Certes, pendant de nombreuses années
encore, je ne devais pas connaître la paix et
le bonheur. Je devais errer à l'aventure,
assoiffé de vérité, avide de
lumière ; mais quand j'essaie de
rechercher le point de départ qui me permit
de trouver beaucoup plus tard la certitude
attendue, je suis invariablement ramené au
jour où, pendant les vacances de
Pâques, je découvrir un petit
traité sur l'histoire des Papes.
C'était dans la maison
paternelle ; les jours de congé
s'écoulaient rapides. Entre les visites aux
parents, aux amis, aux vicaires de la paroisse, les
meilleurs moments de ce temps délicieux, je
les passais à flâner d'une chambre
à l'autre, au milieu de ce que mon enfance
avait tant aimé. En furetant dans une
armoire, mes regards s'arrêtèrent sur
un petit livre sans couverture, je l'ouvris et je
le lus : il devait orienter ma vie vers de
nouveaux horizons.
Qui l'avait oublié là, ce
petit volume égaré parmi les romains
anodins et les livres de piété de mes
parents, fervents catholiques ? Je ne pus le
savoir. Un colporteur inconnu sans doute, qui,
après une visite inutile,
l'avait laissé sur la table. On l'avait
négligé, puis rangé dans la
bibliothèque sans savoir qu'un jour il
insinuerait le doute dans l'âme du jeune
séminariste. La couverture était
absente ; ni titre, ni nom d'auteur. Je ne
l'aurais pas ouvert si j'avais pu suspecter son
origine hérétique ; je ne
voulais pas avoir commerce avec les adversaires de
notre Mère la Sainte Église.
Je le lus pourtant d'un bout à
l'autre ; il me semblait
pénétrer dans un monde nouveau. Tous
les arguments que je connaissais si bien sur
l'infaillibilité papale, clé de
voûte du système catholique,
étaient ébranlés par de
simples faits relatés dans l'opuscule :
les scandales de la Rome de la Renaissance, les
compétitions autour du Saint-Siège,
les intrigues et la basse politique qui
présidèrent à tant
d'élections. Les papes que je
vénérais comme des vicaires de
Jésus-Christ, j'apprenais qu'ils furent
parfois débauchés et cupides. Cette
fonction si sainte, des hommes indignes l'avaient
exercée.
Pourtant, j'avais encore l'insouciance
de la jeunesse. Cette impression poignante ne dura
pas. L'ébranlement n'était que
superficiel.
À la rentrée des classes,
dès la première leçon de
catéchisme, je demandais naïvement au
professeur des explications sur
l'infaillibilité papale.
« Mon cher ami, me
répondit-il, vous soulevez en ce moment une
question qui demanda l'effort d'application de tout
un Concile. Ce n'est pas le lieu de la discuter
ici. Rappelez-vous seulement que ce dogme est
basé sur une parole de Jésus
lui-même : « Tu es Pierre, et sur cette
pierre
je
bâtirai mon église. Les portes de
l'enfer ne prévaudront pas contre
elle. »
Je ne pouvais me contenter d'une telle
réponse et cherchai à poursuivre
l'entretien. Je présentai ma brochure. Mal
m'en prit, car elle fut immédiatement
confisquée. Je me tus alors et laissai le
professeur continuer à prôner la
grandeur du dogme de l'infaillibilité
papale ! Mais le lendemain matin, je fus
appelé par le Supérieur, qui s'enquit
de la provenance de ce petit livre suspect et
s'étonna de mon obstination. Il faut croire
que mon cas parut grave, car il me prévint
quelques jours plus tard que je serais
envoyé à la Maîtrise de
Chartres. Je cherchai en vain à savoir
pourquoi l'on m'obligeait à quitter Paris.
À toutes ces questions, le Supérieur
répondait : « C'est pour
votre bien, mon enfant. C'est pour votre
bien. »
Ainsi se termina ma première
année de séminaire. Si j'avais
quelques doutes sur l'infaillibilité
pontificale, après la lecture du
traité sur l'histoire des papes et
l'attitude inexplicable de mes Supérieurs,
je gardais toujours le sentiment de ma vocation
sacerdotale. Je considérais encore l'Eglise
catholique comme la seule vraie, hors de laquelle
il n'y a pas de salut. J'entendais toujours
distinctement l'appel de Dieu. Cette insistance me
rendait obéissant et confiant. Je me
résignai bientôt à quitter
Paris, puisqu'il le fallait, pour poursuivre ma
vocation. Mon protecteur m'engagea vivement
à me conformer aux décisions des
Supérieurs, et je partis sans regret vers
cette ville inconnue, sachant que c'était
mon devoir.
Ce fut par une belle nuit étoilée
d'octobre que j'arrivai à Chartres,
accompagné de ma mère.
Quel ravissant tableau s'offrit à
mes regards, lorsqu'après avoir
traversé le dédale des rues sombres,
je vis la cathédrale se profiler dans la
nuit claire et reposer si belle, si fière,
si paisible, dans cette ville inconnue.
Je fus convaincu qu'il me serait plus
facile de vivre à son ombre, dussé-je
me plier à une discipline plus
sévère encore qu'au Séminaire
de Paris, et, dès le premier moment, je
l'aimai, cette cathédrale aux lignes pures,
aux clochers élancés, aux ombres
tutélaires.
La Maîtrise, située au
milieu de vieux bâtiments, nous fut
indiquée par un passant.
Ma mère et moi, nous parlions sur
le pas de la porte, lorsqu'à
l'intérieur une cloche tinta. Je fus moins
fort que l'année
précédente ; comme ma
mère pleurait en s'éloignant dans
l'ombre, je ne pus retenir mes larmes et j'arrivai
dans la cour sans comprendre ce qui se passait
autour de moi.
Les anciens élèves
s'entretenaient entre eux et recevaient les
nouveaux arrivants.
Je retrouvais à Chartres les
mêmes impressions qu'à Paris ; le
corridor froid et sonore traversé en rangs
et en silence ; l'apprentissage d'une
règle presque identique à celle que
j'avais connue.
Je me pliai aisément aux obligations que
m'imposait mon nouvel état, et je ne compris
pas, tout d'abord, les raisons pour lesquelles on
m'avait déplacé. J'éprouvai,
au contraire, plus de sympathie pour cette nouvelle
vie, dans ce cadre majestueux.
L'économe remplissait les
fonctions de directeur il exerçait bien
souvent la surveillance en costume de chanoine
honoraire, et il aimait arriver à
l'improviste pour nous surprendre en faute ;
il clignait alors malicieusement de l'oeil, en
inscrivant sur son carnet la mauvaise note. Il
était d'une très grande douceur avec
nous et, à la fin de la première
journée, il fit monter dans sa chambre, l'un
après l'autre, les nouveaux arrivés
et s'enquit de nos besoins, de nos désirs,
des motifs qui nous avaient fait entrer à la
Maîtrise. Il me témoigna son vif
regret de savoir que je m'étais
laissé influencer par un opuscule mensonger
et m'assura de sa bienveillance toute paternelle.
Je me confiai à lui, mais j'appris par les
anciens élèves qu'il cherchait
surtout à connaître le fond de nos
pensées pour mieux exercer la
discipline ; aussi je m'en voulus d'avoir
été aussi confiant avec lui.
Entre temps, deux occupations nouvelles
étaient venues varier la monotonie des
heures d'études : les
répétitions de chant et
l'apprentissage du service des messes.
Dès que le professeur de chant
assurant le service divin à la
cathédrale m'eût fait vocaliser, il
désira exercer ma voix. Combien je fus
heureux de chanter les louanges de Dieu quand
j'entonnai un dimanche le verset du jour :
- Specie tua et pulchritudine tua
- Intende, prospere procede et regna
- Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto,
et ainsi, tous les dimanches de l'année,
ma joie était de quitter le banc d'oeuvre
pour monter à l'orgue et rendre à
Dieu l'hommage de mon coeur.
À la Maîtrise de Chartres,
tout en recevant le même enseignement qu'au
Séminaire de Paris, les élèves
avaient pour mission le service des messes et du
choeur à la Cathédrale ; de
là, leur titre de maîtrisiens.
Certes, il était bien rare qu'un
jeune homme entrât à la Maîtrise
sans savoir servir la messe, mais l'exactitude et
la précision étaient de rigueur. Pour
devenir servant à la Cathédrale, il
fallait passer par une longue préparation
qui durait trois mois, sous la conduite de
moniteurs spéciaux.
Dans le sous-sol se trouvait une crypte
construite sur l'emplacement d'une ancienne
église brûlée. Très
obscure, elle avait l'aspect de catacombes. Il
fallait franchir deux portes vitrées pour
avoir accès à l'autel de la Vierge noire.
Cette
chapelle, illuminée de nombreuses
veilleuses, était l'objet d'une
vénération spéciale. L'autel
semblait encastré dans une grotte et
au-dessus se dressait toute noire une statue de
femme, tenant sur ses genoux un petit
enfant.
La légende voulait qu'à
cet emplacement, les druides eussent adoré
cette statue bien avant l'ère
chrétienne. Retrouvée par des
chrétiens dans les premiers siècles
de l'Eglise, ils y virent la prédiction de
la venue du Christ, et Dieu aurait ainsi voulu que
Marie, sa mère, fût honorée
avant sa venue.
Certes, jusqu'à ce jour, j'avais
admiré la Vierge Marie et
éprouvé pour elle une affection
filiale, mais mon adoration et l'élan de mon
coeur avaient toujours été plus vifs
pour le Christ en croix. Cette image du
Maître, souffrant et expiant le
péché du monde, s'était
tellement imposée à moi, dès
mon jeune âge, que ma ferveur pour la Vierge
s'en était trouvée amoindrie. Mes
sentiments envers elle changèrent cependant
en venant à Chartres, puisque, de toutes
parts, il n'était question que de sa
glorification et j'eus bientôt une
prédilection pour la Vierge noire. J'aimais
me retrouver en hiver dans l'obscurité de
ces longs couloirs tièdes et servir la messe
dans les nombreuses chapelles installées
dans la crypte.
Je compris enfin pourquoi j'avais
été transféré à
la Maîtrise. On espérait que la
multiplication de cérémonies ferait
taire mon désir de penser.
Le matin, j'assistais à l'office
avec tous les élèves, puis je me
rendais à la sacristie de la crypte
où la cloche appelait sans
cesse les enfants de choeur au service des messes,
si bien que, parfois de six heures jusqu'à
neuf heures, j'en servais sans interruption. Je
restais alors trois heures et demie à
genoux, ou peu s'en fallait, puisque le servant est
presque continuellement dans cette position.
Lorsque les messes étaient
célébrées dans la
cathédrale, il fallait y subir, en hiver, un
froid excessif, et l'on comprendra ce que devait
endurer le servant Immobile, les mains jointes ou
tenant un cierge qui s'éteignait souvent aux
courants d'air.
Je me fatiguai bientôt à ce
service, et ma piété se refroidit
à recommencer sans cesse les mêmes
gestes pendant des heures chaque jour.
Bientôt, j'en vins à servir
machinalement messe après messe, sans
ressentir le besoin de m'approcher de Dieu. On
avait tué ma piété.
Oui, le rêve que j'avais entrevu
de secourir les hommes et de leur apporter une
parole de joie s'évanouissait sous la
quantité de pratiques qui constituait la vie
du séminariste. L'apostolat catholique ne se
résumait-il qu'en pratiques semblables, et
le souci de la forme ne paralysait-il pas mon
développement spirituel ?
Le dimanche, nous étions
vêtus suivant la solennité de la
cérémonie, pour la grand'messe et les
vêpres. Nous possédions cinq sortes de
costumes : de l'aube simplement plissée
et unie à l'aube de dentelle en soie ;
de la simple cordelière à la ceinture
de moire et au camail d'hermine.
Alignés par rang de taille, les
quatre-vingts jeunes gens de la Maîtrise
formaient deux files placées le long des
bancs d'oeuvre et donnaient au choeur un magnifique
aspect.
Aux jours de fêtes, se
déployait dans cette enceinte toute la pompe
des cérémonies épiscopales. Le
choeur devenait une féerie prodigieuse, et
l'oeil ne se rassasiait pas de contempler ces
couleurs à la fois si douces et si vives qui
s'animaient.
Malgré la poésie de ce
milieu, je me rendis compte de cette sorte
d'engourdissement qui s'était emparée
de moi et qui endormait ma pensée. Je voulus
réagir et m'efforçai de
méditer davantage.
Je fus pris bien des fois d'une envie
irrésistible d'écarter les
fidèles qui baisaient la soutane de
l'évêque ou qui attouchaient le
chapelet après sa mître. J'eus bien de
la peine, un jour, à suivre le rite qui
ordonnait de baiser l'anneau de
l'évêque avant de recevoir la
communion. Je pensais qu'il n'était pas
logique de baiser son anneau, puisque
j'étais placé en face de la
majesté du Christ dans l'hostie.
Bientôt, je n'éprouvai plus
aucun plaisir à défiler au milieu des
fidèles, les mains jointes et les yeux
baissés. La répétition des
cérémonies et l'unique occupation de
leur déroulement contrariaient de plus en
plus mon besoin de vivre en communion avec Dieu et
de penser à mon action future. Les jours de
fêtes devenaient intolérables.
N'étais-je pas. souvent ballotté de
l'Alleluia au De profundis ; le matin, assis tant
à une messe
solennelle et triomphale ;
l'après-midi, inscrit au tableau des charges
et parcourant les rues comme cruciféraire
dans un convoi ?
J'avais de plus en plus l'impression de
jouer la comédie, et j'en vins à
croire que les fidèles avides de gagner le
ciel de cette manière, étaient le
jouet d'un mirage.
Le vide se fit plus profond pour moi de
jour en jour ; cette vie me
désorientait. Mon directeur de conscience,
à qui je livrais mes impressions de
lassitude extrême, me
répondait :
« Tôt ou tard, si vous
nous quittez, vous serez malheureux dans la vie,
car votre vocation laissera derrière elle
une empreinte indéfectible. Vous vivrez du
rêve entrevu et vous vous perdrez dans le
monde, qui n'est pas fait pour
vous. »
Alors, j'essayais de me ressaisir et je
priais davantage, implorant Dieu de m'accorder son
aide pour suivre ma vocation. Pendant le service
des messes, je ne pensais plus à rien et
m'acquittais de mes fonctions avec une attention
redoublée.
Jusqu'aux grandes vacances, rien ne vint
troubler le cours de ma vie de maîtrisien,
sinon que mon inquiétude et ma lassitude ne
firent qu'augmenter.
Des jalousies s'étaient
élevées entre différents
professeurs de la Maîtrise, et mon directeur
de conscience me mit au courant des agissements de
quelques-uns d'entre eux à son égard.
Il crut déjouer leurs projets, mais
l'évêque, soudoyé au prix de
quelque amitié intéressée,
l'envoya dans un village perdu de
la Beauce. Il avait été trente et un
ans professeur à la Maîtrise. J'en fus
profondément attristé, car seule sa
protection bienveillante dans différentes
circonstances m'avait rendu la vie
supportable.
À tout hasard, après les
grandes vacances, Je demandai à revenir
à Paris ; cela me fut accordé.
Mais au lieu de rentrer au Séminaire, je fus
dirigé vers la Maîtrise de la
capitale. Ma seconde année était
terminée ; un certain malaise
subsistait dans mon âme, mais la perspective
de me retrouver à Paris me remplit de
joie.
Je profitai du jour où je vins
visiter le Supérieur, qui était
absent, pour entrer dans la Cathédrale, et,
dans la sombre nef, je m'agenouillai en
présence de Dieu et lui demandai de conduire
mes pas pendant cette nouvelle année, en
écartant de ma pensée tout ce qui
pouvait mettre obstacle à ma
vocation.
Je quittai Chartres l'âme
tranquille, et quelques semaines après,
j'entrai à la Maîtrise de Paris.
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