Il restait en effet une troisième
juridiction à parcourir.
Du Bourg, décidé à aller
jusqu'au bout, en appela de la sentence de
l'archevêque de Sens à
l'archevêque de Lyon, primat des Gaules.
C'était là une juridiction
contestée, à laquelle plusieurs
métropolitains, notamment ceux de Rouen et
de Sens avaient résisté.
Le cardinal de Lorraine, irrité de
cette prolongation d'un procès dont il lui
tardait de voir l'issue, essaya, par tous les
moyens, d'empêcher ce « tiers
appel, » soutenant que « les
deux sentences étant confirmées par
arrêts, elles étaient
exécutoires nonobstant ledit tiers
appel. » Il ne réussit pourtant
pas à empêcher ce nouvel appel de
suivre son cours.
Le vieux cardinal de Tournon, que Catherine
de Médicis avait fait rentrer au Conseil
privé, était alors archevêque
de Lyon, et, prenant au sérieux sa
dignité primatiale, il donna à son
grand vicaire l'ordre de rassembler à Paris
les membres de son Conseil. Mais
« quelque diligence qu'on y mît, un
mois ou deux passèrent » avant que
l'archevêque de Lyon eût, à son
tour, confirmé la sentence des premiers
juges ecclésiastiques. Cet arrêt fut
rendu le 28 septembre, et du Bourg se hâta
d'en appeler de nouveau au Parlement. Les vacances
de ce corps étant survenues sur ces
entrefaites, le jugement de cet appel subit quelque
retard, malgré les lettres patentes du roi,
en date du 13 octobre, chargeant la Chambre des
vacations de procéder au jugement, et
validant d'avance « le jugement qui y
sera donné, comme si le
Parlement avait été séant
(1) ». Cette fois encore, bien
des
semaines s'écoulèrent en
délibérations, et ce ne fut que le 18
novembre que la Cour mit à néant
l'appel de du Bourg et le déclara non
recevable
(2).
Cette fois, l'arrêt était
exécutoire, et le surlendemain du jour
où il fut rendu, du Bourg reçut la
visite à la Bastille, des
délégués de
l'évêque de Paris, chargés de
le dégrader des ordres de diaconat et de
sous-diaconat qui lui avaient été
conférés. Ces
délégués étaient
Jean-Juvénal des Ursins, évêque
de Tréguier, Frère Philippe Musnier,
évêque in partibus de
Philadelphie et Frère Nicolas de Saint-Ouen,
docteur en théologie, abbé de
Montebourg, « séant in
pontificalibus pour l'exécution de la
sentence par ci-devant donnée par
Révérend père en Dieu
monseigneur Monsieur Eustache du Bellay,
évêque de Paris, à l'encontre
de maître Anne du Bourg, conseiller du roi en
sa Cour de Parlement à Paris, prisonnier
audit lieu de Bastille. »
Plusieurs théologiens
assistèrent aussi, comme témoins,
à la cérémonie, et l'un d'eux,
Bruslart, dans son Journal, prend soin de
nous dire que « furent gardées les
solennités à ce requises
(3). »
On observa en effet le
cérémonial, à la fois
compliqué et puéril, en usage en
pareil cas dans l'Eglise romaine. Du Bourg,
après avoir longuement discuté le côté juridique
de la question (4), se soumit sans
résistance
à ce qui n'était à ses yeux
qu'une vaine forme. À ceux qui lui
présentaient les vêtements
ecclésiastiques, qu'il devait
revêtir : « Bien, dit-il,
puisque faire le faut ! » et il
ajouta que, s'il en avait appelé de la
sentence de dégradation, « ce
n'était pas pour regret qu'il eût
à laisser lesdits ordres, et qu'il y avait
longtemps qu'il les voulait laisser, s'il eût
pu, et les avait seulement pris pour être
capable de l'état qu'il a. Et que s'il
eût pu être reçu audit
état sans icelles, ne les eût jamais
pris. »
On le revêtit d'une robe noire
« à usage d'homme
d'église, » d'un surplis, de
l'aube, de la ceinture, de l'étole et du
fanon ; on mit successivement en ses mains les
évangiles, le calice, les burettes, les
chandeliers. Puis l'évêque officiant
lui ôta l'un après l'autre les
vêtements, ornements, livres et vaisseaux, en
prononçant certaines formules contraires
à celles de l'ordination. On lui coupa aussi
les cheveux du sommet de la tête pour effacer
toute trace de tonsure. Après quoi, on lui
présenta « robe et bonnet servant
à homme lai. » Il protesta, en
disant que sa robe de conseiller ne pouvait lui
être enlevée que par le
Parlement.
L'évêque de Tréguier le
remit alors aux mains du lieutenant du capitaine
de
la
Bastille, et par lui aux mains des juges
séculiers, avec la recommandation hypocrite
« d'agir avec icelui du Bourg doucement
et humainement. » En prenant congé
du prisonnier, il lui recommanda de prendre
patience et de « se consoler en
Dieu, » en prenant les avis de
« quelque bon docteur en
théologie. » À quoi du
Bourg répondit qu'il allait se consoler avec
Dieu, le seul consolateur qui lui restât,
puisque les hommes l'avaient
délaissé.
Quelle impression fit cette
cérémonie du moyen âge sur du
Bourg ? D'après le témoignage du
ministre. Chandieu, bien placé pour
être renseigné, elle apporta à
sa conscience un vrai soulagement. « Ce
qu'il reçut, dit-il, comme un grand honneur
d'être du tout nettoyé de ces ordres
et vilaines marques de la bête, et mis hors
de la synagogue des méchants, comme membre
de notre Seigneur Jésus-Christ
(5) »
Au dire de Regnier de la Planche, « ceux
qui le dégradèrent des ordres
étaient merveilleusement
étonnés de ses remontrances
(6). »
Pendant qu'Anne du Bourg usait de sa science
consommée du droit et de la procédure
pour disputer à ses ennemis son siège
de conseiller et sa vie, ses amis faisaient les
plus grands efforts pour le sauver.
C'était le moment où Catherine
de Médicis, sortant de l'ignominieuse
retraite où l'avait reléguée,
du vivant de Henri II, la faveur scandaleuse de
Diane de Poitiers, affirmait sa volonté de
régner enfin, sous le nom de son fils
mineur. Les protestants tentèrent
énergiquement, à cette heure
où elle cherchait sa voie, de la
décider à faire cesser la
persécution. Le prince de Condé, sa
belle-mère, la dame de Roye, l'amiral de
Coligny lui écrivirent dans ce sens. Le sire
de Villemadon lui adressa cette lettre
éloquente et hardie, où il lui
remettait en mémoire le temps où elle
chantait les psaumes de Marot, et lui rappelait que
le roi son époux avait été,
par un juste châtiment de Dieu, frappé
à mort par la main même de l'homme
qui, « par son commandement avait
lié et emprisonné l'innocent du
Bourg, lequel ce pauvre roi s'était
proposé, et par serment, faire et voir
brûler de ses yeux propres, avant que partir
de Paris
(7) »
Plus hardie encore fut la lettre que
l'Eglise de Paris crut devoir, au mois
d'août, adresser à la reine
mère, qui, loin de faire droit aux
espérances des réformés, se
jetait toujours plus dans les bras des Guise et
poussait activement le procès de du Bourg.
Ils lui représentèrent, au dire de
Regnier de la Planche :
« Que sur son assurance de faire cesser la persécution, ils s'étaient de leur part contenus selon son désir, et avaient fait leurs assemblées si petites que l'on ne s'en était comme point aperçu, de peur qu'à cette occasion elle ne fût importunée par leurs ennemis de leur courir sus de nouveau ; mais qu'ils ne s'apercevaient aucunement de l'effet de cette promesse, ains sentaient leur condition être plus misérable que par le passé, et semblait, vu les grandes poursuites contre du Bourg, qu'on n'en demandait que la peau, comme aussi ils avaient entendu de bonne part ses ennemis s'en être vantés. Quoi advenant, elle se pouvait assurer que Dieu ne laisserait une telle iniquité impunie, vu qu'elle connaissait l'innocence d'icelui, et que tout ainsi que Dieu avait commencé à châtier le feu roi, elle pouvait penser son bras être encore levé pour parachever sa vengeance sur elle et ses enfants, et serait témoignage de son jugement si manifeste qu'il ne pourrait aucunement être déguisé, ni dissimulé ; que la procédure contre du Bourg se trouvait de toutes personnes si étrange que, si on attentait plus outre contre lui et les autres chrétiens ; il y aurait grand danger de troubles et émotions (8) »
La reine mère trouva cette lettre
« âpre et dure, » et
entra dans une violente colère :
« On me menace, »
s'écria-t-elle, « cuidant me faire
peur, mais ils n'en sont pas encore là
où ils pensent
(9) » Une telle démarche ne
put
qu'aggraver la situation de du Bourg.
L'intervention de ses frères ne fut
pas plus heureuse. À la nouvelle de son
arrestation, ils étaient accourus à
Paris pour solliciter sa grâce. On refusa de
leur donner audience et on leur enjoignit
brutalement de quitter la ville, dans les trois
jours, « sous peine d'encourir
l'indignation du roi et d'être privés
de leurs états
(10). » En traitant ainsi
les neveux
d'un
chancelier de France, le cardinal de Lorraine
voulait décourager toute tentative ayant
pour but l'élargissement du prisonnier. Les
frères de du Bourg tentèrent, un peu
plus tard, de faire agir « à force
d'écus, » auprès de la Cour
de Rome, pour rendre possible un suprême
appel au pape, et, au dire de La Planche, ils
obtinrent une bulle à cet effet.
L'accusé eût été
mandé à Rome, et il eût
été aisé de le délivrer
en route. Mais il refusa de paraître
reconnaître ainsi la suprématie du
siège romain (11).
Ses amis, ne pouvant rien obtenir par les
voies de douceur, tentèrent de le
délivrer par un coup de main. S'il faut en
croire le Journal de Bruslart
(12), confirmé d'ailleurs par La
Planche, un complot fut organisé, en
septembre, pour faire évader le prisonnier.
Celui-ci aurait écrit une lettre
chiffrée à un certain Durant,
organisateur du complot. Le serviteur,
chargé de la remettre à son adresse,
aurait été trompé par la
similitude des noms, et l'aurait portée
à un procureur nommé Durant, lequel,
conseillé par son curé, l'aurait
remise au président de Saint-André
(13). L'échec de cette tentative
d'évasion attira sur du Bourg de nouvelles
rigueurs, et on l'enferma dans la cage de fer,
réservée aux prisonniers dangereux.
Le cardinal de Lorraine, ému, dit-on, d'une
prophétie de Nostradamus, ainsi
conçue : Le bon Bourg sera loin,
et dans laquelle le populaire voyait l'annonce
d'une évasion heureuse du prisonnier, fit
redoubler les gardes de la Bastille et donna
l'ordre qu'on arrêtât
quiconque stationnerait devant la prison. À
défaut de lettres de du Bourg, qui seraient
si précieuses pour jeter quelque
lumière sur ses sentiments intimes. pendant
cette longue captivité, nous avons le
témoignage de Chandieu, qui dit de
lui :
« Il n'était point en la prison sans beaucoup souffrir. Car on le tenait bien étroitement en la Bastille, et n'avait point le traitement comme requérait son état ; mais quelquefois était là au pain et à l'eau. La communication de toute personne de ses amis lui était interdite, tellement qu'il ne pouvait être secouru et soulagé. Quelquefois pour soupçon qu'on avait qu'il se faisait entreprise pour le délivrer, il fut mis en une cage en la Bastille. On peut penser en quel malaise. Ce nonobstant il se réjouissait toujours, et glorifiait Dieu, ores empoignant son luth pour lui chanter psaumes, ores le louant de sa voix. Plusieurs venaient à lui pour le détourner, mais ils perdaient leur peine, étant repoussés d'une grande constance. Car il remontrait toujours l'équité de sa cause et qu'il n'était tenu que pour la confession de notre Seigneur Jésus-Christ. Et pourtant il ne fallait qu'il fût si lâche et déloyal, que de faire chose aucune pour racheter sa vie et la bonne grâce des hommes, au déshonneur d'icelui notre Seigneur et au péril de son âme (14). »
À la suite de l'exécution de
l'arrêt de dégradation, qui avait eu
lieu le 27 novembre, du Bourg, sans doute
encouragé par ses amis du Parlement et de
l'Eglise, eut de nouveau recours à l'appel
comme d'abus, qui devait prendre encore un mois
avant de se vider et retarder
d'autant sa sentence définitive. Ce temps
fut mis à profit par des amis catholiques
pour faire auprès de lui une suprême
tentative dans le but de l'amener à des
concessions en matière de doctrine.
La défaillance momentanée
qu'il avait eue, quatre mois auparavant, lorsque
l'avocat Marilhac l'avait circonvenu, pouvait
donner l'espoir, à ceux de ses
collègues qui étaient demeurés
ses amis, qu'ils viendraient à bout des
résistances d'une volonté
brisée par une longue et dure
captivité. Ils lui
représentèrent donc qu'ils se
faisaient fort de le sauver, s'il consentait
seulement à retirer sa première
confession de foi et à la remplacer par une
déclaration, « non point
directement contraire à la vraie doctrine,
mais ambiguë et tellement dressée
qu'elle pût contenter ses juges
(15) ».
Après avoir longtemps
résisté du Bourg se laissa vaincre
par ces prières, et le 13 décembre,
il signa la confession ambiguë qu'on lui
demandait. Ainsi avait fait, trois ans auparavant,
l'illustre Thomas Cranmer, archevêque de
Cantorbéry, cédant, lui aussi, aux
instances de ses amis, et vaincu, lui aussi, par
les souffrances et les privations d'une longue
captivité. Mais l'un et l'autre,
après une courte défaillance, se
relevèrent comme des chrétiens qui
savent « en qui ils ont cru
(16). »
Dès que les chefs de l'Eglise
réformée de Paris apprirent la
nouvelle de cet acte de faiblesse, ils
chargèrent l'un d'eux, le pasteur Augustin
Marlorat, qui, deux ans plus tard, devait
lui-même mourir martyr à Rouen,
d'adresser à du Bourg une lettre de
fraternelle remontrance. En voici la teneur,
d'après l'Histoire des
persécutions d'Antoine de
Chandieu :
« Marlorat lui fait une longue remonstrance du devoir de ceux que Dieu présente devant les magistrats, pour être témoins de sa vérité éternelle ; lui annonce les menaces de Dieu, et ses jugements contre ceux qui la désavouent ou la déguisent en quelque façon que ce soit ; l'exhorte de priser plus l'honneur de Dieu que sa délivrance, la vérité de l'Évangile que sa vie corruptible et caduque. Qu'il avait si bien et si heureusement commencé et poursuivi sa course ; maintenant qu'il était si près du but, il ne fallait pas qu'il perdît ainsi courage. Que les nouvelles de sa constance étaient non seulement en toute la France ; mais en toute la chrétienté, et avaient confirmé beaucoup d'infirmes et ému les autres de s'enquérir de leur salut. Que les yeux de tous étaient sur lui, pour voir quelle serait l'issue de sa prison. Et maintenant s'il faisait par crainte chose contraire à sa première confession, il serait cause d'une merveilleuse ruine. Pourtant qu'il advise à donner gloire à Dieu et à édifier l'Eglise de Notre Seigneur Jésus-Christ, et s'assure que Dieu ne l'abandonnera point (17). »
Par quelle voie mystérieuse la lettre du
pasteur Marlorat réussit-elle à
forcer la sévère consigne qui
séparait le prisonnier de ses
coreligionnaires, nous l'ignorons. Nous savons
seulement qu'elle parvint à son adresse et
atteignit son but. « Ces
lettres, » dit Chandieu,
« trouvèrent M. du Bourg
déjà pressé en sa conscience
du sentiment de sa faute. Et pourtant les ayant
lues et demandé pardon à Dieu, sans
aucun délai, il dresse une requête
à ses juges, par laquelle il rétracte
cette dernière confession, proteste de se
tenir à la première, et demande que
son procès lui soit fait là-dessus
(18). »
Rien ne pouvait plus désormais sauver
Anne du Bourg. L'assassinat du président
Minard, l'un de ses adversaires les plus
acharnés, était un symptôme de
la grave surexcitation qui se produisait dans
certaines couches de la population. On approchait,
tout le faisait pressentir, d'un moment où
les protestants ne se laisseraient plus
égorger sans résistance. On
annonçait, d'autre part, l'arrivée
prochaine à Paris d'envoyés de
l'électeur palatin, chargés de
demander la grâce du
magistrat protestant, auquel il faisait offrir une
chaire de professeur de droit dans
l'université de Heidelberg. En
présence de ces réclamations
respectueuses ou menaçantes, le cardinal de
Lorraine, pour qui l'élargissement de du
Bourg eût été un échec
personnel, y coupa court en ordonnant au Parlement
d'en finir.
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