Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI.

LE PASTEUR RÉFORMÉ DANS LE PAYS DE CAUX

(1805-1810)

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La situation d'un ministre de l'Évangile en dehors des cadres officiels, délicate en tout temps dans un pays fortement centralisé comme la France, devait être particulièrement difficile sous l'Empire, au lendemain du jour où Napoléon crut avoir rétabli la paix religieuse par le Concordat et la loi de Germinal an X. L'empereur n'eût pas vu de meilleur oeil l'établissement d'églises protestantes dissidentes, que le rétablissement des congrégations catholiques. Il voulait des ministres du culte, qui, simples fonctionnaires d'ordre religieux, tinssent de lui leur investiture et pussent être brisés en cas de résistance.

Les protestants, heureux de voir leur religion élevée à la dignité de religion reconnue, ne tarissaient pas dans les louanges hyperboliques qu'ils prodiguaient au chef de l'État, qui venait de leur créer une situation qu'ils n'avaient jamais eue, même sous le régime de l'Édit de Nantes.

Ils ne pouvaient donc voir qu'avec mécontentement une oeuvre d'évangélisation indépendante de leurs consistoires. Ne risquait-elle pas, le jour où l'attention du pouvoir s'arrêterait sur elle, de les compromettre auprès du gouvernement ? À part cette raison de prudence timorée, il y avait aussi chez plusieurs, à l'égard de la petite mission méthodiste, fondée en 1791 en Basse-Normandie, la résistance de ceux qui dorment et veulent dormir à ceux qui tentent de les réveiller.

Pierre du Pontavice, quoique étranger, par ses origines religieuses, à la situation très spéciale du protestantisme français à cette époque, se rendit compte assez rapidement des difficultés qui l'attendaient, s'il restait en dehors des cadres ecclésiastiques officiels. L'oeuvre faite par Mahy avait sa pleine approbation, et il était heureux de travailler à côté de ce vaillant champion de l'Évangile. Mais il n'y avait guère place pour deux missionnaires dans le champ limité qu'embrassait alors l'oeuvre méthodiste en Normandie, et toute entreprise nouvelle eût certainement éveillé les susceptibilités jalouses de l'administration impériale. N'ayant d'ailleurs aucune objection de principes contre les Églises reconnues par l'État (pas plus que n'en avaient à cette époque les méthodistes anglais), il était disposé, si la Providence lui ouvrait la voie, à accepter un poste dans l'Eglise réformée. Il y fut encouragé par Laurent Cadoret, le pieux pasteur de l'Eglise de Luneray, avec lequel il entretint dès lors des rapports intimes. William Mahy lui-même comprit que c'était là, pour son ami, la meilleure voie à suivre. Le poste de pasteur de l'Eglise de Condé-sur-Noireau étant alors vacant, du Pontavice crut un moment à la possibilité de s'y faire nommer ; il eût pu de la sorte ne pas se séparer des sociétés méthodistes de la région, auxquelles il était tendrement attaché. Mais les anciens de l'Eglise réformée de Condé, imbus de forts préjugés contre les méthodistes, refusèrent ses services. Il pensa alors qu'il pourrait, une fois devenu pasteur officiel, ne pas prendre un poste et continuer ses courses d'évangélisation en Normandie. Mais un appel pressant de quelques Églises du pays de Caux, privées de pasteur, le décida à s'y rendre.

La lettre suivante nous fait connaître comment Pierre du Pontavice devint pasteur de l'Eglise réformée, sans cesser toutefois d'être missionnaire méthodiste :

À MADAME MAHY, A BEUVILLE. (1)

Paris, 16 décembre 1805.

« J'ai attendu jusqu'à ce moment pour vous écrire quelque chose de positif sur ma situation. Gloire à Dieu ! mon affaire est terminée avec un parfait succès. Vous ferez part à nos amis de ce qui suit :

« Le printemps dernier, étant dans les environs de Condé-sur-Noireau, je me trouvai fort travaillé dans mon esprit, pensant qu'il pourrait être pour la gloire de Dieu que je fusse reçu ministre, selon l'usage établi par la discipline ecclésiastique des Églises réformées de France. M. Cadoret me dit, sans que je lui en eusse parlé, qu'il serait très avantageux pour moi d'être ainsi reçu. Quelques jours après, je lui écrivis pour le prier d'intéresser M. Mordant, ministre de Rouen, en ma faveur, et moi-même j'écrivis une lettre à ce pasteur, qui m'adressa aux pasteurs de Paris, me donnant leurs adresses ; j'écrivis à M. Rabaut, législateur, membre de la Légion d'honneur, et l'agent général de toutes les Églises réformées de France (2). C'est lui qui présente au ministre des cultes toutes les réclamations de ces Églises ; le frère de ce Monsieur, qui est ici pasteur (3), m'envoya une lettre on ne peut plus honnête, me disant que ses collègues, MM. Marron et Mestrezat, avaient lu avec beaucoup d'intérêt ma lettre, et qu'ils ne pensaient pas pouvoir refuser ma demande, croyant que ma vocation était de Dieu ; que je pouvais aller à MM. Sabonnadière, Mordant et Alègre, pour me faire examiner par eux sur les différents points sur lesquels on examine les candidats au ministère, et après cela venir à eux muni des attestations de ces Messieurs, et qu'ils achèveraient ce qui serait nécessaire pour ma promotion au ministère. M. Sabonnadière m'a comblé de politesse et d'amitié, et après avoir eu des entretiens avec moi, m'a donné les certificats les plus flatteurs et les plus avantageux. M. Mordant m'a traité comme si j'eusse été son frère bien-aimé, m'a donné un certificat extrêmement fort, et ne m'a quitté que quand la diligence partit pour Paris ; car il vint lui-même m'aider à faire mes paquets, et me conduire à la voiture, me comblant d'amitiés et faisant mille voeux pour moi. M. Alègre, pasteur de Bolbec, ne le céda en rien à tous ces messieurs, et me traita en vrai frère. Il ne souffrit pas que je fisse aucun repas à l'auberge. Depuis longtemps, il m'a préparé un lieu pour prêcher la Parole dans ce canton.

« Muni des certificats de ces messieurs, je viens à Paris, on me reçoit avec affection, on m'examine, on me donne des sujets à traiter, on me fait prêcher en particulier, on m'examine sur la théologie, on me reçoit en me témoignant qu'on est très content et très satisfait de moi. Hier, dimanche 15 décembre, j'ai reçu l'ordination avec l'imposition des mains, et mercredi prochain j'aurai mes lettres. Quand je considère comme toute cette affaire a été amenée, et qu'avec tout cela j'ai le témoignage intérieur que la chose vient du Seigneur, mon coeur se remplit de reconnaissance et de joie. Il me faut maintenant suivre le chemin que la Providence me trace. M. Mordant m'attend à Rouen où il faudra que je prêche, et M. Alègre m'attend à Bolbec, où j'ai promis de prêcher. Dans les environs de Bolbec et de Rouen, il y a beaucoup de protestants qui veulent avoir un ministre, et qui m'attendent ; ce pays en est plein, et leurs assemblées sont nombreuses. M. Cadoret demeure dans ces cantons ; ses assemblées sont aussi très nombreuses et il veut que je les visite quelquefois. Quand je serai dans ce pays, je tâcherai de m'arranger de manière à partager mon temps entre eux et vous.

« O chers frères, soeurs et amis, priez le Seigneur pour moi qui, au milieu de toutes mes épreuves (car j'en ai eu beaucoup dans cette ville) ne m'a pas abandonné, mais, au contraire, s'est tenu à mes côtés pour me conduire et me consoler. Quel vaste champ m'est actuellement ouvert ! Si j'étais un vaillant et laborieux ouvrier dans la vigne du Seigneur, je pourrais recueillir beaucoup de fruits. Je me sens intérieurement plus à Dieu ; ma réception a fait beaucoup de bien à mon âme, je le sens, et c'est un témoignage indubitable que c'était la volonté du Seigneur.

« Quand votre mari sera de retour, assurez-le de mon sincère attachement, qui, je le pense, ne finira jamais, pas même avec la vie. Témoignez à nos amis mon amitié pour eux ; dites-leur que je pense souvent à eux. Je finis en souhaitant que le Seigneur vous comble de ses grâces. »

Dès le 26 novembre 1805, le Consistoire de Bolbec avait pris la délibération qui suit (4) :
« Le Consistoire,
« Considérant que le nombre des fidèles et des communes privés des avantages du culte est très considérable ;
« Que leur éloignement ne leur permet pas de profiter des services des deux seuls pasteurs accordés à cette Église ;
« Que les protestants de ces communes ont exprimé depuis longtemps le besoin d'un pasteur et le vif désir de l'obtenir ;
« Que M. Dupontavice-Vaugarni, originaire de Fougères, département d'Ille-et-Vilaine, distingué par ses lumières, sa piété et sa vie exemplaire, et muni de plusieurs suffrages honorables, est disposé à se consacrer au service de l'Eglise consistoriale. de Bolbec.

« Arrête ce qui suit :
« Art. 1er - Le Consistoire adresse vocation à M. Dupontavice-Vaugarni, afin que, d'après son consentement, il exerce son ministère dans l'étendue, de l'Église consistoriale de Bolbec.

« Art. 2. - Cette vocation sera adressée, avec l'approbation de M. le Préfet du département, à Son Excellence le Ministre des Cultes, afin d'obtenir de la justice et de la munificence de Sa Majesté l'Empereur et Roy, la confirmation de ladite vocation.

« Art. 3. - Le Consistoire, honoré de plusieurs marques de la bienveillance de Son Excellence M. le Ministre des Cultes, et plein de confiance en sa sagesse, ose attendre une réponse prompte et favorable à sa demande. »

Un décret de l'Empereur, en date du 31 janvier 1806, confirma la vocation que l'Eglise de Bolbec avait adressée à du Pontavice. À son retour de Paris, il visita les Églises de Rouen et de Bolbec, donna quelques jours à ses amis méthodistes de Beuville et du Bocage, puis se rendit à Fougères, pour y prendre congé de sa famille. De là il écrivit la lettre qui suit à Mme Mahy (5) :

Fougères, 26 février 1806.

« Je n'ai mis que deux jours à m'en aller de Caen à Fougères. Ce que je vous disais relativement à ma vocation est arrivé. L'Empereur l'a confirmée le 31 janvier ; c'était trois ou quatre jours après son retour à Paris ; ainsi cela a été bien prompt. M. Alègre (6), en me l'écrivant, me presse de partir sur-le-champ ; ce que je ne puis faire, après avoir fait plus de soixante lieues pour venir voir ma famille. Je viens d'arriver, et si je repartais aussitôt, cela leur paraîtrait bien étrange. D'ailleurs il me serait difficile d'avoir un passeport si promptement. Quand j'ai été me présenter au sous-préfet, il m'a dit qu'on lui avait écrit de Rouen, pour qu'il leur annonçât mon arrivée ; qu'il sait que j'avais eu des difficultés, mais qu'on peut me rendre justice, sachant que je ne suis point à craindre (7). Quand il me faudra repartir, j'éprouverai peut-être encore des contrariétés ; mais j'ai ma confiance en Dieu qu'il me fera tout surmonter.

« La tendresse que je ressens pour mes parents est ce qui m'inquiète le plus. Toutes les fois que je reviens à la maison, c'est comme une plaie qui était presque guérie, mais qui se rouvre et qui saigne. Cependant, quand je considère la bonté du Seigneur, son amour pour moi, le bonheur ineffable qu'il nous prépare, le grand honneur qu'il me fait de m'appeler à prêcher l'Évangile, cela m'arme de courage et me fait voir que tout ici-bas, biens, honneurs, plaisirs, parents, amis, n'est rien en comparaison des biens, des honneurs, des plaisirs éternels, de l'amour de notre Père céleste et de cette union spirituelle que nous aurons avec son Église et avec tous les esprits bienheureux dans la gloire. Si nous vivions plus hors du monde et de nous-mêmes et comme sur les bords de l'éternité, cherchant à découvrir Dieu dans sa gloire, environné de l'armée céleste, nous désirerions davantage d'entrer nous-mêmes dans l'éternité, pour aller nous unir à la multitude des esprits glorifiés, afin de rendre honneur, louange et gloire à Celui qui est assis sur le trône et à l'Agneau.

« Je me trouve ici comme dans un vaste désert. Assistez-moi par vos prières ; priez Dieu qu'il me conserve dans son amour, qu'il me remplisse des dons du Saint-Esprit et qu'il m'ouvre la porte, afin que j'aille bientôt aux lieux où le devoir m'appelle. Oh ! qu'il est important que je sois rempli dé la vertu d'En-haut, quand je viendrai dans ces lieux où l'on m'attend ! Si je ne regardais qu'à moi-même, je serais bientôt découragé, car mon incapacité me paraît plus grande que jamais. Cependant je mets ma confiance en Dieu ; j'espère aller, en son nom et dans la puissance de sa force, proclamer les bonnes nouvelles du salut.

« Saluez fraternellement tous nos amis de ma part, et votre soeur. Puissent-ils être tous embrasés de l'amour de Dieu quand je repasserai, afin qu'ils me réchauffent, et même qu'ils m'enflamment !

« D. P. »

Dans le courant du mois de mars 1806, du Pontavice prit congé de sa famille et se mit en route pour Bolbec, en donnant quelques jours à ses amis de Beuville. Il eût désiré visiter également ceux du Bocage ; mais le temps était court, et il dut se borner à leur écrire.

À MONSIEUR DE LA FONTENELLE, A FRESNE (8).

Beuville, 26 mars 1806.

« Mon très cher et bien-aimé frère en J.-C.
« J'aurais bien désiré passer par votre pays, pour avoir le plaisir de vous voir ; mais ce qui m'en a empêché, c'est premièrement que je suis fort pressé de me rendre au lieu de ma destination. Secondement, la peine et l'embarras où je me serais trouve, de vous annoncer que Dieu avait disposé de moi autrement que je ne me l'étais proposé.

« Quand je pris le parti de me faire admettre au ministère, par Messieurs les pasteurs de Paris, je désirais ne prendre aucune place pour avoir toute liberté de venir vous visiter ; mais le Seigneur a conduit les choses d'une autre manière. Je n'ai point demandé de place, et cependant, à mon arrivée à Paris, on m'a dit qu'il y avait des églises qui depuis longtemps m'étaient destinées, et où l'on m'attendait avec empressement. Pendant mon séjour à Paris, des églises du pays de Caux m'ont adressé une vocation, qui fut envoyée an ministre des cultes, et, peu de temps après, cette vocation fut confirmée par l'Empereur. Après cette confirmation, le pasteur et les protestants des environs de ces églises, sans aucune demande ni démarche de ma part, m'ayant invité très fortement à venir parmi eux, j'ai pensé qu'il ne m'était pas possible de refuser, et une multitude d'autres circonstances m'ont fait croire que c'était la volonté du Seigneur que j'allasse dans ce pays, et que je ne pouvais m'y refuser sans désobéir à Dieu. Je prévoyais la peine que cela vous causerait, ainsi qu'à tous mes amis ; mais enfin nous devons marcher dans le chemin que le ciel nous trace, renoncer à nous-mêmes, à notre famille, à tous nos amis, à toutes choses, pour faire la volonté de Dieu.

« Je me suis, vous le savez, proposé aux protestants de votre pays pour leur prêcher la Parole, avant de me faire confirmer dans le ministère évangélique ; ils ont persisté à rejeter l'offre que je leur faisais. Il m'aurait été bien agréable d'être leur ministre, parce que cela m'aurait procuré le plaisir d'être avec vous, et de plus je le désirais ardemment, souhaitant beaucoup le salut de leurs âmes ; mais n'ayant pas alors réussi, et trouvant des églises qui désiraient vivement que j'allasse leur annoncer l'Évangile, il m'a paru manifeste qu'il fallait enfin tourner mes pas vers ceux qui me pressaient tant de venir parmi eux. Mais si je n'ai pas le plaisir de vous voir, de vous parler du Seigneur Jésus, je me propose, si cela vous est agréable, de vous écrire de temps en temps, pour me dédommager du plaisir de nous entretenir ensemble de Celui que nous aimons.

« O mon cher frère, j'éprouve que Jésus est tout aimable ! Il fait tout mon bonheur, toute ma consolation ; mon regret, c'est de ne pas le connaître davantage. J'espère que vous et nos amis vous faites de Sion le principal sujet de votre réjouissance. Oh ! priez pour la paix de Jérusalem ! car dans sa paix vous trouverez aussi votre paix. Réjouissez-vous dans le Seigneur ; réjouissons-nous tous ensemble dans l'espoir d'être un jour réunis dans la maison de notre Père céleste. Adieu.

« Présentez mes amitiés à votre épouse et famille, de même qu'à tous nos amis. Si je suis absent de corps, je suis présent avec eux en esprit. Faites part de ma lettre aux amis des autres paroisses, quand vous aurez l'occasion de les voir et faites leur mille amitiés de ma part.

« Du PONTAVlCE. »

Il arriva à Bolbec le 2 avril, et, dès le dimanche suivant, prêcha dans cette église pour M. Alègre empêché. Le 10, il écrivait à son ami le pasteur Laurent Cadoret, de Luneray :

« M. Alègre ayant été malade, j'ai prêché pour lui le Vendredi-Saint et deux fois le dimanche de Pâques. J'espère que vous me ferez le grand plaisir de venir à Autretot, quand j'y serai installé. Vous me devez cela ; c'est vous qui le premier avez mis la main à cette entreprise, que je vois si heureusement amenée à sa fin. Il faut que votre présence couronne l'oeuvre ; il faut que, par vos ardentes prières, vous imploriez le Seigneur de O mon cher frère, que mon coeur est reconnaissant ! Que je remercie Dieu de m'avoir ouvert, par votre moyen, un champ vaste pour y répandre la semence incorruptible de sa Parole ! Il me faudrait à présent être plein de son Esprit. Unissons-nous et, par nos prières, luttons avec Dieu, et ne le laissons pas aller qu'il ne nous ait bénis. Nous pouvons faire un bien infini. Réjouissons-nous de ce que le Seigneur nous a envoyés dans sa moisson et travaillons avec ardeur.

« M. Alègre vous fait bien ses amitiés. C'est un confrère agréable ; il a d'excellentes qualités ; il est pour moi comme un ange tutélaire ; il dispose, il arrange tout dans les sociétés qui vont être confiées à mes soins. Il m'instruit, me dirige et m'enseigne. Il me semble voir en tout cela la main de Dieu d'une façon bien remarquable.
« Dimanche prochain est le jour de mon installation à Saint-Antoine (9). »

Sur cette installation de du Pontavice à Saint-Antoine-la-Forêt, l'une des paroisses qu'il allait desservir, les registres du Consistoire de Bolbec renferment la mention suivante, en date du 22 avril 1806 (10).

« M. Alègre, pasteur président, a ouvert la séance par la prière d'usage. Ensuite il a dit :

« Que la prestation de serment et l'installation de M. Dupontavice, pasteur, ayant eu lieu dimanche treize du courant, d'après une lettre du Ministre des Cultes, qui annonce que ce pasteur a été confirmé par Sa Majesté le trente-un janvier dernier, et une autre lettre de M. le Maire de cette commune, qui porte qu'il est chargé de recevoir le serment dudit pasteur, au nom de M. le Préfet, de quoi il nous a remis le procès-verbal, après que la cérémonie a eu lieu ; et qu'il proposait en conséquence d'en faire mention.
« Le Consistoire approuve cette proposition et ordonne la mention sur ses registres.
« De plus, l'installation de M. Dupontavice par le Président, dans l'Eglise de Saint-Antoine, ayant eu lieu le même jour 13 du courant et avec les mêmes formalités religieuses que celles du pasteur de Montivilliers, le Consistoire en arrête aussi la mention sur ses registres. ».

L'installation de du Pontavice à Autretot, une autre des églises qu'il devait desservir, eut lieu quinze jours plus tard, le 27 avril. En pressant de nouveau son ami Cadoret d'y assister, il lui disait :

« J'aurais bien du plaisir à vous voir : que de choses n'avons-nous pas à nous dire ! Je sens un peu combien l'oeuvre du ministère évangélique est importante. Mon âme s'élève à Dieu par des soupirs et des prières, pour lui demander sa divine assistance. Je sens dans mon coeur une portion de sa grâce, je trouve en moi sa paix, son amour et les consolations de son Esprit, avec un peu de charité Pour mon prochain ; puisse le Seigneur l'augmenter de plus en plus ! Il est prêt à nous donner la vertu nécessaire. Luttons avec lui comme Jacob, et il nous bénira.

« Comment les choses vont-elles dans vos cantons ? Les esprits sont-ils bien disposés à recevoir la Parole ? Vous trouvez-vous heureux au milieu de votre troupeau ? Que le Seigneur répande à pleines mains ses bénédictions sur vous (11) ! »

Quand son installation fut achevée dans les diverses églises qui composaient sa vaste paroisse, du Pontavice fit part à ses amis méthodistes de Beuville de sa situation et de ses impressions (12).

À WILLIAM MAHY, MISSIONNAIRE MÉTHODISTE, A BEUVILLE

Bolbec, 6 mai 1806.

« Mon très cher Frère,
« J'ai reçu avec bien du plaisir votre lettre du 2 avril ; je vais vous raconter en peu de mots comment mes affaires vont ici. Oh ! qu'il faudrait arracher de ronces et d'épines pour que le sol qu'on me donne à cultiver pût produire du fruit ! Le dimanche après Pâques, je prêtai le serment de fidélité à Sa Majesté, dans le temple de Bolbec, en présence du Maire, qui représentait le Préfet ; après quoi je prêchai sur ces paroles : La piété est utile à toutes choses, ayant la promesse de la vie présente et de celle qui est à venir. (1 Tim. 4 : 8). Il y avait une grande multitude, et j'éprouvai l'assistance de Dieu. Je me rendis ensuite dans la commune où je devais être installé dans notre petit temple. M. Alègre, après avoir lu la lettre du ministre des cultes, qui lui annonçait que Sa Majesté avait confirmé ma vocation, et une lettre du Préfet à ce sujet, fit un discours sur ces paroles : Que les pieds de ceux qui annoncent la paix sont beaux, de ceux, dis-je, qui annoncent de. bonnes nouvelles ! (Rom. 10 : 15). - Après m'avoir recommandé à la Société, et avoir fait mon éloge assez pour me rendre confus, il me fit quelques demandes et puis il me présenta au peuple comme son pasteur, et me le présentant comme mon troupeau, il me donna la main d'association, etc. Alors je montai en chaire, fis la prière, et après le chant d'un psaume, je congédiai l'assemblée.

« Le dimanche suivant, je revins dans cette commune prêcher mon sermon d'entrée, et le Seigneur m'assista, surtout l'après-midi. Je me suis aussi occupé à les organiser. Ces pauvres gens sont véritablement comme des brebis errantes et sans pasteur : un grand nombre pendant la Révolution, et même les plus zélés, avaient abandonné tout. ils sont devenus si froids, si indifférents, qu'il ne sera pas facile de les ramener tous. Il faudra du temps avant que l'ordre soit bien rétabli. Il y en a cependant plusieurs qui sont assez bien disposés, mais en général ils n'ont aucune idée du service de Dieu. Ah ! mon frère, quelle grâce il me faudrait !

« Pendant mon absence, un des habitants de cette commune ayant écrit au maire de ma ville, le maire lui a dit ce qu'était ma famille, et que pour moi j'étais méthodiste. Ils ont demandé à M. Alègre ce que c'était ; il leur a répondu que piétiste, méthodiste, etc., que tous ces noms-là ne signifient rien, pourvu qu'on soit avancé dans la sanctification, et qu'il voudrait bien être tel que moi. Quand on a su ici que j'avais été catholique, cela a fait beaucoup de rumeur, même parmi les Romains, et plusieurs protestants sont venus en parler à M. Alègre. Mais ce cher Monsieur leur a toujours fait mon éloge d'une manière si forte, qu'il a dissipé les préjugés. J'ai été voir celui qui a écrit au maire de ma ville ; c'est un des principaux, et qui a la confiance du plus grand nombre : il m'a très bien reçu, et le Seigneur m'a remis dans ses bonnes grâces.

« Dimanche 27 avril, j'allai à Autretot. M. Mordant et M. Cadoret s'y trouvèrent. M. Mordant prêcha et m'installa ; la cérémonie fut touchante. C'est le lieu de sa naissance, sa famille y demeure, et j'étais logé chez son frère. Cette société lui est très chère ; il fit mention de ces choses, ce qui fit répandre des larmes. Après midi, je prêchai sur ces paroles : Un semeur sortit pour semer, etc. - Je ressentis la vertu de l'Esprit divin. En descendant de la chaire, une femme âgée m'embrassa, les larmes aux yeux, me disant que maintenant elle mourrait contente, après avoir entendu les choses qu'elle venait d'entendre. Elle priait Dieu que la divine semence produisît du fruit en abondance, car, disait-elle, elle est si étouffée dans les coeurs. Un homme aussi m'embrassa, m'appelant son digne pasteur. M. Cadoret me dit que M. Mordant était très content ; aussi il m'embrassa et me fit son compliment.

« Le frère de M. Mordant est un brave et digne homme ; il me dit aussi que mon sermon lui avait fait bien du plaisir. Sa femme pareillement a d'agréables dispositions, et le matin avant de partir, parlant avec elle, elle répandit beaucoup de larmes. Je venais de faire la prière chez une jeune personne dont la mère était venue me chercher, parce qu'on allait faire l'opération à sa fille qui est hydropique ; toute la famille était assemblée et quelques voisins. Ce fut, je pense, un temps de bénédiction ; il y eut des larmes répandues. La jeune fille est bien disposée ; sa patience et sa résignation sont bien grandes ; je crois que le Seigneur la bénit et la bénira. Elle avait retardé l'opération jusqu'à ce jour, afin de pouvoir aller au temple le jour de mon installation. Le voyage d'Autretot m'a donné de la satisfaction. Ah ! si j'étais un autre homme !

« M. Cadoret m'a prié d'aller prêcher chez lui à mon prochain voyage ; j'irai aussitôt que je pourrai. M. Fallot, pasteur de Montivilliers, est venu à Bolbec me voir. Sa conversation m'étonnait ; il parlait beaucoup du spirituel ; il disait que le spirituel est tout ; et après cela il dit d'autres choses qui font voir que le voile n'est pas encore ôté de dessus son coeur : cependant sa conversation m'a fait plaisir. J'irai bientôt dans son temple. Il est du pays de M. Nardin, de la principauté de Montbéliard. Il estime fort ses sermons ; il dit que M. Nardin était un grand théologien, qui était Morave, et que M. Duvernoy, qui a fait imprimer ses sermons, comme vous pouvez le voir dans la préface, est encore vivant ; qu'il est aussi Morave, ayant marché sur les traces de M. Nardin, qui était son oncle ; que c'est un vieillard très respectable, âgé de 95 ans, et qu'il prêcha encore il y a deux ans son sermon d'adieu à son église ».

Il écrivait au même ami, à la date du 18 mai (13).

« J'ai parcouru mes campagnes hier toute la journée ; il y a maintenant un grand bruit parmi le peuple ; on s'est entretenu de ce que j'ai dit ; on a consulté le livre de la Discipline ecclésiastique, on a cherché dans les Saintes Écritures, et tous conviennent que je n'annonce que ce qui est écrit. Cependant les uns blâment, mais aussi beaucoup d'autres approuvent, et disent que je prouve tout ce que j'annonce par la Parole de Dieu. Il paraît que mes anciens sont résolus d'obéir ; les principaux ont dit qu'ils le feraient. Ah ! priez le Seigneur pour moi ; voici un moment critique. L'attention de tout le peuple est maintenant éveillée ; ils sont comme des personnes réveillées d'un profond sommeil par un grand bruit, et qui écoutent pour savoir ce que c'est et ce qui va arriver. Avec quelle attention ils m'écouteront la prochaine fois ! comme ils pèseront et considéreront toutes mes paroles !

« Le monsieur qui avait écrit dans mon pays, qui est l'oracle de mon arrondissement, et qui certainement a de l'esprit et de l'instruction, est du nombre de mes anciens ; il m'écoute et me suit dans tous mes discours, il pèse tout ce que je dis avec une attention toute particulière ; j'en ai été informé. Oh ! priez le Seigneur en particulier avec nos amis pour que son coeur soit vraiment touché. S'il se convertissait, je crois que la plus grande partie serait entraînée par son exemple : il a déjà dit qu'il ferait ce que j'avais représenté.

« Le monsieur et la dame qui ont fait bâtir le temple où je prêche avaient coutume d'envoyer sur un cheval du lait pour vendre à la ville le dimanche ; ils ont dit aussi qu'ils ne le feront plus. Si le peuple voulait observer le jour du repos, le Seigneur répandrait de grandes bénédictions sur nos assemblées.

« J'ai trouvé, dans une de mes communes de cet arrondissement, un ancien israélite qui craint l'Éternel et qui le sert ; il m'encourage beaucoup ; il se réjouit de ma venue et m'annonce de la prospérité. Il voudrait que je le visitasse toutes les semaines. Quand j'y vais, nous chantons ensemble et je fais la prière avant de le quitter. Il m'est déjà un grand soutien et me fait connaître l'esprit du pays. À présent que l'attention est réveillée, je crois que le temps est bien favorable pour mettre tout à fait à découvert les grandes vérités de notre sainte religion. Il faut que le peuple les entende ; s'il ne les comprend, il ne verra pas que son état est mauvais, et il ne cherchera pas la grâce du Seigneur Jésus-Christ. Donnez-moi des conseils sur toutes ces choses ».


La lettre qu'on vient de lire suffirait à montrer que du Pontavice apportait un esprit nouveau dans le corps pastoral de l'Eglise réformée, l'esprit de réveil dont il avait subi la puissante influence dans ses rapports avec le méthodisme. Tandis que la plupart de ses collègues se contentaient de demander à leurs ouailles l'honnêteté et la moralité, il leur prêchait la conversion. Il ne se faisait pas d'illusions sur l'état religieux de ceux dont il était le pasteur, et il travaillait à faire naître en eux le sentiment du péché et le besoin du pardon. Sa prédication, qui contrastait si fort avec les sermons de l'époque, et ses conversations, où l'homme du monde disparaissait pour faire place au pasteur, produisirent une vive sensation. Il se rendait compte que « le moment était critique », et il décrit, en termes frappants, ses auditeurs comme « des personnes qui seraient réveillées d'un profond sommeil par un grand bruit et qui écoutent pour savoir ce que c'est et ce qui va arriver ».

Sur la forme comme sur le fond de la prédication, il conserva le caractère simple, direct et biblique de la prédication méthodiste, et il ne sacrifia jamais à la rhétorique grandiloquente et déclamatoire qui était alors à la mode. Il est curieux de lire la façon dont son collègue Alègre jugeait sa manière de prêcher.

« À la vérité, il avait une manière particulière de composer. Il se bornait à bien méditer, à bien diviser son sujet, sans s'assujettir à écrire ses sermons et à les apprendre. Il avait été formé à cette méthode ; et, d'après les exemples nombreux qu'il avait vus, il la croyait préférable. Il est vrai que son style et son langage laissaient quelque chose à désirer ; mais les pensées étaient toujours sages et adaptées au sujet, et j'ai plus d'une fois éprouvé une satisfaction particulière du compte qu'il me rendait par amitié de ses prédications. Aussi étaient-elles simples, pleines d'onction et souvent accompagnées de beaucoup de succès. Elles étaient surtout remarquables en ce qu'elles étaient pleines de la Parole de Dieu, que ce digne pasteur possédait au point de pouvoir citer, selon l'usage de ses maîtres, les chapitres et les versets. Il ne faut pas en être surpris. Cette lecture faisait ses délices, sa plus douce occupation ; et il s'y livrait au moindre loisir. Il n'était pas non plus étranger aux langues et aux connaissances humaines. Mais il avait surtout une grande expérience des hommes et des choses, et un art particulier de connaître les caractères ; ce qui faisait qu'il apportait dans l'exercice de ses fonctions pastorales une dextérité et une prudence accompagnées de beaucoup de succès » (14).

Cette impression faite par la prédication de du Pontavice sur un de ses collègues, qui paraît avoir cultivé un tout autre genre, méritait d'être citée. Mais il est plus intéressant de l'entendre lui-même formuler ses principes sur la matière, dans une lettre à son collègue Cadoret, qui lui avait demandé son avis et fait part de son expérience sur la méthode à choisir pour donner à la prédication toute son efficacité.

Au PASTEUR CADORET, A LUNERAY

Bolbec, 3 juin 1806 (15).

« Très cher frère,
« Quant à ce que vous me dites au sujet de la prédication, je suis parfaitement d'accord avec vous ; il y a déjà bien des années que le Seigneur m'a fait connaître que la sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, et que l'éloquence humaine n'a jamais converti une seule âme. Il est bien vrai que les hommes peuvent, par la fertilité de leur imagination, par la vivacité de leur action et par une chaleur dans leur déclamation purement charnelle, exciter l'attention, émouvoir et même arracher des larmes ; mais qu'est-ce que tout cela lorsqu'il n'est pas produit par la grâce ? Ces larmes ne sont que comme la rosée du matin qui sèche aussitôt que le soleil commence à luire. Les passions ont bientôt détruit ce qui n'était que l'ouvrage de l'homme. De plus, ces larmes sont de la même nature que celles que de vils acteurs, sur un théâtre, arrachent à la multitude.

« O mon cher frère ! nous ne pouvons trop veiller sur nous-mêmes, afin de ne pas nous laisser entraîner par le goût corrompu du siècle. Les hommes n'ont plus guère d'attachement pour la vérité, quand elle se montre dans toute sa simplicité : ils sont pour la plupart comme ces Juifs orgueilleux qui attendaient un Messie entouré de l'éclat et de la gloire des conquérants du monde ; et Jésus ayant apparu sous la forme d'un serviteur, condamnant leur orgueil et leurs vices, il fut rejeté. Le disciple n'est pas au-dessus du Maître ; nous devons nous attendre que, si nous marchons sur ses traces, foulant aux pieds l'orgueil de ce monde et prêchant un Jésus crucifié, ceux qui ne se rangeront pas sous l'étendard de la croix ne goûteront point notre doctrine ; notre prédication pourra même leur paraître une folie et les scandaliser, tandis qu'elle sera accompagnée de la puissance de Dieu pour le salut de ceux qui croient.

Combien de fois n'ai-je pas déjà éprouvé que toute notre capacité vient de Dieu ! Plusieurs fois je suis monté en chaire, ayant un sujet bien étudié, bien préparé dans ma tête, comme s'il eût été écrit. Eh bien ! en débitant mon discours je ne sentais point cette grâce et cette force divines que je désirais, tandis que j'ai éprouvé souvent, lorsque je ne savais pas ce que je pourrais dire en chaire, ni comment faire pour prêcher, que c'était là le temps où je prêchais avec le plus de grâce, le plus de facilité et la plus grande vertu ; je sentais les esprits fléchir sous la parole et les idées et les paroles me venaient sans interruption, comme les flots de la mer. Cela m'a quelquefois tenté à ne pas étudier mon sujet ; il m'est même parfois arrivé de céder à cette tentation, et quelquefois, en le faisant, j'ai trouvé une vertu toute particulière ; cependant il vaut mieux ne pas le faire. Il est bien vrai que les apôtres n'étudiaient pas leurs sujets, mais ils avaient une assistance extraordinaire, et pour nous qui sommes sous une dispensation inférieure, je crois qu'il est de notre devoir d'étudier nos sujets ; mais en même temps nous devons bien nous garder de nous reposer sur nos efforts ou sur notre étude. Je suis bien convaincu, d'après mon expérience, que si nous nous abandonnions, après nos méditations, entre les mains du Seigneur, ne cherchant point la gloire des hommes, mais la gloire de Dieu et le salut des âmes, nos sermons feraient incomparablement plus de fruit. Nous devons aussi éviter ces mots élégants et ces expressions recherchées qui chatouillent les oreilles des auditeurs ; nous ne pouvons être trop simples, pourvu que nos idées soient bien exprimées, et nos termes assez décents pour ne pas choquer les oreilles. Ceci vous fera voir que vos sentiments et les miens sont les mêmes à ce sujet.

« Quand j'ai entendu répéter plusieurs fois qu'il ne fallait pas prêcher souvent sur le dogme, mais bien sur la morale, cela me faisait beaucoup de peine. On pourrait comparer tous les prédicateurs de morale à des hommes qui auraient de mauvais arbres dans leurs jardins, et qui, pour leur faire produire de bons fruits, se borneraient à les émonder quelquefois, et à engraisser leurs racines. Leur travail serait inutile, leur temps perdu et leurs arbres ne produiraient que de mauvais fruits, parce qu'il faudrait les enter pour leur en faire produire de bons. Ainsi font ceux qui ne prêchent que la morale ; tandis qu'ils cherchent à retrancher. un vice, un autre reparaît, et leur travail n'aboutit à rien, parce qu'ils ne cherchent pas premièrement à enter le pécheur sur l'olivier franc, qui est Jésus-Christ. Prêchons, mon frère, prêchons le dogme, quoi qu'on en dise : on en a peut-être rarement eu aussi grand besoin qu'à présent. La plupart des hommes ne font-ils pas consister la religion dans la pratique d'une morale sèche, stérile, et même souvent inférieure à celle des païens ? Où sont ces chrétiens qui, par la foi en Jésus-Christ, ayant trouvé la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, se réjouissent d'une joie ineffable et glorieuse, qui abondent en espérance par la puissance du Saint-Esprit ? Où sont les chrétiens qui vivent dans une étroite communion avec Dieu, qui ont été illuminés, qui ont goûté le don céleste, qui ont été faits participants du Saint-Esprit, qui ont goûté la bonne Parole de vie et les puissances du siècle à venir ? (Héb. 6 : 4, 5). Où sont les chrétiens qui sont venus à la montagne de Sion, à la cité du Dieu vivant, à la Jérusalem céleste, aux milliers d'anges ? etc. (Héb. 12 : 22-24.)
Où sont enfin ceux qui sont fondés et enracinés en Christ, et remplis de la plénitude de Dieu ? Or, qui est-ce qui produit ces choses en nous, n'est-ce pas la prédication de la foi et non de la loi ? N'avons-nous pas vu tous les deux, dans les pays où nous avons été, les prédicateurs de la loi prêcher sans fruit leur petite morale sèche et vide ? Et n'avons-nous pas vu à la prédication de la foi les pécheurs sortir du vice et aller se laver dans le sang de Christ, pour être ensuite revêtus de la justice, et pour marcher dans les sentiers de la vertu, accomplissant leur sanctification dans la crainte du Seigneur ? Quelle est donc et l'ignorance et l'erreur de ceux qui voudraient que nous prêchassions à des pécheurs endurcis de la même manière que nous le ferions à des hommes convertis, leur enseignant à marcher dans les bonnes oeuvres que Jésus-Christ a préparées pour eux ! Convertissez-vous et croyez à l'Évangile, voilà ce qu'il nous faut leur prêcher.

« Si mon papier n'était rempli, je vous marquerais un peu quelle est mon expérience ; ce sera pour une autre fois. Présentez mes respects à Madame Cadoret, et croyez aux sentiments avec lesquels je suis
« Votre frère en Jésus-Christ,

« DU PONTAVICE ».

Du Pontavice avait des idées très arrêtées sur la prédication et sur l'exercice du ministère ; mais il avait surtout une piété personnelle intense, qui souffrait de trouver si peu de communion fraternelle tant chez les fidèles qu'auprès de ses collègues, un seul excepté, l'excellent Cadoret. Sa profonde humilité le portait toutefois à considérer ses frères comme plus excellents que lui-même. Voici, par exemple, comment il annonçait à ses paroissiens d'Autretot la visite de son collègue de Montivilliers :

Bolbec, 16 juillet 1806 (16).

« Messieurs et très chers frères. - Vous allez donc avoir l'avantage de posséder M. Fallot dimanche prochain. Je ne vous écris pas cette lettre pour vous le recommander : ce digne pasteur porte avec lui-même sa recommandation, et d'ailleurs votre attachement à l'Évangile est tel, que ceux qui viennent vous l'annoncer peuvent être assurés d'être bien reçus de votre part : je parle d'après l'expérience. Ce qui me reste à souhaiter, c'est que le Seigneur répande abondamment ses bénédictions sur vous, et que la visite de M. Fallot soit infiniment avantageuse pour le salut de toutes vos âmes.

Je désire si sincèrement et avec tant d'ardeur votre avancement spirituel, que je serais bien content de trouver, toutes les fois que je me rends au milieu de vous, des serviteurs du Seigneur pleins de zèle et de foi, pour occuper la chaire que vous m'avez présentée, afin de me tenir à leurs pieds, comme Saul aux pieds de Gamaliel, pour être instruit avec vous dans les mystères du royaume des cieux. Je désire que Dieu fasse la grâce à tous nos frères d'Autretot de tâcher de recueillir de la prédication de M. Fallot des fruits en abondance, pour avoir la satisfaction, quand je retournerai vers vous, de pouvoir partager avec eux, en qualité de frère, les fruits de l'arbre de vie. »

Ses lettres à Cadoret montrent avec quel bonheur il savait épancher son coeur dans celui d'un ami chrétien. Il le visita vers la fin de l'été de 1806, et voici la lettre qu'il lui écrivit, une fois rentré chez lui :

Bolbec, le 12 septembre (17).

« Mon très cher frère, que la grâce et la paix soient avec vous, avec votre aimable compagne et avec vos jolis petits enfants ! Le temps que j'ai passé sous votre toit m'a paru bien court ; il a été un des plus agréables moments que j'ai eus, depuis que je suis séparé de mes frères qui connaissent le Seigneur Jésus-Christ en vérité.

« Il me serait bien avantageux d'habiter près de vous ; mais puisque la Providence en ordonne autrement, il faut que je dise : Ta volonté soit faite. Je serais bien aise, si vos occupations le permettaient, que vous m'écrivissiez souvent. Nous pourrions nous communiquer ce qui se passe dans nos Églises, quel succès, quel effet a notre ministère, et notre expérience dans les choses divines : cela nous ferait beaucoup de bien à tous les deux. Il serait à désirer qu'une pareille correspondance fût établie entre tous les pasteurs : ce serait un moyen de nous provoquer à la foi, à la charité, aux bonnes oeuvres ; de nous aimer tous, d'exciter le zèle et l'ardeur au service de Dieu, par son assistance. Malheureusement les ministres de nos jours se tiennent trop à part. Ils n'offrent point ce corps, qui, comme dit saint Paul (Col. 2 : 19), « bien joint par la liaison de ses parties, tire ce qui le fait subsister, et reçoit son accroissement de Dieu ». Nous sommes comme un corps dont les membres sont divisés, et qui, par conséquent, ne peut avoir ni force ni vie. Si nous retenions tous le Chef, qui est Jésus-Christ, nous serions bientôt tous un en lui. Pour nous deux, mon cher frère, unissons-nous de plus en plus par les doux liens de la charité, nous aidant mutuellement par nos prières, par nos conseils, et par le récit de nos expériences.

« À mon retour à Bolbec, M. Alègre et sa femme m'ont reçu de la manière la plus cordiale ; je sentais cependant encore un vide en moi, n'étant plus avec vous. Vous savez qu'ici, quoique l'on me traite en frère, je ne puis encore ouvrir entièrement mon coeur : ainsi je suis privé de ces doux épanchements d'un coeur chrétien dans le coeur d'un vrai frère, ce qui est le plus grand charme de la vie. Car c'est dans ces doux épanchements que l'on goûte toute la douceur de la communion des saints. On n'a pour lors qu'un amour, on n'est qu'une même âme. On trouve du soulagement dans la charité, des compassions, des affections cordiales. Cependant j'ai eu, depuis mon retour de Luneray, des conversations précieuses avec M. Alègre touchant la piété, et je vois qu'elles atteignent son coeur. Je n'osais lui demander de faire la prière en famille ; mais lui et sa femme me firent beaucoup d'instances pour la leur faire : vous voyez combien je suis faible.

« Dimanche, j'ai prêché à Saint-Antoine et à la Remuée, avec une grande assistance de Dieu. La Parole avait du poids, elle atteignait les coeurs. Lundi, j'ai reçu une lettre d'une personne qui me priait de venir la voir, pour la fortifier dans le dessein qu'elle avait formé d'abandonner ses péchés, et pour la consoler ; car ses péchés l'effrayaient J'y suis allé, et cette personne, en répandant des larmes, m'a raconté comme elle se repentait et désirait se consacrer au Seigneur. Elle a quitté ses compagnies mondaines pour rester seule chez elle à lire la Parole de Dieu. Quand elle sort, elle va chez un voisin qui tâche de servir le Seigneur Jésus avec sa famille, et avec un jeune garçon dont le Seigneur a aussi touché le coeur. Sa conversation m'a charmé ; j'ai vu avec joie l'oeuvre de Dieu bien commencée en elle ; déjà, à ma grande surprise, elle commence à parler le langage de Canaan.

« O mon frère ! prenons courage, vivons près du Seigneur, et nous verrons les fruits de notre ministère. La Parole de Dieu ne peut manquer d'avoir de l'effet. Je vous recommande beaucoup la lecture des livres sacrés ; tâchez d'apprendre par coeur les passages qui vous paraissent les plus nécessaires à savoir, afin de vous en servir à propos dans l'occasion. C'est une aide à prêcher d'abondance. »

Il écrivait au même, à la date du 29 décembre (18) :

« Ne m'accusez pas de négligence si j'ai été si longtemps sans vous répondre. Je sais que vous êtes fort occupé, ayant un nombreux troupeau à conduire, et la construction de votre temple à diriger. Je pense que vous soupirez beaucoup après la prospérité de Sion, et que vous désirez ardemment de voir Jérusalem remise dans un état renommé sur la terre. Il y a encore bien du travail à faire avant que les places et les brèches soient rétablies ; cependant nous ne devons pas nous décourager, mais imiter les Israélites qui étaient ceints de leurs épées en travaillant à rebâtir les murs de Jérusalem (Néhé., 4). Car nous sommes environnés d'ennemis qui voudraient bien rendre nos mains lâches. Pour moi, je fais mes petits efforts pour réparer ma petite Jérusalem, qui avait été mise en désolation pendant plusieurs années ; et je vois avec bien du plaisir un grand nombre de personnes qui reprennent du zèle, qui prêtent l'oreille à mes instructions, et qui manifestent le désir d'obéir.

« O mon cher frère, si j'étais plein de la vertu du Seigneur, quel bien ne pourrais-je pas faire ! puisque, me trouvant encore si vide, je m'aperçois que ma parole a du poids et du pouvoir sur leurs esprits. Je vois que le Seigneur captive leur attention lorsque je leur parle. D'après ce que j'entends dire, il parait que mes prières surtout les frappent et les touchent, de sorte que je suis décidé, par la grâce, de m'approcher de Dieu de plus en plus, par la sincérité et la ferveur, quand, au nom de tout le peuple, je lui présente mes supplications, afin que mes prières aient plus d'effet. Les hommes sont aussi bien convaincus de péché, et touchés de repentance, en entendant une prière fervente qu'en entendant un sermon. C'est pourquoi je tâcherai, quand je prierai en public, de lutter avec Dieu, afin qu'il nous bénisse. J'espère que vous recevrez cette observation avec la même simplicité que celle avec laquelle je la fais.

« Je serais charmé que vous continuassiez à me faire part de vos observations, afin de nous instruire mutuellement. J'éprouve aussi que, quand j'ai longtemps médité sur un sujet, ce n'est pas alors que je prêche avec le plus de liberté ni de vertu, de sorte que je suis quelquefois porté à méditer fort peu avant d'aller prêcher ; mais je crains de me tromper : je désire que le Seigneur m'instruise. Hier je prêchai le matin avec une vertu divine, sans dire beaucoup de choses que j'eusse méditées ; et l'après-midi, pendant qu'on chantait, je changeai le texte sur lequel je me proposais de prêcher ; j'en pris un autre, et j'eus une grande liberté. Si nous vivions bien près de Dieu, nous puiserions continuellement à la source, et ce serait le moyen de prêcher avec le plus d'efficacité. J'éprouve, en méditant trop, le même inconvénient qu'à écrire les sermons : on se guide par ses propres pensées, et on ne se laisse pas conduire par l'Esprit divin. Cependant, après tout, je crois qu'il est bon de méditer pour former en grand le plan de son discours, et puis se reposer entièrement sur l'assistance de Dieu.
« J'ai commencé à faire une assemblée le samedi à Autretot. »


(1) Mag. méth. des Îles, t. 1, 1817, page 99.

(2) Pierre-Antoine Rabaut, dit Rabaut-Dupuis, ou Rabaut-le-Jeune, était le troisième fils de Paul Rabaut, le célèbre pasteur du Désert. Né à Nîmes en 1746, il fut élu en 1797 membre du Conseil des Anciens et en 1799, membre du Corps législatif. Il fut l'un des instruments les plus actifs de la réorganisation des Églises protestantes, secrétaire du Consistoire de Paris et chef du Bureau de correspondance des Églises réformées. Il mourut en 1808.

(3) Jacques-Antoine Rabaut, dit Rabaut-Pommier, frère du précédent, né en 1744 à Nîmes. Pasteur dans le Midi, il fut député à la Convention, comme son frère aîné Rabaut Saint-Etienne, et faillit périr avec lui sur l'échafaud. Il fut, sous l'Empire, sous-préfet du Vigan. En 1803, il devint pasteur à Paris. La Restauration l'exila pendant deux ans. Rentré à Paris, il n'y reprit pas ses fonctions pastorales et y mourut en 1820.

(4) Communiqué par M. Barthié, président du Consistoire de Bolbec.

(5) Mag. méth., 1817, p. 101.

(6) Président du Consistoire de Bolbec.

(7) Allusion à sa situation d'ancien émigré.

(8) Mag. méth., 1817, page 102.

(9) Mag. méth., 1817, p. 101.

(10) Communication de M. le pasteur Barthié, de Bolbec.

(11) Mag. méth., 1817, p. 105.

(12) Mag. méth., 1817, p. 105.

(13) Mag. méth. 1817, p. 145.

(14) Notice sur M. le pasteur Dupontavice-Vaugarny. Archives du christianisme, t. 1, 1818, p. 363.

(15) Mag. méth., 1817, p. 147.

(16) Mag. méth., 1817, p. 149.

(17) Mag. méth., 1817, p. 150.

(18) Mag. méth., 1817, p. 151.
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