Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

LA RUPTURE

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C'est au pied de Notre-Dame de Paris que j'allais désormais passer mes journées silencieuses, où l'étude des auteurs anciens alternerait avec le service des messes. Les clochers à jour de la cathédrale de Chartres se profilaient sur le fond triste de mon récent passé. Les tours de Notre-Dame projetaient déjà sur ma vie leur ombre massive.

La Maîtrise de Paris se trouvait au fond d'une ruelle déserte, que les promeneurs non plus que le soleil ne visitaient. Pour l'étude et la méditation, il n'y avait pas certainement dans tout Paris quartier plus propice, avec ses pierres usées, témoins d'un autre âge.

La cour de la Maîtrise, sombre à cause des hautes maisons qui l'entouraient, n'était pas accueillante pour le nouvel arrivant. Depuis combien d'années cette vierge de pierre surveillait-elle d'un regard impassible les ébats des élèves à la récréation ?
Sous la voûte, en entrant, se trouvait la cuisine. Deux petits coups au carreau, et une bonne vieille bretonne, toute ridée sous son bonnet de dentelles, vint me répondre. Deux yeux gris, comme la mer qu'elle avait quittée un jour, éclairaient son visage. « Puis-je voir le Supérieur ? », demandais-je. Elle me conduisit au bureau.

M. l'abbé R... me fit un accueil courtois. Déjà il n'ignorait aucune des raisons qui avaient motivé mon transfert. Directeur de conscience, plus par métier que par vocation, il allait être bientôt le mien. À peine étais-je installé que je dus me préparer à une confession générale. Cette première confession, dans laquelle d'ailleurs j'observai une réserve prudente, fut suivie par d'autres fréquentes qui me fatiguèrent.

La divine légende n'auréolait point la Vierge de Paris comme celle de Chartres ; aussi rares étaient les jours où nous devions servir plus de deux messes. Par contre, les grands offices, écrasants par le poids, de leur magnificence, étaient plus nombreux. Habitué au faste ritualiste, fatigué du service, je ressemblais chaque jour davantage au soldat indifférent et lourd qui ne réagit plus aux exclamations de la foule. Comment ne pas laisser mon esprit vagabonder durant les processions et les interminables offices ?

Ma pensée allait chercher ces foules que j'aimais errant par la grande ville, ces foules malheureuses et que j'eusse voulu aider à porter leur misère. Là-bas, au fond des quartiers malfamés, une plus grande misère encore étreignait de pauvres êtres que personne ne secourait. Et moi, pendant ce temps, n'étais-je pas un personnage inutile au milieu de vaines cérémonies ?

Ces pensées me hantaient. De plus, je me sentais pour le Christ une passion infiniment douce. Je rêvais de lui donner ma vie de prêtre, de descendre pour lui dans les bouges, de relever les misères, de consoler les affligés, de vivre en faisant le bien. Je demandai tout cela à Dieu confusément et d'un seul élan, d'un coeur sincère, oubliant tout ce qui se passait autour de moi. Cette prière m'apaisait. Si l'avenir m'apparaissait clair à certains jours, à d'autres moments il fuyait lointain, inaccessible. L'attitude de mon directeur de conscience me glaçait. Ses investigations dans ma vie me révoltaient. La patience méthodique qu'il mettait à classer chacune de mes paroles m'irritait. J'avais peur de ses interrogations habiles, serrées. Sans cesse penché sur moi, épiant mes gestes, disséquant mes états d'âme, il cherchait la moindre occasion pour me faire parler. Où devrai-je aller pour ne plus rencontrer cette figure obsédante de prêtre aux aguets ? Que de fois n'ai-je pas pensé à quitter cette vie de maîtrisien qui répondait si peu à mon coeur. Mais le monde, le monde m'effrayait.

Cependant ma situation empira de jour en jour le doute s'en mêla, suivi bientôt du plus noir découragement. Non seulement je n'éprouvai plus aucun plaisir à servir la messe, mais la prière même me laissait sans force et sans joie. Mes pensées, de plus en plus désordonnées, se tendaient comme un arc sous la pression d'une pénible anxiété. Inquiétude, crise violente de mon âme !

Le travail de désagrégation intérieure s'accomplissait sans pitié pour la foi que j'avais gardée si longtemps intacte. Le dogme me parut moins solide, les cérémonies plus vides, tandis que l'attitude tracassière de mon directeur de conscience enfonçait en moi sa pointe. Je souffrais en songeant qu'il me faudrait peut-être laisser ce que j'avais adoré. L'horizon lourd de nuages bornait de toutes parts ma vie tissée d'appréhensions.

Décidément, pour sauvegarder ma confiance en l'Eglise, il me fallait quelque chose de plus vital que cet enseignement traditionnel et ce service des messes !

Souvent, entre deux messes, je m'échappais vers la porte de la sacristie et laissais mon regard errer sur les eaux lentes de la Seine qui coulait à mes pieds. Les passants, rares à cet endroit, se demandaient à quoi pouvait bien rêver cet adolescent vêtu de l'aube plissée, assis sur l'escalier de pierres... Ils ne se doutaient pas qu'une prière ardente jaillissait de son coeur anxieux de connaître la route de l'avenir.

Pour faire disparaître cette anxiété, je crus bien faire de la dévoiler au Supérieur. Il m'imposa la récitation d'une dizaine de chapelets : peine inutile. Saturé de cette existence, je me rendis un jour chez lui pour lui faire part de ma décision de quitter définitivement la Maîtrise.
Stupéfait et me dévisageant, il me dit :
« Mais mon ami, vous n'y pensez pas. Il y a en vous l'étoffe d'un prêtre. Croyez bien que vous sortirez victorieux de cette crise et que vous serez délivré de votre inquiétude. Priez Dieu et la Vierge, qui amèneront ce changement. »
J'insistais, résolu à partir, mais il me congédia et, pendant plusieurs jours, ne voulut pas me recevoir.

La tourmente passa en rafale. Tiraillé de deux côtés, je voulais à la fois oublier, obéir, rester, et m'en aller bien loin. Devant moi l'obscurité s'épaississait.
Je résolus d'en finir.

Un soir, après le coucher des élèves et la ronde du surveillant, je m'habillai et descendis sans bruit l'escalier sombre. Une odeur de cuisine me fit penser à Anne, la vieille bretonne. Je revis sa bonne figure et son bonnet de dentelles. Sans doute serait-elle inquiétée à cause de mon départ. J'en fus triste pour elle seulement. Je poussais le pêne de la porte et, le porche franchi, me glissais hors des murs. C'était fait, j'étais délivré. Le grand air de la liberté me fouetta le visage. Je me sentis renaître, pareil au convalescent après une longue maladie ; la ruelle était déserte. Une dernière fois, je saluai Notre-Dame et m'engageai dans la ruelle, toujours plus étroite, vers la direction des quais. Au loin, un bruit de pas. Mon coeur battit très fort. Des gens du Quartier Latin qui rentrent chez eux, pensai-je. Était-ce bien vrai, j'étais libre ? La faible lueur du coin n'eût pu permettre à quelqu'un de me reconnaître.
Je n'aurais plus désormais le regard du Supérieur fixé sur moi.

Brusquement, je fus dans la foule. Les multiples lumières du théâtre Sarah-Bernardt illuminaient mon chemin. Malgré l'heure avancée, la rue était encombrée. Les spectateurs sortaient pour l'entr'acte et se répandaient sur les trottoirs : figures pâles d'un monde frivole ; J'essayais de lire dans ces regards, d'interroger ces vies. Je scrutais l'attitude et le geste de ces gens. J'aurais voulu percevoir en eux un écho de mon âme. Mais, chavirés, pour la plupart, dans les plaisirs, ils ne devaient pas comprendre la vraie vie que j'étais sûr de connaître. Pour la première fois, je faisais l'expérience du monde. Quel contraste entre la maison quasi-monacale d'où je venais de m'échapper, endormie à cette heure, comme chaque soir, depuis combien d'années, et le Paris des vanités splendides !

J'arrivai très tard chez mes parents. On se représente leur surprise. Ma mère surtout ne comprenait pas. Son rêve d'avoir un fils prêtre s'évanouissait soudain. Je lui expliquai mes doutes, mes vexations, moi, sensible. Je souffris de lui causer de la peine. Après un entretien de plusieurs heures, je sentis - douce étreinte maternelle - qu'elle me pardonnait, ma bonne mère, le chagrin que je lui avais causé et qui se lisait dans ses yeux.
J'avais seize ans, j'avais fait trois ans de séminaire.





IX

À LA DÉRIVE


Le lendemain, je me levai très tôt. Accoudé à ma fenêtre, je contemplai la lente ascension de la lumière derrière les milliers de toits situés à mes pieds. La Cathédrale et le Sacré-Coeur émergeaient de la brume ; la tour Eiffel lançait vers le ciel sa flèche audacieuse.

Paris était encore endormi ; aucun bruit ne parvenait à mes oreilles. La foule que j'avais côtoyée la veille traversa ma pensée. En songeant à elle, j'esquissai un geste de recul, et me mis à réfléchir. Me laisserais-je entraîner, comme beaucoup, par les fêtes de la ville folle, on bien résisterais-je à ses attraits ? Quels efforts allait-elle tenter pour assiéger mon âme ? Quelles armes opposerais-je à ses assauts ? Je compris qu'il fallait désormais regarder la vie en face sans faiblir et que j'allais être en butte à toutes les tentations. J'eus peur ; mais le visage de ma mère parut devant moi. J'adressai une ardente prière à Dieu. Ce furent mes premiers pas dans la vie civile.

Elle s'éleva, légère et joyeuse, cette prière, car, depuis bien longtemps, mon âme contractée n'avait plus trouvé semblables accents. Je demandais au Maître des destinées de me préserver de toute souillure, de rendre mon existence utile. Je lui demandais de vivre au sein de ma famille en pleine harmonie avec elle.
Je restai longtemps à cette fenêtre ; les rayons du soleil envahirent ma chambre, les pas des travailleurs firent sonner le pavé des rues avoisinantes ; maintenant, j'allais mener un nouveau genre de vie et ne voyais pas encore ce que l'avenir me réservait. Cependant, résolu à vivre comme les autres, je décidai d'oublier mon passé.
J'obtins un emploi dans une grande compagnie d'assurances au centre de Paris.

La violente transition entre la vie calme, monotone, régulière, que j'avais menée jusqu'à ce jour, et la vie parisienne, tumultueuse, me désorienta un peu. Ce fut un premier contact assez brutal. Mais bientôt une sensation agréable fit place à mes craintes, lorsque j'étudiai les habitudes et les moeurs des gens de mon entourage. Entraîné comme les autres par cette vie, je partageai vite les joies et les tristesses, la légèreté et la désinvolture, la gaieté et l'insouciance du Parisien.

En enfant de Paris, je me mêlais aux foules ; je voulais vivre et vivre intensément.
Mais hélas ! placé dans ce milieu, j'acquis une maturité précoce. Ce fut tout un monde qui s'ouvrit à mes yeux éblouis par ce grand Paris qui chante, danse, s'illumine, gesticule, vivant dans la fièvre perpétuelle et promettant gloire et plaisir.

Je devins incapable de me constituer une personnalité. J'appris le mystère de la vie dans des conversations malsaines, par les sous-entendus d'acteurs de cafés-concerts, par des chansons grivoises. La lecture des journaux dénatura mon jugement. Le roman me nourrit d'illusions, augmenta le trouble de mon imagination surexcitée. Je crus que tout m'était possible, mais lentement je m'aperçus que je ne faisais qu'un rêve et que la vie réelle était bien différente de l'autre : celle que j'avais entrevue.
Si le foyer ne m'avait préservé, peut-être aurais-je été du nombre de ceux qu'oppresse le désespoir.
Le tourbillon qui entraînait tout le monde m'emportait à mon tour.

On eût pu croire que l'appel entendu jadis était étouffé par le bruit de la ville trépidante ; mais voici qu'un an à peine après ma sortie de la Maîtrise une phrase insinuante vint me harceler, une phrase que mon directeur de conscience avait jugé bon de me communiquer avant mon départ : « Tôt ou tard, si vous partez, vous serez malheureux dans la vie, car vous conserverez une empreinte indéfectible de votre passé et vous vivrez du rêve entrevu sans jamais pouvoir le réaliser. »

Ah ! certes, mon rêve était bien malmené par la réalité, et l'actualité ne m'avait offert qu'une insignifiante compensation à l'idéal délaissé. « Tôt ou tard, si vous partez, vous serez malheureux ! » Oui, cette phrase se vérifiait, car ceux qui avaient quitté le séminaire et que j'avais rencontrés depuis avaient tous souffert des exigences de l'existence. Devant celle-ci, ils s'étaient sentis désarmés.
Comment, en effet, des jeunes gens, habitués à vivre sans soucis matériels, levés, déjeunant, dînant, étudiant au son de la cloche, pouvaient-ils assumer soudain des responsabilités.
Combien en ai-je vus sortir du séminaire, pour souffrir la faim, l'embarras pécuniaire, les privations de toutes sortes. Combien, malgré leurs capacités, ne purent trouver d'emploi parce qu'ils étaient devenus timides. C'est alors que la phrase laissée par un directeur de conscience s'éclairait pour eux d'un jour nouveau : « Tôt ou tard, si vous partez, vous serez malheureux. »

L'emploi, stable et agréable, que j'eus le privilège d'avoir, me mit à l'abri des soucis pécuniaires, mais la lutte morale s'ouvrait devant moi ; la lutte pour l'idéal gravé dans mon coeur.

Rien ne pouvait me faire supposer, après avoir quitté le séminaire depuis une année et surtout après avoir tout fait pour l'oublier, qu'un jour un désir lancinant de poursuivre ma vocation allait se réveiller. Je n'eus certes pas envie de retourner au Séminaire de Paris ou à la Maîtrise de Chartres ; mais l'empreinte était telle qu'il suffit d'une conversation avec un grand séminariste pour me rendre l'enthousiasme.

Je m'aperçus, dès ce jour, que ma vocation sommeillait en moi, et que seules des circonstances indépendantes de ma volonté m'avaient empêché de poursuivre la voie choisie.
J'avais conservé le besoin de donner ma vie à Dieu, surtout pour servir mes frères, et j'étais prêt, en écoutant cet ami me parler avec chaleur de ses préoccupations missionnaires, à partir en mission s'il le fallait. Tout en causant, nous arrivâmes à Chevilly au grand Séminaire des Pères du Saint-Esprit..

Je fus présenté en arrivant à un père ayant évangélisé les noirs pendant de longues années. Je restai longtemps dans sa chambre froide et nue, à l'écouter parler avec enthousiasme de son travail, de tous les dangers et de toutes les joies qu'il avait rencontrés à servir Dieu dans la brousse africaine, en lui consacrant son temps et ses forces ; et, le soir, reprenant le chemin de Paris avec mon ami, nous devisions tous deux sur l'avenir qui nous attendait là-bas dans le continent africain.
Mais, à quelque temps de là, une conversation avec un prêtre de la paroisse refroidit à nouveau mon enthousiasme ; je perdis même la foi.

J'habitais au nord de la capitale. La paroisse à laquelle j'appartenais n'avait pas une bonne renommée. C'était une paroisse de second ordre, où l'on envoyait les prêtres en état de péché, afin de leur permettre de se relever.
Je fus donc bien placé pour connaître les luttes et les misères morales de beaucoup d'entre eux. Quelques-uns ne se gênaient guère de dire que la jouissance d'un traitement leur permettant de vivre sans accomplir un travail les tentait seule.

Resté en contact avec ceux que j'avais connus avant mon entrée au Séminaire, de temps à autre je leur rendais visite. Comme je m'entretenais un jour avec un jeune vicaire récemment installé, je lui exposais mes nouvelles intentions, et lui parlais de la possibilité d'entrer aux Pères du Saint-Esprit.

« Hélas ! me dit-il, réfléchissez, jeune homme ; tel que vous me voyez, mon âme est aussi sombre que la robe que je porte. Voilà des années que je traîne dans l'église une vie d'ennuis et de révolte ; j'étais parti avec le même entrain que vous, rien n'aurait pu arrêter ma course ; mais je m'aperçus, une fois entré dans le ministère, que j'avais perdu la foi au miracle de la transsubstantiation. L'acte machinal de la consécration me laissait perplexe. Les sacrements que je distribuais n'avaient aucune valeur à mes yeux, Je ne leur voyais aucune efficacité. Je finis par croire qu'il n'y avait pas de Dieu ; mon manque de foi m'a fait découvrir celui de beaucoup de mes collègues, et maintenant, la vie ecclésiastique me pèse. Je voudrais me créer une famille, mais c'est trop tard. Le voeu que j'ai fait, s'il ne me lie pas vis-à-vis d'un Dieu auquel je ne crois pas, me lie du moins vis-à-vis d'une société stupide, et je serais repoussé dans tous les milieux, les uns me trouvant sacrilège, les autres n'ayant pas confiance en moi. Je me vois donc obligé de rester dans les ordres et de subir une vie qui me répugne. »
Lorsque j'entendis ces paroles, j'en fus extrêmement troublé ; une à une, mes dernières convictions s'écroulaient.
À la suite de ces révélations, mon trouble fut intense. Je découvris la véritable situation de bien des prêtres, par suite de l'intransigeance dogmatique de l'Eglise.
Les plus cultivés doivent accepter des dogmes si contraires à la raison qu'ils en deviennent fatalement incrédules.

Quelque temps après, la rencontre d'un ancien séminariste me donna l'occasion d'obtenir des nouvelles de mes condisciples d'autrefois.
Un grand nombre d'entre eux avaient quitté le séminaire, ébranlés dans leur foi. D'autres avaient reçu la soutane, la tonsure, le sous-diaconat, la prêtrise ; lui-même avait été obligé de partir, atteint de neurasthénie. Après avoir passé plusieurs mois chez un prêtre des environs de Meudon spécialisé dans le relèvement des séminaristes neurasthéniques, il avait pris un emploi dans la vie civile.

Le cas de folie d'un candidat au sous-diaconat, dont il me fit part, m'impressionna vivement. Au sous-diaconat, le jeune homme désigné pour obtenir cette ordination doit faire un pas décisif en prononçant les voeux de chasteté et d'obéissance à ses supérieurs. Il doit s'y préparer par des méditations, des retraites, des jeûnes et des périodes d'indulgences.
Ce jeune homme avait par deux fois refusé de faire ce pas, mais, une troisième fois, mis en présence de l'obligation et pressé davantage, il céda.

Il est d'usage de jeter un voile mortuaire sur les nouveaux sous-diacres qui tombent à terre comme une masse, et l'assemblée entonne le De profundis. Avec les autres, il se releva, mais il était devenu fou et, huit jours après, il mourait, emporté dans le délire.
Le soir où je revis cet ancien séminariste, je fus entièrement démoralisé. Le récit qu'il me fit de ces pauvres vies de jeunes gens me poursuivit. Je remontai seul les boulevards et traversai Paris à la hâte, pressé de me retrouver dans la solitude pour réfléchir.

J'arrivai dans les rues calmes de mon quartier. Les bruits et les rumeurs de la rue avaient cessé, mais c'était dans mon âme que j'entendais des voix discordantes. Une à une, toutes les étapes de ma vie se présentaient à moi ; le souvenir des jours heureux de mon enfance y demeurait, attachant et tendre ; l'idéal que j'avais entrevu de servir Dieu y rayonnait d'une clarté intense, mais mes années de séminaire m'avaient tellement dérouté, la vie parisienne instable et désordonnée m'était apparue si insensée, que j'avais peur d'avancer et de regarder l'avenir avec courage. Mon âme était envahie d'obscurité. une lassitude extrême s'était emparée de moi.

J'arrivai sur la terrasse qui surplombe le grand Parc des Buttes-Chaumont, et, en face du scintillement des premières lumières qui s'allumaient sur Paris, je méditai.
Je constatai d'abord qu'il m'était impossible de croire encore à l'Eglise catholique. L'étude de l'histoire des papes avait été le premier jalon posé dans cette voie, mais l'incrédulité de nombreux prêtres et l'état de désagrégation morale par suite de l'intransigence doctrinale de l'Eglise avaient fait le reste. Les prétentions de l'Eglise étaient devenues pour moi de vaines chimères.
Cette première croyance disparue, une lutte très vive s'engagea ; lutte sans merci, où ma foi fut aux prises avec ma raison. Cette phrase du prêtre me revint en mémoire : « Je finis par croire qu'il n'y avait pas de Dieu. »

À mon tour, je ne compris pas qu'un Dieu juste et vrai puisse admettre une aussi monstrueuse erreur : que des millions d'êtres humains courbent la tête devant cette Église. Comment pouvait-Il tolérer ce mensonge qui se poursuivait depuis des siècles s'Il gouvernait le monde et le dirigeait.
Oui ! que faisait Dieu ? Existait-il même ? Je ne pouvais cependant me passer de Dieu. Le mal était tel que, sans Lui, je n'apercevais plus rien dans la nuit, devant moi.
Au fond de moi-même, je m'écriai : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? Toi que les prêtres de tous les âges ont assujetti à leurs spéculations ou à leurs stupides pratiques ? Toi qui es mon Tout et qui t'effaces cependant dans une brume épaisse ? Toi vers qui j'espère malgré tout, mais que je ne trouve nulle part sur terre ? »
Je revis ma mère m'apprenant à faire le signe de la croix sur ses genoux, l'heureuse journée de ma première communion, ma vie entière, et aucun moyen de salut ne s'offrait à moi.

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