Les magistrats, arrachés à leurs
sièges par le coup d'autorité du 10
juin 1559, furent conduits à la Bastille et
mis au secret. Ils y demeurèrent neuf jours,
« sans ouïr, » dit un
chroniqueur, « aucune voix de personne
quelconque, étant seuls, sans autre
communication que celle du Saint-Esprit, qui leur
devait bien suffire
(1). »
Pendant ce temps, le cardinal de Lorraine,
au mépris des privilèges du premier
corps judiciaire de l'État, faisait
désigner par le roi six commissaires pour
faire le procès des conseillers,
détenus. Les hommes qu'il choisit
étaient dignes de la mission qu'il leur
confiait, tant par leur haine pour
l'hérésie que par leur
servilité envers leur tout-puissant patron.
À leur tête était le
président de Saint-André, que Crespin
désigne comme « un ennemi mortel
de la vérité et plein de fraudes et
déceptions, lequel ayant projeté
cette Mercuriale, et pressentant l'issue telle
qu'elle advint, ne s'était voulu trouver en
aucun acte d'icelle, afin de pouvoir demeurer juge
des autres, qui ne pouvaient éviter de
tomber au filet du cardinal,
lequel les attendait au piège
(2). »
Trois autres membres du Parlement lui
étaient associés ;
c'étaient le maître des requêtes
Jean de Mesmes, et les conseillers Robert Bouette
et Louis Gayant ; ce dernier,
« homme invétéré en
toutes choses contraires, » avait
été le rapporteur de la Mercuriale
(3). L'évêque de Paris,
Eustache du Bellay, et l'inquisiteur de Mouchy, dit
Démocharès, étaient le premier
par sa docilité et le second par son
fanatisme, les dignes représentants de
l'Eglise au sein de la commission.
Le 19 juin, les commissaires se
transportèrent à la Bastille, et
firent comparaître devant eux Anne du Bourg.
Ils espéraient, en l'isolant de ses
collègues, avoir plus facilement raison de
lui : Si, comme l'assure l'auteur de la
Vraye histoire, ils estimèrent que
« pour sa simplicité il serait
plus aisé à prendre en sa parole que
les autres (4), » ils firent
preuve de peu de
perspicacité. Du Bourg, en effet, refusa de
répondre aux commissaires et invoqua le
privilège des membres du Parlement de
n'être jugés que par cette cour de
justice, toutes chambres réunies. Il ne mit
dans cette revendication aucune hauteur,
« Suppliant qu'il plût à Sa
Majesté le faire jouir du
bénéfice desdits privilèges,
ou à tout le moins que ladite commission
fût homologuée par la Cour
(5). »
Le cardinal de Lorraine, que cette attitude
contrariait, parce qu'elle pouvait faire drainer en
longueur le procès, dépêcha au
prisonnier un membre du Conseil privé,
d'Avanson, créature de Diane de Poitiers,
et, comme l'appelle Regnier de la Planche,
« homme propre à tout cela
à quoi les Guises le voudraient employer
(6). »
Il essaya de le séduire en lui parlant de la
carrière brillante qui s'ouvrait devant lui
et de la folie qu'il commettrait en sacrifiant
à sa foi les perspectives qui s'offraient
à lui.
« Du Bourg, » dit
Crespin, « ayant patiemment entendu ce
rossignollet, ne le laissa pas partir sans
réponse. » Il lui dit qu'
« il était prisonnier pour la
vérité de Dieu et pour avoir
conseillé le roi en bonne
conscience, » et qu'il
« perdait son temps à le vouloir
séduire ; » que d'ailleurs il
était résolu à ne
répondre à d'autres juges qu'à
ceux du Parlement. Du Bourg, qui savait que
d'Avanson lui-même avait renoncé
à « la pure doctrine, de laquelle
il avait fait profession, et était
tombé en épicurisme, pour se vautrer
en toute dissolution, » lui reprocha sa
conduite ; de telle sorte que l'envoyé
du cardinal de Lorraine « s'en retourna
avec sa courte honte
(7). »
Peu après toutefois, du Bourg dut
céder sur ce point. Le roi, par lettres
patentes, fit injonction aux conseillers
prisonniers d'avoir à répondre aux commissaires
délégués, sous peine
d'être déclarés rebelles au roi
et convaincus des charges qui pesaient sur eux. Du
Bourg et ses amis cédèrent devant ces
menaces, en faisant toutes réserves sur la
question de droit.
Dès le 20 juin, les commissaires se
rendirent à la Bastille pour interroger les
prévenus. On commença par du Bourg,
dont les interrogatoires durèrent deux
jours, le 20 et le 21 à raison d'une
séance le matin et d'une autre
l'après-midi. Ceux des quatre autres
accusés ne prirent que les trois
journées du 23, du 24 et du 25. Dès
cette première phase, le procès du
conseiller du Bourg prenait une importance hors
ligne et rejetait dans l'ombre ceux de ses
collègues.
Son attitude pendant la Mercuriale l'avait
désigné aux haines et aux coups des
ennemis de la Réforme. La minute de ses
interrogatoires, parvenue on ne sait comment entre
les mains des protestants, fut publiée avant
même la fin du procès, et a
été reproduite à un nombre
considérable d'éditions.
Dans la première audience du mardi 20
juin, le président de Saint-André
interrogea du Bourg sur les motifs qui l'avaient
induit à refuser de répondre aux
commissaires. Il répondit qu'il n'avait pas
entendu « être
désobéissant au roi, » mais
qu'il avait toujours voulu « obéir
audit seigneur comme son très humble sujet
et officier, » et qu'il était
prêt à répondre
« sous les protestations
déjà faites. » Il suppliait
« Sa Majesté de lui pardonner,
n'ayant entendu être ni rebelle ni
contumax. » Il
déclarait d'ailleurs
« reconnaître l'évêque
de Paris comme son pasteur et son juge
ordinaire. »
Ce n'étaient pas là de vaines
protestations, et leur sincérité, qui
ne saurait être mise en doute, fait d'autant
mieux ressortir les résistances d'une
conscience qui veut rendre à Dieu ce qui est
à Dieu, comme elle rend à
César ce qui est à César.
Après avoir prêté
serment, la main sur la poitrine, et
déclaré qu'il était
âgé de trente-sept à
trente-huit ans, du Bourg fut interrogé sur
les déclarations qu'il avait faites devant
le roi, et dont celui-ci avait été si
fort scandalisé. À quoi il
répondit qu'il était bien
fâché d'avoir déplu au roi,
« attendu qu'il ne pensait rien avoir dit
contre l'ordre de sa profession, et les
commandements de Dieu et de l'Eglise, ce qu'il ne
voudrait faire. »
On l'accusa d'avoir fait bon marché,
dans sa harangue, des traditions de l'Eglise et des
édits relatifs à
l'hérésie. Il répondit en
priant « très humblement Monsieur
de Paris, son évêque et
pasteur, » de lui dire en quoi
consistaient ces traditions, et de
« l'enseigner par la Parole de
Dieu. » L'évêque s'empressa
d'énumérer les principaux articles de
la foi catholique, qu'il faut croire, sous peine de
péché mortel, « combien
qu'aucune d'icelles traditions ne soient
expressément écrites ni en
l'Évangile ni au Symbole des
apôtres. » Sur ce
terrain-là, du Bourg ne pouvait suivre son
évêque. Il répondit que
« sa foi et
créance était fondée sur la
pure Parole de Dieu ; » qu'il
croyait « tout le contenu » des
livres saints et du Symbole des
apôtres ; qu'il croyait que, dans ces
livres, « tout notre salut est compris,
tant en ce qui concerne la connaissance de Dieu par
son Fils, que les saints sacrements par lui
institués, pour le soulagement de notre
fragilité. »
Il ajouta que « ce serait un grand
blasphème de penser que Dieu n'eût
été assez sage pour nous faire
suffisamment entendre sa volonté en ce qui
regarde notre rédemption et
réconciliation ; que ce serait aussi
grand blasphème de dire que
Jésus-Christ n'eût institué son
Église (de laquelle il est le vrai chef et
le vrai époux) ainsi qu'elle a dû
être instituée et
enseignée. » Quant aux
apôtres, « Jésus-Christ leur
a dit : Allez et prêchez
l'Évangile par tout le monde ;
c'est-à-dire l'Évangile qu'il avait
lui-même annoncé de sa bouche, il n'a
pas dit qu'ils annonçassent autre chose que
ce qu'ils avaient reçu de lui. »
S'appuyant sur ces prémisses, du Bourg
déclarait se refuser à croire
« que I'Eglise romaine ait puissance sur
nous autres, si ce n'est en tant qu'elle est
conforme à la pure doctrine de Dieu, ni
qu'elle puisse nous obliger à autres
commandements, pour la nécessité de
notre salut, qu'à ceux auxquels nous sommes
obligés par la Parole de
Dieu. »
« Quant aux conciles, ce sont
constitutions des hommes ; il y en a de
très saintes, contenues dans les premiers
conciles généraux, d'autant qu'elles sont
conformes à la pure
doctrine de Dieu. Mais il y en a aussi qui ont
été appelés conciles profanes.
Il y a contradiction entre les conciles ; les
uns, par exemple, commandent d'abattre les images
qui étaient dans les temples, et les autres
ont commandé de les remettre. Les uns ont
défendu aux mariés d'être
prêtres et aux diacres de se marier ;
les autres l'ont permis. Les uns ont permis aux
Bohémiens (8) de recevoir la sainte
Cène, sub utraque specie (sous les deux
espèces) ; les autres l'ont permis aux
prêtres seulement... Pour connaître
lesquels desdits conciles on doit suivre, il faut
avoir recours à la pure doctrine de
Dieu ; car il ne les faut suivre comme
conciles simplement. »
Sur la question des sacrements, du Bourg ne
fut pas moins net dans ses déclarations.
« Je ne crois, » dit-il,
« d'autres sacrements que ceux qui ont
été ordonnés par
Jésus-Christ, asçavoir le
baptême, qui nous représente la
purification de nos fautes et péchés,
et nous témoigne que nous sommes
régénérés en une
beaucoup meilleure vie, par le précieux sang
de Jésus-Christ... et la sainte Cène,
par laquelle, ayant été
régénérées, nos
âmes sont nourries du pain céleste et
du hanap (de la coupe) du salut, qui nous y est
représenté comme gage certain et
sceau de la vie éternelle. »
Quand on lui demanda ce qu'il croyait des
autres sacrements, il
répondit : « S'il plaît
à Messieurs les juges de me les
témoigner par l'Écriture sainte, je
les croirai. » Quant au sacrement de
l'autel et de la messe, il n'avait pas lu qu'il
eût été institué par
Jésus-Christ et il le croyait d'institution
humaine. « Le sacrement de la
Cène, qui a été
institué par Jésus-Christ, nous a
été baillé en toute autre
forme que la messe. » Tous doivent y
participer « sous les deux espèces du
pain et du vin... Que si la différence entre
les laïcs et les prêtres, quant à
la participation à ce saint Sacrement
eût été nécessaire,
Jésus-Christ ou ses apôtres et
disciples, ayant reçu le Saint-Esprit, ne
l'eussent omise. »
Interrogé sur la doctrine de la
transsubstantiation, il dit « que
Jésus-Christ seul a été
sacrificateur de sa précieuse chair et de
son précieux sang, et a fait sacrifice et
oblation une fois à Dieu son Père,
pour nous. Aussi ne faut-il pas croire que le corps
de Jésus-Christ y soit, mais qu'il est
là-haut, à la droite de Dieu son
Père, comme il l'a dit lui-même... La
messe n'a pas été instituée
par Jésus-Christ, mais bien le sacrement de
la sainte Cène. »
L'interrogatoire de du Bourg se poursuivit
et porta sur les points controversés entre
l'Eglise romaine et les Églises de la
Réforme. Sur le purgatoire et l'intercession
des saints, il dit que « puisque
Jésus-Christ nous a fait cet honneur de nous
assurer qu'il intercédera pour nous, il
n'est besoin de nous adresser à autre
qu'à lui, et nous serions grandement ingrats de
mépriser cet
honneur qu'il nous a fait de vouloir lui-même
être notre avocat. »
Il se prononça avec non moins de
force contre les fêtes des saints, les
abstinences, le Carême, contre la
primauté du pape, qu'il dit être
l'évêque de Rome, « comme
chaque évêque est évêque
en son évêché. » Dans
les anciens conciles, on ne voit pas que
l'évêque de Rome ait été
considéré comme chef de l'Eglise. Il
donna de l'Eglise cette définition :
« L'Eglise est la congrégation des
fidèles, en quelque lieu qu'ils soient
dispersés, et Jésus-Christ est son
chef et son véritable
époux. »
Cet examen théologique, que dut subir
du Bourg, montra à ses juges que ses
convictions réformées étaient
solidement enracinées en lui et qu'il ne
serait pas facile de l'en détourner. Aussi
se bornèrent-ils à prendre acte de
ses déclarations, dont la netteté ne
laissait rien à désirer. Celles sur
lesquelles nous aimons de préférence
à nous arrêter sont celles qui nous
apportent quelque lumière sur le prisonnier
lui-même.
À l'occasion des cinq sacrements
repoussés par les réformés,
ses juges crurent l'embarrasser en lui demandant
pourquoi lui-même avait sollicité les
ordres. Il répondit qu'il l'avait fait
« pour parvenir à son état
de conseiller, » mais sans avoir
« jamais eu l'intention d'être
prêtre. » Il déclara que,
depuis qu'il avait quitté Orléans, il
ne se confessait plus aux prêtres et n'avait
plus fait ses pâques à
l'église ; mais qu'il confessait tous les
jours
ses péchés à Dieu. On lui
demanda s'il avait lui-même participé
à la Cène. Il eut d'abord la
faiblesse de répondre non ; mais
à l'interrogatoire suivant, il
déclara de son propre mouvement,
« qu'en faisant ladite réponse, il
a grandement offensé Dieu et qu'il lui
requiert pardon d'avoir dénié devant
sa majesté avoir reçu le sacrement de
la sainte Cène à ces Pâques
dernières, en l'assemblée des
fidèles et chrétiens, et qu'il ne
voudrait avoir longuement été sans
recevoir ce grand bien de Dieu, qui lui a
été présenté en icelui
sacrement. »
Pressé de dire « en quel
lieu, avec quels fidèles, en quelle forme et
à quel jour » il avait reçu
la Cène, il répondit sans
réticence sur la forme et sur le jour, mais
refusa de dire le lieu et de nommer les assistants,
de crainte, dit-il, « d'offenser Dieu et
de mettre en même peine ceux qu'il
révélerait. » Il
déclara « qu'il n'y avait en
l'assemblée aucun des messieurs de la cour
du Parlement, ni président ni
conseillers. » Il refusa également
de nommer le domestique qui l'accompagnait
jusqu'à l'entrée de la rue ou avaient
lieu les assemblées. Comme l'inquisiteur le
pressait pour le faire nommer « ses
compagnons » et lui rappelait qu'il avait
juré de dire toute la vérité,
il exposa avec une grande netteté les
principes auxquels il obéissait dans ses
réponses -
« Si je n'avais pensé, » dit-il, « qu'il fallait dire ce que Dieu. m'a fait entendre de sa vérité, je n'aurais pas répondu comme je l'ai fait. Je sais bien par les lois civiles qu'il est loisible à un chacun de racheter son sang par tels moyens dont il s'avisera ; ce que je ferais volontiers comme homme que je suis. Mais d'autant qu'il est question de la loi de Dieu, de son honneur et de la gloire de Jésus-Christ, il serait trop grand blasphème et outrage à l'encontre de la majesté de Dieu, si je déniais devant les hommes ce qu'il lui a plu me révéler de l'intelligence et connaissance de sa vérité ; et je crois, comme il est écrit, que justement je serais dénié par Jésus-Christ devant Dieu son Père, si j'avais dénié devant les hommes chose qui appartienne à la gloire et louange de son nom. Pareillement, je ferais grand tort à mon prochain, de le mettre en aucune peine pour la même occasion pour laquelle je suis prisonnier, qui est pour dire la vérité. »
Au dernier interrogatoire, les
juges-commissaires revinrent à la charge
pour amener du Bourg a dénoncer ceux avec
qui « il avait fait la
Cène. » L'évêque de
Paris intervint pour calmer ses scrupules, au nom
de la « puissance qu'il avait dans
l'Eglise, » et usa de tous les sophismes
de sa casuistique pour le faire parler ; mais
la conscience du magistrat réformé
était moins complaisante que celle du
prélat romain et du Bourg refusa Jusqu'au
bout de trahir ses frères.
Sur ce terrain de la conscience,
l'accusé était fort contre des juges
qui en faisaient bon marché. Il
l'était beaucoup moins quand il
reconnaissait au roi le droit de rechercher et de
châtier les hérétiques ;
ses juges, s'appuyant, sur cette concession, lui
disaient : « Le roi régnant
et le feu roi son père, rois très
chrétiens, ont fait des édits,
publiés et enregistrés au Parlement,
par lesquels ceux qui dénient la sainte foi
catholique, mêmement les sacrements, et qui
sont pertinax, relaps et dogmatisants, doivent
être punis du dernier supplice, comme
hérétiques, schismatiques,
blasphémateurs et séditieux. Et
néanmoins vous soutenez qu'ils ne doivent
être punis, et que c'est cruauté de
les faire mourir pour opinion, mêmement de
les faire brûler, ainsi qu'on a fait
ci-devant. » Du Bourg répondait
qu'il reconnaissait que les
hérétiques devaient être punis,
« mais qu'il faut savoir quels sont les
hérétiques et quelle
hérésie. » Il ajoutait que
« les uns méritent punition plus
griève, et les autres plus
légère
(9). »
Cet interrogatoire de deux jours, qui,
même dans une imparfaite relation, fait tant
d'honneur à la science théologique
d'Anne du Bourg, et fait plus d'honneur encore
à son caractère, le rangeaient
définitivement parmi les
réformés. Il était des leurs
par ses doctrines bibliques, et il l'était
aussi par sa conscience inhabile à plier. Il
ne restait donc plus à ses juges qu'à
le déclarer convaincu du crime
d'hérésie.
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