Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. (Actes XXVI, 14.)
C'est une parole du Christ que je propose
à votre méditation, mes
frères, mais une parole prononcée
plusieurs années après sa mort et sa
résurrection, adressée à Saul,
le persécuteur, au moment de cette vision
mémorable qui fit de lui un chrétien
et un apôtre. Comme il le faisait si souvent
sur la terre, Jésus a recours au langage
figuré ; il se sert d'une comparaison
familière et frappante.
Représentez-vous un boeuf qui tire la
charrue. Son conducteur, qui marche à
côté de lui, dirige l'attelage de la
main gauche ; dans la droite, il tient un long
bâton muni d'une pointe de fer, dont il se
sert, selon le besoin, pour exciter l'animal s'il
est trop lent, pour le ramener dans le sillon s'il
s'en écarte, ou pour le
châtier s'il est indocile. Le boeuf s'irrite,
il regimbe, il donne de furieux coups de
talon ; mais il ne peut atteindre ni
l'aiguillon, ni celui qui le manie ; il ne
fait de mal qu'à lui-même. Il lui est
dur de regimber contre l'aiguillon. Céder le
plus tôt et le plus complètement
possible est évidemment ce qu'il a de mieux
à faire.
Tel était Saul de Tarse avant
sa conversion. À son insu, Dieu le destinait
et le préparait à devenir le plus
grand et le plus utile serviteur que
Jésus-Christ ait jamais
possédé. Loin d'entrer dans les vues
de Dieu, Saul lui faisait une guerre
acharnée ; il ne respirait que haine et
meurtre contre le Nazaréen et contre ses
disciples ; Jérusalem ne suffisant plus
à son zèle fanatique, il se rendait
à Damas pour y poursuivre ses tristes
exploits. Comme il approchait de la ville,
Jésus-Christ lui apparaît
environné d'une éblouissante
lumière et lui adresse ces simples
paroles : « Saul, Saul, pourquoi me
persécutes-tu ? Il te serait dur de
regimber contre les aiguillons ».
Ému jusqu'au fond de l'âme, vaincu,
terrassé, l'ancien persécuteur,
devenu subitement docile comme un enfant,
répond : « Seigneur, que
veux-tu que je fasse ? » Et telle
est au fond l'histoire de tout pécheur qui
se convertit.
Nous ne sommes pas et nous ne
deviendrons jamais des Saint-Paul, et pourtant sur
nous aussi Dieu a des vues ; il veut faire de
chacun de nous un instrument de sa volonté,
un collaborateur pour la venue de son règne.
Nous commençons par regimber, par
résister à l'appel divin, et
plusieurs sont encore engagés dans cette
lutte impie. Aujourd'hui Jésus-Christ les
invite à déposer les armes et dit
à chacun d'eux : « Il te
serait dur de regimber plus longtemps contre les
aiguillons ». Heureux celui qui, comme
Saul de Tarse, ne résistera pas à la
voix et à la vision célestes !
« Il te serait dur de regimber contre
les « aiguillons ». Remarquez
ce pluriel ». Il n'est pas dans toutes
nos traductions, mais il est dans l'original. Et il
convient parfaitement à l'application que
nous avons en vue. Car il y a plusieurs aiguillons,
au moyen desquels Dieu presse l'âme rebelle,
la poursuit, la subjugue enfin.
Il y a d'abord
« l'aiguillon de la force ou de la
puissance ». D'une façon
générale, la bête n'est pas de taille à tenir
tête à l'homme ; mais que dire de
l'homme qui lutte contre Dieu ? Peut-on
imaginer une entreprise à la fois plus
déplorable et plus ridicule ?
D'après la fable antique, les Titans ont
beau entasser mont sur mont pour escalader le
ciel ; sans sortir de sa
sérénité, Jupiter les
foudroie. Que sera-ce donc, s'il s'agit, non plus
du roi des dieux, mais du Dieu unique,
Créateur et Maître absolu des cieux et
de la terre, disposant de ses oeuvres comme le
potier de l'argile qu'il façonne à
son gré ? Lui résister, c'est
folie autant que crime ; l'histoire des
Pharaon, des Sanchérib et des Hérode
nous montre où cela conduit.
Mais Jésus-Christ
étant le Fils unique et bien-aimé du
Père, le Roi qu'il a oint de son Esprit et
établi « sur Sion, sa montagne
sainte », lui faire la guerre ou la faire
à Dieu, c'est la même chose. Avec tout
l'emportement de son fanatisme, avec toutes les
ressources de son génie, qu'avait pu faire
contre lui Saul de Tarse ? Jeter en prison un
certain nombre de ses disciples, en faire
périr quelques autres, arracher
peut-être à quelques pauvres femmes
terrorisées une apostasie bientôt
amèrement déplorée, rien de
plus. Il n'avait pas arrêté un seul
jour les progrès de l'Évangile. Ainsi
les autres persécuteurs,
un Néron, un Dioclétien, un Philippe
II d'Espagne, un Louis XIV, n'ont remporté
que des victoires apparentes ou
passagères ; en général
ils ont vécu assez pour voir l'avortement de
leurs desseins.
De nos jours, ceux qui se
flattent
d'avoir remplacé définitivement la
foi par la science, d'avoir porté par leurs
lois un coup mortel à la religion, d'avoir
ruiné la Bible par leur critique, d'avoir
éteint les étoiles du ciel avec leur
philosophie, ne réussiront pas davantage. En
dépit de l'incrédulité
contemporaine, Jésus-Christ ne cesse pas
d'étendre ses conquêtes spirituelles
parmi les nations païennes et, sur terre
chrétienne, de délivrer les plus
misérables esclaves du vice. Ce sont
là les victoires qu'il recherche ;
mais, s'il est des individus qui les lui refusent
obstinément et qui résistent
définitivement à son Esprit, il est
inévitable et il est juste qu'ils soient
tôt ou tard brisés et détruits.
« Il faut que Jésus-Christ
règne, » dira plus tard Paul
lui-même, « jusqu'à ce qu'il
ait mis tous ses ennemis sous ses
pieds ». À force de regimber
contre l'aiguillon, l'animal indocile se blesse
jusqu'à en mourir.
Je change à peine de sujet en mentionnant « l'aiguillon du châtiment ». Il y a une part de châtiment dans la dispensation de Dieu à l'égard de Saul de Tarse. L'homme fort est jeté à terre ; le conducteur d'Israël erre en tâtonnant, environné de ténèbres subites ; l'oppresseur des disciples de Jésus est plongé dans une angoisse profonde et passe par une sorte de mort qui dure trois jours. Ainsi il n'est pas rare que la main de Dieu se soit visiblement appesantie sur les adversaires du Christ. Pour ne mentionner que quelques-uns de ceux que j'ai déjà nommés, qu'on se rappelle la fin misérable de Néron, la vieillesse lamentable de Philippe Il et de Louis XIV. Mais laissons les hommes du passé et les puissants de la terre, venons à nous-mêmes. S'il y a quelqu'un ici qui ait résisté à Dieu ; qui, malgré les avertissements répétés du Seigneur, ait persisté dans un péché connu comme tel, n'a-t-il pas senti plus d'une fois l'aiguillon du châtiment ? Vous aviez, mon frère, recherché follement le plaisir, et la souffrance est venue ; vous vous étiez fait un dieu de l'argent, et vous avez éprouvé des revers de fortune ; vous avez consacré les plus belles années de votre vie au service du monde, et des années de faiblesse et de tristesse leur ont succédé. N'est-ce pas assez ? Voulez-vous continuer la lutte ? Voulez-vous obliger le Seigneur à enfoncer plus avant l'aiguillon dans votre chair ? Un apôtre écrivait aux Hébreux : « Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang en combattant contre le péché ». Moi je vous dis au contraire : Vous avez déjà résisté à Dieu jusqu'à saigner sous sa verge ; voulez-vous lui résister jusqu'à la mort, la mort de votre âme ? « Humiliez-vous plutôt sous sa puissante main, et il vous relèvera ».
Mais voici un plus noble
« aiguillon », celui de la
« vérité ». Je ne
crois pas me tromper en conjecturant qu'avant sa
rencontre avec Jésus sur le chemin de Damas,
Saul en avait déjà plus d'une fois
senti les atteintes. Malgré ses
préventions, la mort sainte et triomphante
d'Étienne ne put manquer de produire sur lui
quelque impression. À la vue de la patience et de
la
douceur des victimes innocentes qu'il maltraitait
et traînait devant les tribunaux, il dut
avoir plus d'une fois l'âme traversée
d'un remords. Mais il repoussait ces pensées
meilleures comme des suggestions de Satan. Il
s'efforçait d'étouffer ce
commencement de lutte intérieure en se
livrant à un redoublement de zèle
persécuteur.
Sur le chemin de Damas, cela ne
lui
est plus possible. Car l'éblouissante
lumière physique qui l'environne,
effaçant la clarté du soleil à
son midi, est une image de la lumière morale
qui lui apparaît tout-à-coup et
l'accable. Jésus de Nazareth, qu'il croyait
mort, est vivant, puisqu'il est là devant
ses yeux. Puisqu'il est rayonnant d'une gloire
divine, puisque sa voix a un accent divin, il ne
peut être un faux messie. Mais alors ?
... Alors, tout le passé de Saul, tout son
pharisaïsme, toute sa justice s'écroule
comme un château de cartes. L'orgueilleux
docteur n'est plus qu'un humble enfant qui s'assied
à l'école de son nouveau maître
pour apprendre et pour épeler la
vérité. - O vous qui n'en êtes
pas encore là, vous qui, peut-être
sous des apparences religieuses correctes, portez
en vous un fonds opiniâtre de doute et
d'incrédulité, vraisemblablement vous
n'avez pas eu et vous n'aurez
jamais de vision semblable à celle de
Saul ; mais n'avez-vous pas senti, vous aussi,
à vos heures, des atteintes de l'aiguillon
de la vérité ? Ne vous
rappelez-vous pas telles paroles du Christ, paroles
de répréhension ou de promesse, de
jugement ou de grâce, qui sont entrées
dans votre coeur comme autant de
flèches ? telle conversion admirable ou
telle mort glorieuse, qui vous ont porté
à vous dire tout bas : « Que
ne suis-je à la place de ce converti ou de
ce mourant ? »
N'avez-vous été mis
plus d'une fois, soit par le cours de vos propres
pensées, soit par quelque lecture ou quelque
prédication, en face de ce raisonnement si
simple et si juste : « Si l'on
connaît l'arbre à ses fruits (et
comment en douter ?) certainement
l'Évangile doit être vrai ; car
il n'y a jamais eu de vie plus pure et plus belle
que celle de Jésus de Nazareth et, fort
au-dessous de la sienne, celles de ses
fidèles disciples. Il n'y a pas d'autre
puissance morale supérieure ni égale
à celle qui, d'un Saul de Tarse, a fait un
Saint Paul. » Oh ! si de telles
vérités vous apparaissent, ne
fût-ce que comme des éclairs, ne
fermez pas les yeux, ne vous détournez pas
pour ne pas les voir. Ne vous laissez pas
arrêter par la crainte des
conséquences, des confessions et des
sacrifices à faire, des jugements humains
à endurer ; ce serait montrer que vous
êtes bien éloigné de la
sincérité d'un Saul de Tarse. Il
n'est peut-être pas dur, hélas !
en ce sens qu'il n'est ni difficile, ni rare, de
regimber contre l'aiguillon de la
vérité ; mais certainement il
n'est rien de plus funeste ni de plus coupable.
Procédant du dehors au dedans, nous
descendons toujours plus avant dans les profondeurs
de l'âme humaine et nous y trouvons
« la conscience ». C'est un
« aiguillon » aussi, et un
aiguillon qui vient de Dieu. Ici, je ne fais plus
de distinctions, je ne pose plus de
questions ; je suis sûr que nous avons
tous senti cet aiguillon-là. Mais aucun de
nous, probablement, n'en a souffert autant que Saul
sur le chemin de Damas. Jusque-là, il
paraissait et croyait être en règle
avec la loi de Dieu ; le voici forcé de
s'avouer qu'il était incrédule,
égaré, ennemi de Dieu et de son
Christ, meurtrier de ses frères. Quelle
découverte ! Quelle confusion !
Quelle humiliation !
Quelle
inexprimable douleur ! Saint Paul ne s'en
consola jamais tout-à-fait ; plus tard,
quand il devra insister, pour la gloire de Dieu,
sur l'indépendance et sur l'origine divine
de son apostolat, il s'empressera d'ajouter :
« Je ne suis pas digne d'être
appelé apôtre, moi qui ai
persécuté l'Eglise de
Dieu ».
Vous vous applaudissez
peut-être d'être à l'abri d'un
semblable reproche et de n'avoir jamais
été entraîné à de
si coupables excès. Prenez garde.
L'apôtre dit aussi ; « J'ai
obtenu miséricorde, parce que J'ai agi par
ignorance, étant dans
l'incrédulité ».
Pouvez-vous, de bonne foi, alléguer la
même excuse ? Est-ce par ignorance que
nous avons été et que nous sommes
encore égoïstes, charnels, toujours en
souci de notre intérêt et de notre
bien-être, ménagers de nos forces, de
notre temps et de notre argent, quand il s'agit de
servir Dieu et notre prochain ? Est-ce par
ignorance que nous succombons encore tous les jours
à des tentations que nous connaissons trop
bien ? Le témoignage de notre
conscience est net et décisif à cet
égard ; lui avons-nous obéi ou
lui avons-nous résisté ?
Avons-nous dit avec le Psalmiste :
« O Dieu ! aie pitié de
moi... J'ai péché contre toi, contre
toi proprement ; je le confesse afin que tu
sois
trouvé vrai quand tu parles et juste quand
tu juges... Lave-moi parfaitement de mon
iniquité... Crée en moi un coeur pur
... Ne me retire pas ton Esprit
Saint ! » ? Et si nous avons
parlé et prié ainsi, avons-nous
persévéré dans cette
attitude ? Notre vie a-t-elle
été en harmonie avec notre
prière ? ... 0 mes frères, je
vous en conjure, qu'aucun de vous ne persiste
à regimber contre cet aiguillon divin de la
conscience ! Le plus grand de tous les
malheurs, c'est d'arriver à ne plus le
sentir. Imitons plutôt la prompte
docilité de Saul, son humiliation profonde,
son retour immédiat et définitif au
Seigneur et au Sauveur qu'il a mortellement
combattu et offensé :
« Reviens puisqu'il pardonne »,
- dit un beau cantique :
« cède enfin et soi
sauvé ! »
Ces derniers mots nous mettent
déjà en présence du dernier et
du plus pénétrant des
« aiguillons » divins, celui de
« l'amour ». C'est contre
celui-là surtout qu'il est dur de regimber.
Saul s'en garde bien. En même temps que la
majesté royale de Jésus-Christ
l'éblouit, que son évidente
messianité convainc son entendement, que son
juste reproche bouleverse sa conscience, la divine
bonté de Jésus-Christ brise son
coeur. Car, tandis que Saul cherchait Jésus
pour le tuer à nouveau dans la personne de
ses disciples, Jésus cherchait Saul pour le
sauver.
Il y a plus de tendresse encore
que
de sévérité dans cette
question : « Saul, Saul, pourquoi me
persécutes-tu ? » Elle fait
penser au mot de César mourant :
« Et toi aussi, Brutus ? »
Jésus a discerné les trésors
et les capacités pour le bien que
recèle cette âme ardente ; il
éprouve pour son fougueux adversaire une
sympathie toute spéciale ; il l'a
choisi pour devenir son témoin et son
martyr, et pour effacer quelques jours d'aveugle
inimitié par une vie entière de
dévoûment, d'activité
féconde, de consécration absolue.
Peut-on s'étonner que celui qui a
été l'objet d'une dispensation si
miséricordieuse soit devenu l'apôtre
de la grâce ? Mes frères, nous ne
sommes, vous et moi, que de pauvres
individualités à côté de
celle-là ; et pourtant Dieu nous aime,
nous aussi, il nous veut à lui ; comme
je le disais tout-à-l'heure, il nous a
destinés à quelque chose de bon et il
nous cherche. N'avez-vous pas senti plus d'une fois,
au cours de votre vie,
ce
que j'appellerai, d'après mon texte,
l'aiguillon de son amour ? Ne l'avez-vous pas
senti dans vos joies et dans vos peines, dans les
circonstances extérieures et dans vos
expériences intérieures, surtout dans
telles paroles de l'Évangile que son Esprit
vous rappelait et vous appliquait ? Vous avez
regimbé peut-être en actes, sinon en
paroles ; vous avez pris des
résolutions, fait des promesses, mais vous
ne vous êtes pas donnés à Dieu.
Votre Sauveur ne s'est point lassé ; il
vous poursuit aujourd'hui même de ses appels.
Il dit au plus coupable d'entre nous :
« Il y a pardon auprès de moi pour
tous tes péchés » ;
à celui qui a vieilli dans
l'indifférence, dans l'impénitence,
dans l'amour du monde : « Il y a en
moi assez de grâce pour faire de toi un homme
nouveau, plus que vainqueur en celui qui t'a
aimé ». Pour t'assurer ces
bienfaits immenses et immérités, j'ai
donné ma vie et plus que ma vie ; j'ai
souffert la croix.
Laissez-moi rappeler encore un autre cantique -
- Pécheur, je me tiens à la porte ;
- Finirai-je par t'attendrir ?
- Entends-tu ma voix douce et forte ?
- Veux-tu m'ouvrir ?
Aurez-vous le coeur de regimber contre cet
aiguillon-là ? Répondrez-vous
à celui qui vous presse de la sorte :
« Seigneur, je ne crois pas à ton
amour ; ta croix ne me dit rien ; ton
sang versé me laisse
indifférent ; je ne me soucie pas de la
vie éternelle que tu
m'offres » ?
Il vous serait dur de regimber
ainsi, car vous porteriez sur votre coeur, pour
l'éternité peut-être, le poids,
la honte, et le remords de cette ingrate
rébellion. Oh ! la simplicité,
la droiture, l'intégrité,
l'humilité et le courage d'un Saul de Tarse,
qui, sans un instant d'hésitation ni de
délai, tombe aux pieds de son royal
adversaire devenu son Rédempteur et son
unique Maître ! Accomplis en nous,
Seigneur, le même miracle par ta
grâce !
Amen.
Nîmes, Petit-Temple, 30 juin 1912.
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