Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES MARTYRS SOUS HENRI Il

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ANNE DU BOURG

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III - LE PROCÈS DE DU BOURG DEVANT LES COMMISSAIRES DU ROI.

Les magistrats, arrachés à leurs sièges par le coup d'autorité du 10 juin 1559, furent conduits à la Bastille et mis au secret. Ils y demeurèrent neuf jours, « sans ouïr, » dit un chroniqueur, « aucune voix de personne quelconque, étant seuls, sans autre communication que celle du Saint-Esprit, qui leur devait bien suffire (1). »

Pendant ce temps, le cardinal de Lorraine, au mépris des privilèges du premier corps judiciaire de l'État, faisait désigner par le roi six commissaires pour faire le procès des conseillers, détenus. Les hommes qu'il choisit étaient dignes de la mission qu'il leur confiait, tant par leur haine pour l'hérésie que par leur servilité envers leur tout-puissant patron. À leur tête était le président de Saint-André, que Crespin désigne comme « un ennemi mortel de la vérité et plein de fraudes et déceptions, lequel ayant projeté cette Mercuriale, et pressentant l'issue telle qu'elle advint, ne s'était voulu trouver en aucun acte d'icelle, afin de pouvoir demeurer juge des autres, qui ne pouvaient éviter de tomber au filet du cardinal, lequel les attendait au piège (2). » Trois autres membres du Parlement lui étaient associés ; c'étaient le maître des requêtes Jean de Mesmes, et les conseillers Robert Bouette et Louis Gayant ; ce dernier, « homme invétéré en toutes choses contraires, » avait été le rapporteur de la Mercuriale (3). L'évêque de Paris, Eustache du Bellay, et l'inquisiteur de Mouchy, dit Démocharès, étaient le premier par sa docilité et le second par son fanatisme, les dignes représentants de l'Eglise au sein de la commission.

Le 19 juin, les commissaires se transportèrent à la Bastille, et firent comparaître devant eux Anne du Bourg. Ils espéraient, en l'isolant de ses collègues, avoir plus facilement raison de lui : Si, comme l'assure l'auteur de la Vraye histoire, ils estimèrent que « pour sa simplicité il serait plus aisé à prendre en sa parole que les autres (4), » ils firent preuve de peu de perspicacité. Du Bourg, en effet, refusa de répondre aux commissaires et invoqua le privilège des membres du Parlement de n'être jugés que par cette cour de justice, toutes chambres réunies. Il ne mit dans cette revendication aucune hauteur, « Suppliant qu'il plût à Sa Majesté le faire jouir du bénéfice desdits privilèges, ou à tout le moins que ladite commission fût homologuée par la Cour (5). »

Le cardinal de Lorraine, que cette attitude contrariait, parce qu'elle pouvait faire drainer en longueur le procès, dépêcha au prisonnier un membre du Conseil privé, d'Avanson, créature de Diane de Poitiers, et, comme l'appelle Regnier de la Planche, « homme propre à tout cela à quoi les Guises le voudraient employer (6). » Il essaya de le séduire en lui parlant de la carrière brillante qui s'ouvrait devant lui et de la folie qu'il commettrait en sacrifiant à sa foi les perspectives qui s'offraient à lui.

« Du Bourg, » dit Crespin, « ayant patiemment entendu ce rossignollet, ne le laissa pas partir sans réponse. » Il lui dit qu' « il était prisonnier pour la vérité de Dieu et pour avoir conseillé le roi en bonne conscience, » et qu'il « perdait son temps à le vouloir séduire ; » que d'ailleurs il était résolu à ne répondre à d'autres juges qu'à ceux du Parlement. Du Bourg, qui savait que d'Avanson lui-même avait renoncé à « la pure doctrine, de laquelle il avait fait profession, et était tombé en épicurisme, pour se vautrer en toute dissolution, » lui reprocha sa conduite ; de telle sorte que l'envoyé du cardinal de Lorraine « s'en retourna avec sa courte honte (7). »

Peu après toutefois, du Bourg dut céder sur ce point. Le roi, par lettres patentes, fit injonction aux conseillers prisonniers d'avoir à répondre aux commissaires délégués, sous peine d'être déclarés rebelles au roi et convaincus des charges qui pesaient sur eux. Du Bourg et ses amis cédèrent devant ces menaces, en faisant toutes réserves sur la question de droit.

Dès le 20 juin, les commissaires se rendirent à la Bastille pour interroger les prévenus. On commença par du Bourg, dont les interrogatoires durèrent deux jours, le 20 et le 21 à raison d'une séance le matin et d'une autre l'après-midi. Ceux des quatre autres accusés ne prirent que les trois journées du 23, du 24 et du 25. Dès cette première phase, le procès du conseiller du Bourg prenait une importance hors ligne et rejetait dans l'ombre ceux de ses collègues.

Son attitude pendant la Mercuriale l'avait désigné aux haines et aux coups des ennemis de la Réforme. La minute de ses interrogatoires, parvenue on ne sait comment entre les mains des protestants, fut publiée avant même la fin du procès, et a été reproduite à un nombre considérable d'éditions.

Dans la première audience du mardi 20 juin, le président de Saint-André interrogea du Bourg sur les motifs qui l'avaient induit à refuser de répondre aux commissaires. Il répondit qu'il n'avait pas entendu « être désobéissant au roi, » mais qu'il avait toujours voulu « obéir audit seigneur comme son très humble sujet et officier, » et qu'il était prêt à répondre « sous les protestations déjà faites. » Il suppliait « Sa Majesté de lui pardonner, n'ayant entendu être ni rebelle ni contumax. » Il déclarait d'ailleurs « reconnaître l'évêque de Paris comme son pasteur et son juge ordinaire. »

Ce n'étaient pas là de vaines protestations, et leur sincérité, qui ne saurait être mise en doute, fait d'autant mieux ressortir les résistances d'une conscience qui veut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, comme elle rend à César ce qui est à César.

Après avoir prêté serment, la main sur la poitrine, et déclaré qu'il était âgé de trente-sept à trente-huit ans, du Bourg fut interrogé sur les déclarations qu'il avait faites devant le roi, et dont celui-ci avait été si fort scandalisé. À quoi il répondit qu'il était bien fâché d'avoir déplu au roi, « attendu qu'il ne pensait rien avoir dit contre l'ordre de sa profession, et les commandements de Dieu et de l'Eglise, ce qu'il ne voudrait faire. »

On l'accusa d'avoir fait bon marché, dans sa harangue, des traditions de l'Eglise et des édits relatifs à l'hérésie. Il répondit en priant « très humblement Monsieur de Paris, son évêque et pasteur, » de lui dire en quoi consistaient ces traditions, et de « l'enseigner par la Parole de Dieu. » L'évêque s'empressa d'énumérer les principaux articles de la foi catholique, qu'il faut croire, sous peine de péché mortel, « combien qu'aucune d'icelles traditions ne soient expressément écrites ni en l'Évangile ni au Symbole des apôtres. » Sur ce terrain-là, du Bourg ne pouvait suivre son évêque. Il répondit que « sa foi et créance était fondée sur la pure Parole de Dieu ; » qu'il croyait « tout le contenu » des livres saints et du Symbole des apôtres ; qu'il croyait que, dans ces livres, « tout notre salut est compris, tant en ce qui concerne la connaissance de Dieu par son Fils, que les saints sacrements par lui institués, pour le soulagement de notre fragilité. »

Il ajouta que « ce serait un grand blasphème de penser que Dieu n'eût été assez sage pour nous faire suffisamment entendre sa volonté en ce qui regarde notre rédemption et réconciliation ; que ce serait aussi grand blasphème de dire que Jésus-Christ n'eût institué son Église (de laquelle il est le vrai chef et le vrai époux) ainsi qu'elle a dû être instituée et enseignée. » Quant aux apôtres, « Jésus-Christ leur a dit : Allez et prêchez l'Évangile par tout le monde ; c'est-à-dire l'Évangile qu'il avait lui-même annoncé de sa bouche, il n'a pas dit qu'ils annonçassent autre chose que ce qu'ils avaient reçu de lui. » S'appuyant sur ces prémisses, du Bourg déclarait se refuser à croire « que I'Eglise romaine ait puissance sur nous autres, si ce n'est en tant qu'elle est conforme à la pure doctrine de Dieu, ni qu'elle puisse nous obliger à autres commandements, pour la nécessité de notre salut, qu'à ceux auxquels nous sommes obligés par la Parole de Dieu. »

« Quant aux conciles, ce sont constitutions des hommes ; il y en a de très saintes, contenues dans les premiers conciles généraux, d'autant qu'elles sont conformes à la pure doctrine de Dieu. Mais il y en a aussi qui ont été appelés conciles profanes. Il y a contradiction entre les conciles ; les uns, par exemple, commandent d'abattre les images qui étaient dans les temples, et les autres ont commandé de les remettre. Les uns ont défendu aux mariés d'être prêtres et aux diacres de se marier ; les autres l'ont permis. Les uns ont permis aux Bohémiens (8) de recevoir la sainte Cène, sub utraque specie (sous les deux espèces) ; les autres l'ont permis aux prêtres seulement... Pour connaître lesquels desdits conciles on doit suivre, il faut avoir recours à la pure doctrine de Dieu ; car il ne les faut suivre comme conciles simplement. »

Sur la question des sacrements, du Bourg ne fut pas moins net dans ses déclarations. « Je ne crois, » dit-il, « d'autres sacrements que ceux qui ont été ordonnés par Jésus-Christ, asçavoir le baptême, qui nous représente la purification de nos fautes et péchés, et nous témoigne que nous sommes régénérés en une beaucoup meilleure vie, par le précieux sang de Jésus-Christ... et la sainte Cène, par laquelle, ayant été régénérées, nos âmes sont nourries du pain céleste et du hanap (de la coupe) du salut, qui nous y est représenté comme gage certain et sceau de la vie éternelle. »


Quand on lui demanda ce qu'il croyait des autres sacrements, il répondit : « S'il plaît à Messieurs les juges de me les témoigner par l'Écriture sainte, je les croirai. » Quant au sacrement de l'autel et de la messe, il n'avait pas lu qu'il eût été institué par Jésus-Christ et il le croyait d'institution humaine. « Le sacrement de la Cène, qui a été institué par Jésus-Christ, nous a été baillé en toute autre forme que la messe. » Tous doivent y participer « sous les deux espèces du pain et du vin... Que si la différence entre les laïcs et les prêtres, quant à la participation à ce saint Sacrement eût été nécessaire, Jésus-Christ ou ses apôtres et disciples, ayant reçu le Saint-Esprit, ne l'eussent omise. »

Interrogé sur la doctrine de la transsubstantiation, il dit « que Jésus-Christ seul a été sacrificateur de sa précieuse chair et de son précieux sang, et a fait sacrifice et oblation une fois à Dieu son Père, pour nous. Aussi ne faut-il pas croire que le corps de Jésus-Christ y soit, mais qu'il est là-haut, à la droite de Dieu son Père, comme il l'a dit lui-même... La messe n'a pas été instituée par Jésus-Christ, mais bien le sacrement de la sainte Cène. »

L'interrogatoire de du Bourg se poursuivit et porta sur les points controversés entre l'Eglise romaine et les Églises de la Réforme. Sur le purgatoire et l'intercession des saints, il dit que « puisque Jésus-Christ nous a fait cet honneur de nous assurer qu'il intercédera pour nous, il n'est besoin de nous adresser à autre qu'à lui, et nous serions grandement ingrats de mépriser cet honneur qu'il nous a fait de vouloir lui-même être notre avocat. »

Il se prononça avec non moins de force contre les fêtes des saints, les abstinences, le Carême, contre la primauté du pape, qu'il dit être l'évêque de Rome, « comme chaque évêque est évêque en son évêché. » Dans les anciens conciles, on ne voit pas que l'évêque de Rome ait été considéré comme chef de l'Eglise. Il donna de l'Eglise cette définition : « L'Eglise est la congrégation des fidèles, en quelque lieu qu'ils soient dispersés, et Jésus-Christ est son chef et son véritable époux. »

Cet examen théologique, que dut subir du Bourg, montra à ses juges que ses convictions réformées étaient solidement enracinées en lui et qu'il ne serait pas facile de l'en détourner. Aussi se bornèrent-ils à prendre acte de ses déclarations, dont la netteté ne laissait rien à désirer. Celles sur lesquelles nous aimons de préférence à nous arrêter sont celles qui nous apportent quelque lumière sur le prisonnier lui-même.

À l'occasion des cinq sacrements repoussés par les réformés, ses juges crurent l'embarrasser en lui demandant pourquoi lui-même avait sollicité les ordres. Il répondit qu'il l'avait fait « pour parvenir à son état de conseiller, » mais sans avoir « jamais eu l'intention d'être prêtre. » Il déclara que, depuis qu'il avait quitté Orléans, il ne se confessait plus aux prêtres et n'avait plus fait ses pâques à l'église ; mais qu'il confessait tous les jours ses péchés à Dieu. On lui demanda s'il avait lui-même participé à la Cène. Il eut d'abord la faiblesse de répondre non ; mais à l'interrogatoire suivant, il déclara de son propre mouvement, « qu'en faisant ladite réponse, il a grandement offensé Dieu et qu'il lui requiert pardon d'avoir dénié devant sa majesté avoir reçu le sacrement de la sainte Cène à ces Pâques dernières, en l'assemblée des fidèles et chrétiens, et qu'il ne voudrait avoir longuement été sans recevoir ce grand bien de Dieu, qui lui a été présenté en icelui sacrement. »

Pressé de dire « en quel lieu, avec quels fidèles, en quelle forme et à quel jour » il avait reçu la Cène, il répondit sans réticence sur la forme et sur le jour, mais refusa de dire le lieu et de nommer les assistants, de crainte, dit-il, « d'offenser Dieu et de mettre en même peine ceux qu'il révélerait. » Il déclara « qu'il n'y avait en l'assemblée aucun des messieurs de la cour du Parlement, ni président ni conseillers. » Il refusa également de nommer le domestique qui l'accompagnait jusqu'à l'entrée de la rue ou avaient lieu les assemblées. Comme l'inquisiteur le pressait pour le faire nommer « ses compagnons » et lui rappelait qu'il avait juré de dire toute la vérité, il exposa avec une grande netteté les principes auxquels il obéissait dans ses réponses -

« Si je n'avais pensé, » dit-il, « qu'il fallait dire ce que Dieu. m'a fait entendre de sa vérité, je n'aurais pas répondu comme je l'ai fait. Je sais bien par les lois civiles qu'il est loisible à un chacun de racheter son sang par tels moyens dont il s'avisera ; ce que je ferais volontiers comme homme que je suis. Mais d'autant qu'il est question de la loi de Dieu, de son honneur et de la gloire de Jésus-Christ, il serait trop grand blasphème et outrage à l'encontre de la majesté de Dieu, si je déniais devant les hommes ce qu'il lui a plu me révéler de l'intelligence et connaissance de sa vérité ; et je crois, comme il est écrit, que justement je serais dénié par Jésus-Christ devant Dieu son Père, si j'avais dénié devant les hommes chose qui appartienne à la gloire et louange de son nom. Pareillement, je ferais grand tort à mon prochain, de le mettre en aucune peine pour la même occasion pour laquelle je suis prisonnier, qui est pour dire la vérité. »

Au dernier interrogatoire, les juges-commissaires revinrent à la charge pour amener du Bourg a dénoncer ceux avec qui « il avait fait la Cène. » L'évêque de Paris intervint pour calmer ses scrupules, au nom de la « puissance qu'il avait dans l'Eglise, » et usa de tous les sophismes de sa casuistique pour le faire parler ; mais la conscience du magistrat réformé était moins complaisante que celle du prélat romain et du Bourg refusa Jusqu'au bout de trahir ses frères.

Sur ce terrain de la conscience, l'accusé était fort contre des juges qui en faisaient bon marché. Il l'était beaucoup moins quand il reconnaissait au roi le droit de rechercher et de châtier les hérétiques ; ses juges, s'appuyant, sur cette concession, lui disaient : « Le roi régnant et le feu roi son père, rois très chrétiens, ont fait des édits, publiés et enregistrés au Parlement, par lesquels ceux qui dénient la sainte foi catholique, mêmement les sacrements, et qui sont pertinax, relaps et dogmatisants, doivent être punis du dernier supplice, comme hérétiques, schismatiques, blasphémateurs et séditieux. Et néanmoins vous soutenez qu'ils ne doivent être punis, et que c'est cruauté de les faire mourir pour opinion, mêmement de les faire brûler, ainsi qu'on a fait ci-devant. » Du Bourg répondait qu'il reconnaissait que les hérétiques devaient être punis, « mais qu'il faut savoir quels sont les hérétiques et quelle hérésie. » Il ajoutait que « les uns méritent punition plus griève, et les autres plus légère (9). »

Cet interrogatoire de deux jours, qui, même dans une imparfaite relation, fait tant d'honneur à la science théologique d'Anne du Bourg, et fait plus d'honneur encore à son caractère, le rangeaient définitivement parmi les réformés. Il était des leurs par ses doctrines bibliques, et il l'était aussi par sa conscience inhabile à plier. Il ne restait donc plus à ses juges qu'à le déclarer convaincu du crime d'hérésie.


(1) La Vraye histoire, p. 16. Mémoires de Condé, t. I, p. 224. 

(2) Actes des martyrs, édit. de 1564, p. 910.

(3) Ibid.

(4) La Vraye histoire, p. 16.

(5) Actes des martyrs, p. 9 11.

(6) Histoire de l'Estat de France sous Henri II, édit. Buchon, p. 205. 

(7) Ce trait n'est rapporté que par Crespin, dans son édition de 1564, p. 911.

(8) A la suite du mouvement réformiste provoqué dès le quinzième siècle, en Bohême, par les prédications de Jean Huss.
(9) La Vraye histoire, p. 37.  
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