Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES MARTYRS

I. - JEAN CRESPIN ET LE MARTYROLOGE.


Un jour de l'année 1540, une foule grouillante et excitée emplissait jusque dans ses moindres recoins la place Maubert, refluait dans les rues avoisinantes, et occupait les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons, Le spectacle qu'elle attendait avec impatience n'avait plus, il est vrai, l'attrait de la nouveauté ; depuis quinze ans, il se répétait fréquemment sur cette même place Maubert, sur la place de Grève, au parvis Notre-Dame à la Croix du Trahoir, ailleurs encore. Mais le peuple de Paris ne s'en lassait jamais, et il ne témoignait de son mécontentement que lorsque les pourvoyeurs ordinaires de ses plaisirs semblaient mettre moins de zèle à le satisfaire.

Donc, ce jour-là, le lieutenant criminel du Châtelet, Jean Morin, l'homme le plus populaire de Paris, envoyait au bûcher un luthérien. C'était un jeune compagnon orfèvre du faubourg Saint-Marceau, nommé Claude le Peintre, qui, en faisant son tour de France, avait poussé Jusqu'à Genève, où il avait été amené à la connaissance du pur Évangile. De retour à Paris, il avait propagé ses convictions autour de lui, avait été dénoncé au lieutenant criminel, puis condamné par le Parlement à être brûlé vif, après avoir eu la langue coupée. Il eut à subir, comme c'était l'usage, les outrages et les avanies d'une populace à laquelle tout était permis à l'égard des hérétiques, et quand le bourreau et ses acolytes l'eurent hissé sur le bûcher, où il monta « d'un coeur allègre », il ne dut voir, du milieu des flammes, que des visages où le fanatisme et la haine imprimaient leurs grimaçantes contorsions.

Il y avait pourtant là, mêlés à la foule, deux jeunes hommes qui, loin de partager, ses colères, attachaient sur le visage du martyr, transfiguré par les glorieuses certitudes de la foi, des regards pleins d'admiration et presque d'envie. L'un était un Espagnol, Jacques Enzinas, qui, six ans après, devait lui-même mourir martyr à Rome. L'autre était un jeune avocat d'Arras, Jean Crespin, qui, réfugié à Genève, quelques années plus tard, devint l'historien des martyrs. Voici en quels termes, trop discrets, il nous raconte l'impression profonde que fit sur lui la mort du jeune artisan parisien : « J'étais au nombre de ceux qui furent spectateurs de sa mort et issue très heureuse, laquelle confirma plusieurs qui avaient commencement et quelque sentiment de la vérité, de laquelle le Seigneur rendait devant nos yeux, en la personne de Claude, un vrai et vif témoignage. Ce fut une chose admirable de voir la constance et le maintien de ce jeune homme, qui endura la mort d'un coeur allègre (1). »

Il n'est pas téméraire de penser que ce fut au pied du bûcher de la place Maubert que naquit la vocation du pieux chroniqueur de nos martyrs. Arrêtons-nous quelques instants pour faire connaître l'homme et son oeuvre.

On ignore la date exacte de la naissance de Jean Crespin. Ce dut être dans les environs de l'an 1500. Arras, le lieu de sa naissance, appartenait alors aux Pays-Bas espagnols. Son père était avocat, et il fut destiné à la même carrière. Il étudia le droit pendant cinq ans, à l'Université de Louvain, où il se lia d'amitié avec deux futurs martyrs, Diaz et Enzinas. Vers 1540, il alla à Paris achever ses études et se faire recevoir avocat. Il y vit mourir avec une admirable constance plusieurs martyrs et fut gagné à leur foi. De retour dans sa ville natale, il y fut bientôt suspect d'hérésie et poursuivi pour avoir pris part à des assemblées religieuses présidées par Pierre Bruily, lui aussi un futur martyr. Il se réfugia à Strasbourg, puis à Genève, où il arriva en 1548, et s'établit définitivement en 1551. Il y ouvrit une imprimerie et se livra spécialement à la publication d'ouvrages destinés à propager la foi évangélique. Il mourut victime de la peste en 1572.

Le livre qui a immortalisé son nom est l'Histoire des Martyrs, qu'il publia en 1554. Ce n'était, à l'origine, qu'un petit in-octavo de 687 pages, intitulé Livre des Martyrs. Mais d'édition en édition, à mesure que les persécutions multipliaient les martyrs, cet ouvrage est devenu l'énorme in-folio de 1.760 pages, publié en 1619 et réimprimé de nos jours, en trois forts volumes in-8°, par la Société des livres religieux de Toulouse (2). « Merveilleux livre, » dit Michelet, « qui met dans l'ombré tous les livres « du temps ; car celui-ci n'est pas une simple parole, c'est un acte d'un bout à l'autre, et un acte sublime (3). »

Ce livre, qui eut une quinzaine d'éditions, joua un rôle éminent dans l'éducation morale et religieuse des huguenots. En lisant le récit des souffrances de leurs pères, les enfants se préparaient à souffrir et à mourir comme eux. Cette histoire des martyrs fut bien l'école du martyre. Jean Rabec était absorbé dans la lecture de ses pages quand il fut arrêté (4) ; Jean-Louis Paschale se reprochait, dans sa prison, de ne pas retrouver dans son âme une joie aussi vive que celle des martyrs dont il avait lu l'histoire (5) ; Michel Herlin, avant d'aller au supplice, se consolait en lisant ce livre (6). Chose étrange ! il se rencontra des juges qui, ne sachant comment expliquer la fermeté de leurs victimes, leur reprochèrent de braver la mort « pour être mis en ce beau livre des martyrs de Genève (7). »

Cet ouvrage qui, avec la Bible et le Psautier, formait le fond de la bibliothèque de la famille huguenote, ne fut pas seulement une école de martyre pour quelques-uns, il fut pour tous une école de rectitude morale, de fidélité au devoir, de vaillance indomptable. Ses récits gravèrent sur la conscience huguenote ce mot.. que la main d'une pieuse prisonnière grava plus tard sur une pierre de la tour de Constance : « RÉSISTEZ ! » ce mot que le temps n'a pu effacer de la pierre et qu'il a effacé, hélas de plus d'une conscience protestante.

Le Martyrologe de Crespin nous fait connaître la fière attitude des réformés du seizième siècle en face de la persécution la plus violente et la plus acharnée qui fut jamais. Ces hommes firent honneur à l'humanité ; ces Français donnèrent à la France le spectacle d'une valeur morale qui contrastait étrangement avec les moeurs corrompues de la cour des Valois.

Si intéressant et si émouvant que soit le récit des souffrances des martyrs, il ne suffit pas qu'il nous fasse frissonner. Ces hommes avaient une âme à la fois forte et douce. Il y aurait pour nous un intérêt de haute édification à être admis dans l'intimité de ces âmes, à pénétrer dans le laboratoire intérieur ou se préparèrent, sous l'oeil de Dieu, tant d'actions héroïques et de saintes morts.

Grâce à l'Histoire des Martyrs, cette ambition nous est permise. Ce livre n'est pas en effet le monotone procès-verbal des souffrances des persécutés et un long réquisitoire contre leurs persécuteurs. Crespin a voulu surtout conserver et transmettre à la postérité les actiones et monimenta (8), les lettres et confessions des martyrs ; il a voulu, comme il le dit dans la préface de sa première édition, « recueillir, non leurs os ou leurs cendres, mais leur constance, leurs dits et écrits, leurs réponses, la confession de leur foi, leurs paroles et adorations dernières, pour rapporter le tout au giron de l'Eglise, afin que le fruit en revienne à la postérité (9) »

 

La contagion du martyre ne risque pas de faire beaucoup de victimes de nos jours, et l'héroïsme menace de s'atrophier en nous, comme un organe qui n'a plus d'emploi. Et pourtant, sommes-nous bien sûrs que le martyrologe soit un livre clos, et que l'avenir n'ait pas de nouveaux chapitres à y ajouter ? Et d'ailleurs, l'esprit de sacrifice n'a-t-il pas lieu, plus que jamais, de s'exercer, en présence des redoutables problèmes moraux et sociaux de l'heure actuelle ? Il n'est donc pas inutile que nous feuilletions le vieil annaliste des martyrs pour lui emprunter quelques exemples et quelques leçons.





II. - L'ÉGALITÉ DANS LE MARTYRE.


Les premiers martyrs de la réforme française furent un artisan, Jean Le Clerc ; un étudiant, Jacques Pavanes ; un prêtre, Jean Guybert, et un gentilhomme, Louis de Berquin. En faisant périr ces hommes dans les flammes, les ennemis des nouvelles doctrines crurent terroriser toutes les classes de la société ; ils ne firent que prouver la puissance d'un mouvement qui recrutait des martyrs dans tous les rangs.

Si les bûchers du seizième siècle furent la négation violente de la liberté, ils furent, pour le protestantisme français, une grande école d'égalité et de fraternité évangéliques. Longtemps avant que le sang du noble et celui du manant se fussent mêlés sur les champs de bataille des guerres de religion et dans les massacres de 1572, leurs cendres s'étaient mêlées sur les bûchers.

Cette égalité, créée par une commune foi et par de communes souffrances, se manifestait sous des formes bien touchantes. Anne du Bourg, membre du Parlement de Paris et neveu d'un chancelier de France, fut fortifié dans sa foi par les exhortations de la femme d'un libraire, Marguerite Le Riche, dont le cachot était voisin du sien à la Conciergerie. « Une femme, » disait-il, « m'a montré ma leçon et enseigné comment je me dois porter en cette vocation (10).

Le même bûcher réunissait parfois le maître et son serviteur. C'est ce qui eut lieu à Toulouse en 1551, sur cette même place Saint-Georges, où Jean Calas, devait périr sur la roue, deux cent onze ans plus tard. Jean Joëry, jeune homme d'une bonne famille de l'Albigeois, et son valet, y expièrent dans les flammes le crime d'avoir ensemble propagé la foi évangélique.

Il y eut, parmi les premiers martyrs, de riches marchands, comme Étienne de la Forge, qui avait eu l'honneur d'exercer une influence marquée sur le développement religieux de Calvin, pendant son séjour à Paris ; des avocats, comme le jeune Taurin Gravelle, qui périt sur le même bûcher que la noble Philippe de Luns ; des professeurs d'université, comme Jean de Caturce, qui prêcha le pur Évangile au peuple de Toulouse, accouru pour le voir mourir ; des officiers publics, comme le notaire Étienne Le Roy et son clerc. Pierre Denocheau, brûlés à Chartres sur le même bûcher ; des médecins, comme Nicolas Le Cène, l'une des victimes du guet-apens de la rue Saint-Jacques ; des étudiants, comme François Rébétiès et Frédéric Danville, dont la généreuse soif du martyre étonnait le président de Saint-André ; des artistes enfin, comme Claude La Canesière, qui chantait en marchant au bûcher.

Mais ce fut surtout parmi les artisans que la Réforme recruta ses martyrs; presque tous les métiers fournirent leur contingent. Les cardeurs de Meaux ont droit toutefois à une mention spéciale. Le premier martyr, Jean Le Clerc, sortit de leurs rangs, en 1524, et vingt-deux ans après, quatorze bûchers dévoraient un nombre égal de victimes, la plupart cardeurs de laine, et deux d'entre eux appartenant à la famille Le Clerc. La place du marché de Meaux, qui vit cet autodafé, digne de l'Espagne, retentit de la psalmodie entonnée par les mourants et qui s'éteignit peu à peu, à mesure que le feu les réduisait au silence (11).

Les paysans de France, moins ouverts que les artisans des villes aux nouveautés religieuses, eurent aussi leurs martyrs. L'un d'eux, Étienne Brun, du Dauphiné, dit aux Juges qui l'envoyaient au bûcher :
« Pauvres gens, que pensez-vous faire ? Vous me voulez condamner à la mort ; vous vous trompez, ce sera à la vie (12). »

Cette égalité devant le péril qu'établit la persécution dans la société, elle la réalisa aussi dans la famille. Le sexe faible rivalisa de vaillance avec le sexe fort, les enfants réclamèrent plus d'une fois le privilège de mourir avec leurs parents. Jeanne Bailly, de Langres, allant au supplice avec son mari, lui disait : « Mon ami, si nous avons été conjoints par mariage quant au corps, estimez que cela n'était que comme promesses de fiançailles ; mais le Seigneur Jésus-Christ nous épousera au jour de notre martyre (13). » Anne Le Fèvre, de Valenciennes, fut condamnée à la mort, en même temps que son mari, son père et son frère. Ceux-ci furent exécutés les premiers, et, comme elle était enceinte, on la garda en prison jusqu'après ses couches. À peine fut-elle sur pied, qu'elle envoya ce message aux juges : « Messieurs, c'est trop languir, pourquoi me gardez-vous davantage ? Je suis assez forte, grâce à mon Dieu, pour aller après mon père, mon mari et mon frère. » Les juges, ne pouvant obtenir d'elle un désaveu de sa foi, l'envoya au supplice (14).
La famille des Oguier, de Lille, fut également envoyée, en deux fois, à la mort ; le père et le fils aîné, d'abord ; et quelques jours après, la mère et le fils cadet. Rien n'est beau comme le récit de leur supplice. « Mon père, » disait Baudechon Oguier à son père, enchaîné à côté de lui sur le bûcher, « prenez courage, encore un peu, et nous entrerons en la maison éternelle. » Puis, pendant que les flammes dévoraient leurs corps, on les entendit dire : « Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous te recommandons nos esprits (15). » Quelques jours plus tard, un second bûcher réunissait Martin Oguier et sa mère. Cette vaillante chrétienne, parvenue sur l'échafaud, dit à son fils : « Monte, Martin, monte, mon fils. » Et elle ajouta : « Parle haut, Martin, afin qu'on voie que nous ne sommes pas hérétiques. » Quand il eut parlé au peuple, elle éleva la voix à son tour et dit : « Nous sommes chrétiens, et ce que nous souffrons n'est point pour meurtre ni pour larcin, mais pource que nous ne voulons rien croire que la Parole de Dieu (16). »

Dans cette galerie de héros du Martyrologe, les héroïnes ne manquent pas. La plus connue est la dame de Graveron, cette jeune et belle Philippe de Luns, qui déposa ses habits de veuve, le jour de son supplice, et reprit « le chaperon de velours et autres accoutrements de joie, » et qui, lorsque le bourreau lui demanda sa langue pour la couper, lui dit : « Puisque je ne plains pas mon corps, plaindrai-je ma langue ? Non, non (17) ! »

Mais que d'autres noms mériteraient d'être mentionnés ! Celui, par exemple, d'Anne Audebert, s'écriant, comme on la liait d'une corde pour la mener au bûcher : « Mon Dieu ! la belle ceinture que mon époux me baille ! Par un samedi je fus fiancée pour mes premières noces ; mais en ces secondes noces, je serai mariée, ce samedi, à mon époux Jésus-Christ (18). » Michelle de Caignoncle, jeune femme de bonne maison, de Valenciennes, disait à ses compagnons de bûcher, en leur montrant les juges. qui s'étaient mis à une fenêtre pour assister à leur supplice : « Voyez-vous ceux-là ! ils ont bien d'autres tourments que nous, car ils ont un bourreau en leur conscience ; mais nous, en souffrant pour Jésus-Christ, avons repos et certitude de notre salut. » À une pauvre femme qui lui disait, comme elle allait au supplice : « Hélas ! Mademoiselle, vous ne nous donnerez plus l'aumône, » elle répondit en lui donnant ses souliers:
« Tenez, je n'en ai plus que faire (19). »


(1) Crespin, édit de Toulouse, t. I, p. 342.

(2) Crespin, Histoire des Martyrs, édition nouvelle précédée d'une introduction par Daniel Benoît et accompagnée de notes par Matthieu Lelièvre. Publication de la Société des Livres religieux de Toulouse. 

(3) Histoire de France, volume sur la Ligue, p. 463.

(4) Crespin, t. II, p. 364. 

(5) lbid., t III p. 46. 

(6) Ibid., t. III p. 585. 

(7) Ibid., t. III, p. 231.

(8) C'est le titre de l'édition latine de 1560. 

(9) Crespin, t. I, p. XXXV. 

(10) Crespin, t. Il, p. 669. 

(11) Crespin, t. I, p. 493.

(12) Crespin, t. I, p. 3 ; 5. 

(13) Ibid., z. I, p. 519.

(14) Crespin. t. I, p. 557 

(15) Ibid, t. II, p. 410.

(16) Ibid, t. II, p. 415.

(17) Crespin, t. II, p. 567. 

(18) Ibid, t. I, p. 54 

(19) Ibid, t. I, p - 55
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