Les années passèrent, et ce fut au
plus profond de mon incrédulité que
l'horrible guerre de 1914 s'abattit sur l'Europe.
J'avais dix-neuf ans.
L'abominable spectacle du
déchaînement des passions humaines,
entraînant son lourd cortège de
souffrances et de misères, amplifia cette
incrédulité. J'assistai au
départ enthousiaste des troupes avec un
sentiment de tristesse profonde. Un autre spectacle
me fit mal : les dandys circulaient sur les
boulevards et menaient joyeuse vie pendant
qu'arrivait à nos oreilles le récit
des innombrables souffrances de ceux qui
étaient au front.
Durant les deux premières
années de guerre, le doute et l'incertitude
ne firent que grandir ; la vie m'était
devenue inacceptable et pédante ;
j'allais être en proie au plus noir
pessimisme lorsqu'une lueur d'espoir vint la
traverser et en changer le cours.
Je m'étais attardé un soir
aux étalages de plusieurs libraires.
J'avançais très lentement,
m'intéressant aux moindres annonces
originales, ou me mêlant aux badauds qui
entouraient les camelots. J'étais
arrivé à l'angle de la rue de
Richelieu et du boulevard des Italiens où des gens
faisaient cercle autour de chanteurs
ambulants ; je m'approchai sans vouloir
prêter plus qu'une oreille distraite à
la chanson, lorsque je me sentis tout à coup
remué jusqu'au fond de l'être par les
paroles qui m'arrivaient à travers le
vacarme de ce carrefour particulièrement
populeux de Paris.
La voix de l'homme, sans être
belle, m'apportait des effluves nouvelles de vie et
d'espoir.
Chose étonnante, je pus
contempler avec amour la croix du Calvaire qui
venait de se dresser devant mes yeux.
L'homme chantait :
- « Auprès d'un carrefour où le canon fit rage,
- Abattant et nivelant tout,
- Comme par un miracle en ce désert sauvage,
- Un Calvaire est resté debout.
- Le Christ au front penché, plein de pitié regarde
- Le chaos triste et dévasté.
- On dirait qu'obstiné, le Rédempteur s'attarde
- À prêcher la fraternité.
La prière des ruines- Nous dit au fond des nuits,
- Par cette voix divine,
- Frères soyez unis.
- Tout est noir et stérile
- Où le bonheur vivait.
- Ah ! de mon évangile
- Hommes qu'avez-vous fait ? »
Quand le chanteur eut terminé, je restai
comme fixé dans une contemplation
intérieure. Cette chanson populaire avait
ravivé en moi des souvenirs, et surtout
j'avais retrouvé l'image du Christ. Elle m'apparut
si douloureuse et
si
poignante, si ravagée de douleur, que j'en
eus un tressaillement. Le grand Crucifié de
l'église de mon quartier traversait ma
pensée ; ses yeux fixaient les miens
avec une telle intensité que je le croyais
réellement là, devant moi. La croix
du Calvaire surgissait de nouveau dans ma vie. Ne
m'avait-elle pas soutenu, cette croix, aux heures
de désillusions, d'angoisses et de doutes,
quand la route était obscure. Le Christ
m'avait suivi, sans que je m'en fusse douté,
tandis que l'incrédulité
anéantissait ma pauvre
espérance.
J'étais loin de me douter qu'au
milieu d'une foule parisienne, j'allais retrouver
une lueur d'espoir, que la voix nasillarde d'un
chanteur ambulant me rendrait mon Sauveur. Le
Maître était là de nouveau, et
le Calvaire était resté debout. Plein
de pitié, le Christ regardait le chaos de
mon âme. Le front penché, dans un
suprême appel, il évoquait les heures
de vie intense, vécues dans sa seule
présence.
Son regard scrutait mon âme et
maintenant il éclairait le cours
enténébré de mes
pensées. Rayon de lumière qui vint
éclairer une chambre de malade. Rayon
d'espérance et de foi qui vint luire au fond
de ma nuit. Et cet appel s'adressait tout
particulièrement à moi :
Ah ! de mon Évangile
Hommes qu'avez-vous fait ?
Je serais resté des heures à
écouter ce chant sans me lasser. Je ne
voyais plus la foule, je n'entendais plus le bruit
des autos, des voitures, des tramways ; je ne
voyais plus que
Lui ;
sa souffrance me perçait le coeur, mais Il
en devenait plus beau, plus aimant. Il m'apparut
isolé et incompris. J'aurais voulu
l'étreindre et lui dire que je venais de le
comprendre.
À cet instant, toute ma vie me
parut vaine sans Lui. Je m'éloignai de
l'attroupement, mais la voix du chanteur me
poursuivait :
- Mais à chaque printemps qui fleurit la nature
Les ruines ont des nids d'oiseaux.
Je cherchais maintenant à comprendre le
pourquoi de cette soudaine reviviscence.
J'avais cru que le Christ m'avait pour
toujours quitté, et voici qu'il
m'était réapparu plus vivant que
jamais. Mais cette fois, ce n'était plus un
Christ clérical et défiguré,
ce n'était plus un Christ baisé sur
un crucifix de cuivre le Jeudi-Saint et
essuyé d'un linge de batiste par un enfant
de choeur ; ce n'était plus le Christ
entouré de deux bougeoirs et juché
sur un autel ; ce n'était plus le
Christ revêtu de robes brodées et
ceint d'une ceinture dorée :
c'était un Christ social, dans un carrefour
où le canon faisait rage ;
c'était un Christ agissant en pleine
bataille et penché sur les détresses
humaines ; c'était le Christ
véritable de l'Histoire ;
c'était le Christ prêchant la
fraternité au nom de son
Évangile ; le Christ longuement
cherché à travers les brumes du
catholicisme, défiguré par une
tradition qui le représente mort,
pâle, inanimé, alors que son amour
vivant pénètre au contraire le coeur
des, hommes. Et plus je
m'éloignais, plus les bruits de la rue
étouffaient la voix. Je n'entendis plus que
ces paroles se mourant au loin :
- Et déjà monte, au bruit de la vie qui tressaille,
- L'hymne d'espoir et d'avenir.
J'avançais dans la cohue,
élégante et boulevardière. Une
indicible pitié m'envahissait, tandis que
défilaient les masques fardés des
promeneurs. Je ne me sentais plus à l'aise
au milieu de tant de frivolité. J'avais
l'impression de souiller l'image vivante du Christ
qui venait de se former en moi et de ressembler
à un prêtre maniant l'ostensoir dans
un carnaval.
Je retournai sur la terrasse des
Buttes-Chaumont où, quelques années
auparavant, j'avais perdu la foi. Mais ce
soir-là, c'était pour m'entretenir
avec le Christ et retrouver la même
intensité de lumière qui avait jailli
dans mon âme l'après-midi.
J'éprouvais un immense besoin de
communier avec Lui ; je restai silencieux
pendant des heures ; il me semblait qu'il
était là, tout près de moi, et
lorsque la nuit enveloppa lentement les
innombrables toits de la ville, j'eus peine
à quitter cette oasis après la
traversée d'un si long désert. Un
germe de vie avait pénétré
dans mon être, et, avant de partir, je
balbutiai une prière qui s'acheva par le
Notre Père. Ce fut la première
prière depuis bien longtemps. Elle partit du
fond de mon coeur, comme un hymne de triomphe
à la vie qui avait tressailli en moi. Joie
infinie, mon Christ était retrouvé.
Tant de dépressions morales
passées et d'émotions nouvelles
finirent par ébranler ma santé, et je
dus aller en Suisse, mon pays, pour me
rétablir.
Au contact de la nature, je repris
bientôt mes forces. Ma première
intention fut de m'intéresser à des
oeuvres sociales. J'étudiai les
problèmes économiques et
sociologiques. Cette étude me poussa
à réaliser un programme d'action
sociale dans la région où je me
trouvais. Je voulus me lancer dans la pratique en
faisant des conférences, en créant
des jeunesses socialistes et des foyers de culture
morale et intellectuelle qui faisaient
défaut au sein du parti, lorsqu'un dimanche
après-midi, ayant été
invité à aller entendre un
prédicateur de passage au temple, ma vie
prit une orientation nouvelle.
En me rendant au culte, je remarquai des
affiches placardées dans le village,
annonçant l'orateur et le sujet qu'il devait
traiter : « L'inutile
sacrifice », orateur Monsieur C... B ...,
pasteur, agent des Unions Chrétiennes de
Jeunes Gens.
Pour la première fois, j'entrais
dans un temple protestant. La
curiosité seule m'y avait poussé. Je
ne me souciais guère de l'orateur, ne le
connaissant pas.
Le souvenir des cours de
catéchisme donnés au
séminaire, où le protestantisme
était si âprement combattu, me revint
en mémoire. J'avais surtout besoin de savoir
si les fils de Calvin et de Luther étaient
comme leurs pères, et ma méfiance
était en garde en pénétrant
dans cette église hérétique.
Mon dessein était plutôt de combattre
cette forme de la religion et de railler les
cérémonies que je m'attendais
à voir se dérouler, lorsque je fus
saisi dès l'abord par la simplicité,
la nudité même, de cette maison
édifiée en l'honneur de Dieu. Point
d'autel, point de statues ni d'objets de
piété. Tout l'appareil d'un culte
ritualiste était supprimé.
Un chant s'éleva de
l'assemblée comme un cri de
libération et de joie. L'âme des
fidèles semblait vibrer aux accents si beaux
et si nobles des paroles, qui traduisaient
l'émotion pieuse du compositeur. Elle
n'était pas absente comme dans les chants
latins le plus souvent incompris.
Et la prière qui suivit :
quelle prière !
S'élançant comme un trait dans le
ciel, sans arrêt dans sa course et atteignant
Dieu sans intermédiaire, elle ne pouvait
être que l'aspiration de la foule vers les
sources de la vérité. Les
fidèles, la tête baissée, se
recueillaient pour élever leur âme
vers ce Dieu. Une véritable communion
paraissait établie entre tous, un lien
invisible semblait unir tous les coeurs dans une
même pensée d'adoration
volontaire ; et voici que
ce
lien m'enveloppait ; peu s'en fallut que je ne
m'unisse à cette foule.
Cette prière m'avait conquis et
la récitation machinale du chapelet qui me
revint en mémoire en ce moment me parut bien
vide.
Le prédicateur monta en chaire.
Ses premières paroles ne retinrent pas
spécialement mon attention. Les gens autour
de moi n'étaient guère
attentifs ; cependant, les murmures
diminuèrent insensiblement, les bruits
s'éteignirent et un grand calme
s'étendit sur l'assemblée. Le
prédicateur venait d'exprimer le trouble de
son âme à la vue des souffrances
occasionnées par la guerre. Son
émotion profonde se communiquait à
l'auditoire et elle atteignit les cordes sensibles
de mon être. Maintenant, une communion de
pensées me retenait attaché aux
lèvres de cet homme rempli de tristesse, qui
déversait le trop-plein de son coeur en
d'ardentes paroles de pitié et d'amour.
Elles affluaient comme des vagues pressées,
et son impuissance à arrêter le flot
des souffrances rendait l'homme encore plus beau et
plus grand.
Non, toutes ces vies jetées dans
la mêlée, toutes ces forces
brusquement retranchées de la terre ne sont
pas inutilement perdues ! Inutile,
répète la foule ! Inutile,
faudrait-il dire, la vie des savants ; inutile
la vie des missionnaires ; inutile l'amour de
Celui qui donna sa vie pour le salut du
monde ! Le sacrifice des êtres
supérieurs n'est inutile qu'en apparence.
Des puissances nouvelles sont entrées dans le
monde, et, surtout, une
puissance merveilleuse et souveraine : le
Christ.
Mais ce Christ, c'était l'image
vivante que je portais en moi : le Christ du
chanteur de rues ; le Christ de la foule qui
chantait la prière des ruines.
Était-ce là le Christ des
protestants ? Oui, il m'apparaissait bien
« le front courbé, plein de
pitié, regardant le chaos triste et
dévasté » des âmes et
des cités. Lui, le retrouver
là ! dans un temple protestant !
C'était à l'encontre de toutes mes
idées. Le protestantisme n'était donc
pas cette hideuse caricature fabriquée par
le clergé romain, mais la religion qui
remontait aux sources du christianisme : au
Christ. Ses enfants n'étaient donc pas
seulement les fils de Calvin et de Luther, mais les
frères du Crucifié. Ah ! du
moment que j'avais retrouvé le seul,
l'unique, celui en qui j'avais gardé une
confiance inébranlable parce qu'il m'avait
aimé et donné sa vie ; Celui sur
lequel s'était abattues l'ignorance et la
méchanceté des foules ; Celui
qui n'avait cessé de vivre et de revivre
dans l'esprit, des hommes, montrant bien que son
sacrifice n'avait pas été inutile du
moment qu'Il faisait proclamer la justice par la
bouche de ce pasteur ; il n'y avait plus de
doute possible ; j'étais au seuil de la
vérité. Mon coeur tressaillit :
allais-je la posséder enfin pleinement,
cette vérité ?
Dans son exposé, le
prédicateur attira l'attention sur un
article de journal relatant une conversion notable.
Un éminent docteur avait invité un de
ses amis pour assister à
une opération chirurgicale. Comme il n'avait
jamais eu semblable occasion, il s'y rendit avec
empressement. Le spectacle qu'il vit le
bouleversa ; il eut conscience de la
fragilité excessive de la vie. L'angoisse et
la pitié le saisirent tour à tour,
pendant que le chirurgien opérait. Il eut
hâte de fuir ce lieu, ému et
dérouté par le spectacle qu'il venait
de voir.
Chemin faisant, il éprouva le
besoin de pénétrer dans une
église, quoiqu'il fût
incrédule. Il pensait retrouver le calme et
la paix dans cette atmosphère de
recueillement ; il avança lentement
dans la sombre nef, et vint s'agenouiller
machinalement près du choeur. Au-dessus de
l'autel, ses yeux rencontrèrent le
Crucifié - l'homme qui caractérise la
souffrance la plus profonde et la plus injuste.
Était-ce un appel ?
Que voulait de lui ce Christ ? Il
comprit l'inutilité de sa vie sans Lui.
L'article se terminait en annonçant la
conversion de l'incrédule notable.
Inutile ! Telle serait ma vie,
pensais-je à mon tour, si je ne prenais pas
pour guide le Crucifié. Je revis le Christ
de ma paroisse, le Christ de la chapelle du
séminaire, le Christ homme de douleur. Je
compris que le sacrifice du Maître serait
inutile, comme il avait été inutile
pour beaucoup, si je restais sourd à ses
appels réitérés et si je
quittais ce temple sans m'être
définitivement consacré à
Lui.
C'était du haut de la chaire que
j'envisageais dès lors la possibilité
de proclamer sa justice et son amour. Non, il ne
m'était plus permis de continuer ma route loin de
Lui, le
consolateur et l'ami suprême des heures de
doute et de désespoir ; non, il ne
m'était plus permis de taire le grand
déchirement qui venait de s'accomplir dans
mon âme, me révélant la
vérité. Je ne pus résister
à me consacrer à Lui tout entier,
corps et âme, dans cette minute solennelle.
Son appel de jadis, lorsque j'étais enfant,
avait enfin reçu une réponse
possible : prédicateur de
l'Évangile.
Quand le sermon fut terminé, les
fidèles baissèrent la tête pour
la prière. Je levai la mienne
énergiquement vers le ciel, et, dans tout
l'élan de ma jeunesse, par un acte
réfléchi et volontaire, je dis
à mon Sauveur toute ma joie, toute ma
confiance, toute ma gratitude. Je lui dis
l'ineffable bonheur de lui appartenir comme son
bien, et je sentis parfaitement sa main sûre
et ferme prendre la mienne pour ne plus jamais la
quitter.
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