciel,
société et séjour des saints
et des bienheureux. Il nous met en présence
d'êtres personnels, d'individus dont nous
connaissons l'histoire, qui autrefois ont appartenu
à la terre, mais qui aujourd'hui
appartiennent au ciel, en viennent et y retournent.
Volontiers on s'exprime aujourd'hui comme si le
ciel n'était qu'un idéal, un
état d'âme ; ce point de vue a sa
vérité, sa raison d'être contre une conception trop
matérialiste du bonheur des justes.
On a dit et l'on peut dire que
le
ciel ou la vie éternelle commence dès
ici-bas dans le coeur du fidèle ; mais
réduire le ciel à n'être qu'une
abstraction, c'est méconnaître et
contredire des déclarations très
positives du Seigneur Jésus :
« Dans la maison de mon Père, il y
a beaucoup de demeures ; si cela
n'était pas, je vous l'aurais dit...
Plusieurs viendront d'Orient et d'Occident, et
seront à table, dans le royaume des cieux
avec Abraham, Isaac et Jacob ». La table
est une image, je le veux bien ; mais le
royaume, la maison du Père, la
société des justes, est une
réalité. Quand les misères et
les scandales de notre pauvre terre nous
contristent et nous désolent, quelle
satisfaction pour la conscience, quelle consolation
pour l'âme, de savoir qu'il y a quelque part
une société où Dieu
règne sans partage, où sa
volonté est parfaitement accomplie et
d'où le mal est banni !
C'est dire qu'en constatant la
réalité du ciel nous en contemplons
et nous en admirons la beauté et la
félicité. Elles résultent des comparaisons que je
viens de
rappeler : une table abondamment servie, un
héritage magnifique auquel tous les justes
ont part ; une maison du Père,
où toute la famille est réunie, un
royaume de paix, de justice et d'amour.
Dans notre récit, cette
beauté est figurée par la
lumière qui environne les corps des
personnages célestes et celui de
Jésus lui-même, et qui fait resplendir
ses vêtements d'une éclatante
blancheur : « Il n'y a point de
foulon sur la terre, dit naïvement Saint Marc,
qui puisse ainsi blanchir. » Cela
signifie que tout ce que nous connaissons de plus
grand et de plus beau ici-bas ne peut nous donner
qu'une faible idée de la splendeur et de la
gloire futures. La lumière, cette
première création de Dieu, n'a
été en un sens dépassée
par aucune autre ; elle est le symbole de la
vérité, de la pureté, de la
sainteté. Dieu est lumière, ses anges
sont des anges de lumière, ses enfants sont
des enfants de lumière.
Dans son « Paradis
perdu », le poète Milton
célèbre la lumière dans un
hymne admirable et d'autant plus touchant que le
poète était aveugle. J'ai un jour
entendu chanter par des aveugles un cantique
exprimant cette pensée que la mort, qui
ferme les yeux des autres, ouvrirait les leurs.
Ceux-là comprennent ce
sentiment et cet espoir, dont la vue est affaiblie
par l'âge et qui sentent graduellement
descendre sur eux les ombres de la nuit. Mais,
fussions-nous doués de la vue la plus
perçante, il y a, entre la lumière de
la terre et celle du ciel, une différence
comparable à celle qui existe entre les
brumes du pâle et les splendides horizons de
la Grèce ou de l'Egypte. Dans la nouvelle
Jérusalem, il n'y aura plus de nuit ;
le ciel est le séjour de la
lumière : n'est-ce pas assez pour
soupirer après le ciel ?
Notre texte nous dit encore la
proximité du ciel. Si éloigné
qu'il paraisse être, si impuissants que nous
soyons à évaluer en kilomètres
la distance qui nous en sépare, celle-ci est
vite et aisément franchie par Moïse et
Elie et quelques semaines plus tard, Jésus
la franchira en sens inverse, porté sur la
nuée dont l'éclat éblouit ses
apôtres. Mais ce qui me frappe davantage et
ce qui importe surtout, c'est que le ciel est
moralement près de nous. Il
s'inquiète de la terre ; il en a souci,
puisqu'il prend la peine d'y descendre. La terre a
beau être petite relativement aux dimensions
de telle autre planète ou à celles du
soleil, elle a une grande
importance dans l'univers ; elle parait
être le principal champ-clos où s'est
engagée et se poursuit la guerre entre le
bien et le mal, entre Dieu et Satan. Si le ciel
s'émeut si profondément, c'est que la
bataille décisive est toute proche ;
elle aura pour théâtre le
Calvaire.
Moïse et Elie s'entretenaient
avec Jésus, dit notre
évangéliste, de la mort qu'il allait
souffrir à Jérusalem. Jésus
nous assure que les habitants du ciel se
réjouissent de la conversion d'un seul
pécheur ; combien donc la
rédemption de l'humanité n'a-t-elle
pas dû les combler de joie ! La
pensée de la sympathie, pleine de compassion
sans doute, que ces bienheureux éprouvent
pour nous, est singulièrement
émouvante et réconfortante. Vous
savez que nos frères de l'Église
romaine ont l'habitude de se recommander à
l'intercession des saints glorifiés. Nous ne
les suivons pas dans cette voie, soit en raison des
superstitions et des abus auxquels cette pratique a
donné lieu, soit parce qu'aucun texte formel
de l'Écriture sainte ne l'appuie ni ne
l'autorise. Toutefois, il faut confesser qu'il est
difficile de nous représenter
l'intérêt et la sympathie que nos
frères de là-haut éprouvent
pour nous, sous une autre forme que celle de
l'intercession.
Quoi
qu'il en soit, retenons cette pensée
certaine de la proximité réelle et
spirituelle du ciel. Parfois, ceux qui meurent dans
la foi en ont l'intuition ; le bienheureux
François Bonifas disait à sa
dernière heure : « Que le
ciel est beau ! » et
« Qu'il est
près ! »
Nous pouvons encore inférer
de notre récit l'attrait du ciel. J'en
atteste ce mot, naïf encore, de
Simon-Pierre : « Seigneur, il fait
bon ici, faisons-y trois tentes, une pour toi, une
pour Moïse, une pour Elle. » -
« Il ne savait pas bien ce qu'il
disait », remarque
l'évangéliste ; il ne
considérait pas qu'il y avait encore, pour
Jésus et pour ses disciples, beaucoup
à faire et beaucoup à souffrir
ici-bas. Mais, plus le propos de l'apôtre
était irréfléchi, plus il
montre la fascination qu'exerçait sur lui la
scène glorieuse à laquelle il
assistait. Subitement transporté, pour ainsi
dire, dans l'atmosphère céleste, il y
respirait plus à l'aise, il se trouvait plus
heureux qu'il ne l'avait jamais été
en ce monde. Il ne manque pas de chrétiens
pour qui l'impossibilité où ils sont
de se représenter le ciel comme un
séjour vraiment désirable, est un
réel tourment. Toujours contempler Dieu,
toujours chanter ses louanges
d'éternité en éternité,
ne sera-ce pas monotone et fatigant à la
longue ? - Il y a dans ces pensées une
double erreur : d'abord on se fait du ciel une
idée trop étroite et sans doute
fausse, ensuite on oublie que les penchants de
notre nature seront renouvelés et
appropriés à la vie
céleste.
Une belle légende provenant
des temps où la vie monastique était
en pleine floraison, rapporte qu'un moine
nommé Paul Gontran, que préoccupait
et qu'obsédaient sans cesse la
difficulté de se représenter le ciel
et la crainte de s'y ennuyer à la longue,
sortit un jour et s'engagea dans une forêt
voisine. Après avoir longtemps
marché, il arriva dans une partie du bois
qu'il ne connaissait pas et qui lui parut
merveilleusement belle. Bientôt il fut
charmé et fasciné par un chant
d'oiseaux dont l'harmonie dépassait tout ce
qu'il avait jamais entendu. Ravi, absorbé,
il perdait la notion du temps. Il finit pourtant
par se dire : « Je ne puis tarder
davantage à rentrer au couvent, on y sera en
peine de moi ». Mais, - ô
surprise ! - plus il approchait de ce vieil
édifice où il avait passé tant
d'années, moins il se reconnaissait ;
l'aspect des lieux lui parut tout changé, et
le visage des premiers moines
qu'il rencontra était étranger pour
lui. « Que se
passe-t-il ? » dit-il à l'un
d'entre eux, « je ne vous reconnais
pas ; et vous me reconnaissez-vous ? Je
suis Paul Gontran, votre
frère. »
« Vous, Paul
Gontran ? » lui fut-il
répondu, « nous avons une vieille
légende concernant un moine de ce nom.
Toujours perdu dans ses méditations, il
s'enfonça un jour dans la forêt et
disparut. Toutes les recherches pour le retrouver,
furent vaines ; mais il y a plus de cent ans
que cela s'est
passé ! »
Plein d'émotion et
d'admiration, Paul Gontran s'écria :
« O mon Dieu, pardonne à ma
folie ! Je craignais que dans ton ciel la vie
ne fût monotone et fatigante, et cent ans ont
passé comme un rêve, tandis que
j'écoutais une seule de tes harmonies.
célestes. Que sera-ce, quand je serai dans
ta maison ? » - Il y entra ce
même jour.
Bannissez donc, mes frères,
toute pensée et toute crainte de ce
genre ; soyez sûrs que le ciel
dépassera tout ce que vous pouvez imaginer
et penser. La seule chose nécessaire est
d'en suivre fidèlement le chemin. J'y
reviendrai tout-à-l'heure. Mais auparavant,
je voudrais, toujours guidé par notre
récit, vous entretenir un moment des
habitants du ciel.
Deux seulement de ces habitants sont
mentionnés dans notre texte : ce sont
Moïse et Elie. Pourquoi ceux-là, et
ceux-là seuls ? On a rappelé
qu'il y avait eu quelque chose d'exceptionnel dans
la fin de l'un et de l'autre : Elie fut
enlevé au ciel, Moïse disparut sans
qu'il fut possible de trouver et d'ensevelir son
corps. Les docteurs juifs assurent qu'il mourut
d'un baiser de Dieu. La remarque est
ingénieuse, mais si une considération
de ce genre avait déterminé le choix
des deux personnages, Hénoc semblait plus
naturellement indiqué que Moïse. Il est
plus probable que Moïse figure ici comme
représentant de la loi, Elie comme
représentant de la prophétie ;
l'une et l'autre rendent témoignage à
Jésus-Christ et aboutissent en quelque sorte
à sa mort rédemptrice. Quoi qu'il en
soit, d'après d'autres déclarations
du Seigneur, Moïse et Elle ne sont pas, au
moment où parle Jésus, les seuls
habitants du ciel. Abraham, Isaac, Jacob, les
prophètes, sans doute tous les justes de
l'ancienne alliance, y ont été
recueillis. Les disciples du
Sauveur dont les noms sont inscrits dans les cieux,
y ont déjà leur place marquée.
Ce qu'on doit surtout retenir et inférer de
notre récit, c'est que les bienheureux
conservent leur nom, leur physionomie propre. leur
identité personnelle ; ils semblent
être immédiatement reconnaissables, et
leur nom est comme écrit sur leur front,
puisque Pierre désigne expressément
Moïse et Elie, sans que personne les lui ait
fait connaître.
Serrez dans vos coeurs ces
pensées, ô vous qui craignez que la
mort n'efface l'individualité, vous qui vous
demandez avec inquiétude si vous
retrouverez, si vous reconnaîtrez
là-haut ceux que vous avez aimés
ici-bas. Quand la pensée et la
volonté de Dieu seront
réalisées en nous, c'est alors que
nous serons vraiment et tout-à-fait
nous-mêmes.
Un autre habitant du ciel, le
plus
grand de tous après le Père, c'est le
Fils de Dieu, c'est Jésus. Il est vrai qu'il
est absent du ciel pour quelques jours encore, au
moment où se passe la scène qui nous
occupe. Il a seulement une rencontre provisoire
avec deux de ses amis, de ses concitoyens de la
nouvelle Jérusalem. Mais cette rencontre
même nous assure qu'il n'a pas cessé
d'appartenir au ciel, et nous dit
à quel point le ciel est occupé de
lui. On pourrait le comparer à un fils de
roi qui aurait quitté sa capitale pour
quelque expédition lointaine et
périlleuse en vue du bien et de l'honneur de
sa patrie, et. que tous ceux qu'il a laissés
derrière lui ne cesseraient de suivre par la
pensée avec l'attention la plus intense et
la sympathie la plus ardente.
Oui, Jésus-Christ incarne et
personnifie la cause du ciel, je veux dire la cause
de Dieu, qui est aussi celle de l'Univers.
L'attente du terrible combat qu'il va soutenir
introduit, - chose inouïe ! - la
souffrance dans le coeur du Père
céleste, et fait pleurer de douleur et
d'adoration les saints anges. Quand il aura vaincu,
c'est en sa qualité d'Agneau immolé
qu'il rentrera au ciel, qu'il en deviendra plus que
jamais le centre, qu'il recevra les hommages de
tous ses habitants, d'éternité en
éternité.
O mon Dieu ! fais-nous
la
grâce d'apprendre aujourd'hui par la foi, par
l'amour, le cantique que nous devrons demain
chanter à sa gloire !
La scène de la
transfiguration se complète par l'apparition
d'un quatrième personnage (je parle des
personnages célestes), c'est Dieu
même. Mais Dieu ne se
manifeste ni ici, ni nulle part ailleurs dans la
Bible, sous les traits de l'auguste vieillard que
des peintres ont eu la
témérité de
représenter.
Sur le Thabor, comme autrefois
au
désert, c'est une nuée, nuée
lumineuse sans doute, mais une nuée qui
descend sur la montagne et qui en environne le
sommet. Les disciples, pauvres habitants. de la
terre, sont saisis d'effroi quand ils entrent dans
la nuée, et cela se conçoit ;
mais ce n'est pas pour consumer les pécheurs
que Dieu est venu ; de la nuée sort une
voix : « C'est ici mon Fils
bien-aimé, écoutez-le ».
Peut-être devons-nous inférer de cette
scène, qu'au ciel même Dieu ne sera
pas visible, si ce n'est sous les traits de
Jésus-Christ.. Contempler
Jésus-Christ, ce sera bien voir Dieu face
à face, puisque « celui qui a vu
le Fils, a vu le Père ». Mais Dieu
y fera sentir sa présence et entendre sa
voix ; en nous sentant à notre tour
enveloppés de la nuée, ce n'est plus
de l'effroi que nous éprouverons, c'est un
ravissement de joie et d'amour inexprimable. Dans
cette attente, écoutons aujourd'hui le Fils
de Dieu, donnons-lui nos coeurs, soumettons-lui nos
volontés captives ; nul ne va au
Père que par lui.
En ce qui touche le chemin du ciel, la
leçon qui découle du récit de
la transfiguration est aussi claire
qu'émouvante ; elle peut se
résumer en ces mots : Ce chemin passe
par la croix.
Cela est vrai d'abord pour
Jésus lui-même. Un pieux et profond
interprète des Évangiles,
Frédéric Godet, pense qu'étant
exempt de péché, Jésus aurait
eu le droit de monter au ciel sans passer par la
mort, il ajoute que, sur la montagne de la
transfiguration, cette possibilité lui fut
présentée et cette voie lui fut
ouverte, et qu'il choisit la croix. Mais alors, il
y aurait eu là une sorte de tentation
céleste, qui serait comme le pendant de
celle du désert : peut-on admettre ce
genre de tentation ? Écartons ces
suppositions, et tenons-nous en au
témoignage formel de
l'évangéliste. Les célestes
personnages réunis sur la montagne
s'entretenaient de la mort qui attendait
Jésus à Jérusalem. Cette mort
était l'objet des
délibérations de cet illustre
conseil, ce qui montre la place centrale qu'elle
occupe dans le plan divin. Moïse disait :
« La loi transgressée exige une sanction, une
réparation, une
rédemption ». Elle disait :
« La prophétie, dans ses plus
hautes aspirations, tend à la personne du
Rédempteur, du serviteur de l'Éternel
souffrant pour les péchés de son
peuple ». La voix divine confirme ce
double témoignage de la loi et de la
prophétie. Au dernier moment, Dieu a
épargné à Abraham le sacrifice
de son fils ; il ne se l'épargne pas
à lui-même. Comme dit
Saint-Paul : « Il ne fait pas
l'économie de son propre Fils, mais il le
livre pour nous tous ». Jésus dit
déjà, quoique un rude et douloureux
combat l'attende au dernier moment :
« Père, que ta volonté soit
faite ». Il est monté sur le
Thabor pour être glorifié, il en
descendra pour être crucifié.
C'est pour le salut des hommes
qu'il
accomplira ce suprême sacrifice : il
fallait, en vue de ce salut, que le Christ
souffrît. En d'autres termes, pour
l'humanité, le chemin du ciel passe par la
croix. Pourquoi ? - Nous ne le comprenons que
très imparfaitement, mais nous le savons par
le témoignage positif du Sauveur
lui-même : « Ceci est mon sang
répandu pour la rémission des
péchés de plusieurs », et
par le témoignage unanime de ses apôtres. Sans
doute un
pardon sans effusion de sang, un salut qui n'aurait
rien coûté au Sauveur, ni à
Dieu lui-même, ne glorifierait pas comme il
convient la justice et la miséricorde du
Père et ne serait pas capable de remporter
une victoire complète sur le
péché en brisant
l'égoïsme dans nos coeurs.
« En ceci nous avons connu l'amour, dit
Saint-Jean, que Jésus-Christ a mis sa vie
pour nous ». L'amour, dans sa
sublimité et dans sa perfection, ne se
manifeste donc que par l'absolu sacrifice ; et
comment serions-nous sauvés, si nous
n'avions pas connu l'amour ?
Pour chacun de nous enfin, le
chemin
du ciel passe par la croix, je veux dire la croix
de Jésus-Christ, d'abord contemplée
et acceptée par la foi, puis
appropriée et faite nôtre par l'amour.
Dans ce travail spirituel qui nous unit toujours
plus étroitement à
Jésus-Christ, je discerne trois
degrés. Le premier est, comme je viens de le
dire, la foi qui accepte Jésus-Christ comme
Rédempteur et unique espoir de l'âme
coupable et perdue ; qui s'approprie la
rémission des péchés, fruit de
son sacrifice, par un « merci »
dit du coeur et plein de confiance. - Le second
degré est cette mort au péché, cette
rupture complète avec le mal, que
l'apôtre Paul nous montre comprise dans la
foi vivante au Christ mort et ressuscité.
« Vous avez été ensevelis
avec lui par le baptême en sa mort,
considérez-vous donc comme morts au
péché et vivants à Dieu par
Jésus-Christ ; offrez-lui et
consacrez-lui vos membres comme instruments de
justice. » - Le troisième
degré de notre union avec
Jésus-Christ est le service des hommes, sans
lequel il n'y a pas de vrai service de Dieu.
« Comme il a mis sa vie pour nous, nous
devons aussi mettre notre vie pour nos
frères ».
Tandis que Jésus avait un
avant-goût du ciel sur le Thabor, vous savez
ce qui l'attendait au bas de la montagne, ce qu'a
représenté avec un art puissant, avec
une merveilleuse intelligence des contrastes, le
pinceau de Raphaël : un malheureux jeune
garçon en proie à d'atroces
convulsions ; le démon s'acharnant sur
lui et refusant de lâcher sa proie ; les
disciples effarés et impuissants ; les
scribes triomphant de leur insuccès avec une
maligne joie. Et vous savez comment, par son
arrivée inattendue, Jésus
rétablit le combat qui semblait perdu,
reprit et releva en même temps ses disciples,
réduisit au silence les scribes, ranima dans
le coeur du père l'étincelle mourante de la
foi et de l'espérance, chassa le
démon et sauva l'enfant.
Ce matin nous avons gravi avec
le
Maître la sainte montagne et nous avons vu
s'écarter un coin du voile qui nous cache le
monde invisible. Si nous emportons dans nos
âmes un rayon du ciel, séjour de
lumière, de paix et de gloire, - du ciel
notre patrie et notre héritage, - du ciel,
centre et foyer des puissances du bien qui
l'emportent infiniment sur celles du mal, nous
sortirons de ce temple et nous entrerons dans les
devoirs et le travail de la semaine, mieux
préparés pour la souffrance et mieux
armés pour la lutte, capables, en une
mesure, comme notre Maître, de soulager ceux
qui souffrent, de secourir les faibles, de relever
ceux qui doutent et qui chancellent, de confondre
les adversaires et de vaincre le
démon !
Amen.
Nîmes, Petit-Temple, 16 février 1913.
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