Le Fils de
l'Homme est venu mangeant et buvant, et l'on
dit : Voilà un mangeur et un buveur, un
ami des pécheurs. (Matth.
XI.
19.)
Soit
que vous
mangiez, soit que vous buviez, soit que vous
fassiez quelque autre chose, faites tout pour la
gloire de Dieu.
(I
Cor. X, 31.)
Le précepte apostolique qui nous enjoint
de manger et de boire pour la gloire de Dieu,
paraît à bien des gens excessif,
extravagant, irréalisable. Nous mangeons et
buvons, pourquoi ? - Parce que nous ne pouvons
pas nous en passer, parce qu'il faut se nourrir
pour vivre. Les animaux aussi mangent et boivent.
Qu'est-ce que l'exercice de cette fonction si
vulgaire et si matérielle peut avoir de
commun avec la gloire de Dieu !
Réfléchissons
pourtant. Si, dans notre vie, tout ce qui se
rapporte au manger et au boire était exclu
de toute relation avec la gloire de Dieu et par
conséquent avec son service, ce service
risquerait d'être singulièrement
restreint. Car, non seulement les repas occupent
une partie assez notable de notre temps, mais
après avoir mangé pour pouvoir
travailler, nous travaillons pour pouvoir manger.
C'est la condition de la masse des hommes, c'est
l'abrégé et la définition de
leur existence, envisagée par le
côté extérieur.
« Tout le travail de
l'homme est pour sa bouche », lisons-nous
dans l'Ecclésiaste.
Alors, nous ne travaillerions
pas
non plus pour la gloire de Dieu ? Que
resterait-il pour le Seigneur, sinon un petit
nombre de moments et d'actes qui portent, pour
ainsi dire, l'estampille religieuse, comme le
dimanche et le culte ? Réduire la vie
chrétienne à de telles proportions,
ce serait l'anéantir, ce serait
méconnaître complètement
l'esprit de la morale évangélique.
S'il faut aimer Dieu de tout son coeur, il faut
aussi le servir en tout temps et en toutes choses.
Et puisque cela est obligatoire, cela doit aussi
être possible. Il doit y avoir moyen de
manger et de boire pour la gloire de Dieu. Pour le
chrétien, ce n'est pas un
joug, c'est un honneur et un privilège,
c'est un affranchissement, un ennoblissement
merveilleux de la vie humaine. Toutefois, il faut
reconnaître que l'obligation est haute et que
la pratique en est rare. De qui pouvons-nous
apprendre ce glorieux secret, si ce n'est de
Jésus-Christ, notre Maître et notre
modèle ? Il est « venu
mangeant et buvant », dit-il
lui-même ; mais certainement il mangeait
et buvait pour la gloire de Dieu. C'est sous cet
angle particulier que nous vous présentons
ce matin l'exemple de notre Sauveur. Nous
rechercherons ensemble comment Jésus-Christ
mangeait. Sujet fort humble et sans doute rarement
traité dans la chaire
chrétienne ; mais j'ai la confiance
qu'il ne sera pas sans un intérêt
sérieux ni sans application pratique.
Pour aborder la question par son
côté le plus simple, demandons-nous
d'abord, autant que les documents
évangéliques nous permettent de le
déterminer, ce que Jésus mangeait. Le
jour de la multiplication des pains, les disciples
s'étaient procuré
comme provisions du pain et du poisson :
c'était là probablement le fond de
leur alimentation habituelle ; de celle du
Maître, d'autant plus qu'ils étaient
pêcheurs. Pourtant, Jésus mangeait
aussi de la viande, en tout cas à la
fête de Pâque : « J'ai
fort désiré, dit-il au moment de son
dernier repas, manger cette
Pâque, » c'est-à-dire cet
agneau de Pâque, « avec vous, avant
que je souffre. » Dans la même
circonstance, on voit qu'il buvait du vin :
« Je ne boirai plus de ce fruit de la
vigne, jusqu'à ce que je le boive nouveau
avec vous dans le royaume de mon
Père. »
Après sa résurrection,
pour s'assurer qu'il avait vraiment un corps, les
disciples placèrent devant lui du poisson
grillé et un rayon de miel ; sans doute
ce n'était pas la première fois.
Enfin, nous savons que Jésus aimait les
figues, puisque un jour, ayant faim, il en chercha
sur un figuier couvert de feuilles et fut
désappointé de n'en pas trouver. On
comprend donc le contraste que Jésus
lui-même établit entre son genre de
vie et celui de son Précurseur :
« Jean-Baptiste est venu ne mangeant ni
ne buvant, le Fils de l'Homme est venu mangeant et
buvant. » Certes, rien n'était
plus injuste, plus sot et plus odieux que les
calomnies de ces misérables qui osaient
qualifier le Saint de Dieu de
mangeur et de buveur. Il n'en est pas moins certain
que Jésus n'a pas été ce qu'on
appelle un ascète, c'est-à-dire un
homme qui se fait en tout temps de l'abstinence un
devoir et un mérite, qui recherche la
privation pour la privation, qui part de ce
principe, que tout ce qui est ôté au
corps est toujours autant de gagné pour
l'âme. Comme plus tard son disciple Saint
Paul, il savait être dans la pauvreté,
il savait aussi être dans l'abondance. Une
abondance au moins relative dut régner, soit
aux noces de Cana, soit à la table de tel
hôte pharisien, chez qui Jésus fut
invité en nombreuse compagnie, soit à
celle de Simon le lépreux, soit même
à Béthanie quand Marthe servait.
Non seulement Jésus ne s'est
pas fait scrupule de prendre part à ces
repas, mais il lui arrive de dire à son
hôte : « Quand tu fais un
festin, agis de telle ou telle sorte. »
Jésus ne trouve donc pas mauvais qu'on donne
de temps en temps un festin ; seulement il
veut que ses disciples y apportent un autre esprit
que les gens du monde et y appellent d'autres
convives. Un jour, Jésus donna
lui-même un festin à des milliers de
gens dans la maison de son Père,
c'est-à-dire en pleine campagne, sous le
ciel de Dieu. Le menu était fort simple : du
pain,
du poisson
et sans doute aussi l'eau d'une source, puisqu'il y
avait beaucoup d'herbe en ce lieu-là. Mais
tout cela était fort abondant, on emporta
douze corbeilles pleines des restes du repas.
Enfin, Jésus compare plus d'une fois le
royaume des cieux à un festin, festin royal,
festin de noces, où des boeufs et autres
bêtes grasses sont servis à profusion,
où les convives, vêtus d'habits de
fête, venus d'orient et d'occident, seront
à table avec Abraham, Isaac et Jacob, dans
une salle splendidement éclairée.
Tous ces traits nous montrent
à quel point le Fils de l'Homme a
vécu d'une vie vraiment et pleinement
humaine, à laquelle rien n'était
étranger, excepté le mal. Il s'est
fait le commensal et l'ami des péagers et
des pécheurs ; il partageait, non pas
sans doute leurs excès, mais leurs coutumes
et leurs joies dans ce qu'elles avaient d'innocent,
afin de les gagner et de les sauver. À
l'exemple de notre Maître, nous avons le
droit de maintenir avec un soin jaloux notre
liberté chrétienne et le devoir de
respecter scrupuleusement celle d'autrui. Nous ne
souffrirons. pas qu'on nous asservisse et qu'on
nous inquiète par des prescriptions et des
interdictions arbitraires concernant l'usage de
certains aliments, comme le fait
l'Eglise romaine ; ce point seul marque la
distance qui existe entre sa morale et celle de
l'Évangile. Nous n'approuvons pas non plus
une discipline rigoriste et minutieuse,
s'étendant à tous les actes de la vie
privée, comme celle que Calvin avait
établie à Genève. Affranchis
par Jésus-Christ, nous ne nous rendrons pas
esclaves des hommes. Nous admirons, sans les
partager, les scrupules excessifs du grand Pascal,
qui, (d'après le témoignage de sa
soeur) lorsque à table il trouvait quelque
chose bon, s'en alarmait et s'en faisait un
reproche. Nous entrons bien plus volontiers dans
les pensées de l'apôtre Paul, ce
généreux champion de la
liberté chrétienne :
« Ne vous laissez pas imposer des
préceptes tels que ceux-ci :
« Ne mange, ou ne goûte, ne touche
point ! ... » Tout ce que Dieu a
créé est bon, et rien n'est à
rejeter, pourvu qu'on le prenne avec action de
grâces... Dieu nous fournit toutes choses en
abondance pour en jouir... « Toutes
choses sont à vous, et vous êtes
à Christ. »
Portons maintenant notre attention sur une
série de faits tout différents et qui
peuvent paraître opposés. Si
Jésus n'a pas fui systématiquement,
anxieusement, l'abondance et le bien-être,
à coup sûr, il les a encore moins
recherchés. C'est le pain quotidien qu'il
nous a appris à demander ; il est bien
certain que pour lui-même, il ne demandait
pas davantage. Comme il n'avait pas un lieu
où reposer sa tête, ainsi son
régime alimentaire était bien
plutôt celui du pauvre que celui du riche.
Lorsqu'il admettait quelque exception, ce
n'était pas pour se satisfaire, (il n'a
jamais cherché sa propre satisfaction) mais
pour faire du bien. Un jour, il eut l'occasion de
s'expliquer sur cette question. Il était
entré chez ses bons amis de
Béthanie ; Marthe prenait beaucoup de
peine pour lui préparer un excellent repas,
et jugea que Marie devrait bien l'aider dans cet
important office. Jésus la reprit avec
douceur : « Marthe !
Marthe ! dit-il, tu te mets en peine et tu
t'agites pour beaucoup de choses. Mais (telle est
la leçon de plusieurs bons
manuscrits, admise par Godet) il n'est besoin, que
de peu de choses ou plutôt d'une
seule ». C'est à dire,
d'abord : on peut se contenter à moins
de frais; il faut simplifier la vie et restreindre
les besoins physiques plutôt que les
multiplier. Ensuite : à le bien
comprendre, une seule chose est nécessaire,
le salut de l'âme et la parole qui apporte ce
salut. Écouter cette parole, voilà la
bonne part, que Marie a choisie et qui ne lui sera
point ôtée..
Cette préoccupation
souveraine de l'âme, cette subordination
absolue du corps, d'autres faits la constatent chez
Jésus. Souvent, au cours de son
activité de prédicateur et de
Sauveur, assiégé par les auditeurs ou
par les suppliants, il n'avait pas le temps de
manger, et il ne s'en mettait pas en peine. Le soir
de la multiplication des pains, il
s'inquiéta de la faim de la foule, il ne
pensa pas à sa propre faim. Un jour -
c'était en Samarie, près du puits de
Jacob - Jésus avait tout le temps de manger
et pourtant il refusa la nourriture, parce qu'il
était plongé dans une sorte d'extase.
Voyant accourir à lui les Samaritains,
empressés d'écouter et de croire,
heureux de cet accueil auquel les Juifs ne
l'avaient pas habitué, il répondit
à ses disciples qui lui présentaient
des aliments : « J'ai à manger d'une
nourriture
que vous ne connaissez pas... Ma nourriture est de
faire la volonté de celui qui m'a
envoyé et d'accomplir son
oeuvre ». Pour lui, c'était la
seule chose nécessaire !
C'est ici le lieu de rappeler
que
Jésus a approuvé le jeûne,
sinon comme oeuvre légale et
méritoire, du moins comme moyen de
discipline, comme accompagnement et aide de la
prière. Il l'a pratiqué aussi. Au
commencement de sa carrière, après un
jeûne de quarante jours, pressé par la
faim, il aima mieux prolonger ce jeûne si
pénible que l'abréger en
obéissant à une suggestion qui ne
venait pas de Dieu. Aussi recommande-t-il
instamment à ses disciples d'être
sobres, de se garder de ces excès du manger
et du boire qui appesantissent le coeur et
l'éloignent de Dieu. À ses yeux,
« se traiter bien et magnifiquement tous
les jours », c'est assez pour perdre son
âme. Ce n'est pas pour « la
nourriture qui périt » que le
chrétien doit travailler, c'est pour
« celle qui subsiste jusque dans la vie
éternelle ».
Tout cela montre à quel point
toute sensualité et toute gourmandise, pour
ne rien dire de l'ivrognerie et d'excès
pires encore, sont incompatibles avec la vie
chrétienne. Défions-nous de ces complaisances pour
la chair
et
pour les sens que tolère le christianisme
affadi et amoindri de notre époque. Si un
Saint-Paul croyait devoir traiter durement son
corps et le tenir assujetti, à combien plus
forte raison cette vigilance ne nous est-elle pas
nécessaire, à nous qui sommes si fort
au-dessous de la spiritualité et de
l'héroïsme du grand apôtre, et
qui n'avons pas comme lui le correctif et la
discipline de la persécution ! - Je ne
retire rien des principes de liberté que
j'ai énoncés
tout-à-l'heure : usons sans scrupule
des biens que Dieu nous donne ; mangeons et
buvons indifféremment de ce qui nous est
présenté ; mais que le corps
reste le moyen, l'âme, ou plutôt le
règne de Dieu, le but ; mangeons et
buvons pour la gloire de Dieu.
Ainsi, dans le domaine restreint qui nous
occupe, nous avons essayé de définir
et de caractériser ce qu'on pourrait appeler
les deux pôles opposés de la conduite
morale de Jésus : la liberté et
le renoncement. Il nous reste à expliquer
comment il a pratiqué d'avance le
précepte de son apôtre : « Faites tout
pour
la
gloire de Dieu » ; en d'autres
termes, comment il ennoblissait et sanctifiait
cette fonction si humble de l'existence terrestre,
le manger et le boire, en la rattachant à sa
mission divine. Il l'a fait avant tout par l'action
de grâces. D'après Paul, c'est tout
particulièrement l'action de grâces.
qui sanctifie l'usage des dons de Dieu.
Pensée juste et profonde ! En effet,
négliger de rendre grâces, c'est
ingratitude et matérialisme pratique ;
c'est ne songer qu'à jouir
égoïstement du bienfait sans penser au
bienfaiteur. C'est orgueil aussi : c'est
attribuer à soi-même et à son
propre mérite les avantages que l'on
possède, au lieu d'en bénir Dieu.
Rendre grâces au contraire,
c'est proclamer notre entière
dépendance à l'égard du
Seigneur et confesser que nous n'avons rien que
nous n'ayons reçu de lui ; c'est faire
de chaque jouissance une occasion de foi et
d'amour ; pour aller au fond des choses, c'est
répondre à la bonté toujours
renouvelée de notre Dieu par un acte,
toujours renouvelé aussi, de
consécration à son service.
Jésus, nous le savons, considérait le
pain quotidien comme un don de Dieu ; aussi
n'omettait-il jamais de remercier son Père
avant de prendre son repas. Il a rendu grâces
avant la multiplication des pains ; il a rendu
grâces avant
cette dernière Pâque qui était
en même temps le symbole et la
prédiction de son amer sacrifice.
Et vous, mes frères,
rendez-vous grâces à Dieu en famille,
au commencement de chacun de vos repas ? Si
vous ne l'avez pas encore fait, faites-le
désormais. Que l'établissement, dans
votre maison, de cette pratique pieuse, qui devrait
être pour chaque foyer chrétien la
chose la plus simple du monde et l'expression d'un
besoin des coeurs, soit un fruit et un souvenir de
notre méditation de ce jour. Si vous le
faites déjà, veillez à ce que
cette habitude, excellente en elle-même, ne
dégénère pas en routine
insignifiante et presque inconsciente. Soyez
vraiment reconnaissants. Si depuis trente,
quarante, cinquante ans ou plus que vous êtes
ici-bas, vous n'avez pas un seul jour manqué
du nécessaire, n'y aurait-il pas une
légèreté et une ingratitude
coupables à n'en pas bénir
Dieu ?
Jésus sanctifiait aussi par
de pieux entretiens les repas auxquels il prenait
part. C'est à table qu'il a prononcé
quelques-unes de ses plus belles exhortations et de
ses plus touchantes paraboles. Il n'y
prêchait pas cependant ; sa parole
« toujours assaisonnée de sel avec
grâce », prenait occasion des circonstances,
de la
situation, du repas lui-même, pour en tirer
des leçons de vie éternelle. On a
recueilli les « Propos de
table » de Martin Luther ; ils
renferment, avec beaucoup de traits, de
génialité. de piété,
d'une gaieté de bon aloi, des
intempérances de langage qu'on regrette. Le
laisser-aller du repas y prête facilement.
Les propos de table du Seigneur Jésus sont
toujours empreints d'une sagesse divine. En cela
comme en toutes choses, il nous a donné un
exemple. Le moment des repas, le seul, dans la
plupart des maisons, où la famille
entière soit réunie, - la famille
agrandie quelquefois, - ce moment, dis-je, offre
une occasion propice et même unique a celui
qui, de l'abondance de son coeur, a toujours
quelque chose de bon à tirer pour le bien de
tous. Il y a des circonstances et des
infirmités qui ne permettent plus
guère à certains d'entre nous de se
mêler à une conversation
générale et surtout de la diriger.
Vous qui le pouvez encore, efforcez-vous de donner
à ces entretiens une direction telle que si
Jésus apparaissait tout à coup et
vous demandait comme un jour aux
apôtres : « De quoi
parliez-vous ? » vous ne soyez
jamais confus.
Jésus sanctifiait aussi ses
repas par l'exercice de la charité ou de la
bienfaisance.
Lorsque, dans ce dernier repas
auquel j'ai déjà fait plusieurs fois
allusion et où fut instituée la
sainte Cène, Judas sortit dans la nuit. les
autres disciples eurent aussitôt
l'idée que Jésus l'avait
chargé de faire quelque don aux pauvres.
Cela prouve que la chose arrivait
fréquemment, et qu'en général
chaque repas, si modeste et si frugal qu'il
pût être, était pour
Jésus une occasion de se souvenir des
besoins des nécessiteux et d'y pourvoir
selon ses ressources. Peu d'entre nous, à
coup sûr, sont vraiment privés des
moyens et de la possibilité d'exercer la
bienfaisance, puisque le pauvre Jésus l'a
exercée, lui qui était lui-même
un assisté ! Il est vrai que pour se
permettre ce luxe de la charité, il faut
s'en interdire d'autres. C'est pourquoi
Jésus a donné ce commandement
à ses disciples : « Lorsque
tu feras un festin, n'invite pas tes parents, tes
amis, ni tes riches voisins, de peur qu'ils ne te
rendent la pareille (voilà une crainte que
le monde ne connaît pas !) ; mais
invite les pauvres, les impotents, les boiteux et
les aveugles ».
On ne peut inviter tout le
monde,
c'est pourquoi Jésus veut que nous invitions
de préférence ceux pour qui notre
invitation est un bienfait. On a beaucoup dit que
ce précepte du Sauveur ne
devait pas être pris à la lettre, et
je crois bien qu'on n'a pas tout-à-fait
tort, et que Jésus n'a pas entendu nous
interdire de jamais recevoir à notre table
des parents ou des amis. J'y consens donc :
interprétons ce précepte avec
largeur ; adaptons-le aux exigences de la vie
moderne ; mais ainsi interprété,
que faisons-nous pour nous y conformer ? Si
nous ne faisons rien, - rien d'extraordinaire, rien
que ce que tout le monde fait, - je crains bien que
nous ne sachions pas encore manger et boire pour la
gloire de Dieu. Car la gloire de Dieu ne se
sépare pas du service du prochain, et le
prochain, au sens évangélique, c'est
surtout celui qui a besoin de nous.
Enfin Jésus a
sanctifié ses repas, ou plutôt l'acte
du manger et du boire, par un symbolisme sublime.
Il a voulu que la plus modeste et la plus
élémentaire de toutes les fonctions,
celle de l'alimentation quotidienne, devînt
l'image et le mémorial de ce qu'il y a de
plus sacré au monde : le sacrifice du
Sauveur, ainsi que l'entretien et le renouvellement
de notre vie spirituelle par la foi en lui. Il a
dit : « Toutes les fois que vous
mangerez et que vous boirez, faites ceci en
mémoire de moi ». Nos traducteurs
disent : « Toutes les fois que vous
« en » mangerez et que vous
« en » boirez, mais cet
« en » n'est pas dans le texte.
Jésus-Christ semble avoir voulu que, pour
ses disciples, la pensée et le souvenir de
son sacrifice fussent associés à
chacun de leurs repas. Aussi lisons-nous
qu'à l'origine, chaque jour, les
fidèles, dans leurs maisons,
« rompaient le pain et prenaient leurs
repas avec joie et simplicité de
coeur » ; ils rompaient le pain,
c'est-à-dire qu'ils prenaient la Sainte
Cène.
Bientôt cet usage a
été modifié, et je ne dis pas
qu'il n'y ait pas eu de bonnes raisons pour cela.
Je crains cependant qu'en faisant de la
célébration de la Sainte Cène
une solennité exceptionnelle, on n'en ait
plus ou moins modifié le caractère et
l'esprit. Calvin aurait voulu qu'on la
distribuât chaque dimanche ; il y voyait
une partie intégrante du culte
chrétien. Il ne dépend pas de nous de
changer d'un jour à l'autre la pratique qui
a prévalu. Mais rien ne nous empêche,
à coup sûr, de nous souvenir
personnellement de l'institution et de
l'idée premières de la Sainte
Cène ; de considérer, chaque
fois que nous nous mettons à table, que nous
n'avons pas seulement un corps, mais une âme,
et que le pain de vie, qui est Jésus-Christ,
n'est pas moins indispensable à notre
âme que l'aliment terrestre
ne l'est à notre corps. Rien ne nous
empêche d'élever notre pensée
et notre coeur vers Dieu, non seulement comme le
dispensateur du pain quotidien, mais aussi comme le
Père « qui a donné et
livré à la mort son Fils unique, afin
que, croyant en lui, » nous nourrissant
de lui, mangeant sa chair et buvant son sang,
« nous ne périssions, pas, mais
nous eussions la vie éternelle ».
C'est en demeurant et en croissant ainsi dans la
communion du Sauveur, que nous apprendrons à
manger et à boire pour la gloire de Dieu.
Amen.
Nîmes, Petit-Temple, 28 novembre 1909.
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