Contre toute attente, dans ce refuge qu'il avait
choisi, le prédicant harassé se
trouva « sous une croix plus rude et plus
pesante que dans les cavernes des
Cévennes ».
Tandis que dans « les
déserts » du Languedoc les
prédicants, au péril de leur vie,
reconstruisaient l'Eglise, à
l'étranger les docteurs discutaient. Les
protestants exilés, qui avaient
abandonné patrie et biens pour garder leur
âme sauve, reprochaient à leurs
frères de France d'y être
demeurés, et d'y vivre dans une
perpétuelle hypocrisie. Restés, pour
la plupart, fidèles à une conception
politique qui montrait le Roi maître absolu
de ses sujets, ils considéraient les
assemblées pieuses comme des manifestations
de rebelles, et ils accusaient les
prédicateurs d'être cause de l'envoi
aux galères ou à la potence de
beaucoup de leurs auditeurs.
Roman se vit donc traité de
« tentateur », parce que son
ministère autorisait les protestants
à rester dans leurs montagnes natales, et de
« persécuteur », en
raison des conséquences douloureuses de ses
cultes publics. Il se défendit de son
mieux.
« J'expose ma vie, disait-il, pour
l'amour de Dieu et de son peuple. La crainte des
tourments que les hommes pourraient me faire
souffrir, ni toute votre philosophie ne seront
jamais capables de me détourner d'un si
juste dessein. N'est-il pas de notre devoir de
courir au secours de ceux que nous voyons
périr par faute de lumière et
d'exhortation, et de nous exhorter les uns les
autres ? »
« Vous me répondez que pour
cela il faut aller (simplement) de maison en
maison. Mais hélas ! qui ne voit que la
division est si grande que le mari se cache de sa
femme, et la femme de son mari ?... Il faut de
toute nécessité rassembler le
résidu selon l'élection de
grâce
(Rom.
XI, 5)...
Les prières dans les saintes
assemblées sont infiniment plus ardentes que
dans les lieux particuliers... C'est dans ces
fraternelles assemblées que chacun donne
gloire à Dieu, à la vue de son
peuple. C'est là qu'ils s'édifient,
se fortifient, et se consolent mutuellement en
Dieu, par leur présence les uns avec les
autres... Pouvez-vous vous imaginer que dans un
temps, de persécution on puisse
s'acquérir de si grands biens sans s'exposer
à de grands maux ? Nous devons rendre
grâces à Dieu de ce qu'en nos jours il
y a des Confesseurs qui nous remettent en
mémoire, le courage héroïque et
l'intrépidité des premiers
chrétiens, sur les galères et sur les
échafauds»
« Vous me répliquerez qu'en
France, il n'est pas permis de
prêcher. Mais, si le Roi le défend,
Dieu le commande. jugez vous-mêmes auquel il
est plus juste d'obéir
(Actes
IV, 19). De plus, vous me
demandez pourquoi ces gens-là ne sortent pas
du royaume ? je vous dirai sur cela qu'il faut
beaucoup de courage et de résolution pour
tout abandonner. - Outre un grand nombre
d'obstacles qui se présentent à leurs
yeux, ils craignent les embûches sur les
chemins, et les misères infinies où
se précipitent ceux qui fuient. Il est donc
d'une nécessité de la plus grande
importance, d'aller prêcher à ces
pauvres malheureux, et de leur remontrer leurs
justes devoirs, en leur persuadant qu'il n'y a
point de milieu : qu'il faut sortir du
royaume, ou redresser leurs Églises aux
dépens de leur sang ».
Et la conclusion éclate,
impérieuse, dans laquelle Roman se donne
tout entier : « Présentement
il est question de savoir à qui Dieu
redemandera ces âmes innocentes qui
périssent faute de lumière. Pour ce
qui est de moi, je suis fort convaincu que le plus
court moyen pour rétablir les Églises
de France aurait été d'y
prêcher partout, parce que les martyrs, par
leur constance, auraient lassé la
cruauté de leurs ennemis ».
À la même date, Claude
Brousson, en Hollande, tenait le même langage
à des politiques qui se demandaient par
quels moyens, et notamment par quelle attitude de
soumission, on amènerait Louis XIV à
rétablir les protestants dans leurs droits
anciens. Les deux hommes n'étaient pas
ornés des mêmes dons. Roman
n'était qu'un pauvre prédicant, peu
instruit, dont la modeste personnalité s'est
effacée dans le rayonnement sublime de
Brousson. Mais dans cet instant décisif, ils eurent
l'âme pareille. Sans s'être
concertés, à un mois d'intervalle,
l'un et l'autre abandonnèrent, en Hollande
et à Genève comités rivaux,
diplomates et « philosophes »,
et revinrent poursuivre, dans la France
désolée, leur tâche
d'apôtres, qui seule leur importait.
Roman n'était demeuré cette fois
que trois semaines à Genève. Pendant
son absence, il avait recommandé ses
fidèles à plusieurs
« charitables Anciens »,
établis par ses soins en certains lieux. Il
essayait donc, selon sa propre expression, de
« redresser » les
Églises, c'est-à-dire de faire sortir
les Réformés de l'état
chaotique où les laissait, depuis la
Révocation, l'absence de pasteurs
réguliers et de consistoires (conseils
presbytéraux). Brousson codifia vers 1695 ou
1696 des directives qu'il avait sûrement
indiquées dès 1691 et 1692, et qui
concernaient l'organisation des
« Églises du
désert ». Roman, dans ce domaine,
suivit sûrement les indications de son grand
conseiller. Il parle de « quatre-vingts
Églises » du Vivarais ou des
Cévennes, dont à son retour il
entreprit la visite. Les
« Anciens » (conseillers
presbytéraux) convoquaient de
« petites assemblées ».
Roman, comme pasteur en titre, prêchait et se
réservait le privilège de baptiser et
de distribuer la Cène. Nous savons qu'il
bénissait aussi les mariages.. Quand
Brousson (qui l'avait perdu de
vue depuis 1694) traversa le Vivarais à la
fin de 1697, peu après notre
prédicant, il admira l'activité
disciplinée, l'
« habileté » dont
celui-ci maintenant faisait preuve.
Au mois de juillet 1697 « le
marchandou », qu'on nommait alors
« Antoine », nous ne savons
pourquoi, était à nouveau dans son
canton de la Lozère et du Bougés.
« je me vis obligé,
écrit-il, de marcher ou de prêcher
toutes les nuits : de trois, ou de deux en
deux lieues, je faisais des
assemblées ». Mais les temps
étaient durs. Bâville allait
recommencer les dragonnades, cette fois pour
obliger les « Nouveaux
Convertis » à assister à la
messe, et il parlait ouvertement des bienfaits de
l'Inquisition. La guerre européenne
était achevée ; les soldats
n'étant plus retenus aux frontières
inondèrent les Cévennes.
« Non seulement, dit Roman, il me fallait
sans cesse prendre garde à moi, mais encore
avoir toujours mon âme entre les mains, comme
prêt à la rendre ».
À la fin de l'année, il
fut rejoint dans la montagne, par le
prédicant Daniel Bas. Ce dernier
était un Genevois que Bâville avait
retenu quelques années dans la Tour de
Constance, le soupçonnant d'être un
guide. Bas s'était lié, dans sa
prison, avec un prédicant cévenol, si
bien qu'après avoir réussi à
s'évader d'Aigues-Mortes, au lieu de
regagner Genève il était devenu
prédicateur. Après avoir parcouru les
Hautes et les Basses Cévennes, et
visité même le Rouergue, Bas remonta
vers la Lozère, sans doute parce que Roman
était ; avec lui, le seul
prédicant qui subsistât dans le
pays.
Nous trouvons les deux hommes le 29
décembre 1697, entre le Pont-de-Montvert et St-Maurice-de-Ventalon,
célébrant
la fête de Noël
dans le domaine de Monteuq, devant une
assemblée qu'on estima de quatre mille
personnes. La réunion fit du bruit. Le
fameux abbé du Chayla « inspecteur
des Cévennes » que Roman
désigne comme son acharné
persécuteur, dirigea les mouvements de
troupes et les informations qui devaient
châtier les coupables. Bas, malade, trouva
alors un asile vers Castagnols, mais cette
dernière épreuve « lui
ôta toute espérance pour le
rétablissement des Églises de
France ». Il ne voulut plus qu'ordonner
« suivant Jésus-Christ »
le devoir de la fuite : « Si vous
êtes persécutés en un lieu,
fuyez en un autre ». Après une
dernière aventure où il faillit
être pris avec Brousson (qu'il avait
rencontré vers Le Vigan), il dit adieu aux
Cévennes, et rentra dans la Genève
où il était né.
Roman, par contre, obstiné dans
son oeuvre, « conseillait que tout
restât ». Brousson poursuivit ses
courses, et passa dans le Rouergue, pour atteindre
le Béarn, où il fut
arrêté quelques mois plus tard. Roman
ne sortit, pas des Cévennes auxquelles il
s'était voué. En avril 1698 il
prêche aux environs de Vébron, dans
une grotte que les gouttes d'eau tombant de sa
voûte comme des larmes ont fait nommer -
titre douloureusement symbolique - « la
Baume dolente ». Cinq hommes, à
cette occasion, sont envoyés aux
galères, et trois filles (trois soeurs)
à la Tour de Constance.
Le 4 novembre 1698, Brousson, que
Bâville s'était fait amener de Pau,
fut étranglé sur la roue à
Montpellier. De la plaine de Nîmes à
l'Aigoual et au Mont Lozère, Roman restait
seul de tous les prédicants, avec un certain
Olivier, dont nous savons très peu de chose.
L'affection des protestants
fidèles s'attacha d'autant plus fortement
à lui. Une suprême épreuve
allait lui révéler à quel
point il s'était acquis l'amour de ce peuple
qui ne voulait pas mourir.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |