Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

La vocation

(1687)

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Vers la fin de l'année 1687 vivait à Lausanne un jeune homme de dix-huit ans environ, nommé Jean Roman, originaire de France, et que rien sans doute ne distinguait au premier abord dans la foule des « réfugiés » qui avaient envahi la ville. L'Édit de Nantes était révoqué depuis deux ans, et Lausanne était devenue pour les protestants fugitifs, un centre religieux où aboutissaient les nouvelles les plus émouvantes. Les événements de France y étaient colportés par les lettres ordinaires, par les récits des « guides » qui allaient, offrir leurs services jusqu'à Besançon, Lyon ou Nîmes, et par les « Lettres Pastorales » que le pasteur Jurieu, à Rotterdam, publiait chaque quinzaine. On savait par conséquent qu'après les horreurs des premières dragonnades, et la panique effroyable qui avait suivi, les Réformés, maintenant, se réveillaient de leur « apostasie », et qu'en divers lieux des prédicateurs laïques reprenaient le culte public, et affrontaient la mort pour distribuer « la manne céleste » à un peuple affamé du pardon divin.

Qui était Jean Roman ?
Il ne nous l'a pas dit, dans le récit qu'il publia plus tard de sa vie. Il se donnait comme étant « de Vercheny en Dauphiné », et ses parents avaient été honorablement connus à La Motte-Chalençon, Église située plus haut que Vercheny, dans la vallée de la Drôme. De condition modeste il reçut une éducation un peu soignée, car il savait le latin ; mais il ne dut pas pousser très avant ses études, et son style est assez incorrect. S'était-il enfui solitaire à Lausanne lors de ce qu'on appela « les Conversions générales » ? Il se contente de nous apprendre que de 1685 à 1687 il a « pratiqué dans la ville, autant qu'il lui était possible, « les devoirs d'un bon chrétien », lisant des ouvrages qui l'instruisaient sur le protestantisme, et composant des méditations qui enflammaient et éclaircissaient son zèle.

L'exemple des prédicateurs libres du Dauphiné ou des Cévennes lui fut un aiguillon contre lequel bientôt il jugea impossible de regimber. Il priait en paix à Lausanne le Dieu de ses pères : en France des âmes périssaient, faute de consolateurs. Ce contraste lui devint intolérable. Il forma le dessein de partir, cédant à la « mission extraordinaire » à laquelle avaient obéi, déjà, des hommes que peut-être il avait rencontrés dans les rues ou chez les pasteurs de la ville. C'était aller au-devant des supplices, et il eut à soutenir intérieurement « de violents combats contre la chair ». L'esprit enfin l'emporta, et il passa la frontière sans avoir averti aucun de ceux qui l'entouraient (fin de 1687 ou début de 1688).

Il aurait pu pointer vers le Dauphiné, mais il conservait encore, dans la province, « des parents » dont il redouta les reproches. Son ardeur n'était pas assez assurée pour qu'il osât l'exposer à des tentations de cet ordre, et il alla chercher plus au sud des encouragements. Traversant le Vivarais, il parvint jusqu'aux pentes méridionales du Mont-Lozère, dans les Hautes-Cévennes, où il s'arrêta.

Il s'était déguisé en marchand ambulant, en colporteur. Sa petite balle ou sa caisse pendue à l'épaule, il vendait des objets de mercerie attentif aux indices qui lui révélaient, dans une maison, qu'elle était habitée par d'anciens protestants. Il dirigeait la conversation vers les choses religieuses, et quand il savait à qui il avait affaire, il proposait la prière, ou un culte plus complet. Il fut bientôt connu, dans la région qui s'étend de Genolhac au Pont-de-Montvert, et plus loin, de Florac à Barre et à Meyrueis, sous divers sobriquets, français ou patois : « le mercier, le petit paquetier, lou marchandou, lou biquarel ». qui le désignaient par son métier apparent.

Les retraites ne lui manquaient pas. Les effroyables précipices des environs de Vialas, les bois de la Lozère du Bougès ou de l'Aigoual, les maisons éparses autour de Barre, de Vébron ou de Meyrueis ne pouvaient être surveillés par les faibles garnisons logées dans les bourgs.





Arrestation et délivrance

(1689)

Les espions seuls étaient à craindre. L'intendant du Languedoc, le terrible Lamoignon de Bâville, et son beau-frère de Broglie, commandant militaire, avaient réussi à faire sortir de France, en traitant avec eux, la plupart des premiers « prédicants » (comme ils les appelaient) qui avaient agité les Cévennes. Mais le plus ardent d'entre ceux-ci, François Vivent, se disposait à rentrer en Languedoc, et son retour était signalé. Il revint en effet, au début d'août 1689, et ramena avec lui dans le royaume Claude Brousson, un ancien avocat, né à Nîmes, dont le zèle et la science allaient inaugurer un puissant réveil religieux.

Bâville, par le moyen des curés des Cévennes, entretenait dans les montagnes une agence d'espionnage. Roman tomba aux mains d'un traître près de Vébron. Neuf dragons et un moine le conduisirent à pied à dix lieues de là, jusqu'au fort d'Alais. « Les coups que je reçus, raconte notre prédicateur, m'enflèrent les mains et me noircirent si fort la peau que je pouvais dire comme l'Eglise, au Psaume 129, que j'en portais les marques sur mon dos. »

Ceci se passait à une heure où les Cévennes étaient agitées par une particulière émotion. Vivent était revenu en France, en effet, décidé à provoquer un soulèvement dans ses montagnes natales. Louis XIV, par la persécution souvent féroce dont il accablait des sujets fidèles, s'était aliéné auprès de certains protestants le respect - idolâtre - qu'ils lui avaient longtemps témoigné. En Hollande et en Suisse, des réfugiés - d'ailleurs en petit nombre - s'étaient convaincus qu'ils n'avaient aucun ménagement à garder vis-à-vis d'un prince parjure. Ils s'imaginèrent qu'une insurrection des Cévennes pourrait se joindre avec succès à un mouvement des Vaudois exilés. Ceux-ci, après être rentrés dans leurs vallées du Piémont, envahiraient le Dauphiné où les Cévenols, leur iraient donner la main, et Louis XIV, vaincu par la coalition européenne, rendrait alors aux protestants la liberté. Le projet était insensé, car la France ne pensait pas encore à demander des comptes à la monarchie absolue. Vivent, sans préparation sérieuse, amassa en hâte, autour de Barre des Cévennes, une soixantaine d'hommes qui furent rapidement dispersés. L'intendant et Broglie, qui revenaient d'une tournée d'inspection dans le Vivarais, montèrent aussitôt dans les Cévennes pour juger quelques émeutiers que les troupes avaient saisis, et avec eux ce prédicant inconnu « venu du Dauphiné », « camarade de Vivent », « faisant métier de colporteur » qui prétendait se nommer Barrafort.

Les deux « Puissances » se firent amener le prisonnier d'Alais à Saint-Jean-du-Gard pour instruire son procès. Le 2 octobre 1689, Roman fut mis sur un cheval, les bras attachés derrière le dos, les pieds liés à une barre de bois passant sous le ventre de la bête. Il dut subir les injures des archers, les piqûres des mouches, les insultes des protestants apostats qui ne voyaient en lui qu'un émeutier. À Anduze un ami approcha de ses lèvres une bouchée de pain : « Mange ton pain, dit un archer, en attendant la sauce qu'on te prépare ! » - « Elle sera meilleure que tu ne penses » répondit le prédicant. Il parlait sans doute de la récompense éternelle. Dieu cependant lui réservait une délivrance inattendue.

Bâville et Broglie étaient pourvus de témoins sûrs. Ils reçurent cependant Roman sans brutalité et lui offrirent la vie sauve s'il consentait à indiquer les retraites des prédicateurs. Roman refusa de parler, et avec tant de fermeté que Broglie le saisit aux cheveux en lui jurant qu'il serait pendu. Roman lui reprocha alors « de se faire complice de la Bête enivrée du sang des Martyrs de Jésus-Christ ». Le juge et le soldat saluèrent d'un éclat de rire cette parole de l'Apocalypse (XVII, 5) et firent enfermer le prisonnier dans un cachot, « garrotté de cordes depuis les pieds jusqu'aux épaules. ».

On voit encore à St-Jean-du-Gard, au rez-de-chaussée du Château, cette prison étroite, éclairée seulement par une lucarne donnant sur un jardin. Pendant la nuit, alors que le prédicant, torturé par ses liens, faisait monter à Dieu ses prières, une voix l'appela à travers cette ouverture. Une jeune fille, Mlle Guichard, dont le père était mort pasteur dans les Cévennes, et qui s'était engagée comme chambrière au Château de St-Jean-du-Gard, avait fourni du vin aux soldats postés à la porte du cachot. Ivres, ils s'étaient endormis, et elle avait arraché à l'un d'eux sa baïonnette. Roman parvient à se mettre debout. Il tourne le dos à la lucarne : la jeune fille, avec la baïonnette, dénoue les liens qui retiennent ses mains. Lui, prenant l'arme à son tour, dégage son corps et ses jambes. Avec des tenailles qui lui sont passées il essaie ensuite d'arracher les barres de la porte ; mais, n'y réussissant pas, il doit creuser la pierre (tendre, par bonheur) au point où s'enfonce le verrou. Il se trouve alors dans un couloir où ses gardes « ronflent comme des taureaux ». La jeune Guichard le conduit dans une chambre haute, donnant derrière le château, sur une rue. La fenêtre a vue sur la basse-cour où veillent des soldats ; au dessous de l'appartement, au premier étage, l'intendant est couché. Roman s'agenouille et, confiant en la Providence, se relève, résolu. Des draps, liés à une perche fixée au travers de la fenêtre, lui permettent d'arriver sans bruit jusqu'au sol, et il disparaît dans l'obscurité.

La jeune Guichard, elle aussi, quitta la maison. Mais quand, le lendemain, elle apprit que Bâville rendait responsables de l'évasion M. de Montvaillant, le châtelain, et ses filles, et qu'il les menaçait de la ruine et de la mort, elle alla « par une générosité vraiment chrétienne » se présenter à lui pour rétablir la vérité. Bâville la fit enfermer à Sommières, d'où cinq ans plus tard elle sortit, pour passer en Angleterre.

L'intendant et Broglie furent si mortifiés de leur déconvenue qu'ils n'en informèrent pas la Cour. Leur correspondance officielle qui par trois fois avait mentionné le prédicant en annonçant qu'il serait pendu dans peu de jours, devint subitement muette à son sujet. Le 3 octobre Bâville se contenta d'avertir le Ministre de la Guerre qu'il avait arrêté M. de Montvaillant comme « fort suspect »... d'amitié pour les ennemis européens du Roi.

Quant à Roman il chercha asile chez une veuve qui n'eut pas même de quoi le faire souper, et qui partit immédiatement avec lui pour St-André-de-Valborgne, où des amis le cachèrent trois jours « dans une caverne ». Après quoi, dit-il simplement, « je convoquai une assemblée pour rendre grâces à Dieu de ma délivrance, et repris ainsi les fonctions de mon ministère ». Cette aventure n'était qu'une parenthèse dans sa vie. Si Dieu l'avait rendu à la liberté, c'était pour qu'il glorifiât son nom.


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