Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III. - LES PRISONS.


Devenir protestant, dans la France du seizième siècle, c'était se mettre hors la loi, c'était se déclarer candidat au martyre. Des millions d'hommes embrassèrent sans hésitation une religion qui leur apportait toutes sortes de misères matérielles et accroissait considérablement leurs chances de mourir de mort violente. Le huguenot devait, dès l'enfance, se familiariser avec la perspective de la prison, des galères, des massacres, du bûcher ou de la potence. Il estimait que ce n'était pas payer trop cher le privilège d'être un chrétien réformé que de lui sacrifier sa sécurité matérielle, sa fortune, et souvent sa liberté et sa vie.

Le jour venait enfin où son attachement à l'Évangile était mis à l'épreuve. Arrêté comme hérétique sur la dénonciation d'un espion à gage, ou d'un parent désireux de le dépouiller de ses biens, il était jeté en prison. C'était déjà un affreux supplice que le séjour dans ces cachots, où suintait l'humidité, où pullulait la vermine, et où parfois le prisonnier ne pouvait ni s'asseoir, ni se tenir debout, ni se coucher. Telle était la Poche d'hypocras, cachot en forme d'entonnoir, où la plupart des détenus devenaient fous, disait-on, au bout de quelques jours. D'autres cachots portaient les sobriquets significatifs de Find'aise. l'Oublielle, Brunain ; ils étaient l'effroi des prisonniers de droit commun, et, pour cette raison, furent souvent réservés aux hérétiques. Il était entendu que, pour ces derniers, on n'était tenu à aucun égard, même envers les plus illustres. Anne du Bourg, par exemple, tout membre du Parlement qu'il était, fut, à un certain moment, enfermé dans l'une des horribles cages de fer de la Bastille, inventées par le cardinal Balue pour son maître Louis XI.

Le séjour dans ces affreuses geôles était un martyre avant le martyre proprement dit. Qu'on y ajoute les cruautés et les vexations que les geôliers croyaient légitimes à l'égard des hérétiques, et l'on ne s'étonnera pas qu'il se soit trouvé des prisonniers dont la volonté ait fini par fléchir. Ce qui est plutôt surprenant, c'est que les défaillances aient été si rares. Il semble qu'à ceux qui furent fidèles jusqu'à la mort, Dieu ait accordé, comme compensation à leurs maux, une joie et une sérénité vraiment surnaturelles. Il vaut la peine d'en recueillir le témoignage dans les lettres de ces prisonniers pour l'Évangile.

Voici ce qu'écrivait de sa prison de Lyon, Pierre Navihères, l'un des cinq étudiants martyrs :

« Je me délecte en mes afflictions : Le temps ne m'est point long aux prisons, encore qu'un an entier soit déjà écoulé entre les ceps, fers et liens. Les fosses et lieux obscurs me sont plus délectables que les salles tapissées. Le son des clefs du geôlier me plaît plus que le son du tambourin, du lut et de la musique lubrique, accoutumée entre les grands seigneurs et le commun populaire (1). »

Voici le témoignage d'un autre jeune homme de moins de vingt ans, Jean Morel, faisant l'éloge de la vie de prison, où il languit plusieurs années, et où il mourut, probablement empoisonné :

« Ne craignons pas les prisons, vu que ce sont collèges où les enfants de Dieu apprennent la leçon de leur Père et Maître. Es prisons, on connaît Dieu être véritable en ses promesses... Là il leur donne force pour surmonter les ténèbres, la puanteur, les liens, la faim, la soif, le froid, les injures, les moqueries, les coups, les subtilités des ennemis de la vérité, les tourments, les tortures, la question ... Bref, ces prisons sont des salles d'escrime, où l'on connaît tous les coups que savent ruer la chair, le diable, le monde, et on y apprend du grand Maître le vouloir, la science et le pouvoir de les repousser. Que personne donc ne craigne plus d'être emmené en prison, vu que c'est le lieu où Dieu déploie pleinement ses grâces... En prison, vous n'avez pas les tentations du monde devant les yeux, vous y pouvez librement prier Dieu et chanter psaumes au Seigneur, tellement que les prisons sont bien souvent plutôt églises que prisons... Aux prisons, on est accompagné des apôtres et prophètes, qui sont avec nous condamnés, traînés au supplice, tués, moqués, voire même Jésus-Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs (2).

Citons un dernier extrait, emprunté aux lettres qu'écrivait de sa prison de Valenciennes le pasteur-martyr Guy de Brès :

« Dieu me fortifie et me console d'une façon incroyable ; même je suis mieux à mon aise que les ennemis de l'Évangile. Je suis logé en la plus forte prison et la plus méchante qui soit, obscure et ténébreuse, laquelle pour son obscurité on nomme Brunain, et n'ai l'air que par un petit trou puant. J'ai des fers aux pieds et aux mains, gros et pesants, qui me sont une géhenne continuelle, me cavant jusque dedans mes pauvres os... Mais pour tout cela, mon Dieu ne laisse pas de tenir sa promesse et de consoler mon coeur, me donnant très grand contentement (3). »

Pour comprendre comment pouvait s'alimenter Ce « très grand contentement, » dont parlent nos martyrs, essayons de pénétrer dans leurs prisons, autant, du moins que nos documents nous le permettent. Qu'y faisaient-ils ? À quoi y employaient-ils leur temps ?

Tout d'abord, comme Paul et Silas dans la prison de Philippes, ils « chantaient les louanges de Dieu, et les autres prisonniers les entendaient. » On chantait beaucoup, au seizième siècle, dans les prisons des Valois. Les psaumes de Marot, qui eurent un moment de vogue à la cour de François 1er, obtinrent un succès de meilleur aloi parmi les protestants persécutés ; leurs graves accents apportèrent de la lumière dans les noirs cachots, et de la joie dans les coeurs brisés.

Les prisonniers se nourrissaient de la Bible, soit qu'ils eussent réussi à en cacher un exemplaire, soit qu'ils fussent réduits à s'en remémorer les textes les plus consolants. Philippe de Luns, dame de Graveron, adressait cette touchante supplique au lieutenant criminel : « Monsieur, vous m'avez ôté ma soeur et avez commandé que je fusse enfermée seule ; je vois bien que ma mort approche ; et pourtant, si jamais j'ai eu besoin de consolation, c'est à présent, Je vous prie de m'octroyer que j'aie une Bible ou un Nouveau Testament pour me conforter (4). » Jean Rabec se plaignait que l'inquisiteur Ory lui eut enlevé sa Bible, « faisant en cela, » dit-il, « l'office du diable, en le privant de la lecture et de l'usage de la sainte Parole de Dieu, qui ne peut être déniée à personne que contre l'exprès commandement de Dieu (5), »

Enfin, les prisonniers évangélisaient leurs compagnons d'infortune. Marguerite le Riche « chantait assidûment des psaumes et exhortait et consolait les femmes prisonnières avec elle. Les martyrs qui partaient de la Conciergerie pour aller à la mort passaient devant sa cellule, et elle les exhortait à supporter patiemment les opprobres pour Jésus-Christ (6) » Pierre Gabart, au lieu de se désespérer dans le cachot « plein d'ordures et de bêtes, où on l'avait jeté, y chantait à pleine voix les louanges de Dieu et prêchait l'Évangile, de façon à être entendu des autres prisonniers (7). »

Dans la prison du Châtelet, à Paris, ceux qui y furent mis, après la surprise de l'assemblée de la rue Saint-Jacques, célébraient ensemble le culte, « faisaient les prières qui sont ordinaires aux Églises, chantaient des psaumes et exposaient quelques points de l'Écriture, » de façon à être entendus des allants et des venants dans les galeries du Palais (8).

Les prisonniers huguenots accomplirent un véritable apostolat dans les prisons du royaume. Ils en furent les aumôniers bénévoles et arrachèrent au péché et au désespoir beaucoup de misérables, tels que Jean Chambon, ce brigand qui fut amené à la repentance et à la conversion par les exhortations et l'exemple de Pierre Bergier, qu'il rencontra dans les prisons de Lyon (9). Voici le témoignage rendu par Crespin à l'influence de Jean Morel sur ses compagnons de prison : « Incontinent toutes noises, toutes dissolutions, tous blasphèmes étaient chassés du milieu d'eux par ses remontrances (10). »

Voici comment un martyr, Richard Le Fèvre, explique la joie et la sérénité dont il jouit au milieu des misères et des privations de la captivité :

« Si, en attendant cette heureuse journée, je suis exercé par fers, ceps, géhennes, froidures, ordures, ténèbres, faim, soif et autres choses semblables, cela ne me doit étonner, car les jambes enferrées aux ceps ne sentent pas grand mal, quand la main touche déjà le ciel (11) »

Cette déclaration n'est-elle pas tout simplement sublime ?



 

IV. - LES CHAMBRES DE TORTURE ET LES INTERROGATOIRES.


La Chambre de torture était alors une dépendance de la prison, généralement placée dans les sous-sols. Quelques marches à descendre, et le prisonnier, qui y était appelé, se trouvait dans une salle pourvue d'un étrange mobilier. On nous dispensera d'en dresser l'inventaire. Nous ne parlerons ni de la question par l'eau ni de la question par le feu, et nous ne décrirons ni les brodequins, ni les chevalets, ni l'estrapade, ni tant d'autres instruments de supplice, que la justice employait alors pour arracher aux accusés l'aveu de crimes qu'ils n'avaient pas toujours commis.

On se servit de ces effroyables moyens d'intimidation, non pour faire avouer à nos martyrs leurs prétendues hérésies, - ils ne cherchaient pas à les dissimuler, - mais pour les contraindre à dénoncer leurs frères, et surtout leurs pasteurs. Constatons à l'honneur de la nature humaine régénérée par la grâce divine, que la torture fut habituellement impuissante à faire de ces pieux confesseurs des délateurs. Le ministre Aymon de la Voye, condamné au feu par le Parlement de Bordeaux, fut d'abord soumis à la question extraordinaire. Pendant deux heures, on le tortura, au point de lui faire perdre connaissance. Sommé de dénoncer « ses complices, » il répondit : « Je n'ai point d'autres complices que ceux qui savent et font la volonté de Dieu mon Père, qu'ils soient gentilshommes, marchands, laboureurs, ou autres. » Puis, regardant son pauvre corps brisé par la torture, il dit : « Ce corps périra, mais l'esprit vivra, et le royaume de Dieu demeurera éternellement. » « Pourquoi me tourmentez-vous tant ? » disait-il à ses juges. « Seigneur, veuille leur pardonner, car ils ne savent ce qu'ils font (12) »

Macé Moreau, un colporteur de livres saints, mis à la question par le lieutenant criminel, refusa de dénoncer ses frères ; il se borna à lui dire : « Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère (13). »

Thomas de Saint-Paul, un adolescent de dix-huit ans, fut mis à la question : « Pourquoi me tourmentez-vous, » demanda-t-il à ses juges, « pour vous nommer tant de gens de bien ? Que gagneriez-vous à les tourmenter comme vous me faites maintenant ? Si je pensais que leur exemple vous dût servir d'imitation, je vous les nommerais volontiers ; mais je sais que, s'il vous était possible, vous leur feriez pis que vous ne me faites. » Le calme de ce jeune chrétien exaspéra ses tourmenteurs qui le menacèrent de le démembrer en pièces s'il ne nommait pas ses complices. Mais on put briser son corps, on ne brisa pas sa volonté (14).

Rébéziès et Danville, étudiants à Paris, subirent avec le même courage la question par l'eau et la question par le feu. Quand le premier fut sur le banc de torture, il dit les paroles du psaume IX : « Viens, Seigneur, montre ton effort : que l'homme ne soit le plus fort. » À toutes les obsessions de ses tourmenteurs, il répondait : « Je ne vous dirai rien. » Puis, quand, de guerre lasse, ils le laissèrent, il leur dit :
« Est-ce ainsi que vous traitez les enfants de Dieu (15) ? »

Les interrogatoires des accusés devant les cours civiles et ecclésiastiques tiennent une grande place dans l'Histoire des martyrs. C'est la partie de ce vaste monument qui a le plus vieilli, et la plupart des lecteurs d'aujourd'hui ne parcourent que d'un regard distrait ces pages, où les mêmes questions de controverse reviennent constamment. Quand on a surmonté cette première impression, on en vient à éprouver un puissant et tragique intérêt. Derrière toutes ces questions si vivement discutées, apparaît une question d'un intérêt suprême : A qui appartiendra l'âme de la France ? Sera-ce Rome ou Genève, ou pour mieux dire, sera-ce la tradition ou l'Évangile qui remportera la victoire et qui formera les générations encore à naître ? N'en doutons pas, ce qui soutenait l'âme de nos martyrs dans ces discussions, où ils avaient à faire le plus souvent à des adversaires peu loyaux, c'est qu'ils se savaient les soldats obscurs d'une grande cause, la cause de Dieu et de l'avenir. Sauver l'honneur de Dieu et de sa Parole était la première de leurs préoccupations ; sauver leur vie ne venait qu'on seconde ligne.

« Ne sais-tu pas, » demanda un juge au pasteur Jean Vernou, « ne sais-tu pas ce qu'on a fait à plusieurs autres tels que toi, et qu'on les a faits mourir comme hérétiques ! » - « C'est, » répondit le martyr, « la première leçon que mon souverain Docteur et Maître Jésus-Christ m'a apprise, que quiconque veut être son disciple porte sa croix et le suive, qu'il renonce à soi-même et abandonne volontiers sa vie pour lui (16). »

Il arrivait parfois que, avant de répondre aux questions des juges et de rendre compte de leur foi, les accusés demandaient la permission de prier Dieu en plein tribunal (17). C'est ce que firent notamment Jean Caillou, de Tours, et Baudechon Oguier, de Lille. Ce dernier pria avec une telle ferveur que « plusieurs des magistrats fondaient en larmes (18). » Sur le désir que lui en exprimèrent ses juges, il leur décrivit le culte public tel qu'on le célébrait à Lille en 1556 : « Messieurs, » dit-il, « quand nous sommes assemblés au nom de Notre Seigneur, pour sa sainte parole, nous nous prosternons là tous ensemble à deux genoux en terre, et, en humilité de coeur, nous confessons nos péchés devant la majesté de Dieu. Après, nous tous faisons prière, afin que la parole de Dieu soit droitement annoncée et purement prêchée. Nous faisons aussi les prières pour notre sire l'Empereur (19) et pour tout son conseil afin que la chose publique soit gouvernée en paix à la gloire de Dieu, et aussi vous n'y êtes pas oubliés, Messieurs, comme nos supérieurs, priant notre bon Dieu pour vous et pour toute la ville, afin qu'il vous maintienne en tous biens. Voilà en partie ce que, nous y faisions. Vous semble-t-il que nous ayons commis un si grand crime en nous assemblant ainsi (20) ? »


(1) Crespin, t. I, p. 668. 

(2) Ibid., t. II, p 618.

(3) Crespin, t. III, p. 570. 

(4) Crespin, t. II, p. 565. 

(5) Ibis., t II, p. 372.

(6) Crespin, t. II, p. 669. 

(7) Ibid., t. II p. 568. 

(8) Ibid., t. II p. 619. 

(9) Ibid., t. I, p. 678. 

(10) Ibid., t. II, p. 628.

(11) Crespin, t. II, p. 58.

(12) Crespin, t. I, p. 349. 

(13) Ibid., t. I, p. 547.

(14) Crespin, t. I, p. 5 59. 

(15) Ibid, t. II, p. 580.

(16) Crespin, t. II, p. 206.

(17) Crespin, t II, p, 542. 

(18) Ibid, t. II, p, 408

(19) Lille appartenait alors à l'empire de Charles-Quint. 

(20) Crespin, t. II, p. 407.
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