C'est au pied de Notre-Dame de Paris que
j'allais désormais passer mes
journées silencieuses, où
l'étude des auteurs anciens alternerait avec
le service des messes. Les clochers à jour
de la cathédrale de Chartres se profilaient
sur le fond triste de mon récent
passé. Les tours de Notre-Dame projetaient
déjà sur ma vie leur ombre
massive.
La Maîtrise de Paris se trouvait
au fond d'une ruelle déserte, que les
promeneurs non plus que le soleil ne visitaient.
Pour l'étude et la méditation, il n'y
avait pas certainement dans tout Paris quartier
plus propice, avec ses pierres usées,
témoins d'un autre âge.
La cour de la Maîtrise, sombre
à cause des hautes maisons qui
l'entouraient, n'était pas accueillante pour
le nouvel arrivant. Depuis combien d'années
cette vierge de pierre surveillait-elle d'un regard
impassible les ébats des
élèves à la
récréation ?
Sous la voûte, en entrant, se
trouvait la cuisine. Deux petits coups au carreau,
et une bonne vieille bretonne, toute ridée
sous son bonnet de dentelles, vint me répondre.
Deux
yeux gris, comme la mer qu'elle avait
quittée un jour, éclairaient son
visage. « Puis-je voir le
Supérieur ? », demandais-je.
Elle me conduisit au bureau.
M. l'abbé R... me fit un accueil
courtois. Déjà il n'ignorait aucune
des raisons qui avaient motivé mon
transfert. Directeur de conscience, plus par
métier que par vocation, il allait
être bientôt le mien. À peine
étais-je installé que je dus me
préparer à une confession
générale. Cette première
confession, dans laquelle d'ailleurs j'observai une
réserve prudente, fut suivie par d'autres
fréquentes qui me
fatiguèrent.
La divine légende
n'auréolait point la Vierge de Paris comme
celle de Chartres ; aussi rares étaient
les jours où nous devions servir plus de
deux messes. Par contre, les grands offices,
écrasants par le poids, de leur
magnificence, étaient plus nombreux.
Habitué au faste ritualiste, fatigué
du service, je ressemblais chaque jour davantage au
soldat indifférent et lourd qui ne
réagit plus aux exclamations de la foule.
Comment ne pas laisser mon esprit vagabonder durant
les processions et les interminables
offices ?
Ma pensée allait chercher ces
foules que j'aimais errant par la grande ville, ces
foules malheureuses et que j'eusse voulu aider
à porter leur misère. Là-bas,
au fond des quartiers malfamés, une plus
grande misère encore étreignait de
pauvres êtres que personne ne secourait. Et
moi, pendant ce temps, n'étais-je pas un
personnage inutile au milieu de vaines
cérémonies ?
Ces pensées me hantaient. De
plus, je me sentais pour le Christ une passion
infiniment douce. Je rêvais de lui donner ma
vie de prêtre, de descendre pour lui dans les
bouges, de relever les misères, de consoler
les affligés, de vivre en faisant le bien.
Je demandai tout cela à Dieu
confusément et d'un seul élan, d'un
coeur sincère, oubliant tout ce qui se
passait autour de moi. Cette prière
m'apaisait. Si l'avenir m'apparaissait clair
à certains jours, à d'autres moments
il fuyait lointain, inaccessible. L'attitude de mon
directeur de conscience me glaçait. Ses
investigations dans ma vie me révoltaient.
La patience méthodique qu'il mettait
à classer chacune de mes paroles m'irritait.
J'avais peur de ses interrogations habiles,
serrées. Sans cesse penché sur moi,
épiant mes gestes, disséquant mes
états d'âme, il cherchait la moindre
occasion pour me faire parler. Où devrai-je
aller pour ne plus rencontrer cette figure
obsédante de prêtre aux aguets ?
Que de fois n'ai-je pas pensé à
quitter cette vie de maîtrisien qui
répondait si peu à mon coeur. Mais le
monde, le monde m'effrayait.
Cependant ma situation empira de jour en
jour le doute s'en mêla, suivi bientôt
du plus noir découragement. Non seulement je
n'éprouvai plus aucun plaisir à
servir la messe, mais la prière même
me laissait sans force et sans joie. Mes
pensées, de plus en plus
désordonnées, se tendaient comme un
arc sous la pression d'une pénible
anxiété. Inquiétude, crise
violente de mon âme !
Le travail de
désagrégation intérieure
s'accomplissait sans pitié pour la foi que
j'avais gardée si longtemps intacte. Le
dogme me parut moins solide, les
cérémonies plus vides, tandis que
l'attitude tracassière de mon directeur de
conscience enfonçait en moi sa pointe. Je
souffrais en songeant qu'il me faudrait
peut-être laisser ce que j'avais
adoré. L'horizon lourd de nuages bornait de
toutes parts ma vie tissée
d'appréhensions.
Décidément, pour
sauvegarder ma confiance en l'Eglise, il me fallait
quelque chose de plus vital que cet enseignement
traditionnel et ce service des
messes !
Souvent, entre deux messes, je
m'échappais vers la porte de la sacristie et
laissais mon regard errer sur les eaux lentes de la
Seine qui coulait à mes pieds. Les passants,
rares à cet endroit, se demandaient à
quoi pouvait bien rêver cet adolescent
vêtu de l'aube plissée, assis sur
l'escalier de pierres... Ils ne se doutaient pas
qu'une prière ardente jaillissait de son
coeur anxieux de connaître la route de
l'avenir.
Pour faire disparaître cette
anxiété, je crus bien faire de la
dévoiler au Supérieur. Il m'imposa la
récitation d'une dizaine de chapelets :
peine inutile. Saturé de cette existence, je
me rendis un jour chez lui pour lui faire part de
ma décision de quitter définitivement
la Maîtrise.
Stupéfait et me
dévisageant, il me dit :
« Mais mon ami, vous n'y
pensez pas. Il y a en vous l'étoffe d'un
prêtre. Croyez bien que vous sortirez victorieux de
cette
crise et que vous serez délivré de
votre inquiétude. Priez Dieu et la Vierge,
qui amèneront ce
changement. »
J'insistais, résolu à
partir, mais il me congédia et, pendant
plusieurs jours, ne voulut pas me recevoir.
La tourmente passa en rafale.
Tiraillé de deux côtés, je
voulais à la fois oublier, obéir,
rester, et m'en aller bien loin. Devant moi
l'obscurité s'épaississait.
Je résolus d'en finir.
Un soir, après le coucher des
élèves et la ronde du surveillant, je
m'habillai et descendis sans bruit l'escalier
sombre. Une odeur de cuisine me fit penser à
Anne, la vieille bretonne. Je revis sa bonne figure
et son bonnet de dentelles. Sans doute serait-elle
inquiétée à cause de mon
départ. J'en fus triste pour elle seulement.
Je poussais le pêne de la porte et, le porche
franchi, me glissais hors des murs. C'était
fait, j'étais délivré. Le
grand air de la liberté me fouetta le
visage. Je me sentis renaître, pareil au
convalescent après une longue maladie ;
la ruelle était déserte. Une
dernière fois, je saluai Notre-Dame et
m'engageai dans la ruelle, toujours plus
étroite, vers la direction des quais. Au
loin, un bruit de pas. Mon coeur battit très
fort. Des gens du Quartier Latin qui rentrent chez
eux, pensai-je. Était-ce bien vrai,
j'étais libre ? La faible lueur du coin
n'eût pu permettre à quelqu'un de me
reconnaître.
Je n'aurais plus désormais le
regard du Supérieur fixé sur
moi.
Brusquement, je fus dans la foule. Les
multiples lumières du théâtre
Sarah-Bernardt illuminaient mon chemin.
Malgré l'heure avancée, la rue
était encombrée. Les spectateurs
sortaient pour l'entr'acte et se répandaient
sur les trottoirs : figures pâles d'un
monde frivole ; J'essayais de lire dans ces
regards, d'interroger ces vies. Je scrutais
l'attitude et le geste de ces gens. J'aurais voulu
percevoir en eux un écho de mon âme.
Mais, chavirés, pour la plupart, dans les
plaisirs, ils ne devaient pas comprendre la vraie
vie que j'étais sûr de
connaître. Pour la première fois, je
faisais l'expérience du monde. Quel
contraste entre la maison quasi-monacale
d'où je venais de m'échapper,
endormie à cette heure, comme chaque soir,
depuis combien d'années, et le Paris des
vanités splendides !
J'arrivai très tard chez mes
parents. On se représente leur surprise. Ma
mère surtout ne comprenait pas. Son
rêve d'avoir un fils prêtre
s'évanouissait soudain. Je lui expliquai mes
doutes, mes vexations, moi, sensible. Je souffris
de lui causer de la peine. Après un
entretien de plusieurs heures, je sentis - douce
étreinte maternelle - qu'elle me pardonnait,
ma bonne mère, le chagrin que je lui avais
causé et qui se lisait dans ses
yeux.
J'avais seize ans, j'avais fait trois
ans de séminaire.
Le lendemain, je me levai très tôt.
Accoudé à ma fenêtre, je
contemplai la lente ascension de la lumière
derrière les milliers de toits situés
à mes pieds. La Cathédrale et le
Sacré-Coeur émergeaient de la
brume ; la tour Eiffel lançait vers le
ciel sa flèche audacieuse.
Paris était encore endormi ;
aucun bruit ne parvenait à mes oreilles. La
foule que j'avais côtoyée la veille
traversa ma pensée. En songeant à
elle, j'esquissai un geste de recul, et me mis
à réfléchir. Me laisserais-je
entraîner, comme beaucoup, par les
fêtes de la ville folle, on bien
résisterais-je à ses attraits ?
Quels efforts allait-elle tenter pour
assiéger mon âme ? Quelles armes
opposerais-je à ses assauts ? Je
compris qu'il fallait désormais regarder la
vie en face sans faiblir et que j'allais être
en butte à toutes les tentations. J'eus
peur ; mais le visage de ma mère parut
devant moi. J'adressai une ardente prière
à Dieu. Ce furent mes premiers pas dans la
vie civile.
Elle s'éleva,
légère et joyeuse, cette
prière, car, depuis bien longtemps, mon
âme contractée n'avait plus
trouvé semblables accents. Je demandais au Maître
des destinées
de me préserver de toute souillure, de
rendre mon existence utile. Je lui demandais de
vivre au sein de ma famille en pleine harmonie avec
elle.
Je restai longtemps à cette
fenêtre ; les rayons du soleil
envahirent ma chambre, les pas des travailleurs
firent sonner le pavé des rues
avoisinantes ; maintenant, j'allais mener un
nouveau genre de vie et ne voyais pas encore ce que
l'avenir me réservait. Cependant,
résolu à vivre comme les autres, je
décidai d'oublier mon passé.
J'obtins un emploi dans une grande
compagnie d'assurances au centre de Paris.
La violente transition entre la vie
calme, monotone, régulière, que
j'avais menée jusqu'à ce jour, et la
vie parisienne, tumultueuse, me désorienta
un peu. Ce fut un premier contact assez brutal.
Mais bientôt une sensation agréable
fit place à mes craintes, lorsque
j'étudiai les habitudes et les moeurs des
gens de mon entourage. Entraîné comme
les autres par cette vie, je partageai vite les
joies et les tristesses, la
légèreté et la
désinvolture, la gaieté et
l'insouciance du Parisien.
En enfant de Paris, je me mêlais
aux foules ; je voulais vivre et vivre
intensément.
Mais hélas ! placé
dans ce milieu, j'acquis une maturité
précoce. Ce fut tout un monde qui s'ouvrit
à mes yeux éblouis par ce grand Paris
qui chante, danse, s'illumine, gesticule, vivant
dans la fièvre perpétuelle et
promettant gloire et plaisir.
Je devins incapable de me constituer une
personnalité. J'appris le mystère de
la vie dans des conversations malsaines, par les
sous-entendus d'acteurs de cafés-concerts,
par des chansons grivoises. La lecture des journaux
dénatura mon jugement. Le roman me nourrit
d'illusions, augmenta le trouble de mon imagination
surexcitée. Je crus que tout m'était
possible, mais lentement je m'aperçus que je
ne faisais qu'un rêve et que la vie
réelle était bien différente
de l'autre : celle que j'avais
entrevue.
Si le foyer ne m'avait
préservé, peut-être aurais-je
été du nombre de ceux qu'oppresse le
désespoir.
Le tourbillon qui entraînait tout
le monde m'emportait à mon tour.
On eût pu croire que l'appel
entendu jadis était étouffé
par le bruit de la ville trépidante ;
mais voici qu'un an à peine après ma
sortie de la Maîtrise une phrase insinuante
vint me harceler, une phrase que mon directeur de
conscience avait jugé bon de me communiquer
avant mon départ :
« Tôt ou tard, si vous partez, vous
serez malheureux dans la vie, car vous conserverez
une empreinte indéfectible de votre
passé et vous vivrez du rêve entrevu
sans jamais pouvoir le
réaliser. »
Ah ! certes, mon rêve
était bien malmené par la
réalité, et l'actualité ne
m'avait offert qu'une insignifiante compensation
à l'idéal délaissé.
« Tôt ou tard, si vous partez, vous
serez malheureux ! » Oui, cette
phrase se vérifiait, car ceux qui avaient
quitté le séminaire
et que j'avais rencontrés depuis avaient
tous souffert des exigences de l'existence. Devant
celle-ci, ils s'étaient sentis
désarmés.
Comment, en effet, des jeunes gens,
habitués à vivre sans soucis
matériels, levés, déjeunant,
dînant, étudiant au son de la cloche,
pouvaient-ils assumer soudain des
responsabilités.
Combien en ai-je vus sortir du
séminaire, pour souffrir la faim, l'embarras
pécuniaire, les privations de toutes sortes.
Combien, malgré leurs capacités, ne
purent trouver d'emploi parce qu'ils étaient
devenus timides. C'est alors que la phrase
laissée par un directeur de conscience
s'éclairait pour eux d'un jour
nouveau : « Tôt ou tard, si
vous partez, vous serez
malheureux. »
L'emploi, stable et agréable, que
j'eus le privilège d'avoir, me mit à
l'abri des soucis pécuniaires, mais la lutte
morale s'ouvrait devant moi ; la lutte pour
l'idéal gravé dans mon coeur.
Rien ne pouvait me faire supposer,
après avoir quitté le
séminaire depuis une année et surtout
après avoir tout fait pour l'oublier, qu'un
jour un désir lancinant de poursuivre ma
vocation allait se réveiller. Je n'eus
certes pas envie de retourner au Séminaire
de Paris ou à la Maîtrise de
Chartres ; mais l'empreinte était telle
qu'il suffit d'une conversation avec un grand
séminariste pour me rendre
l'enthousiasme.
Je m'aperçus, dès ce jour,
que ma vocation sommeillait en
moi, et que seules des circonstances
indépendantes de ma volonté m'avaient
empêché de poursuivre la voie
choisie.
J'avais conservé le besoin de
donner ma vie à Dieu, surtout pour servir
mes frères, et j'étais prêt, en
écoutant cet ami me parler avec chaleur de
ses préoccupations missionnaires, à
partir en mission s'il le fallait. Tout en causant,
nous arrivâmes à Chevilly au grand
Séminaire des Pères du
Saint-Esprit..
Je fus présenté en
arrivant à un père ayant
évangélisé les noirs pendant
de longues années. Je restai longtemps dans
sa chambre froide et nue, à l'écouter
parler avec enthousiasme de son travail, de tous
les dangers et de toutes les joies qu'il avait
rencontrés à servir Dieu dans la
brousse africaine, en lui consacrant son temps et
ses forces ; et, le soir, reprenant le chemin
de Paris avec mon ami, nous devisions tous deux sur
l'avenir qui nous attendait là-bas dans le
continent africain.
Mais, à quelque temps de
là, une conversation avec un prêtre de
la paroisse refroidit à nouveau mon
enthousiasme ; je perdis même la
foi.
J'habitais au nord de la capitale. La
paroisse à laquelle j'appartenais n'avait
pas une bonne renommée. C'était une
paroisse de second ordre, où l'on envoyait
les prêtres en état de
péché, afin de leur permettre de se
relever.
Je fus donc bien placé pour
connaître les luttes et les misères
morales de beaucoup d'entre eux. Quelques-uns ne se
gênaient guère de dire que la jouissance d'un
traitement
leur
permettant de vivre sans accomplir un travail les
tentait seule.
Resté en contact avec ceux que
j'avais connus avant mon entrée au
Séminaire, de temps à autre je leur
rendais visite. Comme je m'entretenais un jour avec
un jeune vicaire récemment installé,
je lui exposais mes nouvelles intentions, et lui
parlais de la possibilité d'entrer aux
Pères du Saint-Esprit.
« Hélas ! me
dit-il, réfléchissez, jeune
homme ; tel que vous me voyez, mon âme
est aussi sombre que la robe que je porte.
Voilà des années que je traîne
dans l'église une vie d'ennuis et de
révolte ; j'étais parti avec le
même entrain que vous, rien n'aurait pu
arrêter ma course ; mais je
m'aperçus, une fois entré dans le
ministère, que j'avais perdu la foi au
miracle de la transsubstantiation. L'acte machinal
de la consécration me laissait perplexe. Les
sacrements que je distribuais n'avaient aucune
valeur à mes yeux, Je ne leur voyais aucune
efficacité. Je finis par croire qu'il n'y
avait pas de Dieu ; mon manque de foi m'a fait
découvrir celui de beaucoup de mes
collègues, et maintenant, la vie
ecclésiastique me pèse. Je voudrais
me créer une famille, mais c'est trop tard.
Le voeu que j'ai fait, s'il ne me lie pas
vis-à-vis d'un Dieu auquel je ne crois pas,
me lie du moins vis-à-vis d'une
société stupide, et je serais
repoussé dans tous les milieux, les uns me
trouvant sacrilège, les autres n'ayant pas
confiance en moi. Je me vois donc obligé de
rester dans les ordres et de subir une vie qui me
répugne. »
Lorsque j'entendis ces paroles, j'en fus
extrêmement troublé ; une
à une, mes dernières convictions
s'écroulaient.
À la suite de ces
révélations, mon trouble fut intense.
Je découvris la véritable situation
de bien des prêtres, par suite de
l'intransigeance dogmatique de l'Eglise.
Les plus cultivés doivent
accepter des dogmes si contraires à la
raison qu'ils en deviennent fatalement
incrédules.
Quelque temps après, la rencontre
d'un ancien séminariste me donna l'occasion
d'obtenir des nouvelles de mes condisciples
d'autrefois.
Un grand nombre d'entre eux avaient
quitté le séminaire,
ébranlés dans leur foi. D'autres
avaient reçu la soutane, la tonsure, le
sous-diaconat, la prêtrise ;
lui-même avait été
obligé de partir, atteint de
neurasthénie. Après avoir
passé plusieurs mois chez un prêtre
des environs de Meudon spécialisé
dans le relèvement des séminaristes
neurasthéniques, il avait pris un emploi
dans la vie civile.
Le cas de folie d'un candidat au
sous-diaconat, dont il me fit part, m'impressionna
vivement. Au sous-diaconat, le jeune homme
désigné pour obtenir cette ordination
doit faire un pas décisif en
prononçant les voeux de chasteté et
d'obéissance à ses supérieurs.
Il doit s'y préparer par des
méditations, des retraites, des jeûnes
et des périodes d'indulgences.
Ce jeune homme avait par deux fois
refusé de faire ce pas,
mais, une troisième fois, mis en
présence de l'obligation et pressé
davantage, il céda.
Il est d'usage de jeter un voile
mortuaire sur les nouveaux sous-diacres qui tombent
à terre comme une masse, et
l'assemblée entonne le De profundis. Avec
les autres, il se releva, mais il était
devenu fou et, huit jours après, il mourait,
emporté dans le délire.
Le soir où je revis cet ancien
séminariste, je fus entièrement
démoralisé. Le récit qu'il me
fit de ces pauvres vies de jeunes gens me
poursuivit. Je remontai seul les boulevards et
traversai Paris à la hâte,
pressé de me retrouver dans la solitude pour
réfléchir.
J'arrivai dans les rues calmes de mon
quartier. Les bruits et les rumeurs de la rue
avaient cessé, mais c'était dans mon
âme que j'entendais des voix discordantes.
Une à une, toutes les étapes de ma
vie se présentaient à moi ; le
souvenir des jours heureux de mon enfance y
demeurait, attachant et tendre ;
l'idéal que j'avais entrevu de servir Dieu y
rayonnait d'une clarté intense, mais mes
années de séminaire m'avaient
tellement dérouté, la vie parisienne
instable et désordonnée
m'était apparue si insensée, que
j'avais peur d'avancer et de regarder l'avenir avec
courage. Mon âme était envahie
d'obscurité. une lassitude extrême
s'était emparée de moi.
J'arrivai sur la terrasse qui surplombe
le grand Parc des Buttes-Chaumont, et, en face du scintillement
des
premières lumières qui s'allumaient
sur Paris, je méditai.
Je constatai d'abord qu'il
m'était impossible de croire encore à
l'Eglise catholique. L'étude de l'histoire
des papes avait été le premier jalon
posé dans cette voie, mais
l'incrédulité de nombreux
prêtres et l'état de
désagrégation morale par suite de
l'intransigence doctrinale de l'Eglise avaient fait
le reste. Les prétentions de l'Eglise
étaient devenues pour moi de vaines
chimères.
Cette première croyance disparue,
une lutte très vive s'engagea ; lutte
sans merci, où ma foi fut aux prises avec ma
raison. Cette phrase du prêtre me revint en
mémoire : « Je finis par
croire qu'il n'y avait pas de
Dieu. »
À mon tour, je ne compris pas
qu'un Dieu juste et vrai puisse admettre une aussi
monstrueuse erreur : que des millions
d'êtres humains courbent la tête devant
cette Église. Comment pouvait-Il
tolérer ce mensonge qui se poursuivait
depuis des siècles s'Il gouvernait le monde
et le dirigeait.
Oui ! que faisait Dieu ?
Existait-il même ? Je ne pouvais
cependant me passer de Dieu. Le mal était
tel que, sans Lui, je n'apercevais plus rien dans
la nuit, devant moi.
Au fond de moi-même, je
m'écriai : « Qui es-tu ?
Qui es-tu ? Toi que les prêtres de tous
les âges ont assujetti à leurs
spéculations ou à leurs stupides
pratiques ? Toi qui es mon Tout et qui
t'effaces cependant dans une brume
épaisse ? Toi vers qui j'espère malgré tout,
mais que je
ne trouve nulle part sur
terre ? »
Je revis ma mère m'apprenant
à faire le signe de la croix sur ses genoux,
l'heureuse journée de ma première
communion, ma vie entière, et aucun moyen de
salut ne s'offrait à moi.
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