L'échec du mouvement provoqué par
Vivent en 1689 ne diminua pas les espérances
de cet intrépide chef. Il cheminait
« le fusil au col ». On lui
avait déclaré la guerre, il la
faisait à ses ennemis, et comme un Camisard
avant les Camisards, il se jugeait en droit de
défendre sa vie menacée. À
côté de lui, des hommes moins
décidés, mais qui subissaient son
ascendant, partageaient son rêve guerrier,
que la souffrance continue exaspérait, et
persistaient à croire à une
insurrection possible. Roman, bien qu'il ait alors
vécu un peu isolé dans son quartier
des Hautes-Cévennes, semble avoir
été entraîné, lui aussi,
à ces illusions. En 1690 on le voit aux
environs de Vialas, causant avec un dragon
déserteur, d'origine catholique, devenu
guide, lequel vient de ramener de Genève,
à travers le Vivarais, deux pasteurs
réfugiés. On prépare toujours
une révolte qui doit déborder sur le
Vivarais et le Dauphiné. Au début de
1691, il amène à Vivent, vers
l'Aigoual, un certain « Monsieur
Rencontre » qui n'est autre qu'un
officier (Vaudois sans doute) venu pour se
concerter avec les prédicants. En 1692 quand
ceux-ci sont amassés autour de Lasalle, dans
les Basses-Cévennes, attendant un
débarquement promis par les Anglais au
rivage d'Aigues-Mortes, Roman, jaloux de leurs
succès, parle de venir les joindre.
Mais l'essentiel pour « le
paquetier » est toujours de ranimer la
foi ancienne. Son activité de
prédicateur ne cesse pas. Maintenant on
connaît son nom, et on le traque. Il est
investi dans une maison de Castagnols (aujourd'hui
Vialas). Le soir, croyant que les
soldats ont disparu, il sort du logis.
« À peine eus-je fait dix pas,
écrit-il, que je les vis à mes
trousses. Mais, m'en étant fui, ils me
tirèrent six coups de fusil sans me toucher.
Comme je me sentais vivement poursuivi, je me jetai
dans la rivière où ils me perdirent
de vue. Quand je fus de l'autre côté
je jetai mes habits que l'eau avait rendus trop
pesants, et bien qu'il gelât à pierre
fendre (on était en mars 1689) je fus
contraint de faire deux lieues en chemise, avant de
trouver aucun secours ».
Le débarquement des Anglais n'a pas
lieu ; des arrestations nombreuses rendent
impossible aux prédicants le séjour
dans les Basses-Cévennes; ils se dispersent
pour l'hiver, et Vivent, découvert dans une
grotte, y est tué les armes à la main
(février 1692). Bâville a obtenu de
précieux renseignements sur les agitateurs
religieux qu'il poursuit opiniâtrement, et il
fait afficher alors dans les Cévennes le
signalement de tous les prédicateurs, en
promettant 300 livres « à ceux qui
les prendront morts ou vifs ». Roman est
ainsi décrit : « Petit,
âgé de 24 ans, les cheveux
châtains bruns, le visage rond et brun, les
yeux gris, le nez médiocre, la bouche
grande ».
Ce Roman, que Bâville, un mois
auparavant croyait « mort de
maladie » et qu'il déclarait
« principal acteur sous
Vivent », allait passer au premier plan,
à mesure que disparaissaient autour de lui
d'autres personnalités que le dur intendant
abattait l'une après l'autre. Pour un temps
d'ailleurs, il s'éloigna. En mars 1692,
quelques semaines après la mort de Vivent,
il prit à cheval la route du Puy et passa
à Genève. Il avait sans doute le
désir de chercher à l'étranger
un peu de repos, et d'y refaire
des forces que peut-être la maladie dont
parle Bâville avait minées. Mais il
semble aussi qu'il voulait porter la nouvelle de la
fin tragique de Vivent aux quelques amis de la
Suisse qui avaient soutenu et guidé le rude
prédicant.
Une seconde période s'ouvrait dans
l'histoire religieuse des Cévennes. Claude
Brousson, depuis un an environ, en
réfléchissant à la mission
qu'il avait acceptée, s'était
résolu à l'orienter d'une
façon nouvelle. Gagné d'abord
à des projets d'insurrection, il affirmait
maintenant que le Royaume de Dieu ne
s'établirait ni par l'effort des
armées liguées contre Louis XIV, ni
par des violences isolées qui puniraient les
traîtres ou les persécuteurs. Il ne
voulait plus se donner qu'à la
prédication de l'Évangile
« faite dans un esprit de douceur et de
charité ». Vivent disparu, il
amena à son idéal les anciens
disciples de ce dernier. Il les forma au
ministère pacifique, à une
activité purement religieuse. Quand il se
vit enfin forcé de quitter le Languedoc
(1694) où l'habileté de Bâville
l'avait privé de tous ses asiles, il y
laissait un corps de prédicants qui
cheminaient sans armes, n'ayant plus dans leur
bissac que des livres de piété ou des
manuscrits de sermons.
Roman, en rentrant dans les
Cévennes, vers le milieu de 1693, se plia
à cette discipline. Nous ne savons rien de
ses relations particulières avec Brousson, sinon
qu'il avait
reçu de lui « la main
d'association ». Cette expression, pour
vague qu'elle soit, se rapporte très
probablement à une cérémonie
que Brousson tenait pour une sorte de
« consécration » ou
« d'imposition des mains », et
Roman se considéra dès lors comme
autorisé à « distribuer les
sacrements ».
Nous avons peine à le suivre dans
ses courses. Il ne nous est montré que de
loin en loin, revêtu d'une énergie
tranquille, que rien ne décourage. Le voici
en 1693, agissant seul, alors même qu'une
douzaine d'autres prédicants sont dans la
région. Il s'est attaché un jeune
homme de la montagne de l'Aigoual, qu'on nomme
« le Reynet » (le petit Rey),
Quand les prédicants, à Montpellier
(Noël 1694) essaient de s'unir en un
« Synode » (vingt-et-un ans
avant la restauration d'Antoine Court), Roman n'est
pas au milieu d'eux : il n'a pas quitté
ses Hautes Cévennes. Mais son absence est
excusable : il traverse en effet une
douloureuse épreuve.
« Auprès de la montagne
du Bougés, dit-il, par une nuit fort obscure
(en 1694) allant à l'assemblée faire
les fonctions de mon ministère, je
reçus un coup de balle à la jambe,
proche de la cheville, si bien que mes
frères furent obligés de me
transporter d'une caverne à l'autre, ce qui
dura plus de trois mois, parce que mes ennemis
faisaient nuit et jour de fort exactes recherches
pour m'attraper. Outre la plaie fort dangereuse que
j'avais, Dieu m'affligea d'une fièvre
maligne, en sorte qu'on désespéra de
ma guérison ».
« Mais », ajoute-t-il,
« par le secours du Ciel je recouvrai ma
santé contre toute espérance.
Sitôt que je me sentis un peu de force, je me
fis porter d'un lieu à l'autre, pour départir à mes
frères le Pain de vie duquel ils
étaient affamés. J'étais
encore tout défait de visage, et ne pouvais
m'appuyer sur ma jambe, ce qui m'obligea de
prêcher assis fort longtemps. Ma plaie
demeura deux ans ouverte, et il en sortit
vingt-deux esquilles. Cependant j'ai
été assez heureux pour ne pas rester
boiteux, mais je ne pouvais pas faire une lieue
à pied ».
Le 4 avril 1695 il prêche
près de Vébron. On nous le
dépeint : « marchant en
boitant, n'appuyant que la pointe du
pied ». À l'automne suivant, suivi
de son fidèle Rey auquel il a appris
à parler en public, on le voit à
Meyrueis. L'hiver arrive : la neige l'oblige
à descendre dans des régions plus
clémentes. On signale son passage à
St-Ambroix, toujours déguisé en
colporteur, Il prêche sur la parole de Saint
Paul : « Rachetez le temps, car les
jours sont mauvais (Eph. V. 6) ». Mais
l'assemblée est dénoncée, et
il remonte aussitôt vers la Lozère. Il
est épuisé, La plupart des
prédicants ont été pris et
exécutés. Il ne reste plus, dit-il
« que des étudiants » et
un autre prédicateur qui, comme lui,
accomplit toutes les fonctions pastorales. Il parle
de se retirer au, printemps dans la Suisse,
d'où « l'on en enverra d'autres
à sa place ».
Mais personne ne vint de la Suisse, et
les Cévennes ne comblèrent pas les
vides faits par la mort. Roman resta. Le 15
août 1696, auprès de Florac, les
soldats envahissent la chambre où il est
couché. Ils renversent le lit pour y
chercher des livres, et vident la paillasse dans un
trou du plancher où s'est jeté le
prédicant, si bien qu'ils le soustraient
eux-mêmes à leur perquisition.
« Certes, dit Roman, j'ai toujours
remarqué le doigt de Dieu
bien clairement en des merveilles de cette
nature ».
Les préliminaires de la paix
européenne furent signés au
début de 1697. Les Cévennes ne
doutaient pas que Louis XIV n'y eût figure de
vaincu. On se reprit à espérer.
Roman, qui depuis quelques mois était
entouré d'espions, tellement qu'il osait
à peine cheminer dans son quartier
ordinaire, de jour ou de nuit, pensa qu'il avait
droit à quelque relâche, et pour
être informé des
événements politiques, revenant
à son projet de l'année
précédente, il partit pour
Genève (juin 1697)
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