Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V. - LES LUTTES INTÉRIEURES DES MARTYRS.


La constance de nos martyrs au milieu des souffrances et des privations et en face des plus horribles supplices ne doit pas nous faire oublier qu'ils étaient des hommes sujets aux mêmes infirmités que nous. Le martyrologe protestant n'est pas une légende des saints, qui place une auréole au front de ses héros. C'est une histoire très sérieusement documentée et d'une sincérité absolue. On y trouve donc le récit des défaillances momentanées de plusieurs de ces héros de la foi, mais on y voit aussi comment ils se relevaient par l'humiliation et par la prière. Leurs infirmités les rapprochent de nous et nous ôtent le droit de déclarer leur exemple inimitable.

Les luttes spirituelles occupent une grande place dans leurs lettres. On s'aperçoit, en les lisant, que les plus rudes assauts ne leur venaient pas des théologiens cauteleux qu'ils avaient à combattre, mais de cette lutte de la chair contre l'esprit, à laquelle nul n'échappe et qui pour eux avait une intensité poignante.

« La chair bataille merveilleusement contre l'esprit, » disait Aymon de la Voye au moment d'aller au supplice, « mais j'en serai incontinent dépouillé. Seigneur, en tes mains je recommande mon âme (1). »

Cette victoire de l'esprit sur la chair est admirablement décrite dans une lettre de Christophe de Smet, le ministre martyr d'Anvers :

« Ma chair est de telle façon surmontée et vaincue par l'Esprit qui oeuvre en moi, que quand même Jérôme, le geôlier, me dirait : « Regarde, Christophe, voilà la porte de la prison ouverte, sors dehors, » je lui répondrais que je n'en ferais rien ; car j'ai vaincu et surmonté ma chair par la grâce de Dieu, de sorte que j'aime mieux sortir et déloger de ce monde, et aller demeurer avec le Seigneur en son royaume. Par ci-devant ma chair frémissait et tremblait par l'infirmité qui est en elle, pensant combien le combat de la mort, qui m'était bien prochain, était horrible et épouvantable ; car, combien que l'esprit fût prompt et préparé à tout ce qui plairait à Dieu, néanmoins je sentais ma chair résister aux souffrances, et principalement au combat de la mort, faisant toujours, selon sa méchante nature, c'est-à-dire me retirant à toute faiblesse, débilité de courage, doute et défiance... Mais j'ai maintenant obtenu domination et seigneurie sur ma chair, par Celui qui a vaincu la chair et le monde... O Dieu miséricordieux, je te remercie, je te loue de tout mon coeur, que tu as exaucé mon désir et as accompli mon espérance à présent, par-dessus toute la sagesse de la chair. Pour laquelle chose je dis avec saint Paul : Je ne vis plus maintenant, mais Christ vit en moi (2). »

Dans ces luttes de la conscience et de la volonté contre la chair, c'est-à-dire contre les affections naturelles et contre l'horreur des supplices, il y eut des défaites momentanées, et qui songerait à s'en étonner ? Ce qui doit surprendre plutôt, c'est la rareté de ces défaillances. Les plus grands n'y échappèrent pas. Hors de France, c'est l'archevêque Cranmer qui renie, dans un moment de faiblesse, la foi évangélique, mais qui se relève glorieusement de sa chute, confesse publiquement sa faute du haut de l'échafaud, et, quand le bûcher est allumé, étend la main qui a signé sa rétractation et la brûle dans la flamme pour montrer l'horreur que lui inspire sa faiblesse (3).

En France, c'est l'illustre magistrat Anne du Bourg qui, vaincu à deux reprises par les souffrances d'une dure captivité et par les obsessions de ses amis, consent à faire une déclaration équivoque, mais qui se relève et marche à la mort avec une humble confiance (4).

Les écrits que nous a laissés Jean Morel, un jeune homme de moins de vingt ans, nous font assister aux luttes morales qui avaient pour théâtre l'âme du confesseur de Jésus-Christ qui, dans une heure de lassitude, avait renié sa foi. Son frère, imprimeur du roi pour la langue grecque, voulant le sauver de la mort, lui conseilla de donner aux juges des réponses évasives, qui leur permettraient de le mettre hors de cause. Il lui représenta qu'une fois libre, il pourrait se réfugier à Genève et y continuer ses études. Morel, après avoir longtemps résisté, finit par céder.
Il dissimula ses convictions et fit semblant d'adhérer aux doctrines de l'Eglise romaine.

« Incontinent, » dit-il, « que j'eus signé mes blasphèmes de ma main, ma signature me fut comme le chant du coq à saint Pierre, car incontinent que je fus ramené en mon cachot, ma conscience commença à m'accuser, si que je ne savais faire autre chose, sinon pleurer et lamenter mon péché... Durant tels assauts, le jugement de Dieu me toucha si vivement, que je ne savais de quel côté me tourner, qu'il ne s'apparut devant mes yeux, et sentais déjà en moi une géhenne qui me tourmentait ; je sentais toutes les créatures m'être contraires. Ma conscience me rédarguait en cette manière : Tu as renoncé Jésus-Christ, usant de cette hypocrisie de laquelle tu as usé ; il te renoncera devant Dieu son Père. Tu as voulu sauver ta vie, tu la perdras, non point comme tu l'eusses perdue, mais à jamais... Tant plus j'y pensais, tant plus je sentais l'horrible jugement de Dieu. En ces tourments de l'esprit, j'ai été plus de deux fois vingt-quatre heures que je n'eusse osé lever mes yeux au ciel ; mais j'étais toujours comme collé contre la terre. Et soyez assurés que ces deux jours m'ont duré plus que n'ont fait les deux mois suivants. »

Ces heures d'amer désespoir, dont nous abrégeons la description, eurent un terme. Dieu eut pitié de son jeune serviteur, abattu à ses pieds, et lui envoya la délivrance. Son récit prend ici l'accent ému d'un cantique au divin Libérateur :

« Mais celui qui est toujours tant propice aux siens et ne souffre pas qu'ils soient froissés, encore qu'ils tombent, m'a conduit jusqu'aux abîmes des trésors de sa miséricorde, m'assurant qu'il m'avait pardonné mes exécrables péchés, et encore qu'ils fussent plus rouges que l'écarlate, toutefois qu'ils étaient devant lui plus blancs que neige. O la douce et aimable voix ! oh ! que mon coeur s'est réjoui, en voyant ce bon Père m'embrasser, encore que j'eusse été enfant prodigue et débauché ! Incontinent que j'ouis cette voix, en mon esprit, mes os et ma force déclinée commencèrent à se renforcer. Lors je commençai à lever mes yeux au ciel, et à chasser loin de moi tous mes ennemis, voyant que Dieu me voulait être doux et propice, et au lieu qu'auparavant je n'osais m'adresser au Seigneur, alors (s'il faut ainsi dire), je devisais privément avec lui, le connaissant être mon Père. Je ne doutais de lui confesser mes offenses franchement, et lui me consolait comme un bon Père, m'avertissant que dorénavant il soutiendrait ma main, et que cela m'était advenu afin que je connusse mieux que ce n'était par la force de mon bras que je gagnerais la bataille, mais par sa seule puissance ( 5). »

Les hommes dont les luttes morales viennent de passer sous nos yeux furent les héros de la conscience. Leur exemple nous apprend que la vraie grandeur est celle que l'on conquiert dans ces batailles intimes qui n'ont que Dieu pour témoin et dont l'enjeu est une bonne conscience. Il est bon d'entendre sur ce sujet les fortes paroles du ministre Guy, de Brès, le martyr de Valenciennes : « Gardez-vous bien de faire chose contre votre conscience... Car vous auriez puis après un bourreau que vous nourririez en vos propres consciences, qui vous serait une géhenne continuelle. O mes frères, que c'est une chose bonne de nourrir une bonne conscience (6) ! »





VI. - LES LUTTES CONTRE LES AFFECTIONS DE FAMILLE.


Ces luttes de la chair contre l'esprit avaient le plus souvent pour cause, comme dit Crespin, « le grand regret que ces hommes avaient de leurs petits enfants et de leurs femmes. » Ils n'étaient pas des moines sans famille et vivant hors du monde : ils étaient époux, pères, fils ou frères. Ces hommes, au coeur de lion pour le service de Dieu et le combat pour la vérité, avaient des tendresses et des délicatesses de femmes pour leurs familles. En se donnant sans réserve à Jésus-Christ, ils avaient pleinement accepté cette condition posée par le Maître : « Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi. » Mais de cette lutte entre les affections naturelles et l'amour de Dieu, l'homme sortait habituellement vainqueur, bien que tout meurtri.

Pendant la nuit qui précéda son supplice, François Rébéziès s'écria deux ou trois fois : « Va arrière de moi, Satan ! » Son ami Danville lui demanda : « Que vous propose-t-il ? Veut-il vous détourner de la course ? » Rébéziès répondit : « Ce méchant me propose mes parents ; mais, par la grâce de Dieu, il ne gagnera rien sur moi (8).

Les magistrats tentèrent souvent de faire intervenir les parents des prisonniers, dans l'espoir de faire fléchir leur résolution. Michel Robillard, d'Arras, reçut dans sa prison la visite de sa mère, de son frère, de sa soeur et de son beau-frère, qui tentèrent d'amollir son coeur par leurs larmes. « Mon coeur était serré, » dit le martyr, « en les voyant tous pleurer. » Toutefois il leur déclara qu'il ne pouvait pas, pour leur être agréable, renier son Sauveur (9).

Muldere, d'Oudenarde, à qui les prêtres, à bout d'arguments, demandèrent s'il n'aimait pas sa femme et ses enfants, répondit ; « Messieurs, vous savez bien que je les aime de grande affection, et que c'est cela qui me presse le plus. Je vous dis à la vérité que si le monde était tout d'or et qu'il fût à moi, je le donnerais très volontiers pour avoir ma femme et mes enfants, avec du pain sec et de l'eau, en prison et déshonneur. »

- « Si ainsi est, » répliquèrent-ils, « que vous les aimez comme vous dites, quittez donc vos fausses opinions. Il ne faut dire qu'un mot, à savoir que vous vous repentez, et vous serez avec votre femme et vos enfants comme auparavant. »
- « Je ferais volontiers cela, » répondit-il, « si ce n'était chose contre Dieu et contre ma conscience. Par quoi, ni pour femme, ni pour enfants, ni pour créature du monde, je ne renoncerai à ma religion que je sais être vraie, moyennant la grâce et assistance de Dieu (10) »

Le pasteur Pierre Brully, après avoir annoncé à sa femme qu'il vient d'être condamné à être brûlé vif, ajoute : « Réjouis-toi donc, ma chère soeur en Dieu ; et, du temps que tu seras veuve, espère en lui, et vaque à de saintes prières et autres bonnes oeuvres (11). »

Antoine Laborie, l'un des cinq martyrs de Chambéry, écrivit à sa femme, qui s'était réfugiée à Genève, d'admirables lettres, où il lui recommande d'être fidèle à Dieu, d'élever leur fille dans sa crainte, et de consulter en toutes circonstances leur bon ami, « Monsieur Calvin, lequel, ajoute-t-il, « est conduit par l'Esprit de Dieu. »

« Si ton père est averti de ma mort, je ne doute pas qu'il ne te vienne quérir pour te ramener à la papauté. Mais je te supplie, au nom du Seigneur, que tu ne l'écoutes point. Repousse-le, et tiens-toi aux grâces que Dieu t'a faites, de t'amener en sa maison. Hélas ! pauvrette, ne serais-tu pas malheureuse de laisser la maison de Dieu pour retourner au diable ? ... Mes père et mère aussi tâcheront de recouvrer notre petite fille, pour l'emmener avec eux ; mais je te prie et te commande au nom du Seigneur, que tu ne permettes une telle méchanceté, pour quelque chose qu'il t'advienne. Car je proteste que je redemanderai son sang devant Dieu d'entre tes mains, et que tu répondras de sa perte, si elle se perd par ta faute. Donc, pour l'obéissance que tu dois à Dieu, et d'autant que tu es sa mère, d'autant aussi que tu m'aimes comme ton mari et son père, je te prie que tu la fasses bien instruire en la crainte de Dieu, incontinent qu'elle sera en âge pour le faire (12). »

Voici quelques lignes d'une admirable lettre que Guy de Brès, le martyr de Valenciennes, écrivait à sa femme :

« Ma chère et bien-aimée épouse et soeur en notre Seigneur Jésus, votre angoisse et votre douleur troublant en quelque mesure ma joie, me font vous écrire la présente, tant pour votre consolation que pour la mienne. Je dis notamment pour la vôtre, d'autant que vous m'avez toujours aimé d'une affection très ardente, et qu'à présent il plaît au Seigneur que la séparation se fasse de nous deux, pour laquelle séparation je sens votre amertume plus que la mienne. Et je vous prie, autant que je puis, de ne vous troubler outre mesure, craignant d'offenser Dieu. Vous savez assez que, quand vous m'avez épousé, vous avez pris un mari mortel, lequel était incertain de vivre une minute de temps ; et cependant il a plu à notre bon Dieu de nous laisser vivre ensemble l'espace d'environ sept ans, nous donnant cinq enfants. Si le Seigneur eût voulu nous laisser vivre plus longtemps ensemble, il en avait bien le moyen, mais il ne lui plaît pas ; parquoi son bon plaisir soit fait, et vous soit pour toute raison...

» Considérez à bon escient l'honneur que Dieu vous fait, de vous avoir donné un mari qui soit non seulement ministre du saint Évangile, mais aussi qui est tant estimé et prisé de Dieu qu'il le daigne faire participant de la couronne des martyrs. C'est un tel honneur que Dieu n'en fait pas de semblable à ses anges. Je suis joyeux, mon coeur est allègre, il ne me défaut rien en mes afflictions. Je suis rempli de l'abondance des richesses de mon Dieu... Je sens à présent la fidélité de mon Seigneur Jésus-Christ. Je pratique à présent ce que j'ai tant prêché aux autres. Et certes il faut que je confesse cela, assavoir que quand j'ai prêché, je parlais comme un aveugle des couleurs, au regard de ce que je sens par pratique. J'ai plus profité et appris depuis que je suis prisonnier, que je n'ai fait toute ma vie ; je suis en une très bonne école ; j'ai le Saint-Esprit qui m'inspire continuellement et qui m'enseigne à manier les armes en ce combat. »

Dans une lettre à sa vieille mère, qui allait avoir la douleur de lui survivre, Guy de Brès lui rappelle l'honneur que Dieu lui fait d'appeler son fils au martyre, et il lui propose l'exemple de « cette vertueuse mère, dont il est parlé au deuxième livre des Maccabées, laquelle voyant martyriser ses sept fils en une journée, et mourir d'une très cruelle mort, la langue coupée, la tête écorchée, les bras et les jambes coupés, pour être ensuite rôtis sur le feu, montra un courage vraiment viril, consolant et fortifiant ses propres enfants, pour endurer la mort pour la loi de Dieu (13) »


(1) Crespin, t. I, p. 352. 
(2) Crespin, t. III, p. 438.

(3) Crespin, t. II, p. 381.

(4) Ibid., t. II, p. 675. Voy. plus loin la notice consacrée à ce martyr.

(5) Crespin, t. II, p. 605.628. 

(6) Crespin, t. III, p. 582.

(8) Crespin, t. II, p. 581. 

(9) Ibid, t. III, p. 421.

(10) Crespin, t. II, p. 70. 

(11) Ibid., t. I, p. 439

(12) Crespin, t II, p. 230-235.

(13) Crespin, t. III, p. 568-575. 
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