Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

X

LA PRIÈRE DES RUINES

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Les années passèrent, et ce fut au plus profond de mon incrédulité que l'horrible guerre de 1914 s'abattit sur l'Europe. J'avais dix-neuf ans.
L'abominable spectacle du déchaînement des passions humaines, entraînant son lourd cortège de souffrances et de misères, amplifia cette incrédulité. J'assistai au départ enthousiaste des troupes avec un sentiment de tristesse profonde. Un autre spectacle me fit mal : les dandys circulaient sur les boulevards et menaient joyeuse vie pendant qu'arrivait à nos oreilles le récit des innombrables souffrances de ceux qui étaient au front.

Durant les deux premières années de guerre, le doute et l'incertitude ne firent que grandir ; la vie m'était devenue inacceptable et pédante ; j'allais être en proie au plus noir pessimisme lorsqu'une lueur d'espoir vint la traverser et en changer le cours.

Je m'étais attardé un soir aux étalages de plusieurs libraires. J'avançais très lentement, m'intéressant aux moindres annonces originales, ou me mêlant aux badauds qui entouraient les camelots. J'étais arrivé à l'angle de la rue de Richelieu et du boulevard des Italiens où des gens faisaient cercle autour de chanteurs ambulants ; je m'approchai sans vouloir prêter plus qu'une oreille distraite à la chanson, lorsque je me sentis tout à coup remué jusqu'au fond de l'être par les paroles qui m'arrivaient à travers le vacarme de ce carrefour particulièrement populeux de Paris.

La voix de l'homme, sans être belle, m'apportait des effluves nouvelles de vie et d'espoir.
Chose étonnante, je pus contempler avec amour la croix du Calvaire qui venait de se dresser devant mes yeux.
L'homme chantait :

« Auprès d'un carrefour où le canon fit rage,
Abattant et nivelant tout,
Comme par un miracle en ce désert sauvage,
Un Calvaire est resté debout.
Le Christ au front penché, plein de pitié regarde
Le chaos triste et dévasté.
On dirait qu'obstiné, le Rédempteur s'attarde
À prêcher la fraternité.

La prière des ruines
Nous dit au fond des nuits,
Par cette voix divine,
Frères soyez unis.
Tout est noir et stérile
Où le bonheur vivait.
Ah ! de mon évangile
Hommes qu'avez-vous fait ? »

Quand le chanteur eut terminé, je restai comme fixé dans une contemplation intérieure. Cette chanson populaire avait ravivé en moi des souvenirs, et surtout j'avais retrouvé l'image du Christ. Elle m'apparut si douloureuse et si poignante, si ravagée de douleur, que j'en eus un tressaillement. Le grand Crucifié de l'église de mon quartier traversait ma pensée ; ses yeux fixaient les miens avec une telle intensité que je le croyais réellement là, devant moi. La croix du Calvaire surgissait de nouveau dans ma vie. Ne m'avait-elle pas soutenu, cette croix, aux heures de désillusions, d'angoisses et de doutes, quand la route était obscure. Le Christ m'avait suivi, sans que je m'en fusse douté, tandis que l'incrédulité anéantissait ma pauvre espérance.

J'étais loin de me douter qu'au milieu d'une foule parisienne, j'allais retrouver une lueur d'espoir, que la voix nasillarde d'un chanteur ambulant me rendrait mon Sauveur. Le Maître était là de nouveau, et le Calvaire était resté debout. Plein de pitié, le Christ regardait le chaos de mon âme. Le front penché, dans un suprême appel, il évoquait les heures de vie intense, vécues dans sa seule présence.

Son regard scrutait mon âme et maintenant il éclairait le cours enténébré de mes pensées. Rayon de lumière qui vint éclairer une chambre de malade. Rayon d'espérance et de foi qui vint luire au fond de ma nuit. Et cet appel s'adressait tout particulièrement à moi :

Ah ! de mon Évangile
Hommes qu'avez-vous fait ?

Je serais resté des heures à écouter ce chant sans me lasser. Je ne voyais plus la foule, je n'entendais plus le bruit des autos, des voitures, des tramways ; je ne voyais plus que Lui ; sa souffrance me perçait le coeur, mais Il en devenait plus beau, plus aimant. Il m'apparut isolé et incompris. J'aurais voulu l'étreindre et lui dire que je venais de le comprendre.
À cet instant, toute ma vie me parut vaine sans Lui. Je m'éloignai de l'attroupement, mais la voix du chanteur me poursuivait :

Mais à chaque printemps qui fleurit la nature
Les ruines ont des nids d'oiseaux.

Je cherchais maintenant à comprendre le pourquoi de cette soudaine reviviscence.

J'avais cru que le Christ m'avait pour toujours quitté, et voici qu'il m'était réapparu plus vivant que jamais. Mais cette fois, ce n'était plus un Christ clérical et défiguré, ce n'était plus un Christ baisé sur un crucifix de cuivre le Jeudi-Saint et essuyé d'un linge de batiste par un enfant de choeur ; ce n'était plus le Christ entouré de deux bougeoirs et juché sur un autel ; ce n'était plus le Christ revêtu de robes brodées et ceint d'une ceinture dorée : c'était un Christ social, dans un carrefour où le canon faisait rage ; c'était un Christ agissant en pleine bataille et penché sur les détresses humaines ; c'était le Christ véritable de l'Histoire ; c'était le Christ prêchant la fraternité au nom de son Évangile ; le Christ longuement cherché à travers les brumes du catholicisme, défiguré par une tradition qui le représente mort, pâle, inanimé, alors que son amour vivant pénètre au contraire le coeur des, hommes. Et plus je m'éloignais, plus les bruits de la rue étouffaient la voix. Je n'entendis plus que ces paroles se mourant au loin :

Et déjà monte, au bruit de la vie qui tressaille,
L'hymne d'espoir et d'avenir.

J'avançais dans la cohue, élégante et boulevardière. Une indicible pitié m'envahissait, tandis que défilaient les masques fardés des promeneurs. Je ne me sentais plus à l'aise au milieu de tant de frivolité. J'avais l'impression de souiller l'image vivante du Christ qui venait de se former en moi et de ressembler à un prêtre maniant l'ostensoir dans un carnaval.

Je retournai sur la terrasse des Buttes-Chaumont où, quelques années auparavant, j'avais perdu la foi. Mais ce soir-là, c'était pour m'entretenir avec le Christ et retrouver la même intensité de lumière qui avait jailli dans mon âme l'après-midi.
J'éprouvais un immense besoin de communier avec Lui ; je restai silencieux pendant des heures ; il me semblait qu'il était là, tout près de moi, et lorsque la nuit enveloppa lentement les innombrables toits de la ville, j'eus peine à quitter cette oasis après la traversée d'un si long désert. Un germe de vie avait pénétré dans mon être, et, avant de partir, je balbutiai une prière qui s'acheva par le Notre Père. Ce fut la première prière depuis bien longtemps. Elle partit du fond de mon coeur, comme un hymne de triomphe à la vie qui avait tressailli en moi. Joie infinie, mon Christ était retrouvé.





XI

RÉVÉLATION


Tant de dépressions morales passées et d'émotions nouvelles finirent par ébranler ma santé, et je dus aller en Suisse, mon pays, pour me rétablir.
Au contact de la nature, je repris bientôt mes forces. Ma première intention fut de m'intéresser à des oeuvres sociales. J'étudiai les problèmes économiques et sociologiques. Cette étude me poussa à réaliser un programme d'action sociale dans la région où je me trouvais. Je voulus me lancer dans la pratique en faisant des conférences, en créant des jeunesses socialistes et des foyers de culture morale et intellectuelle qui faisaient défaut au sein du parti, lorsqu'un dimanche après-midi, ayant été invité à aller entendre un prédicateur de passage au temple, ma vie prit une orientation nouvelle.

En me rendant au culte, je remarquai des affiches placardées dans le village, annonçant l'orateur et le sujet qu'il devait traiter : « L'inutile sacrifice », orateur Monsieur C... B ..., pasteur, agent des Unions Chrétiennes de Jeunes Gens.
Pour la première fois, j'entrais dans un temple protestant. La curiosité seule m'y avait poussé. Je ne me souciais guère de l'orateur, ne le connaissant pas.

Le souvenir des cours de catéchisme donnés au séminaire, où le protestantisme était si âprement combattu, me revint en mémoire. J'avais surtout besoin de savoir si les fils de Calvin et de Luther étaient comme leurs pères, et ma méfiance était en garde en pénétrant dans cette église hérétique. Mon dessein était plutôt de combattre cette forme de la religion et de railler les cérémonies que je m'attendais à voir se dérouler, lorsque je fus saisi dès l'abord par la simplicité, la nudité même, de cette maison édifiée en l'honneur de Dieu. Point d'autel, point de statues ni d'objets de piété. Tout l'appareil d'un culte ritualiste était supprimé.

Un chant s'éleva de l'assemblée comme un cri de libération et de joie. L'âme des fidèles semblait vibrer aux accents si beaux et si nobles des paroles, qui traduisaient l'émotion pieuse du compositeur. Elle n'était pas absente comme dans les chants latins le plus souvent incompris.

Et la prière qui suivit : quelle prière ! S'élançant comme un trait dans le ciel, sans arrêt dans sa course et atteignant Dieu sans intermédiaire, elle ne pouvait être que l'aspiration de la foule vers les sources de la vérité. Les fidèles, la tête baissée, se recueillaient pour élever leur âme vers ce Dieu. Une véritable communion paraissait établie entre tous, un lien invisible semblait unir tous les coeurs dans une même pensée d'adoration volontaire ; et voici que ce lien m'enveloppait ; peu s'en fallut que je ne m'unisse à cette foule.
Cette prière m'avait conquis et la récitation machinale du chapelet qui me revint en mémoire en ce moment me parut bien vide.

Le prédicateur monta en chaire. Ses premières paroles ne retinrent pas spécialement mon attention. Les gens autour de moi n'étaient guère attentifs ; cependant, les murmures diminuèrent insensiblement, les bruits s'éteignirent et un grand calme s'étendit sur l'assemblée. Le prédicateur venait d'exprimer le trouble de son âme à la vue des souffrances occasionnées par la guerre. Son émotion profonde se communiquait à l'auditoire et elle atteignit les cordes sensibles de mon être. Maintenant, une communion de pensées me retenait attaché aux lèvres de cet homme rempli de tristesse, qui déversait le trop-plein de son coeur en d'ardentes paroles de pitié et d'amour. Elles affluaient comme des vagues pressées, et son impuissance à arrêter le flot des souffrances rendait l'homme encore plus beau et plus grand.

Non, toutes ces vies jetées dans la mêlée, toutes ces forces brusquement retranchées de la terre ne sont pas inutilement perdues ! Inutile, répète la foule ! Inutile, faudrait-il dire, la vie des savants ; inutile la vie des missionnaires ; inutile l'amour de Celui qui donna sa vie pour le salut du monde ! Le sacrifice des êtres supérieurs n'est inutile qu'en apparence. Des puissances nouvelles sont entrées dans le monde, et, surtout, une puissance merveilleuse et souveraine : le Christ.

Mais ce Christ, c'était l'image vivante que je portais en moi : le Christ du chanteur de rues ; le Christ de la foule qui chantait la prière des ruines. Était-ce là le Christ des protestants ? Oui, il m'apparaissait bien « le front courbé, plein de pitié, regardant le chaos triste et dévasté » des âmes et des cités. Lui, le retrouver là ! dans un temple protestant ! C'était à l'encontre de toutes mes idées. Le protestantisme n'était donc pas cette hideuse caricature fabriquée par le clergé romain, mais la religion qui remontait aux sources du christianisme : au Christ. Ses enfants n'étaient donc pas seulement les fils de Calvin et de Luther, mais les frères du Crucifié. Ah ! du moment que j'avais retrouvé le seul, l'unique, celui en qui j'avais gardé une confiance inébranlable parce qu'il m'avait aimé et donné sa vie ; Celui sur lequel s'était abattues l'ignorance et la méchanceté des foules ; Celui qui n'avait cessé de vivre et de revivre dans l'esprit, des hommes, montrant bien que son sacrifice n'avait pas été inutile du moment qu'Il faisait proclamer la justice par la bouche de ce pasteur ; il n'y avait plus de doute possible ; j'étais au seuil de la vérité. Mon coeur tressaillit : allais-je la posséder enfin pleinement, cette vérité ?

Dans son exposé, le prédicateur attira l'attention sur un article de journal relatant une conversion notable. Un éminent docteur avait invité un de ses amis pour assister à une opération chirurgicale. Comme il n'avait jamais eu semblable occasion, il s'y rendit avec empressement. Le spectacle qu'il vit le bouleversa ; il eut conscience de la fragilité excessive de la vie. L'angoisse et la pitié le saisirent tour à tour, pendant que le chirurgien opérait. Il eut hâte de fuir ce lieu, ému et dérouté par le spectacle qu'il venait de voir.

Chemin faisant, il éprouva le besoin de pénétrer dans une église, quoiqu'il fût incrédule. Il pensait retrouver le calme et la paix dans cette atmosphère de recueillement ; il avança lentement dans la sombre nef, et vint s'agenouiller machinalement près du choeur. Au-dessus de l'autel, ses yeux rencontrèrent le Crucifié - l'homme qui caractérise la souffrance la plus profonde et la plus injuste. Était-ce un appel ?
Que voulait de lui ce Christ ? Il comprit l'inutilité de sa vie sans Lui. L'article se terminait en annonçant la conversion de l'incrédule notable.

Inutile ! Telle serait ma vie, pensais-je à mon tour, si je ne prenais pas pour guide le Crucifié. Je revis le Christ de ma paroisse, le Christ de la chapelle du séminaire, le Christ homme de douleur. Je compris que le sacrifice du Maître serait inutile, comme il avait été inutile pour beaucoup, si je restais sourd à ses appels réitérés et si je quittais ce temple sans m'être définitivement consacré à Lui.

C'était du haut de la chaire que j'envisageais dès lors la possibilité de proclamer sa justice et son amour. Non, il ne m'était plus permis de continuer ma route loin de Lui, le consolateur et l'ami suprême des heures de doute et de désespoir ; non, il ne m'était plus permis de taire le grand déchirement qui venait de s'accomplir dans mon âme, me révélant la vérité. Je ne pus résister à me consacrer à Lui tout entier, corps et âme, dans cette minute solennelle. Son appel de jadis, lorsque j'étais enfant, avait enfin reçu une réponse possible : prédicateur de l'Évangile.

Quand le sermon fut terminé, les fidèles baissèrent la tête pour la prière. Je levai la mienne énergiquement vers le ciel, et, dans tout l'élan de ma jeunesse, par un acte réfléchi et volontaire, je dis à mon Sauveur toute ma joie, toute ma confiance, toute ma gratitude. Je lui dis l'ineffable bonheur de lui appartenir comme son bien, et je sentis parfaitement sa main sûre et ferme prendre la mienne pour ne plus jamais la quitter.

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