Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

TENTATION DU MONDE

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Deux mois se sont écoulés. J'obtiens ma première sortie. Quelle fête à Saint-Nicolas-du-Chardonnet !
Des murmures joyeux se font entendre dans les rangs des séminaristes ; on oublie un peu la règle et on brave la mauvaise note !

La cloche sonne. Les uns après les autres, nous prenons place sur les bancs de la chapelle. La messe me paraît démesurément longue. Mon attention est ailleurs : je pense à ceux que je vais revoir. À eux vont mes pensées pendant l'heure d'étude, tandis que j'observe le grand déploiement de l'aube. Nous sommes en novembre et levés depuis cinq heures du matin.

Après le repas, nous nous remettons à l'étude. Le Supérieur est au podium, qui préside et nous prodigue les conseils de sagesse et de retenue qu'il estime indispensables pour nous préserver des dangers du monde extérieur. Mais tout ce qui retarde la sortie reçoit l'accueil que l'on suppose !

Il s'adresse spécialement à nous, les nouveaux entrés, qui, pour la première fois, allons reprendre contact avec le « monde », ce monde contre lequel, dit-il, « le Christ a jeté l'anathème » !
Encore un peu de patience ! Il faut nous rendre jusqu'au porche en rangs et en silence. Et puis, vive la liberté, l'oiseau a pris son vol !

Mais je ne suis plus le même qu'autrefois. Dans mon lourd manteau noir qui recouvre mes vêtements neufs de séminariste, j'ai déjà cette allure gauche et ce maintien affecté avec des gestes sobres qui sont de rigueur. Mon regard n'ose s'élever plus haut que le pavé des rues, dans la crainte de rencontrer quelque professeur aux abords du Séminaire. La règle ordonne, en effet, « de baisser les yeux dans la rue »

Cependant, plus je m'éloigne du Séminaire, plus je m'approche de la maison familiale, et plus je renais à la vie, plus je contemple d'un regard amusé l'animation de la rue et les devantures des magasins de la rue de Vaugirard, allègre et libre.

Comme je suis loin du calme de notre salle d'étude, de la chapelle obscure et tranquille où j'ai passé de si bonnes heures de méditation. C'est maintenant un fourmillement en tous sens ; les tramways passent et fuient en sonnant ; les autos soulèvent la boue et se perdent dans la brume au son de la trompe ; les grosses voitures de livraison, ébranlent la chaussée. C'est la fièvre de la grande ville. C'est le Paris ouvrier, ménager et boulevardier, vraie ruche au travail !

L'ouvrier en cote bleue côtoie l'arriviste richement vêtu. La femme mondaine, élégante et fardée, croise l'humble ménagère arrêtée au marché public. Un gosse, les mains dans les poches, siffle un air populaire. Une soeur de charité volette sous sa cornette. Un prêtre se glisse entre les passants, lisant son bréviaire du bout des lèvres ; il semble ne rien voir et ne rien entendre.

Je me rappelle les recommandations du Supérieur. C'est donc le « monde » qui m'entoure, le monde « contre lequel le Christ a jeté l'anathème » ! « Le monde, nous a-t-on dit, c'est tout ce qui se trouve en dehors des murs du Séminaire, en dehors de la vie religieuse, et le vrai disciple du Christ doit s'en écarter et s'en affranchir : Il est la perdition et la mort. »

Toute cette animation de la ville, c'est donc le « monde » ! « Mondain », ce frais bambin à l'innocent sourire qui passe sur le trottoir ; « mondaine », cette mère qui tient entre ses bras un joli bébé qu'elle contemple avec amour ; « mondaine » aussi la vie de ma famille ! Est-ce bien là le monde contre lequel le Christ a jeté l'anathème ? Mon âme juvénile se révolte. Cette affirmation trop simpliste éveille en moi un doute ; les sentiments naturels, réprimés depuis deux longs mois, protestent.

Mon coeur crie au-dedans de moi : Non ! ce monde ne vit pas de la vie religieuse, c'est vrai ; mais il peut se conformer à la loi de Dieu. Et, en mon esprit vierge de séminariste, non soumis encore aux décrets de l'Eglise, je pense à l'ouvrier sobre et laborieux, à la femme honnête, à ceux qui résistent aux attraits du monde, jouisseur et mensonger, duquel surtout le Christ eut pitié. Une voix m'appelle vers mes frères, que je désirais connaître.

Mon coeur bat plus vigoureusement pour cette foule agitée et fiévreuse, d'une affection que je n'ai jamais encore ressentie aussi intense. Que de regards ternes, que de visages ravagés par la souffrance, que de démarches lasses ! Un amour immense envahit tout mon être pour les déshérités, pour tous ceux qui ne possèdent pas la joie que je ressens si totale en ce moment.

Des récits de prêtres qui se sont consacrés à secourir et à aimer le monde si méprisable aux yeux du Supérieur me reviennent en mémoire. Je revois surtout le grand crucifix dominant l'église de mon quartier où le Christ a une telle expression de tristesse que ses traits, gravés dans mon coeur, y ont pris une place souveraine. Nulle part ailleurs je n'ai retrouvé encore une telle expression, et je voudrais que la foule entendit le message qu'Il lui adresse, car il s'est penché sur les foules, ce Christ, que je vois étendant les bras pour les recevoir sur son coeur.

C'est Sa voix qui retentit en moi « Va, dis ta joie, proclame ta félicité, apporte ton message à ceux qui souffrent, à ceux qui peinent et cherchent le bonheur. Dis-leur simplement et sans orgueil ce que tu éprouves pour eux au fond de ton âme, et tu auras fait ton devoir d'enfant de Dieu et de séminariste. »

J'avance maintenant dans les artères de la grande ville, m'intéressant aux gens et aux choses comme un étranger pour qui tout est nouveau.

Midi sont bien sonnées lorsque j'arrive chez mes parents. Joie de retrouver le foyer, ma mère radieuse de me serrer dans ses bras, ma chambre et la table de famille qui nous réunit pour le déjeuner, joie pure et si brève. Je voudrais arrêter le cours du temps et prolonger ces heures si douces. Mais il me faut aller à l'église pour faire une courte adoration et une visite au curé. La règle l'exige. Comme il serait doux, cependant, de rester auprès de mes parents ! Nous parlerions des heures sans nous lasser, de tout et de rien, joyeux de nous sentir réunis.

L'église est vide ; les voûtes répandent une ombre qui invite au recueillement ; l'encens parfume discrètement l'air et la veilleuse rouge scintille au choeur ; tout est silencieux. C'est ici que j'ai fait ma Première Communion. Je me rappelle les heures de bonheur vécues dans cette église, je pense avec prédilection au jour où j'ai pris la résolution de me vouer au service divin. Mais mon bonheur présent est inquiet ; mon âme est troublée ; je n'ai pas trouvé au Séminaire tout ce que j'en avais attendu ; aujourd'hui même, en reprenant contact avec le monde, je me suis senti assailli par le doute, je me suis insurgé contre l'enseignement du Séminaire que j'ai trouvé inhumain... Mais, que dis-je ? Ne vais-je pas offenser Dieu par les pensées qui se font jour en mon coeur ? Ne dois-je pas obéir sans comprendre ? Dans mon trouble, je me mets à prier avec ferveur, demandant à Dieu son aide et sa force...

Une rapide visite au curé, qui m'adresse quelques paroles d'encouragement, et je reviens à la maison. Le repas du soir nous réunit une dernière fois en famille. Je pars dans la nuit. La nuit tombe.




Oh ! ces sorties trop courtes, comme elles passaient vite ! Et, au soir, quel plaisir de s'attarder aux devantures éclairées et joyeuses, sous le parapluie et la mantille, bien au chaud !
Quitter sa mère, son père, sa soeur, sa chambre entrevue, et reprendre place dans les rangs silencieux, sous le regard sévère des surveillants !

Souvent, au lendemain des sorties, mon directeur de conscience me faisait venir dans sa chambre et m'interrogeait sur la journée passée :
« Où en est votre âme, mon enfant ? Qu'avez-vous vu autour de vous ? Quelles but été vos conversations ? Votre vocation est-elle toujours aussi ferme ? Remerciez Dieu de la grâce qu'Il vous a faite de vous choisir parmi tant d'autres. Observez toujours la règle et soyez soumis à vos supérieurs. »

Ses phrases brèves et sèches me glaçaient. Il me parlait longtemps ainsi, puis me congédiait brusquement.

Le samedi, régulièrement, je me confessais, apportant au confessionnal les mêmes fautes, qui ne pouvaient être que des fautes contre le règlement. Je récitais mon chapelet comme pénitence et communiais chaque dimanche.




Les récréations sous la pluie, dans le froid, me paraissaient longues. J'allais quelquefois à la chapelle pour prier. J'aimais l'image du Christ qu'une veilleuse rouge éclairait de sa lueur incertaine. Je lui récitais une prière et m'entretenais avec Lui. Oh ! ces doux entretiens, que venait seul interrompre le son de la cloche ! Ils rétablissaient l'ordre dans mes idées confuses et ranimaient mon courage. Je quittais la chapelle, apaisé et prêt à tout supporter pour le suivre.




Un jour, je m'étais attardé à l'infirmerie et la cloche sonna me trouvant en pleine conversation avec la soeur qui n'était guère sévère.
Je dévalai de l'escalier, courus à travers les corridors, ce qui était défendu, et vins me jeter tout juste dans les jambes du Supérieur. Vous pensez avec quelle admonestation il me reçut !
« Est-ce ainsi que doit se tenir un séminariste ? Ne vous ai-je pas dit bien des fois qu'il doit marcher très lentement, très posément, et qu'il doit se préparer à sa nouvelle fonction en ayant des gestes sobres et mesurés ?... »




Les promenades, silencieuses, dans la ville avaient lieu le mercredi. Ce jour-là nous ne risquions pas de rencontrer les élèves d'autres lycées et collèges.
Nous ne pouvions parler qu'en traversant les campagnes.
Surtout pas de regards indiscrets ! Que de reproches furent adressés à des élèves qui avaient regardé des affiches ! Cette curiosité n'était pas digne d'un séminariste.

Quand nous n'allions pas dans les bois de Meudon ou de Clamart, nous visitions des églises, des établissements religieux, ou quelque vieux château en ruines.





V

FORMATION DU SÉMINARISTE


Au bout de quelques mois de ce régime, je n'étais plus moi-même. À force de réprimer mes élans instinctifs, de calculer tous mes gestes, de peser chacune de mes paroles, je n'étais plus l'adolescent heureux, passionné de vivre d'autrefois ; je ne voyais plus en moi que le séminariste : le prêtre en devenir, mis à part pour le sacerdoce. J'avais d'ailleurs très fortement la sensation d'une main-mise sur ma personne. Si désagréable qu'elle fût, mon âme subissait cette empreinte avec résignation, et si parfois quelque vision lointaine des années passées au foyer paternel venait troubler l'engourdissement de ma personnalité, je la chassais bien vite, sentant qu'il m'était interdit de m'y attarder.

Les jours s'écoulaient monotones et indifférents avec leurs heures méthodiquement divisées. La messe du matin était suivie obligatoirement par tous les élèves. La prière ouvrait chaque exercice. Le soir, à tour de rôle, les professeurs présidaient une heure de méditation consacrée au développement de la vie spirituelle.

L'instruction générale que nous recevions était conforme à celle des lycées et des collèges. Mais tout, enseignement, discipline, offices religieux, concourait à nous détacher du monde et de nous-mêmes. Il était rare que les événements de la vie politique et sociale auxquels nous restions étrangers servissent de sujets. Les professeurs n'y faisaient allusion que pour conclure invariablement à la vanité des efforts du monde où Dieu était méconnu. J'aimais surtout les récits tirés de la vie des saints. L'élément miraculeux qui dominait tous leurs actes me faisait rêver à des choses extraordinaires. Les chapitres de l'Imitation, habilement commentés, achevèrent de me détacher des choses d'ici-bas. Ma vie mystique s'épanouissait dans cette atmosphère si propice au recueillement. Souvent attardé dans le sanctuaire intérieur de mon âme, j'y poursuivais mes réflexions tandis que se déroulaient les offices.

Les méditations sur la mort frappaient particulièrement mon imagination. Je n'oublierai jamais l'impression que je ressentis un soir de Vendredi-Saint, alors que le Supérieur s'étendait sur la vanité des choses terrestres et l'état de décomposition qui serait le nôtre un jour. Il parla pendant une demi-heure, puis nous fît mettre à genoux une heure durant, afin de nous permettre de concentrer notre attention dans une intense méditation silencieuse < A cet âge, je ne pensais guère à mourir. Par ce procédé, j'étais obligé d'envisager en face ma fin dernière. Serait-ce demain, aujourd'hui, à l'heure même. L'angoisse me saisit. Tout mon être frémissait et, de toutes ses forces, protestait contre l'horrible vision. Je voulais vivre, vivre longtemps, vivre toujours !

Les cours d'instruction religieuse étaient donnés le dimanche matin. Le professeur, revêtu du surplis, pour mieux marquer l'importance essentielle de son enseignement, déroutait mon esprit et froissait mon coeur par son ton agressif. La religion qu'il prêchait était bien différente de celle que j'avais appris à aimer. Adieu la beauté de croire et la simple pratique de la charité chrétienne, adieu la poésie de ma religion d'enfance. Il fallait croire sans comprendre « credo quia absurdum ». Plus c'était incompréhensible, indémontrable, plus c'était pour nous séminaristes un mystère, et plus il était nécessaire de croire. L'Eglise avait établi des dogmes ; prêtres et fidèles devaient courber la tête devant ses décrets. Dépositaire infaillible de la vérité, elle n'admettait pas que l'on discutât. Malheur à l'hérétique, au schismatique. Ils n'avaient pas, selon l'enseignement catéchétique, le droit de vivre (1). Ce n'était rien moins que notre raison qu'il fallait anéantir. Quant à nos sentiments, ils n'avaient droit de vie que pour Dieu. S'attacher à une créature, aux créatures, était chose coupable. Le prêtre ne doit pas se marier, il ne doit pas se créer de foyer ; il faut donc que le séminariste abolisse les sentiments qui prennent naissance dans son coeur. L'amitié même était suspecte et on la combattait énergiquement au séminaire.

Enfin la conscience n'a pas d'ordre à donner. En matière de morale, l'Eglise est seule juge et le directeur de conscience ne fait qu'obéir aux lois souveraines de celle-ci.

Tout cet enseignement était donné avec sécheresse et il fallait s'y conformer sans mot dire. L'intelligence avait beau s'insurger, le coeur réclamer ses droits, la conscience étouffer, il fallait que toutes les facultés du futur prêtre fussent passées dans le moule commun. Je sentais bien un étrange malaise m'envahir, mais je me conformais à cette manière de croire et de vivre.
J'avais l'impression que mes rêves d'enfance s'évanouissaient, mais je croyais qu'une réalité plus belle et plus forte allait les remplacer.
Ce ne fut pas le cas, et seule, plus tard, l'Eglise protestante put me rendre la foi et la paix perdues après maintes souffrances.

Comment ai-je trouvé la vérité dans cette Église ? Dieu seul m'y a conduit ; car voici un aperçu des calomnies que l'on trouve dans les catéchismes catholiques expliqués, ayant trait au protestantisme.
J'ouvre le livre du R. P. Hilaire, intitulé La Religion démontrée, et je relis le récit de la mort de Luther à la page 329.
Ces lignes méritent d'être connues:

« Après avoir bien bu, bien mangé, bien blasphémé, Luther meurt, gorgé de viande et de vin à la suite d'un dîner en 1546. De nombreux historiens affirment qu'il s'est pendu, achevant ainsi par le suicide sa triste vie. »

La mort de Calvin à la page suivante n'est pas plus édifiante :

« En 1564, attaqué d'une maladie honteuse, il se voit rongé par des milliers de vers ; un ulcère infect pénétrant ses entrailles lui vaut d'atroces douleurs ; ainsi frappé de la main de Dieu, il s'abandonne au désespoir, appelle les démons à son secours et meurt en vomissant des blasphèmes contre Dieu et des malédictions contre lui-même. »

Quelques pages plus loin, je trouve ces appréciations :

« Le protestantisme n'a pas de sainteté, car ses fondateurs furent tous des hommes d'une conduite infâme et scandaleuse ; cela suffit pour juger cette religion. Les principes du protestantisme conduisent à tous les crimes et les justifient tous. Qu'y a-t-il de plus immoral que les premiers principes de ses fondateurs ? L'Homme n'est pas libre ; les bonnes oeuvres sont inutiles ; la foi suffit pour être sauvé, quelques crimes que l'on commette. » Etc...
« Le protestantisme n'a produit aucun saint dont la sainteté soit prouvée par des miracles. Il est l'égout du catholicisme ; il vient de Satan, le père du mensonge, l'ennemi de Dieu et des hommes. Aussi les protestants qui connaissent et aiment le bon Dieu se font-ils catholiques. »

Tout démontrait ainsi qu'en dehors de l'Eglise catholique, et surtout de la vie religieuse, il n'y avait ni salut, ni vérité, ni sainteté possibles.

Si cet enseignement ne fut pas un obstacle immédiat à la poursuite de ma vocation, il contribua certainement à diminuer mon enthousiasme. La souplesse qui se manifeste à l'âge que j'avais me permit cependant de m'adapter rapidement. Je me disposais à continuer ma route sans faiblesse quand une découverte vint changer le cours de ma vie.


(1) Voir Mgr LEPICIER, De stabilitate et progressus dogmatis, 2e éd., p. 194 ; Rome, 1910. 
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