Deux mois se sont écoulés.
J'obtiens ma première sortie. Quelle
fête à
Saint-Nicolas-du-Chardonnet !
Des murmures joyeux se font entendre dans
les rangs des séminaristes ; on oublie
un peu la règle et on brave la mauvaise
note !
La cloche sonne. Les uns après les
autres, nous prenons place sur les bancs de la
chapelle. La messe me paraît
démesurément longue. Mon attention
est ailleurs : je pense à ceux que je
vais revoir. À eux vont mes pensées
pendant l'heure d'étude, tandis que
j'observe le grand déploiement de l'aube.
Nous sommes en novembre et levés depuis cinq
heures du matin.
Après le repas, nous nous remettons
à l'étude. Le Supérieur est au
podium, qui préside et nous prodigue les
conseils de sagesse et de retenue qu'il estime
indispensables pour nous préserver des
dangers du monde extérieur. Mais tout ce qui
retarde la sortie reçoit l'accueil que l'on
suppose !
Il s'adresse spécialement à
nous, les nouveaux entrés, qui, pour la
première fois, allons reprendre contact avec le
« monde », ce monde contre
lequel, dit-il, « le Christ a jeté
l'anathème » !
Encore un peu de patience ! Il faut
nous rendre jusqu'au porche en rangs et en silence.
Et puis, vive la liberté, l'oiseau a pris
son vol !
Mais je ne suis plus le même
qu'autrefois. Dans mon lourd manteau noir qui
recouvre mes vêtements neufs de
séminariste, j'ai déjà cette
allure gauche et ce maintien affecté avec
des gestes sobres qui sont de rigueur. Mon regard
n'ose s'élever plus haut que le pavé
des rues, dans la crainte de rencontrer quelque
professeur aux abords du Séminaire. La
règle ordonne, en effet, « de
baisser les yeux dans la rue »
Cependant, plus je m'éloigne du
Séminaire, plus je m'approche de la maison
familiale, et plus je renais à la vie, plus
je contemple d'un regard amusé l'animation
de la rue et les devantures des magasins de la rue
de Vaugirard, allègre et libre.
Comme je suis loin du calme de notre salle
d'étude, de la chapelle obscure et
tranquille où j'ai passé de si bonnes
heures de méditation. C'est maintenant un
fourmillement en tous sens ; les tramways
passent et fuient en sonnant ; les autos
soulèvent la boue et se perdent dans la
brume au son de la trompe ; les grosses
voitures de livraison, ébranlent la
chaussée. C'est la fièvre de la
grande ville. C'est le Paris ouvrier,
ménager et boulevardier, vraie ruche au
travail !
L'ouvrier en cote bleue côtoie
l'arriviste richement vêtu.
La femme mondaine, élégante et
fardée, croise l'humble
ménagère arrêtée au
marché public. Un gosse, les mains dans les
poches, siffle un air populaire. Une soeur de
charité volette sous sa cornette. Un
prêtre se glisse entre les passants, lisant
son bréviaire du bout des
lèvres ; il semble ne rien voir et ne
rien entendre.
Je me rappelle les recommandations du
Supérieur. C'est donc le
« monde » qui m'entoure, le
monde « contre lequel le Christ a
jeté l'anathème » !
« Le monde, nous a-t-on dit, c'est tout
ce qui se trouve en dehors des murs du
Séminaire, en dehors de la vie religieuse,
et le vrai disciple du Christ doit s'en
écarter et s'en affranchir : Il est la
perdition et la mort. »
Toute cette animation de la ville, c'est
donc le « monde » !
« Mondain », ce frais bambin
à l'innocent sourire qui passe sur le
trottoir ; « mondaine »,
cette mère qui tient entre ses bras un joli
bébé qu'elle contemple avec
amour ; « mondaine » aussi
la vie de ma famille ! Est-ce bien là
le monde contre lequel le Christ a jeté
l'anathème ? Mon âme
juvénile se révolte. Cette
affirmation trop simpliste éveille en moi un
doute ; les sentiments naturels,
réprimés depuis deux longs mois,
protestent.
Mon coeur crie au-dedans de moi :
Non ! ce monde ne vit pas de la vie
religieuse, c'est vrai ; mais il peut se
conformer à la loi de Dieu. Et, en mon
esprit vierge de séminariste, non soumis
encore aux décrets de l'Eglise, je pense
à l'ouvrier sobre et laborieux, à la femme
honnête, à ceux qui résistent
aux attraits du monde, jouisseur et mensonger,
duquel surtout le Christ eut pitié. Une voix
m'appelle vers mes frères, que je
désirais connaître.
Mon coeur bat plus vigoureusement pour cette
foule agitée et fiévreuse, d'une
affection que je n'ai jamais encore ressentie aussi
intense. Que de regards ternes, que de visages
ravagés par la souffrance, que de
démarches lasses ! Un amour immense
envahit tout mon être pour les
déshérités, pour tous ceux qui
ne possèdent pas la joie que je ressens si
totale en ce moment.
Des récits de prêtres qui se
sont consacrés à secourir et à
aimer le monde si méprisable aux yeux du
Supérieur me reviennent en mémoire.
Je revois surtout le grand crucifix dominant
l'église de mon quartier où le Christ
a une telle expression de tristesse que ses traits,
gravés dans mon coeur, y ont pris une place
souveraine. Nulle part ailleurs je n'ai
retrouvé encore une telle expression, et je
voudrais que la foule entendit le message qu'Il lui
adresse, car il s'est penché sur les foules,
ce Christ, que je vois étendant les bras
pour les recevoir sur son coeur.
C'est Sa voix qui retentit en moi
« Va, dis ta joie, proclame ta
félicité, apporte ton message
à ceux qui souffrent, à ceux qui
peinent et cherchent le bonheur. Dis-leur
simplement et sans orgueil ce que tu
éprouves pour eux au fond de ton âme,
et tu auras fait ton devoir d'enfant de Dieu et de
séminariste. »
J'avance maintenant dans les artères
de la grande ville, m'intéressant aux gens
et aux choses comme un étranger pour qui
tout est nouveau.
Midi sont bien sonnées lorsque
j'arrive chez mes parents. Joie de retrouver le
foyer, ma mère radieuse de me serrer dans
ses bras, ma chambre et la table de famille qui
nous réunit pour le déjeuner, joie
pure et si brève. Je voudrais arrêter
le cours du temps et prolonger ces heures si
douces. Mais il me faut aller à
l'église pour faire une courte adoration et
une visite au curé. La règle l'exige.
Comme il serait doux, cependant, de rester
auprès de mes parents ! Nous parlerions
des heures sans nous lasser, de tout et de rien,
joyeux de nous sentir réunis.
L'église est vide ; les
voûtes répandent une ombre qui invite
au recueillement ; l'encens parfume
discrètement l'air et la veilleuse rouge
scintille au choeur ; tout est silencieux.
C'est ici que j'ai fait ma Première
Communion. Je me rappelle les heures de bonheur
vécues dans cette église, je pense
avec prédilection au jour où j'ai
pris la résolution de me vouer au service
divin. Mais mon bonheur présent est
inquiet ; mon âme est
troublée ; je n'ai pas trouvé au
Séminaire tout ce que j'en avais
attendu ; aujourd'hui même, en reprenant
contact avec le monde, je me suis senti assailli
par le doute, je me suis insurgé contre
l'enseignement du Séminaire que j'ai
trouvé inhumain... Mais, que dis-je ?
Ne vais-je pas offenser Dieu par les pensées
qui se font jour en mon coeur ? Ne dois-je pas
obéir sans comprendre ? Dans mon trouble, je
me mets à
prier avec ferveur, demandant à Dieu son
aide et sa force...
Une rapide visite au curé, qui
m'adresse quelques paroles d'encouragement, et je
reviens à la maison. Le repas du soir nous
réunit une dernière fois en famille.
Je pars dans la nuit. La nuit tombe.
Oh ! ces sorties trop courtes, comme elles
passaient vite ! Et, au soir, quel plaisir de
s'attarder aux devantures éclairées
et joyeuses, sous le parapluie et la mantille, bien
au chaud !
Quitter sa mère, son père, sa
soeur, sa chambre entrevue, et reprendre place dans
les rangs silencieux, sous le regard
sévère des surveillants !
Souvent, au lendemain des sorties, mon
directeur de conscience me faisait venir dans sa
chambre et m'interrogeait sur la journée
passée :
« Où en est votre
âme, mon enfant ? Qu'avez-vous vu autour
de vous ? Quelles but été vos
conversations ? Votre vocation est-elle
toujours aussi ferme ? Remerciez Dieu de la
grâce qu'Il vous a faite de vous choisir
parmi tant d'autres. Observez toujours la
règle et soyez soumis à vos
supérieurs. »
Ses phrases brèves et sèches
me glaçaient. Il me parlait longtemps ainsi,
puis me congédiait brusquement.
Le samedi, régulièrement, je
me confessais, apportant au confessionnal les
mêmes fautes, qui ne pouvaient être que
des fautes contre le règlement. Je récitais mon
chapelet
comme pénitence et communiais chaque
dimanche.
Les récréations sous la pluie, dans le froid, me paraissaient longues. J'allais quelquefois à la chapelle pour prier. J'aimais l'image du Christ qu'une veilleuse rouge éclairait de sa lueur incertaine. Je lui récitais une prière et m'entretenais avec Lui. Oh ! ces doux entretiens, que venait seul interrompre le son de la cloche ! Ils rétablissaient l'ordre dans mes idées confuses et ranimaient mon courage. Je quittais la chapelle, apaisé et prêt à tout supporter pour le suivre.
Un jour, je m'étais attardé
à l'infirmerie et la cloche sonna me
trouvant en pleine conversation avec la soeur qui
n'était guère
sévère.
Je dévalai de l'escalier, courus
à travers les corridors, ce qui était
défendu, et vins me jeter tout juste dans
les jambes du Supérieur. Vous pensez avec
quelle admonestation il me reçut !
« Est-ce ainsi que doit se tenir
un séminariste ? Ne vous ai-je pas dit
bien des fois qu'il doit marcher très
lentement, très posément, et qu'il
doit se préparer à sa nouvelle
fonction en ayant des gestes sobres et
mesurés ?... »
Les promenades, silencieuses, dans la ville
avaient lieu le mercredi. Ce
jour-là nous ne risquions pas de rencontrer
les élèves d'autres lycées et
collèges.
Nous ne pouvions parler qu'en traversant les
campagnes.
Surtout pas de regards indiscrets ! Que
de reproches furent adressés à des
élèves qui avaient regardé des
affiches ! Cette curiosité
n'était pas digne d'un
séminariste.
Quand nous n'allions pas dans les bois de
Meudon ou de Clamart, nous visitions des
églises, des établissements
religieux, ou quelque vieux château en
ruines.
Au bout de quelques mois de ce régime, je
n'étais plus moi-même. À force
de réprimer mes élans instinctifs, de
calculer tous mes gestes, de peser chacune de mes
paroles, je n'étais plus l'adolescent
heureux, passionné de vivre
d'autrefois ; je ne voyais plus en moi que le
séminariste : le prêtre en
devenir, mis à part pour le sacerdoce.
J'avais d'ailleurs très fortement la
sensation d'une main-mise sur ma personne. Si
désagréable qu'elle fût, mon
âme subissait cette empreinte avec
résignation, et si parfois quelque vision
lointaine des années passées au foyer
paternel venait troubler l'engourdissement de ma
personnalité, je la chassais bien vite,
sentant qu'il m'était interdit de m'y
attarder.
Les jours s'écoulaient monotones et
indifférents avec leurs heures
méthodiquement divisées. La messe du
matin était suivie obligatoirement par tous
les élèves. La prière ouvrait
chaque exercice. Le soir, à tour de
rôle, les professeurs présidaient une
heure de méditation consacrée au
développement de la vie spirituelle.
L'instruction générale que
nous recevions était conforme à celle des
lycées et des collèges. Mais tout,
enseignement, discipline, offices religieux,
concourait à nous détacher du monde
et de nous-mêmes. Il était rare que
les événements de la vie politique et
sociale auxquels nous restions étrangers
servissent de sujets. Les professeurs n'y faisaient
allusion que pour conclure invariablement à
la vanité des efforts du monde où
Dieu était méconnu. J'aimais surtout
les récits tirés de la vie des
saints. L'élément miraculeux qui
dominait tous leurs actes me faisait rêver
à des choses extraordinaires. Les chapitres
de l'Imitation, habilement commentés,
achevèrent de me détacher des choses
d'ici-bas. Ma vie mystique s'épanouissait
dans cette atmosphère si propice au
recueillement. Souvent attardé dans le
sanctuaire intérieur de mon âme, j'y
poursuivais mes réflexions tandis que se
déroulaient les offices.
Les méditations sur la mort
frappaient particulièrement mon imagination.
Je n'oublierai jamais l'impression que je ressentis
un soir de Vendredi-Saint, alors que le
Supérieur s'étendait sur la
vanité des choses terrestres et
l'état de décomposition qui serait le
nôtre un jour. Il parla pendant une
demi-heure, puis nous fît mettre à
genoux une heure durant, afin de nous permettre de
concentrer notre attention dans une intense
méditation silencieuse < A cet âge,
je ne pensais guère à mourir. Par ce
procédé, j'étais obligé
d'envisager en face ma fin dernière.
Serait-ce demain, aujourd'hui, à l'heure
même. L'angoisse me saisit. Tout mon
être frémissait et, de toutes ses
forces, protestait contre
l'horrible vision. Je voulais vivre, vivre
longtemps, vivre toujours !
Les cours d'instruction religieuse
étaient donnés le dimanche matin. Le
professeur, revêtu du surplis, pour mieux
marquer l'importance essentielle de son
enseignement, déroutait mon esprit et
froissait mon coeur par son ton agressif. La
religion qu'il prêchait était bien
différente de celle que j'avais appris
à aimer. Adieu la beauté de croire et
la simple pratique de la charité
chrétienne, adieu la poésie de ma
religion d'enfance. Il fallait croire sans
comprendre « credo quia
absurdum ». Plus c'était
incompréhensible, indémontrable, plus
c'était pour nous séminaristes un
mystère, et plus il était
nécessaire de croire. L'Eglise avait
établi des dogmes ; prêtres et
fidèles devaient courber la tête
devant ses décrets. Dépositaire
infaillible de la vérité, elle
n'admettait pas que l'on discutât. Malheur
à l'hérétique, au
schismatique. Ils n'avaient pas, selon
l'enseignement catéchétique, le droit
de vivre (1).
Ce
n'était rien moins que notre raison qu'il
fallait anéantir. Quant à nos
sentiments, ils n'avaient droit de vie que pour
Dieu. S'attacher à une créature, aux
créatures, était chose coupable. Le
prêtre ne doit pas se marier, il ne doit pas
se créer de foyer ; il faut donc que le
séminariste abolisse les sentiments qui
prennent naissance dans son coeur. L'amitié
même était suspecte et on la
combattait énergiquement au
séminaire.
Enfin la conscience n'a pas d'ordre à
donner. En matière de morale, l'Eglise est
seule juge et le directeur de conscience ne fait
qu'obéir aux lois souveraines de
celle-ci.
Tout cet enseignement était
donné avec sécheresse et il fallait
s'y conformer sans mot dire. L'intelligence avait
beau s'insurger, le coeur réclamer ses
droits, la conscience étouffer, il fallait
que toutes les facultés du futur
prêtre fussent passées dans le moule
commun. Je sentais bien un étrange malaise
m'envahir, mais je me conformais à cette
manière de croire et de vivre.
J'avais l'impression que mes rêves
d'enfance s'évanouissaient, mais je croyais
qu'une réalité plus belle et plus
forte allait les remplacer.
Ce ne fut pas le cas, et seule, plus tard,
l'Eglise protestante put me rendre la foi et la
paix perdues après maintes souffrances.
Comment ai-je trouvé la
vérité dans cette
Église ? Dieu seul m'y a conduit ;
car voici un aperçu des calomnies que l'on
trouve dans les catéchismes catholiques
expliqués, ayant trait au
protestantisme.
J'ouvre le livre du R. P. Hilaire,
intitulé La Religion
démontrée, et je relis le
récit de la mort de Luther à la page
329.
Ces lignes méritent d'être
connues:
« Après avoir bien bu, bien mangé, bien blasphémé, Luther meurt, gorgé de viande et de vin à la suite d'un dîner en 1546. De nombreux historiens affirment qu'il s'est pendu, achevant ainsi par le suicide sa triste vie. »
La mort de Calvin à la page suivante n'est pas plus édifiante :
« En 1564, attaqué d'une maladie honteuse, il se voit rongé par des milliers de vers ; un ulcère infect pénétrant ses entrailles lui vaut d'atroces douleurs ; ainsi frappé de la main de Dieu, il s'abandonne au désespoir, appelle les démons à son secours et meurt en vomissant des blasphèmes contre Dieu et des malédictions contre lui-même. »
Quelques pages plus loin, je trouve ces appréciations :
« Le protestantisme n'a pas de sainteté, car ses fondateurs furent tous des hommes d'une conduite infâme et scandaleuse ; cela suffit pour juger cette religion. Les principes du protestantisme conduisent à tous les crimes et les justifient tous. Qu'y a-t-il de plus immoral que les premiers principes de ses fondateurs ? L'Homme n'est pas libre ; les bonnes oeuvres sont inutiles ; la foi suffit pour être sauvé, quelques crimes que l'on commette. » Etc...
« Le protestantisme n'a produit aucun saint dont la sainteté soit prouvée par des miracles. Il est l'égout du catholicisme ; il vient de Satan, le père du mensonge, l'ennemi de Dieu et des hommes. Aussi les protestants qui connaissent et aiment le bon Dieu se font-ils catholiques. »
Tout démontrait ainsi qu'en dehors de
l'Eglise catholique, et surtout
de la vie religieuse, il n'y avait ni salut, ni
vérité, ni sainteté
possibles.
Si cet enseignement ne fut pas un
obstacle immédiat à la poursuite de
ma vocation, il contribua certainement à
diminuer mon enthousiasme. La souplesse qui se
manifeste à l'âge que j'avais me
permit cependant de m'adapter rapidement. Je me
disposais à continuer ma route sans
faiblesse quand une découverte vint changer
le cours de ma vie.
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