Mon plus grand désir, après avoir
été enfant de choeur dans une
occasion exceptionnelle, fut de le devenir
régulièrement.
Ma mère, en apprenant mes
intentions, fut remplie de joie, et elle se rendit
avec moi à la sacristie afin d'obtenir mon
admission.
Après bien des recommandations et
des instructions, le vicaire préposé
aux cérémonies m'inscrivit sur la
liste des servants pour la semaine suivante et me
fit servir sa propre messe pour en apprendre
l'ordonnance. Je fus très vite
initié. M'approcher des autels devint un
plaisir à nul autre comparable.
L'église, au parfum
spécial et aux couleurs multiples,
m'attirait. Je m'y rendais comme à une
fête, heureux de retrouver mon Dieu et de
rester quelques instants en sa
présence.
Pas une seule fois l'idée ne me
vint de m'absenter le dimanche, à la
grand'messe et aux vêpres, comme la plupart
des enfants de choeur. Souvent même, dans la
semaine, je sollicitais encore l'autorisation
d'assister à des mariages ou à des
enterrements en qualité de
servant, usant ainsi d'un droit que l'École
congréganiste des Frères de
Saint-Vincent de Paul octroyait à ses
élèves enfants de choeur.
Ayant atteint ma dixième
année, je dus suivre le cours de
catéchisme que prescrit l'Eglise à
partir de cet âge.
Le directeur de ce cours, M.
l'abbé P.... devait occuper deux ans plus
tard une grande place dans ma vie, mais au premier
abord il n'éveilla guère ma
sympathie.
C'était un Espagnol, petit et
mince, le nez en bec d'aigle. Sa physionomie,
à l'ordinaire fermée, ne s'animait
que lorsqu'il dirigeait le patronage. Alors vif,
plein d'entrain, grimpé sur des
échasses, ou conduisant une course de
traîneaux, il savait donner aux jeux une
allure joyeuse qui nous ravissait. Et cela sans se
départir jamais de son autorité,
tellement sa soutane et sa grande fermeté
nous en imposaient.
Sur sa demande, je me décidai
à aller au patronage
régulièrement. J'aimais à
m'entretenir avec lui, bien qu'il parut difficile
de pénétrer dans son
intimité ; aussi, lorsqu'il nous
plaça dans la nécessité de
choisir un confesseur, je n'en voulus pas d'autre
que lui. Sa présence même devint pour
moi de plus en plus agréable ; son
regard me parut plus doux à partir du jour
où je me confessai à lui ; son
sourire se fit si accueillant, il y eut tant de
sollicitations secrètes dans sa voix, que je
finis par l'affectionner beaucoup.
Un jour, je m'enhardis et me
décidai à lui parler.
C'était un jeudi, après le
cours de catéchisme. Tous les enfants
avaient quitté la chapelle. Je m'attardai
près de la porte pour pouvoir le reconduire,
et lorsque nous eûmes fait quelques pas
ensemble, tout d'une traite, comme quelqu'un qu'une
longue marche aurait essoufflé, je lui
confiai mes désirs, j'exposai devant lui mes
rêves et mes aspirations : Je voulais
être prêtre et employer ma vie au
service de Dieu.
La conviction avec laquelle je plaidais
ma cause fit passer dans son regard un
éclair de joie. Il attendait sans doute cet
aveu depuis longtemps, mais il voulut en
tempérer l'enthousiasme par crainte d'un
empêchement, et il me parla de la
sorte :
« Oui, mon enfant, j'ai
écouté avec plaisir ce que vous venez
de me dire, mais je ne connais pas vos
circonstances particulières, je ne sais si
votre famille sera consentante et si elle
approuvera votre décision ; je ne sais
pas non plus si vous serez apte à
entreprendre des études et à les
poursuivre, quoique vous le paraissiez ; il y
a peut-être des raisons majeures qui vous
empêcheront de réaliser ce projet. Mon
devoir me prescrit donc de modérer votre
élan, afin qu'une décision contraire
ne vous heurte pas. »
Je quittai le prêtre en lui
demandant instamment de préparer une
entrevue avec mes parents.
Cette entrevue eut lieu à
quelques jours de là, et il fut convenu
qu'après ma première communion et les
vacances, j'entrerais au Séminaire de Paris.
À partir de ce jour, mon confesseur devint
mon protecteur, et il accomplit
toutes les formalités nécessaires
pour mon admission.
La première communion approchait
et devait, plus que jamais, me raffermir dans mes
résolutions. Elle devint pour moi, à
la suite d'une longue préparation, la
formule de consécration au service de
Dieu.
Après le recul des années,
il me sera sans doute bien difficile de traduire
ici la joie que j'en acquis. Je chercherai surtout
à être sincère, sans me
départir de la naïveté qui
convient à cet âge.
J'essayerai de décrire avec
exactitude toutes les émotions que j'en
éprouvai. Si je n'avais fait plus tard
l'expérience d'émotions plus fortes
et plus grandes encore, je pourrais dire que ce fut
le plus beau jour de ma vie. En tout cas,
jusqu'à ce moment, jamais je n'avais
éprouvé autant de joie, d'intense
bonheur, un besoin aussi ardent de communion avec
Dieu, et cet acte donna pleine satisfaction
à mon âme d'enfant.
La dernière semaine tant attendue
était maintenant achevée ; la
dernière journée même
s'écoulait, et la confession
générale allait effacer tous mes
péchés, me permettant de m'approcher
de Dieu, l'âme entièrement
pure.
À la suite de ce dernier soir de
retraite, prêché par un
prédicateur étranger, qui m'avait
tenu depuis cinq jours en éveil, je me
sentais à la fois dans des transes et dans
de douces émotions. Pour cette dernière confession,
j'avais noté tous mes péchés
sur une feuille de papier, afin de n'en omettre
aucun ; et c'est en tremblant que je les lus
à mon confesseur.
Il me sembla vraiment qu'une main
mystérieuse en effaça la trace,
lorsqu'il prononça la formule d'absolution,
et qu'une vigueur et une vie nouvelle me rendirent
plus léger et joyeux.
Nous nous étions
séparés ce soir-là, en
chantant ce beau cantique :
« Trop longue nuit durera toujours.
« Rends-moi, Jésus, ma joie et mes amours. »
La nuit venue, c'est en rêvant au doux Jésus que je m'étais endormi. La crainte d'encourir les peines de l'Enfer, si je faisais une première communion dans de mauvaises dispositions, m'avait empêché de parler pendant toute la soirée.
Le lendemain matin, les premiers communiants
étaient réunis dans la cour du
patronage, notre lieu de rendez-vous. Je me joignis
à eux, on vint nous donner des instructions
pour observer l'ordre le plus rigoureux.
Tous revêtus du brassard et
habillés de neuf, nous nous promenions par
groupes, tenant gauchement nos cierges.
Les abbés, l'air
affairé, traversaient la cour en surplis
fraîchement plissés et nous
accueillaient avec quelques paroles de
circonstance.
J'étais heureux et
j'étais anxieux. Depuis le matin, la joie
envahissait mon
âme, mais une peur affreuse me serrait le
coeur, lorsque je saisissais la grandeur de l'acte
que j'allais accomplir.
Oui, c'était Dieu
lui-même, le Maître et le
Créateur de l'Univers, que j'allais recevoir
en moi. À cette pensée, mon coeur
tressautait et lorsque le plus petit doute
m'effleurait, j'étais jeté dans une
profonde angoisse. Était-ce un
péché ?
Si je ne pensais plus à rien,
la peur de fixer mon attention sur des choses
profanes, et de m'écarter de Dieu,
m'effrayait plus encore.
Cependant, une émotion
grandissante me gagna à l'approche du moment
tant désiré, et ces pensées
diverses s'évanouirent. Oui, c'était
par amour que Dieu avait pris cette humble attitude
envers les hommes ; Il voulait se donner en
nourriture à leurs âmes pour les
soutenir, les sauver, les garder.
La cloche au son aigu sonna le
rassemblement. Les rangs des communiants
pénétrèrent dans
l'église. L'autel était chargé
de fleurs les cierges élevaient leurs
flammes de tous côtés le centre de
l'église n'était plus qu'un
joyau ; le rouge écarlate des draperies
tranchait sur le blanc pur des linges
d'autel ; les reliquaires, entourés de
pierreries, scintillaient de toutes
parts.
À peine les garçons
furent-ils rangés d'un côté et
les filles de l'autre, que la sonnette du choeur
s'agita et les grandes orgues vibrèrent dans
l'air embaumé, annonçant
l'entrée solennelle.
Le suisse avait revêtu ses
plus beaux atours ; les enfants de choeur,
leurs plus belles soutanes et leurs plus beaux
surplis ; les officiants, les dalmatiques et
la chappe de fils d'or.
Un coup de claquoir fit lever
toute
l'assemblée et le prêtre entonna l'
« Aspergesme ».
Je ne prenais plus garde à la
magnificence des cérémonies. Trop de
sentiments divers et d'émotions violentes
m'assiégeaient maintenant pour me permettre
de rester attentif à tout ce qui se passait
autour de moi. Je ne pouvais pas même
m'associer aux prières préparatoires
à la communion, et je m'élevais de
plus en plus au-dessus de la vie réelle. Ma
grande préoccupation était de me
mettre, dès maintenant, en contact avec ce
Jésus, à la fois présent et
invisible, matériel et immatériel,
que l'on m'avait appris à connaître,
afin de mieux préparer sa venue dans mon
coeur. Mon anxiété grandissait, car
je croyais ne pas lui avoir préparé
une place suffisamment belle et pure ; elle ne
s'apaisait que lorsque mon regard rencontrait celui
du grand Crucifié pendu à la
voûte, de l'église. Alors, une autre
pensée me dominait : me détacher
de ce monde de misère, comme on nous l'avait
enseigné, et ne plus vivre que par
Jésus et pour Lui, en Lui donnant tous les
instants de ma vie.
C'est partagé entre ces
sentiments que je m'approchai de la table de
communion. Lorsque je revins à ma place,
débordant de joie, et que l'hostie fondit dans ma
bouche, je me mis
à pleurer doucement et en silence,
promettant à Dieu de Lui appartenir et de me
consacrer à Lui sans retour.
« Eh bien ! mon enfant,
êtes-vous heureux ? » me dit
mon protecteur, le lendemain soir, à la
sortie de l'église où nous venions de
recevoir le sacrement de Confirmation. Comme ces
deux journées pleines d'émotions me
faisaient plus que jamais désirer le moment
où je pourrais entrer au Séminaire,
je lui réitérai mon ardent
désir de devenir prêtre.
« Réfléchissez bien, me
répondit-il, pendant qu'il en est encore
temps ; j'ai remarqué votre
piété, votre goût pour les
choses d'En-Haut ; j'ai suivi vos
progrès dans la voie de l'Eglise, mais vous
êtes encore jeune et vous pouvez
changer ; vous voyez ce qui est beau dans le
ministère, mais il y a des luttes à
soutenir, des combats à livrer, et le
ministère du prêtre n'est pas
seulement fait de joies. »
Cependant, après m'avoir
adressé ces avertissements, il
continua :
« Bien entendu,
j'envisage
qu'il serait téméraire de vous faire
attendre plus longuement et de mettre votre
patience à l'épreuve. Le
diocèse de Paris manque de prêtres et
Saint-Nicolas demande des
élèves ; vous pourrez donc
entrer au mois d'octobre, j'en ai averti le
Supérieur. Vous recevrez dans cette maison
de Dieu une instruction soignée, et je
suivrai avec plaisir vos progrès. Vous
avancerez dans l'obéissance à la loi de Dieu et
dans
Sa crainte ; vous vous élèverez
progressivement au-dessus du monde trompeur, et
votre vie, employée au service de Dieu, sera
une bénédiction pour votre famille et
pour vous-même. »
Quelques jours après,
j'étais en Alsace, où une lettre
m'avait précédé, avertissant
le curé du village de ma venue, et lui
demandant de me donner quelques notions de
latin.
« Rosa, la
rose » m'entraînait trop
facilement, je l'avoue, vers la campagne si belle,
si ensoleillée de ce coin
d'Alsace.
C'est à regret qu'il me
fallut revenir à Paris, mais avec joie que
je préparai ma malle pour mon entrée
à Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
J'avais treize ans.
Je me suis efforcé, dans les pages
précédentes, de faire comprendre au
lecteur tout ce que la religion catholique a
d'attraits et de charmes pour une âme
d'enfant.
Nombreux sont ceux qui garderont
un
souvenir enchanteur des moments qu'ils ont
passés dans l'église jusqu'à
leur Première Communion ; viennent les
années passionnées de la jeunesse, et
ils déserteront l'Eglise ; mais, plus
tard, quand ils auront besoin d'un baume qui apaise
les souffrances de leur existence
enfiévrée, ils reviendront trouver le
calme dans ce milieu poétique.
On comprendra avec quelle douce
émotion j'attendais le jour bienheureux de
mon entrée au Séminaire.
Ce jour arriva.
Les préparatifs de départ sont
terminés. Ma malle est prête. L'heure
approche.
De la croisée, je guette
l'arrivée de la voiture. Paris est
invisible. Un brouillard dense me cache le spectacle
immense de la
ville,
que j'aimais à contempler de ma chambre, au
sixième étage d'un grand immeuble.
Rien à mes yeux..., rien que le manteau
gris, sillonné, tout proche, de rues
inanimées et ternes.
Mon âme est dans la joie, et,
plutôt que de contempler le morne tableau, je
préfère regarder une dernière
fois ma petite chambre, si fraîche, si
gaie... Une dernière fois ! Eh !
oui ; je ne la reverrai plus, ma chambrette...
Ni ce cher foyer que je vais quitter pour de longs
mois, pour des années. J'entre aujourd'hui
dans une famille inconnue. Et la mienne, la seule
vraie, je la laisserai derrière moi, je m'en
éloignerai insensiblement, je ne lui
appartiendrai plus. C'est à peine si, de
temps en temps, il me sera permis de la
revoir...
Un indéfinissable malaise
s'empare de moi. Pourquoi n'ai-je plus le
même enthousiasme ? Pourquoi cette
séparation m'apparaît-elle si
pénible aujourd'hui ? Ne serait-ce pas
Satan qui besogne en moi à ce moment et veut
me faire oublier le but du sacrifice que
j'accomplis ? Soyons fort ! La joie ne
doit pas désemplir mon âme en ce jour
béni !
Trêve à ces
réflexions ! La voiture est là.
Adieu maison aimée, adieu ma chambrette,
adieu mes parents bien aimés, adieu... Ma
mère ne me quitte pas encore,
heureusement ; elle m'accompagnera jusqu'au
Séminaire.
Le trajet est long. Il faut
traverser Paris d'une extrémité
à l'autre. Et tandis que le Paris que j'ai tant
aimé disparaît
à son tour, je me mets à penser au
jour où l'évêque m'imposera les
mains, me permettant pour la première fois
de dire la messe à l'église de mon
quartier...
Nous voici devant la porte
massive
du Séminaire. Les murs sont hauts ; ma
nouvelle demeure est triste et
sévère. Un silence de
monastère règne, que seul vient
troubler le pas du concierge à notre
arrivée.
Nous entrons. Un immense
bâtiment aux multiples fenêtres
rectangulaires frappe mes regards. Des statues de
saints, sur les pelouses, engagent au respect. Les
fleurs automnales qui parsèment les
plates-bandes augmentent l'impression de
mélancolie de ce lieu.
Nous traversons les allées
solitaires ; nous pénétrons dans
un long corridor où nos pas
résonnent, et nous voici au parloir. Il est
animé par les nouveaux arrivants, qui,
aussitôt après, les formalités
d'usage, se dirigent à la file indienne avec
draps, oreillers et couvertures vers le
dortoir.
Les murs nus du dortoir,
l'enfilade
des lits de fer, le grand mur qui entoure la maison
et ne laisse au regard qu'un coin de ciel, gris
aujourd'hui, tout me fait penser à ma
chambrette si gaie, et au grand Paris que j'aimais
à découvrir chaque matin. Mais
chassons les vains regrets. Il faut descendre au
parloir et dire un dernier adieu à ma
mère.
La cloche tinte. Les anciens
nous
toisent dans le couloir froid. « En
rangs, silence, silence ! » C'est la
vie du séminaire qui commence.
Au bout du couloir vient de
surgir
le directeur, M. l'abbé
B..., long et maigre, cheveux rares, yeux gris,
regard froid, joues glabres émaciées
par deux traits en profondeur. Il marmotte quelque
prière entre ses lèvres. C'est son
habitude, lorsqu'il dirige la marche des
élèves, en rangs silencieux. Il
attend, sur le seuil de la chapelle, que le silence
soit complet et donne l'ordre d'entrer.
Qu'elle est simple et propice au
recueillement la petite chapelle du
séminaire ! J'écoutai pieusement
la prière du Supérieur. Puis les
rangs se sont reformés d'eux-mêmes et
les élèves ont regagné le
dortoir.
Ma première nuit au Séminaire fut
agitée ; je ne parvins à
m'assoupir qu'au matin et m'éveillai en
sursaut au son de la cloche qui mit sur pied tous
les élèves. Le surveillant
attitré du dortoir était
présent à notre saut du lit et nous
saluait courtoisement au passage.
À partir de ce moment, nos
actes étaient méthodiquement
calculés, étroitement
surveillés. Du matin au soir, astreints
à une règle inflexible, nous devions
vivre dans le silence le plus complet. Au
réfectoire, comme ailleurs, le silence
était de rigueur. Pendant tout le repas, un
élève, juché sur une chaire,
lisait des péricopes de la vie des saints.
Et lorsque nous avions besoin de pain, pour ne pas
rompre le silence, nous élevions le couteau
au-dessus de notre tête ; le vin nous
était servi quand nous élevions la fourchette.
C'était le
seul langage permis avec les
domestiques.
Je voyais mes compagnons soumis
à cette discipline, et acceptant cette vie
morne sans peine apparente. Leur physionomie
était bien figée, il est vrai ;
les plus anciens surtout avaient l'air
détachés de toutes choses, mais ils
paraissaient accoutumés à vivre
ainsi, et je résolus de les imiter sans
murmure.
Avec un grand soulagement, je
vis
arriver la récréation ! Il
fallut cependant, avant de pouvoir nous
ébattre, écouter la lecture
fastidieuse du règlement. Un article
interdisait, sous peine de notes disciplinaires,
tout rassemblement et tout conciliabule.
Les jours se succédaient, tous
semblables, partagés entre les heures de
classe, d'étude, de récréation
et de réfectoire, calmes et monotones. Rien
ne venait troubler le rythme accompli par les
élèves au son de la cloche. On aurait
dit qu'un mécanisme invisible commandait
jusqu'au moindre geste des
séminaristes.
Je me pliai avec peine à
cette existence décolorée. Avoir
treize ans ! Être plein de vie et de
forces tumultueuses ! Et vivre dans le
silence, sans que rien vînt relever la
monotonie des jours ! Je comprends ce jeune
séminariste dont parle Renan, lorsqu'il
était lui-même à
Saint-Nicolas : « Un d'eux,
écrit-il, plus âgé que moi,
m'avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur
du dortoir du
troisième étage au-dessus du
pavé de la rue Saint-Victor
(1). »
Les semaines
passèrent ;
je me détachai peu à peu des
affections familiales ; l'intérêt
que je portais au monde ambiant fit place à
l'insouciance de vivre. Le travail était le
seul refuge qui me fût permis, puisque
l'amitié était proscrite de la vie
séminariste.
La règle était
formelle à ce sujet : « Les
amitiés particulières, disait le
règlement, sont strictement défendues
et passibles d'une note
disciplinaire. »
Les surveillants venaient-ils
à connaître une telle amitié,
ils ne manquaient pas de rappeler à l'ordre
les délinquants ; et, le samedi soir,
le Supérieur leur adressait de
sévères réprimandes devant
tous les élèves réunis et leur
attribuait -une mauvaise note de
discipline.
Quand aurions-nous pu nous lier
intimement avec un camarade ? À la
promenade nous étions toujours rangés
trois par trois. Partout ailleurs nous devions
garder le silence. Du reste, l'amitié
eût-elle été possible, nous
l'aurions évitée avec
méfiance. Nous conservions toujours nos
distances. N'étions-nous pas, en effet,
tenus d'ouvrir nos âmes à notre
directeur de conscience, choisi parmi nos
professeurs, et ne devions-nous pas lui faire
connaître toutes nos
pensées ?
J'avais le sentiment d'être
espionné sans cesse ce
sentiment était partagé par mes
camarades ; et jamais nous n'osions parler de
nos pensées intimes.
La lente succession des jours
eut
raison des protestations de ma nature ardente et me
rendit docile à la discipline du
séminaire. Je triomphais des moments de
découragement en me rappelant les paroles de
mon protecteur : « Ce n'est que par
des luttes et des souffrances qu'on suit le
Christ. »
Pour répondre à ma
vocation, j'obéissais.
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