Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

DOUTE

-------

Certes, pendant de nombreuses années encore, je ne devais pas connaître la paix et le bonheur. Je devais errer à l'aventure, assoiffé de vérité, avide de lumière ; mais quand j'essaie de rechercher le point de départ qui me permit de trouver beaucoup plus tard la certitude attendue, je suis invariablement ramené au jour où, pendant les vacances de Pâques, je découvrir un petit traité sur l'histoire des Papes.

C'était dans la maison paternelle ; les jours de congé s'écoulaient rapides. Entre les visites aux parents, aux amis, aux vicaires de la paroisse, les meilleurs moments de ce temps délicieux, je les passais à flâner d'une chambre à l'autre, au milieu de ce que mon enfance avait tant aimé. En furetant dans une armoire, mes regards s'arrêtèrent sur un petit livre sans couverture, je l'ouvris et je le lus : il devait orienter ma vie vers de nouveaux horizons.

Qui l'avait oublié là, ce petit volume égaré parmi les romains anodins et les livres de piété de mes parents, fervents catholiques ? Je ne pus le savoir. Un colporteur inconnu sans doute, qui, après une visite inutile, l'avait laissé sur la table. On l'avait négligé, puis rangé dans la bibliothèque sans savoir qu'un jour il insinuerait le doute dans l'âme du jeune séminariste. La couverture était absente ; ni titre, ni nom d'auteur. Je ne l'aurais pas ouvert si j'avais pu suspecter son origine hérétique ; je ne voulais pas avoir commerce avec les adversaires de notre Mère la Sainte Église.

Je le lus pourtant d'un bout à l'autre ; il me semblait pénétrer dans un monde nouveau. Tous les arguments que je connaissais si bien sur l'infaillibilité papale, clé de voûte du système catholique, étaient ébranlés par de simples faits relatés dans l'opuscule : les scandales de la Rome de la Renaissance, les compétitions autour du Saint-Siège, les intrigues et la basse politique qui présidèrent à tant d'élections. Les papes que je vénérais comme des vicaires de Jésus-Christ, j'apprenais qu'ils furent parfois débauchés et cupides. Cette fonction si sainte, des hommes indignes l'avaient exercée.
Pourtant, j'avais encore l'insouciance de la jeunesse. Cette impression poignante ne dura pas. L'ébranlement n'était que superficiel.

À la rentrée des classes, dès la première leçon de catéchisme, je demandais naïvement au professeur des explications sur l'infaillibilité papale.
« Mon cher ami, me répondit-il, vous soulevez en ce moment une question qui demanda l'effort d'application de tout un Concile. Ce n'est pas le lieu de la discuter ici. Rappelez-vous seulement que ce dogme est basé sur une parole de Jésus lui-même : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. Les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. »

Je ne pouvais me contenter d'une telle réponse et cherchai à poursuivre l'entretien. Je présentai ma brochure. Mal m'en prit, car elle fut immédiatement confisquée. Je me tus alors et laissai le professeur continuer à prôner la grandeur du dogme de l'infaillibilité papale ! Mais le lendemain matin, je fus appelé par le Supérieur, qui s'enquit de la provenance de ce petit livre suspect et s'étonna de mon obstination. Il faut croire que mon cas parut grave, car il me prévint quelques jours plus tard que je serais envoyé à la Maîtrise de Chartres. Je cherchai en vain à savoir pourquoi l'on m'obligeait à quitter Paris. À toutes ces questions, le Supérieur répondait : « C'est pour votre bien, mon enfant. C'est pour votre bien. »

Ainsi se termina ma première année de séminaire. Si j'avais quelques doutes sur l'infaillibilité pontificale, après la lecture du traité sur l'histoire des papes et l'attitude inexplicable de mes Supérieurs, je gardais toujours le sentiment de ma vocation sacerdotale. Je considérais encore l'Eglise catholique comme la seule vraie, hors de laquelle il n'y a pas de salut. J'entendais toujours distinctement l'appel de Dieu. Cette insistance me rendait obéissant et confiant. Je me résignai bientôt à quitter Paris, puisqu'il le fallait, pour poursuivre ma vocation. Mon protecteur m'engagea vivement à me conformer aux décisions des Supérieurs, et je partis sans regret vers cette ville inconnue, sachant que c'était mon devoir.





VII

LASSITUDES


Ce fut par une belle nuit étoilée d'octobre que j'arrivai à Chartres, accompagné de ma mère.
Quel ravissant tableau s'offrit à mes regards, lorsqu'après avoir traversé le dédale des rues sombres, je vis la cathédrale se profiler dans la nuit claire et reposer si belle, si fière, si paisible, dans cette ville inconnue.
Je fus convaincu qu'il me serait plus facile de vivre à son ombre, dussé-je me plier à une discipline plus sévère encore qu'au Séminaire de Paris, et, dès le premier moment, je l'aimai, cette cathédrale aux lignes pures, aux clochers élancés, aux ombres tutélaires.
La Maîtrise, située au milieu de vieux bâtiments, nous fut indiquée par un passant.

Ma mère et moi, nous parlions sur le pas de la porte, lorsqu'à l'intérieur une cloche tinta. Je fus moins fort que l'année précédente ; comme ma mère pleurait en s'éloignant dans l'ombre, je ne pus retenir mes larmes et j'arrivai dans la cour sans comprendre ce qui se passait autour de moi.
Les anciens élèves s'entretenaient entre eux et recevaient les nouveaux arrivants.
Je retrouvais à Chartres les mêmes impressions qu'à Paris ; le corridor froid et sonore traversé en rangs et en silence ; l'apprentissage d'une règle presque identique à celle que j'avais connue.




Je me pliai aisément aux obligations que m'imposait mon nouvel état, et je ne compris pas, tout d'abord, les raisons pour lesquelles on m'avait déplacé. J'éprouvai, au contraire, plus de sympathie pour cette nouvelle vie, dans ce cadre majestueux.

L'économe remplissait les fonctions de directeur il exerçait bien souvent la surveillance en costume de chanoine honoraire, et il aimait arriver à l'improviste pour nous surprendre en faute ; il clignait alors malicieusement de l'oeil, en inscrivant sur son carnet la mauvaise note. Il était d'une très grande douceur avec nous et, à la fin de la première journée, il fit monter dans sa chambre, l'un après l'autre, les nouveaux arrivés et s'enquit de nos besoins, de nos désirs, des motifs qui nous avaient fait entrer à la Maîtrise. Il me témoigna son vif regret de savoir que je m'étais laissé influencer par un opuscule mensonger et m'assura de sa bienveillance toute paternelle. Je me confiai à lui, mais j'appris par les anciens élèves qu'il cherchait surtout à connaître le fond de nos pensées pour mieux exercer la discipline ; aussi je m'en voulus d'avoir été aussi confiant avec lui.

Entre temps, deux occupations nouvelles étaient venues varier la monotonie des heures d'études : les répétitions de chant et l'apprentissage du service des messes.
Dès que le professeur de chant assurant le service divin à la cathédrale m'eût fait vocaliser, il désira exercer ma voix. Combien je fus heureux de chanter les louanges de Dieu quand j'entonnai un dimanche le verset du jour :

Specie tua et pulchritudine tua
Intende, prospere procede et regna
Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto,

et ainsi, tous les dimanches de l'année, ma joie était de quitter le banc d'oeuvre pour monter à l'orgue et rendre à Dieu l'hommage de mon coeur.

À la Maîtrise de Chartres, tout en recevant le même enseignement qu'au Séminaire de Paris, les élèves avaient pour mission le service des messes et du choeur à la Cathédrale ; de là, leur titre de maîtrisiens.
Certes, il était bien rare qu'un jeune homme entrât à la Maîtrise sans savoir servir la messe, mais l'exactitude et la précision étaient de rigueur. Pour devenir servant à la Cathédrale, il fallait passer par une longue préparation qui durait trois mois, sous la conduite de moniteurs spéciaux.

Dans le sous-sol se trouvait une crypte construite sur l'emplacement d'une ancienne église brûlée. Très obscure, elle avait l'aspect de catacombes. Il fallait franchir deux portes vitrées pour avoir accès à l'autel de la Vierge noire. Cette chapelle, illuminée de nombreuses veilleuses, était l'objet d'une vénération spéciale. L'autel semblait encastré dans une grotte et au-dessus se dressait toute noire une statue de femme, tenant sur ses genoux un petit enfant.

La légende voulait qu'à cet emplacement, les druides eussent adoré cette statue bien avant l'ère chrétienne. Retrouvée par des chrétiens dans les premiers siècles de l'Eglise, ils y virent la prédiction de la venue du Christ, et Dieu aurait ainsi voulu que Marie, sa mère, fût honorée avant sa venue.

Certes, jusqu'à ce jour, j'avais admiré la Vierge Marie et éprouvé pour elle une affection filiale, mais mon adoration et l'élan de mon coeur avaient toujours été plus vifs pour le Christ en croix. Cette image du Maître, souffrant et expiant le péché du monde, s'était tellement imposée à moi, dès mon jeune âge, que ma ferveur pour la Vierge s'en était trouvée amoindrie. Mes sentiments envers elle changèrent cependant en venant à Chartres, puisque, de toutes parts, il n'était question que de sa glorification et j'eus bientôt une prédilection pour la Vierge noire. J'aimais me retrouver en hiver dans l'obscurité de ces longs couloirs tièdes et servir la messe dans les nombreuses chapelles installées dans la crypte.

Je compris enfin pourquoi j'avais été transféré à la Maîtrise. On espérait que la multiplication de cérémonies ferait taire mon désir de penser.

Le matin, j'assistais à l'office avec tous les élèves, puis je me rendais à la sacristie de la crypte où la cloche appelait sans cesse les enfants de choeur au service des messes, si bien que, parfois de six heures jusqu'à neuf heures, j'en servais sans interruption. Je restais alors trois heures et demie à genoux, ou peu s'en fallait, puisque le servant est presque continuellement dans cette position. Lorsque les messes étaient célébrées dans la cathédrale, il fallait y subir, en hiver, un froid excessif, et l'on comprendra ce que devait endurer le servant Immobile, les mains jointes ou tenant un cierge qui s'éteignait souvent aux courants d'air.

Je me fatiguai bientôt à ce service, et ma piété se refroidit à recommencer sans cesse les mêmes gestes pendant des heures chaque jour. Bientôt, j'en vins à servir machinalement messe après messe, sans ressentir le besoin de m'approcher de Dieu. On avait tué ma piété.

Oui, le rêve que j'avais entrevu de secourir les hommes et de leur apporter une parole de joie s'évanouissait sous la quantité de pratiques qui constituait la vie du séminariste. L'apostolat catholique ne se résumait-il qu'en pratiques semblables, et le souci de la forme ne paralysait-il pas mon développement spirituel ?

Le dimanche, nous étions vêtus suivant la solennité de la cérémonie, pour la grand'messe et les vêpres. Nous possédions cinq sortes de costumes : de l'aube simplement plissée et unie à l'aube de dentelle en soie ; de la simple cordelière à la ceinture de moire et au camail d'hermine. Alignés par rang de taille, les quatre-vingts jeunes gens de la Maîtrise formaient deux files placées le long des bancs d'oeuvre et donnaient au choeur un magnifique aspect.
Aux jours de fêtes, se déployait dans cette enceinte toute la pompe des cérémonies épiscopales. Le choeur devenait une féerie prodigieuse, et l'oeil ne se rassasiait pas de contempler ces couleurs à la fois si douces et si vives qui s'animaient.
Malgré la poésie de ce milieu, je me rendis compte de cette sorte d'engourdissement qui s'était emparée de moi et qui endormait ma pensée. Je voulus réagir et m'efforçai de méditer davantage.

Je fus pris bien des fois d'une envie irrésistible d'écarter les fidèles qui baisaient la soutane de l'évêque ou qui attouchaient le chapelet après sa mître. J'eus bien de la peine, un jour, à suivre le rite qui ordonnait de baiser l'anneau de l'évêque avant de recevoir la communion. Je pensais qu'il n'était pas logique de baiser son anneau, puisque j'étais placé en face de la majesté du Christ dans l'hostie.

Bientôt, je n'éprouvai plus aucun plaisir à défiler au milieu des fidèles, les mains jointes et les yeux baissés. La répétition des cérémonies et l'unique occupation de leur déroulement contrariaient de plus en plus mon besoin de vivre en communion avec Dieu et de penser à mon action future. Les jours de fêtes devenaient intolérables. N'étais-je pas. souvent ballotté de l'Alleluia au De profundis ; le matin, assis tant à une messe solennelle et triomphale ; l'après-midi, inscrit au tableau des charges et parcourant les rues comme cruciféraire dans un convoi ?

J'avais de plus en plus l'impression de jouer la comédie, et j'en vins à croire que les fidèles avides de gagner le ciel de cette manière, étaient le jouet d'un mirage.
Le vide se fit plus profond pour moi de jour en jour ; cette vie me désorientait. Mon directeur de conscience, à qui je livrais mes impressions de lassitude extrême, me répondait :
« Tôt ou tard, si vous nous quittez, vous serez malheureux dans la vie, car votre vocation laissera derrière elle une empreinte indéfectible. Vous vivrez du rêve entrevu et vous vous perdrez dans le monde, qui n'est pas fait pour vous. »
Alors, j'essayais de me ressaisir et je priais davantage, implorant Dieu de m'accorder son aide pour suivre ma vocation. Pendant le service des messes, je ne pensais plus à rien et m'acquittais de mes fonctions avec une attention redoublée.

Jusqu'aux grandes vacances, rien ne vint troubler le cours de ma vie de maîtrisien, sinon que mon inquiétude et ma lassitude ne firent qu'augmenter.

Des jalousies s'étaient élevées entre différents professeurs de la Maîtrise, et mon directeur de conscience me mit au courant des agissements de quelques-uns d'entre eux à son égard. Il crut déjouer leurs projets, mais l'évêque, soudoyé au prix de quelque amitié intéressée, l'envoya dans un village perdu de la Beauce. Il avait été trente et un ans professeur à la Maîtrise. J'en fus profondément attristé, car seule sa protection bienveillante dans différentes circonstances m'avait rendu la vie supportable.
À tout hasard, après les grandes vacances, Je demandai à revenir à Paris ; cela me fut accordé. Mais au lieu de rentrer au Séminaire, je fus dirigé vers la Maîtrise de la capitale. Ma seconde année était terminée ; un certain malaise subsistait dans mon âme, mais la perspective de me retrouver à Paris me remplit de joie.

Je profitai du jour où je vins visiter le Supérieur, qui était absent, pour entrer dans la Cathédrale, et, dans la sombre nef, je m'agenouillai en présence de Dieu et lui demandai de conduire mes pas pendant cette nouvelle année, en écartant de ma pensée tout ce qui pouvait mettre obstacle à ma vocation.
Je quittai Chartres l'âme tranquille, et quelques semaines après, j'entrai à la Maîtrise de Paris.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant