Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES MARTYRS SOUS HENRI Il

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ANNE DU BOURG

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 II - LA MERCURIALE DU 10 JUIN 1559.

Il était urgent de rétablir l'accord ; il y allait de l'autorité même et du bon renom du premier corps de l'État. Le Parlement se réunissait en assemblée plénière le mercredi, d'où vint à ces réunions le nom de mercuriales. Elles étaient plus ou moins fréquentes, suivant le nombre des questions d'intérêt général et d'importance majeure qui devaient y être traitées, Le désaccord qui s'était produit entre les deux Chambres chargées de juger les procès en matière d'hérésie fit l'objet de solennelles délibérations qui, commencées le 27 avril 1559, se continuèrent, de mercredi en mercredi, pendant six semaines. Les partisans de la rigueur et ceux de la clémence s'y entrechoquèrent. Parmi ces derniers, les uns demandaient que la peine des hérétiques fut réduite au bannissement ; quelques-uns osèrent même réclamer l'acquittement des accusés ; d'autres opinaient pour la convocation d'un concile. À mesure que la mercuriale se prolongeait, les idées de modération gagnaient du terrain, et la majorité semblait devoir se prononcer dans ce sens.

Le danger grandissait pour les partisans de l'absolutisme religieux, et ils décidèrent de recourir aux grands remèdes. Le cardinal de Lorraine se rendit à l'une des séances et, après avoir comblé d'éloges le Parlement, il critiqua l'arrêt qui avait arraché à la mort « quatre sacramentaires » et déclara que le roi en était offensé et attendait une réparation. Séguier ayant protesté contre l'appellation de « sacramentaires » donnée aux accusés qu'il avait eu à juger : « Quoi donc ! » s'écria le cardinal, « ne sont-ils pas sacramentaires, ceux qui répudient la messe ! » - « C'est une question ! » répondit hardiment Séguier. Le cardinal, interdit d'abord, reprit avec colère : « C'est une question qui n'en est pas une pour les hommes savants et pieux depuis treize cents ans (1) ! »

Les colères du cardinal paraissant aussi inefficaces que ses flatteries pour ramener le Parlement dans les voies de la rigueur, il se décida, d'accord avec le premier président Gilles Le Maistre, à faire intervenir le roi en personne. Il ne s'agissait pas de provoquer un de ces lits de justice, dont le cérémonial était réglé d'avance, et que Henri lui-même avait tenu, dix-huit mois auparavant, pour obtenir l'enregistrement d'un édit. Il s'agissait de « terroriser » les conseillers timides, selon l'expression d'un contemporain (2), et d'amener les courageux à se dénoncer eux-mêmes, pour les faire enlever ensuite de leurs sièges manu militari.

Comme tous les coups d'État, celui-ci fut comploté dans l'ombre entre quelques complices, qui furent : le premier président Le Maistre, le président Minard, le cardinal de Lorraine et la vieille favorite du roi, Diane de Poitiers. Henri Il fut leur instrument.

Le Maistre apporta au roi un mémoire où, d'après l'historien de Thou, il dénonçait nominativement ses collègues suspects de luthéranisme ou d'indulgence, et il ne manquait pas de donner des détails sur leur fortune, qui, en cas de condamnation, serait confisquée au profit des « sangsues de la cour (3). » Le cardinal de Lorraine pressa le roi d'accomplir un acte de vigueur qui lui ferait le plus grand honneur auprès de Philippe Il d'Espagne, qui allait devenir son gendre quelques jours plus tard.

« Quand cela ne servirait, » lui dit-il « qu'à faire paraître au roi d'Espagne que vous êtes ferme en la foi et que ne voulez tolérer en votre royaume chose quelconque qui puisse apporter aucune tache à votre très excellent titre de roi très chrétien, encore y devez-vous aller franchement et de grand courage, afin aussi de donner curée à tous ces princes et seigneurs d'Espagne qui ont accompagné le duc d'Alve, pour solenniser et honorer le mariage de leur roi avec Madame votre fille, de la mort d'une demi-douzaine de conseillers pour le moins, qu'il faut brûler en place publique comme hérétiques luthériens qu'ils sont et qui gâtent ce très sacré corps de Parlement. Que si vous n'y pourvoyez par ce moyen, et bientôt, toute la cour en général en sera infectée et contaminée, jusqu'aux huissiers, procureurs et clercs du palais (4). »

Le maréchal de Vieilleville, qui entendit ces conseils peu évangéliques qu'un prince de l'Eglise donnait au roi de France, et qui nous les a conservés dans ses Mémoires, s'efforça de dissuader Henri Il d'aller au parlement « faire l'office d'un théologien ou d'un inquisiteur de la foi. » Mais, dès le lendemain, le cardinal revint à la charge, escorté de prélats et de docteurs, et « ils tinrent au roi tant de langages comminatoires de l'ire de Dieu, qu'il pensait déjà être damné, s'il n'allait au parlement (5). »

Il y arriva en effet le 10 Juin, et alors se passa cette scène, si souvent racontée, et qui est comme un avant-goût d'autres violations de parlements réservées à notre siècle. « Alors s'accomplit, » dit un éminent magistrat de nos jours, le comte Jules Delaborde, « le scandale d'une violence jusque-là sans exemple dans les annales des cours de justice. Brutale atteinte au secret et à la liberté des délibérations, outrages subis par des magistrats arrachés de leurs sièges et arbitrairement arrêtés, mutilation d'un grand corps judiciaire : tel fut le résultat des excitations perverses auxquelles Henri Il obéissait, et des haines dont il était devenu l'instrument (6). »

Lorsque le roi fut entré dans la salle du couvent des Augustins, où siégeait provisoirement le Parlement, et quand il se fut assis, entouré de sa suite, le garde des sceaux Bertrandi demanda au Parlement, de la part du roi, de continuer, en toute liberté, la discussion commencée sur les affaires religieuses. Plusieurs conseillers, prenant au sérieux ces paroles qui semblaient garantir la liberté de leurs délibérations, parlèrent dans un sens favorable à la liberté de conscience. Claude Viole, « homme de grandes lettres, de bonne vie et conversation (7), » parla au nom de ceux qui pensaient que la réunion d'un concile était le seul moyen de rendre la paix à l'Eglise. Louis du Faur, « homme jeune, mais de bon entendement et bien éloquent (8), » signala les abus qui régnaient dans l'Église, et osa appliquer à d'autres qu'aux luthériens la parole d'Elie à Achab : « C'est toi qui troubles Israël. »

Anne du Bourg prit ensuite la parole, et « bien qu'il connût, » dit Crespin, « quelle pouvait être l'issue des pratiques et menées de ses adversaires, si ne laissa-t-il de se résoudre d'en dire franchement son avis, et en saine conscience. Et ainsi remettant l'événement en la main du Seigneur, il parla au roi en telle humilité, révérence et modestie qu'est tenu de faire un bon conseiller craignant Dieu (9). » Il commença, selon l'usage, par faire trois ou quatre grandes révérences au roi, puis, levant les yeux en haut, il rendit grâces à Dieu pour le privilège qui lui était accordé de prendre la parole « devant un si grand roi, pour le conseiller en une matière de telle conséquence. » Il exprima le voeu qu' « à l'exemple du bon roi Josias, il donnât ordre à ce que le pur et vrai service de Dieu fût rétabli. » Puis il entra hardiment au coeur du débat, en exposant quelle était la règle de foi « de ceux qu'on appelle Luthériens ou nouveaux évangélistes, que l'on tenait en France pour hérétiques, et auxquels on courait sus par cruels tourments, géhennes et feux, disant qu'ils croyaient purement et simplement les saintes Escritures canoniques du Vieil et du Nouveau Testament, le symbole des Apôtres et avaient la Parole de Dieu en telle recommandation, que la mort leur était plus tolérable que de souffrir qu'aucune chose y fût ajoutée ou en fût diminuée. » Si donc les luthériens repoussaient « certaines choses ordonnées par les papes et les derniers conciles, » il ne fallait pas s'en étonner, puisque ces choses étaient contraires aux Écritures.

On ne devait pas non plus être surpris de l'insistance que mettaient « les prisonniers accusés d'hérésie » à tout ramener « à la règle de la Parole de Dieu, » puisque « Dieu a donné à son Église les saintes Écritures pour forme de doctrine, à laquelle toutes les autres doivent être réglées. »

Comme du Bourg parlait à ce propos des abus introduits par la papauté, le premier président Le Maistre l'interrompit, en lui disant que la Mercuriale n'avait pas à s'occuper de tout cela. Mais le roi, qui était résolu à l'entendre jusqu'au bout, commanda avec impatience qu'on le laissât achever. Du Bourg poursuivit donc « avec grande assurance pendant plus d'une heure et demie. » Il dit au roi que, puisque ses édits les plus rigoureux, pas plus que ceux de son père, n'avaient eu raison des nouvelles doctrines, « il était plus que raisonnable que l'on avisât à d'autres moyens, et que l'on se réglât à l'avenir par les saintes Escritures pour juger de cette cause. »

« Quant à lui, » ajouta-t-il, « il avait vu diligemment les livres et raisons allégués de toutes parts et les avait comparés aux Escritures, afin de pouvoir en parler assurément. » Et le résultat de ses recherches avait été que les doctrines des luthériens étaient conformés aux Écritures, tandis que celles du pape n'étaient « fondées que sur des apparences humaines et éloignées de la vraie règle des chrétiens, et le plus souvent y répugnant ouvertement. Sur quoi il exhorta le roi à se garder d'être déçu et de faire alliance avec l'Antéchrist décrit en l'Apocalypse, lequel, aux derniers temps, devait mettre des troubles en la terre, comme ceux que le pape y a de toute mémoire engendrés, nourris et entretenus, tant entre les rois et princes que contre leurs sujets et peuples, pour le fait de la religion. » N'était-il pas à craindre que, si les rois continuaient à envoyer au feu leurs sujets pour plaire au pape, le sang innocent ne leur fût redemandé ? Toutefois, ajoutait-il, il est temps encore de changer de voie, et « Jésus-Christ a les bras étendus pour recevoir à merci ceux qui l'ont offensé. »

Quant aux nouveaux édits de sang qui avaient soulevé l'opposition du Parlement, du Bourg en parla avec la plus mâle franchise, et il déclara sans ambages que ceux qui les avaient conçus avaient dû s'enivrer d'abord du poison de celle que saint Jean appelle « la grande paillarde. »

« Sire, » s'écria-t-il avec véhémence, « ces édits font de vous à la fois l'accusateur, le dénonciateur, le juge et la partie ; et quant à votre cour de Parlement, on lui laisse le rôle de simple exécuteur. Car quand on fait le procès à un pauvre chrétien, on dit : « Entre le procureur général du roi, demandeur en crime d'hérésie, d'une part, et un tel prisonnier accusé, d'autre part, etc. » Sire, vous voilà partie ! Puis, vous nous mandez par vos édits : « Nous voulons qu'il meure de » telle mort. » Vous voilà donc aussi juge ! Il ne reste plus à votre Parlement que le rôle d'exécuteur, en envoyant l'accusé à la mort. »

Il ajouta que des édits relatifs à la religion n'étaient légitimes, à ses yeux, que s'ils étaient « fondés sur la Parole de Dieu, » et il montra combien les derniers édits en étaient éloignés.

Ces fortes paroles causèrent une vive émotion dans l'assemblée. « Le roi, » dit Crespin, « fut autant ému que les autres étonnés du courage et de la dextérité de ce petit homme. » Du Bourg, conclut en opinant pour « un bon, saint et libre concile, » et demanda qu'en attendant sa convocation on suspendit les exécutions et persécutions contre les fidèles, parmi lesquels il déclara d'ailleurs ne pas comprendre « les anabaptistes, servetistes et autres hérétiques. » Cette réserve, que nous aimerions mieux ne pas trouver sur les lèvres d'un homme qui allait bientôt mourir comme hérétique, prouve simplement que du Bourg était de son temps et non du nôtre. Pas plus que Calvin, son maître, et que les meilleurs esprits de son siècle, il n'avait compris que la liberté de l'erreur est la garantie de la liberté de la vérité.

Henri II sut dominer la colère qui grondait en lui, et demanda l'opinion des présidents Séguier, de Thou et du Harlay, soupçonnés de pactiser avec l'hérésie. Ils émirent l'avis « que la Cour avait toujours fait devoir de bien juger, et mettrait peine d'y continuer, au contentement de Dieu, du roi et de son peuple. »

Le président Minard opina qu'il fallait faire observer les édits. Enfin, le premier président Le Maistre recommanda au roi l'exemple de Philippe-Auguste faisant brûler en un jour six cents Albigeois.

L'orage éclata enfin. Le roi, après avoir pris l'avis de ses conseillers, ordonna au connétable de Montmorency d'arrêter sur l'heure Louis du Faur et Anne du Bourg. Le connétable s'avança vers les deux conseillers et leur dit : « Suivez-moi, Messieurs. » Du Bourg, avec une contenance assurée, répondit :
« Si ferai-je, Monsieur. » Et criant à Dieu, les yeux au ciel, il dit tout haut ces mots Seigneur, c'est ta querelle ; je te recommande et moi et mon affaire (11). » Le connétable livra les deux conseillers au comte de Montgommery, capitaine des gardes, qui les conduisit à la Bastille. Trois autres les y rejoignirent dans la journée. C'étaient Antoine Fumée, Paul de Foix et Eustache de la Porte. Trois autres, du Val, du Ferrier et Viole, échappèrent à la prison par la fuite. De tous ces hommes, un seul, Anne du Bourg, devait payer de sa vie sa fidélité inviolable à ses convictions. Aussi bien était-ce lui dont la courageuse harangue avait déchaîné la colère du roi, à qui il échappa de dire qu'il le verrait brûler tout vif, de ses propres yeux, avant six jours.

C'était là une coupable jactance, qui ne tarda pas à être châtiée. Quelques jours après, Henri Il tombait dans un tournoi, frappé mortellement par la lance de Montgommery, l'homme qui, sur son ordre, avait arrêté du Bourg. Les protestants virent une intervention de la justice divine dans cette mort du roi persécuteur, dont le dernier acte politique avait été de violer le sanctuaire des lois et de jeter en prison des magistrats intègres, coupables d'avoir eu pitié des persécutés.

Quant à du Bourg, en entrant dans sa prison, il y fut accompagné de l'estime des gens de bien de tous les partis et de l'admiration de ses coreligionnaires. L'un des pasteurs de Paris, François de Morel, écrivait à Calvin, en lui racontant la visite du roi au Parlement et l'attitude de du Bourg : « Jamais le Parlement n'entendit un langage plus magnifique, plus libre, plus respectueux ni plus saint que celui-là (11). »


(1) Morellanus (François de Morel) Calvino, 8 cal. maii 1559. (Calvini Opera, t. XVII, p. 503.) 
 

(2) Morellanus (François de Morel) Calvino, 8 cal. maii 1559. (Calvini Opera, t XVII, p. 503.)

(3) Hist. univ., t. II, p. 668.

(4) Mémoires de Vieilleville, liv. VII, chap. 24 et 25. 

(5) Ibid.

(6) Delaborde, Gaspard de Coligny, t. I, p. 377. 
(7) La Vraye histoire, etc. Mém. de Condé, t. I. p. 221. 
(8) Ibid.

(9) Actes des martyrs, édit. de 1564, p. 908. Nous empruntons à cette édition rarissime du Martyrologe, la première parue après le martyre de du Bourg, un résumé de son discours qui a disparu des éditions suivantes, et qui fournit une idée beaucoup plus nette de la harangue du conseiller que les maigres indications données ailleurs et suivies par les historiens. Nous avons reproduit ce texte capital dans notre édition de Crespin, publiée par la Société de Toulouse, t. II, p. 703.

(10) Crespin, Actes des martyrs, édit. de 1564, p. 910.

(11) Calvini Opera, t. XVII, p. 548.
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