Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII. - LES APPRÊTS DU SUPPLICE.


Les protestants ne se faisaient pas d'illusion sur le sort qui les attendait, en un temps où la loi civile considérait l'hérésie comme un crime et la punissait de mort. Les juges condamnaient les hérétiques à la peine capitale avec beaucoup moins d'hésitation que n'en a le jury moderne pour envoyer à la mort les pires assassins. Ce qui les excuse, c'est que l'Eglise catholique leur avait appris à considérer l'hérésie comme le crime inexpiable, comme un crime de lèse-majesté divine.

Le moyen âge avait brûlé les Albigeois, les Vaudois et les sorciers ; cet horrible supplice était alors considéré comme le prélude de l'enfer et comme un avant-goût de ses tortures. Sur ce point, l'époque de la Renaissance suivit les sombres traditions du moyen âge, et le bûcher resta le genre de mort réservé aux hérétiques. Tout au plus accordait-on à certains condamnés de marque le privilège d'être étranglés avant d'être livrés aux flammes, mais c'était là un article secret qu'on se gardait bien de leur faire connaître avant le moment de l'exécution, de peur de les encourager à la résistance. Cet adoucissement de peine leur était parfois offert comme récompense d'une abjuration in extremis, mais bien peu consentirent à acheter cette faveur à un tel prix.

La populace de Paris s'opposa souvent à cet adoucissement de peine et ne tolérait pas volontiers qu'on la frustrât de la moitié de son plaisir. Les bûchers d'hérétiques étaient pour elle ce que furent les combats du cirque pour la plèbe romaine : un spectacle plein de charme. On dut, pour lui plaire, non seulement brûler vifs les luthériens, mais les brûler à petit feu.

Pour les empêcher de parler aux assistants du haut du bûcher, et de propager ainsi leurs doctrines, on les bâillonnait ou on leur coupait la langue au moment où ils quittaient la prison pour marcher au supplice. On n'épargnait pas même aux femmes cette aggravation de peine. On se rappelle cette belle réponse de la jeune dame de Graveron disant au bourreau qui lui demandait sa langue « Je ne plains pas mon corps, plaindrais-je ma langue (1) » Quand l'exécuteur eut coupé la langue à Étienne Mangin, de Meaux, il put encore dire par trois fois, assez clairement pour être compris : « Le nom de Dieu soit béni (2) ! Jean Filleul et Julien Leveillé, condamnés à avoir la langue coupée pour avoir « blasphémé Dieu et les saints, » dirent : « Nous sommes prêts à livrer, non seulement un membre ou deux, mais tout notre corps, et à être brûlés pour soutenir la cause de notre Dieu. » Eux aussi purent parler, après l'ablation de leur langue, pour rendre témoignage de leur foi et louer Dieu (3). Jean Rabec, menacé d'avoir la langue coupée s'il n'invoquait pas la Vierge Marie, dit que plutôt que de proférer de telles paroles, il la couperait lui-même avec ses dents. Et quand la sentence eut été exécutée, il continua à chanter des psaumes tant que dura son supplice (4).

Les lettres des martyrs nous font connaître dans quelles dispositions ils allaient à la mort : « O l'heureuse journée, » s'écriait Martin Oguier, « en laquelle le Seigneur nous donnera à boire au calice de son Fils et en laquelle nous serons couronnés de la couronne du martyre ! Oh ! que tu es bien désirée ! ... Nous nous reposons maintenant en grand repos de conscience et avec une joie indicible, sachant que demain, après dîner, nous partirons de ce monde, pour régner avec notre chef et époux Jésus-Christ (5). »

Nos martyrs se préparaient à la mort par la prière, par le chant des psaumes ou par de pieux entretiens avec leurs compagnons. Le recueillement de leurs dernières heures était toutefois souvent troublé par les importunités des prêtres qui tentaient un suprême effort pour les faire abjurer. - « Consens à aller à la messe et tu auras la vie sauve, » dirent-ils à Nicolas du Chêne. - « Plutôt mourir que de commettre un tel acte, » répondit-il (6) On essayait, pour sauver les apparences, de leur placer une croix de bois entre les mains. Ils s'y refusaient, ne voulant pas paraître, par ce signe extérieur, infidèles à leur foi. « Vous me faites assez porter ma croix, » dit Philippe de Luns à ses tourmenteurs, « en m'ayant injustement condamnée et en m'envoyant à la mort pour la querelle de notre Seigneur Jésus-Christ (7). »

Dans la charrette qui les portait au lieu du supplice, les martyrs avaient souvent à subir toutes sortes d'avanies de la part de la foule fanatisée. Ils avaient parfois la douleur de reconnaître, parmi leurs insulteurs, des amis d'autrefois et même des parents. Comme on menait à la mort Nicolas, de Joinville, que son propre père avait livré à la justice, on vit s'approcher de lui ce vieillard qui le frappa au visage. Un officier l'ayant repoussé rudement, le martyr lui dit : « Je vous en prie, au nom de Dieu, ne l'outragez pas. Il est mon père, et il a droit de faire de moi tout ce qu'il lui plaît. Frappez-moi plutôt que lui (8) »

Il arrivait toutefois aux martyrs, dans cette via dolorosa, de recueillir autre chose que des insultes. Leurs frères en la foi étaient mêlés à la foule, et par leurs regards, sinon par leurs paroles, ils leur adressaient un message d'amour et une exhortation à la fidélité. Une jeune fille réussit à s'approcher de Guillaume Cornu et lui dit en pleurant : « Mon frère, nous ne vous verrons plus. » - « Si ferons, » lui répondit-il, « nous nous reverrons en la vie éternelle (9) » Comme on conduisait à la mort les quatorze de Meaux, un artisan leur cria : « Prenez courage, mes frères et amis, et ne vous lassez point de rendre témoignage à la vérité de l'Évangile. Mes frères, ayez souvenance de Celui qui est là-haut au ciel. » On arrêta cet homme qui osait encourager ses frères à la fidélité et on le condamna à partager leur sort (10). Agrippa d'Aubigné a conservé, dans ses Tragiques, le souvenir de cet émouvant épisode :

Il (Dieu) éveilla celui dont les discours si beaux
Donnèrent coeur aux coeurs des quatorze de Meaux,
Qui, en voyant passer la charrette enchaînée,
En qui la sainte troupe à la mort fut menée,
Quitta là son métier, vint les voir, s'enquérir,
Puis, instruit de leur droit, les voulut secourir,
Se fit leur compagnon, et enfin il se jette,
Pour mourir avec eux, lui-même en la charrette.

Pendant les persécutions violentes qui accompagnèrent la réaction catholique en Angleterre, sous le règne de Marie Tudor, les parents d'un jeune gentilhomme, William Hunter, vinrent assister à son supplice pour l'encourager à la fidélité. Ils lui firent boire, au pied du bûcher, un cordial pour l'empêcher de défaillir dans le dernier combat. Crespin, qui raconte ce trait touchant, ajoute : « On n'eût pu dire qui était le plus digne d'admiration, du père, de la mère ou du fils. Le fils, en son tourment, récita le psaume 84 et mourut avec grande constance. Le père et la mère qui, eux aussi, enduraient un martyre en la mort de leur fils, surmontèrent leurs affections naturelles. Le fils, exposant son corps à la mort, surmonta la mort et vainquit les tourments et toute la cruauté des tyrans. Les tourments que le fils endurait en son corps les parents les endurèrent en leur âme (11). »

On vit, pendant la même persécution, des enfants encourager leur père pendant son supplice. Le duc de Noailles, ambassadeur de France en Angleterre, racontait ainsi ce fait qui l'avait surpris : « Aujourd'hui a été accomplie la confirmation de l'alliance entre le pape et ce royaume par le sacrifice public et solennel d'un prédicant docteur nommé Rogerus (John Rogers), qui a été brûlé vif comme luthérien, mais il est mort en persistant dans son opinion. La plus grande partie du peuple prenait un tel plaisir à sa conduite qu'il ne craignait pas de lui faire plusieurs acclamations pour fortifier son courage. Même ses enfants étaient présents, le consolant d'une telle façon, qu'il semblait qu'on le conduisit à une noce (12). »




VIII. - LES SUPPLICES.


Nous ne pouvons songer à décrire le supplice du bûcher, déjà horrible par lui-même et qu'aggravèrent souvent, par des raffinements de cruauté, les bourreaux, aiguillonnés par les exigences d'une populace fanatique. Les lecteurs d'aujourd'hui ne supporteraient pas les détails que supportaient les nerfs moins délicats de nos pères. Si l'on veut savoir jusqu'où peut aller la brute humaine, quand sa férocité naturelle est réveillée et aiguillonnée par le fanatisme, il suffit d'ouvrir le Martyrologe de Crespin. Et c'est aussi là qu'il faut aller pour apprendre comment la foi peut triompher des plus atroces tortures.

De presque tous les bûchers s'élève vers le ciel la voix de la prière ou le chant des psaumes, parfois inarticulés, lorsque la langue du condamné a été coupée avant le supplice, mais reconnaissables pourtant. Et le supplice se prolonge souvent pendant de longues heures, sans que les horribles morsures du feu, qui carbonisent les membres inférieurs du corps avant d'atteindre les parties vitales, arrachent aux patients, je ne dis pas ces hurlements de douleur qui sembleraient naturels, mais même des gémissements.

Jean Rabec, plonge et replongé dans le feu jusqu'à ce qu'il n'eût « quasi plus figure d'homme, » continue à chanter son psaume et invoque Jésus-Christ (13). Les quatorze de Meaux, brûlés en un autodafé digne de l'Espagne, chantent à l'unisson, jusqu'à ce que leur psalmodie s'éteigne peu à peu, à mesure que l'action du feu les réduit au silence (14). D'autres, au milieu des flammes, ne prononcent pas une parole et ne font pas un geste, leur visage n'a pas les contractions qu'y imprime la douleur. C'est Louis de Berquin, dont Érasme, son ami, dit : « Aucun signe de trouble ne parut sur son visage ni dans l'attitude de son corps. Il avait le maintien d'un homme qui médite dans son cabinet sur l'objet de ses études, ou dans un temple sur les choses célestes (15). » C'est Pierre Serre qui, dès qu'il fut attaché au poteau, « leva les yeux au ciel et les tint là fixés jusqu'à la mort, tellement que, malgré l'ardeur et la véhémence du feu, il ne remua pas plus que s'il eût été insensible (16). » C'est Guillaume d'Alençon, qui, raconte un témoin oculaire, « s'élança sur le bûcher et s'assit au milieu ; il ne fit plus un mouvement et son corps fut réduit en cendres (17). » Ce sont Rébéziès et Danville qui, dit le ministre Chandieu, « rendirent leurs esprits au Seigneur, doucement, comme s'ils n'eussent aucunement souffert (18). » C'est Adrien Daussi, dont Crespin dit : « Bien qu'on le brûlât à petit feu, il demeura immobile et ne se plaignait non plus que s'il n'eût aucunement senti le feu (19). » C'est Jean Hooper qui, au milieu des flammes, « sans bouger son corps, rendit l'esprit fort paisiblement, sans se tourmenter en aucune façon (20). » Ces faits, que l'on pourrait multiplier, suggèrent la pensée que l'intensité de la foi et de l'espérance chrétienne amenait chez les martyrs une sorte d'anesthésie, de suppression de la souffrance. L'esprit dominait la chair, à un tel point que la souffrance était vaincue.

Quand le même bûcher réunissait plusieurs martyrs, ils s'encourageaient les uns les autres, et les forts aidaient aux faibles. Lorsque Jean Joëry et son jeune domestique furent ensemble liés sur leur commun bûcher, le maître s'aperçut que son serviteur pleurait : « Il n'est pas temps de pleurer, » lui dit-il, « mais de chanter au Seigneur. » Et ils chantèrent un psaume ; puis, jusqu'à la fin, le maître ne cessa de prodiguer de tendres consolations à son compagnon (21)

Citons quelques-unes des dernières paroles des martyrs qui, tombant du haut du bûcher, et répétées de bouche en bouche, germaient et fructifiaient dans les âmes comme une semence de vie.

François d'Augy dit, du milieu des flammes, comme saint Étienne : « Je vois les cieux ouverts, et le Fils de Dieu qui s'apprête à me recevoir (22). »

Les dernières paroles de Godefroy Hamelle furent : « Père éternel, reçois mon esprit entre tes mains (23). »

Thomas de Saint-Paul, que l'on retira du feu pour lui offrir la vie sauve, s'il consentait à abjurer, répondit : « Puisque je suis en train d'aller à Dieu, remettez-moi et me laissez aller (24). »

« Mon Dieu, disait Jean Bertrand sur le bûcher, donne la main à ton serviteur, je te recommande mon âme (25). »

« Que je suis heureux ! que je suis heureux ! » s'écriait Pierre Chevet pendant qu'on allumait son bûcher (26) - »

On offrit à Pierre Milet, s'il voulait faire acte de catholicisme, de ne pas le brûler vif. « Non, » répondit-il, « J'aime mieux souffrir une heure et m'en aller en paradis. » Et se tournant vers le bourreau, il lui dit : « Passons outre et allons à Dieu (27). »

Mentionnons enfin les dernières paroles des deux plus grands martyrs de la France protestante au seizième siècle.
C'est d'abord Anne du Bourg, l'intègre magistrat qui avait osé plaider, en plein Parlement, devant Henri II, la cause de ses frères persécutés. Lorsqu'après six mois de la plus dure captivité, il fut conduit à la place de Grève pour y être mis à mort, il dit à la multitude qui se pressait pour voir mourir un conseiller au Parlement : « Mes amis, je ne suis point ici comme un larron, ou un meurtrier, ou un autre malfaiteur, mais j'y suis pour avoir maintenu l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. » Il refusa de baiser le crucifix que lui présentait un prêtre, mais il se mit à genoux pour recommander son âme à Dieu, et on l'entendit répéter cette simple prière : « Seigneur, mon Dieu, ne m'abandonne point, afin que je ne t'abandonne. » Puis il se livra aux mains du bourreau (28).

Gaspard de Coligny fut un martyr, lui aussi, quoiqu'il n'ait pas eu les honneurs du bûcher, et qu'il soit mort sous les coups des assassins de la Saint-Barthélemy. Au moment de tomber sous le poignard des émissaires de Charles IX et de sa mère, il dit à ses amis, en les engageant à fuir : « Pour moi, il y a longtemps que je me suis disposé à mourir. Je recommande mon âme à la miséricorde de Dieu (29). »

C'est ainsi que savaient mourir nos pères. Leur exemple nous donne une admirable leçon de courage moral et de fidélité à Jésus-Christ. Leur foi leur apprit à résister à l'erreur et au mal, et à souffrir jusqu'à la mort pour le service de leur Maître. Cette foi était contagieuse. Il arriva plus d'une fois que des prêtres chargés de convertir à la foi catholique les condamnés protestants furent eux-mêmes gagnés à la foi évangélique. Ce fut le cas du moine Jean d'Espina, que la constance admirable de Jean Rabec, brûlé à Angers en 1556, avec d'atroces raffinements de barbarie, convertit à l'Évangile dont il devint un ministre distingué, sous le nom de Jean de l'Espine (30). Les bourreaux eux-mêmes étaient parfois émus jusqu'aux larmes par le spectacle de la mort des martyrs, et imploraient leur pardon, avant de mettre les mains sur eux. L'un d'eux, touché par la mort de Simon Laloé, partit pour Genève, « pour y vivre selon la réformation de l'Évangile (31). »

C'est qu'en effet, il n'y eut rien de plus grand, dans ce seizième siècle, si grand pourtant, que le spectacle que donnèrent à la France les bûchers de nos martyrs. Ce furent là les grands prêches évangéliques, d'où la parole de vie se répandit au milieu des multitudes. La terrible mise en scène, imaginée pour terroriser les masses, ne servait qu'à produire au grand jour la fidélité et la patience des victimes, et qu'à poser devant la conscience populaire cette question : La vraie religion du Christ n'est-elle pas celle qui fait des martyrs plutôt que celle qui fait des bourreaux ? 


(1) Crespin, t. II, p. 567. 

(2) Ibid., t. I, p. 500.

(3) Crespin, t. II, p. 68.

(4) ibid., t. II, p. 378. 

(5) Ibid., t. II. p. 412.

(6) Crespin, t. II, p. 308. 

(7) Ibid., t. II. p. 567. 

(8) Ibid., t. II. p. 562.

(9) Crespin, t. III, p. 407. 

(10) Ibid., t. I. p. 499.

(11) Crespin, t. II, p. 146.

(12) Crespin, t. II, p 104 (note)

(13) Crespin, t. Il, p. 376

(14) Ibid., t. I, p. 500. 

(15) Ibid., t. I, p. 271.

(16) Ibid., t. II, p. 31. 

(17) Ibid., t. II, p. 34.

(18) Crespin, t. II, p. 582. 

(19) Ibid., t. II, p. 670. 

(20) Ibid., t. II, p. 121. 

(21) Ibid., t. I, p. 560.

(22) Crespin, t. I. p. 517.

(23) Ibid., t. I, p. 575.

(24) Ibid., t. I, p. 560. 

(25) Ibid., t. II, p. 427. 

(26) Ibid., t. II, p. 648.

(27) Ibid, t. II,l, p. 672.

(28) Crespin, t. II, p. 702. 

(29) Ibid, t. III, p. 666.

(30) Crespin, t. II, p. 376

(31) Ibid, t. II, p. 25.
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