La nuit du 9 au 10 août 1699 il
célébrait un culte entre
Nozières et le terroir de Campcros, dans la
plaine du Gardon où il s'était
aventuré. L'assemblée finie, un
traître proposa au pasteur d'aller voir un
malade qui demandait une prière, et le fit
aussitôt tomber dans une embuscade, en
même temps qu'un cordonnier de Boucoiran,
nommé Maruéjols, qui avait
été
« l'avertisseur » de la
réunion. Maruéjols eut la cuisse
cassée d'un coup de pistolet ; Roman
s'abattit, la tête en sang, assommé de
coups de crosse.
Le prédicant fut traîné
jusqu'au bourg de Boucoiran éloigné
d'une demi-lieue, enfermé dans une chambre
de l'auberge de la Croix-Blanche, et soigneusement
gardé par des miliciens, tandis qu'on
réclamait en hâte des archers et des
troupes au procureur de Nîmes (à
quatre lieues de là).
Un chirurgien vint panser le blessé
et, bien que catholique, « lui fit
beaucoup d'honnêtetés ».
Roman se consola en lui montrant dans ses plaies
« les restes des afflictions du Christ
(Colossiens
I,
24) y et dans ses
vêtements rouges de sang « la
livrée de Jésus-Christ, son Sauveur,
qui lui donnerait, avec la
tentation, l'issue
(I
Cor. X, 13) afin qu'il pût
tout soutenir pour sa gloire ».
Le curé de Boucoiran arriva à
son tour, exposant au pasteur « qu'il
était lui-même la cause de son
malheur, puisqu'il avait convoqué des
assemblées contre la volonté du Roi,
car », dit-il, « qui
désobéit aux Puissances
désobéit à Dieu
même ». C'était tenir
à Roman le même langage qu'il avait
entendu à Genève. Mais, en tant que
fidèle à la vieille tradition
calviniste, il n'était pas d'humeur à
permettre qu'on abusât contre sa conscience
d'une parole de Saint Paul (Romains XIII, 12). Il
répliqua vertement, engagea la controverse
et, comme il s'échauffait, le prêtre
défendit aux soldats de le laisser parler
davantage, de peur que son agitation et sa
fièvre « ne lui causassent un
transport au cerveau ». On peut juger par
là de l'exaltation et de l'énergie
qui soulevaient encore ce pauvre corps
abîmé.
Vers midi, entra dans l'auberge un
lieutenant de prévôt de Nîmes
(un officier de police) nommé Dumas, qu'on
avait prévenu à La Calmette où
il se trouvait, des événements de la
nuit. Dumas, informé que Maruéjols
était caché à Nozières,
le fit amener à Boucoiran dans la même
chambre que Roman, après quoi il
procéda à une information sommaire et
aux deux interrogatoires. Roman refusa de
prêter serment ; il avoua son rôle
de prédicateur, mais quant aux lieux de ses
assemblées, depuis douze ans qu'il
parcourait le pays, il protesta qu'il n'en pouvait
rendre compte. Ses retraites étaient
« dans tous les lieux où il
trouvait des fidèles ». -
« Mais ne connaissait-il personne
particulièrement ? » -
« je ne connais, dit-il, personne selon
la chair ». - « Qui vous conduisait ? ».
-
« je
n'ai point d'autre guide que la main
de Dieu et son conseil ! ». Dumas
prit fort mal ces réponses, et assura au
prisonnier que la question (la torture) le ferait
bien parler autrement.
Sur les sept heures et demie, quatre archers
de Nîmes parurent. Dumas en avait
déjà conduit trois. Il renvoya les
miliciens, fit clouer par un
maréchal-ferrant les fenêtres de la
chambre des prisonniers et, laissant ceux-ci sous
la garde des sept archers, auxquels un nouveau vint
encore s'adjoindre sur le tard, il s'alla coucher
avec son fils (un ancien officier) dans une
pièce voisine, prenant avec soi les clefs du
logis.
L'auberge de la Croix-Blanche, il y a peu
d'années, portait encore son nom. Elle
subsiste, transformée en ferme. La relation
que Roman a écrite de sa vie et un rapport
officiel de Dumas permettent de se
représenter assez exactement les
scènes qui suivirent.
La chambre de Roman ne donnait pas sur la
rue, mais par derrière, du côté
du Gardon. Le prédicant y était
étendu sur un lit « à
l'antique », à quatre colonnes
supportant un dais, que plus tard Antoine Court se
fit montrer avec émotion. Dumas était
dans une chambre qui s'ouvrait sur la rue (la
route, aujourd'hui). Une cuisine, au même
étage, avait jour sur une cour
intérieure, à laquelle elle
aboutissait par un escalier, fermé au bas
d'une lourde porte.
Roman avait les bras et les jambes
attachés aux quatre colonnes du lit. Une
corde « lui passant par dessus
l'estomac » achevait de le paralyser.
L'un des archers, ancien protestant, lui remontra qu'il
fallait être fou pour
s'exposer à la mort en soutenant
« un aussi misérable parti que
celui des huguenots ». Le pasteur entama
avec le
« révolté » une
nouvelle controverse, avec tant de feu et d'onction
sainte, que les archers, ironiques,
observèrent « qu'il devait bien
faire pleurer ses auditeurs ! » Ils
le laissèrent enfin et se mirent à
jouer, pendant que Roman « parlait
à son Dieu par des paroles
entrecoupées, avec tant de zèle et
d'ardeur qu'il lui semblait voir le ciel
ouvert ».
Vers minuit un coup violent, frappé
à la porte de la cour, sur la rue,
éveilla Dumas. L'hôtesse,
interpellée par l'homme qui avait
heurté répondit qu'elle n'avait plus
ses clefs. Un cri partit alors :
« Avancez à l'assaut ! il
faut enfoncer les portes et mettre le feu à
la maison ! » Des coups de hache
aussitôt ébranlent la porte de la
cour, secouent les fenêtres de Dumas et
celles de Roman : le logis était
investi.
Pendant la journée
précédente, à la foire de
Lédignan, les protestants du quartier
avaient formé l'audacieux dessein de
délivrer leur pasteur. Cinquante hommes
s'étaient amassés le soir,
près de Ners, ayant en tout vingt fusils ou
pistolets, quelques vieilles épées et
quatre haches. La troupe résolut d'entrer en
bon ordre dans Boucoiran, chacun des acteurs
portant fixée sous sort chapeau une feuille
de papier en guise de masque. Une volée de
pierres retint chez eux les curieux dont les
fenêtres s'ouvraient.
Dumas et son fils lâchèrent
leurs pistolets sur les attroupés, mais les
fenêtres de leur chambre tombèrent
bientôt en pièces. Ils se
réfugièrent alors avec deux archers
dans la cuisine pour tirer sur les émeutiers
qui étaient maintenant dans la cour. L'un des
archers,
celui-là même qui avait insulté
le prédicant, reçut un coup de
mousqueton qui lui emporta le crâne. Un
instant consterné, Dumas revint à son
devoir d'officier : il déclara qu'il
fallait casser la tête au prisonnier
plutôt que de le laisser enlever, et il entra
dans la chambre de Roman un pistolet à la
main.
Le prédicant avait gardé sa
présence d'esprit :
« Monsieur, lui cria-t-il,
qu'allez-vous faire ? Ces gens-là, si
vous me tuez, vous tueront aussi. Sauvez votre vie
en me rendant à eux ! » -
« Quand bien même nous agirions de
la sorte, répliqua Dumas, il n'en sera ni
plus ni moins ! » -
« Excusez-moi, fit Roman, nous sommes
hommes à garder la foi
promise ! »
Dumas hésita, puis se retira enfin
avec tous les archers dans la cuisine au moment
où la porte du bas s'effondrait sous les
coups d'une poutre employée comme
bélier. L'escalier fut envahi par une
douzaine d'hommes armés, aux cris de :
« Tue, tue, le premier qui remuera on lui
fera sauter la cervelle ! » On
entendit alors la voix de Roman :
« je suis ici, Messieurs ! je suis
Roman, je vous demande grâce pour ces
gens-là ! » -
« Nous ferons tout ce qu'il vous plaira,
fut-il répondu, pourvu que vous soyez
à nous ! » Roman d'abord,
puis Maruéjols furent déliés
et portés dans la rue. Les attroupés
raflèrent deux paires de pistolets et trois
épées que les archers, sur l'ordre de
Roman, avaient laissés dans sa chambre, et
le cortège triomphal quitta Boucoiran,
entonnant au sortir du bourg le Psaume
51.
Maruéjols, hissé sur une mule,
fut déposé dans une grange où
huit jours après il mourut de la
gangrène. Roman, porté sur les
épaules de ses amis, fut
conduit plus loin, à trois lieues de
là, dans une retraite « bien
dangereuse », où cependant il ne
fut pas découvert.
L'affaire eut un large retentissement.
Plusieurs centaines de personnes furent
arrêtées, quatre-vingts retenues.
Bâville avait été depuis peu
dépouillé de ses privilèges de
juge extraordinaire et expéditif. Ce fut le
tribunal ordinaire de Nîmes qui conduisit le
procès. Les accusés eurent la
ressource d'appeler de la sentence au Parlement de
Toulouse, mais quand le jugement définitif
fut enfin rendu (un an après
l'événement) un certain nombre
d'entre eux étaient morts en prison. Un
seul, à ce qu'il semble, fut roué vif
à Nîmes.
Un jugement rendu par contumace envoyait
Roman à la roue. De tous les
prédicants (une vingtaine environ) que ce
dernier avait trouvés dans les
Cévennes quand il y était venu pour
la première fois, ou qu'il avait vus surgir
à la voix de Vivent, de Brousson ou à
la sienne propre, il ne subsistait plus qu'Olivier.
La période des
« prédicants » est finie
dans le Languedoc. Les souffrances ininterrompues
de quinze ans de persécution font des
âmes une proie qui s'offrira bientôt
à l'illuminisme. L'enlèvement de
Boucoiran laisse prévoir que ces
illuminés prendront les armes. Les temps
Camisards vont commencer.
Après douze ans consacrés aux
protestants de France, ayant passé deux fois
par les mains des soldats, pour être
délivré deux fois de façon si
merveilleuse, épuisé dans sa
santé, Roman n'avait plus d'autres
espérances pour sa propre vie que celles qui
s'ouvraient dans les pays du Refuge.
À Lausanne, en 1700, il se fit
donner par des pasteurs qui avaient eu la rare
audace d'encourager les prédicants, des
attestations honorables. Poussant plus loin,
à Berne, il se maria avec une jeune
Madeleine Cazaille (ou Cazali) de Quissac en
Cévennes, qu'il avait lui-même
poussée à s'exiler, et il invita
à sa modeste noce quelques amis qui avaient
été du nombre de ses
libérateurs à Boucoiran.
L'année suivante, il était
en Hollande et c'est là qu'il publia une
« Relation sommaire et véritable
de, ce que Dieu a fait par le Ministère du
St Jean Roman, en quelques provinces de France
où il a prêché sous la croix
pendant douze années. »
Les Etats-Généraux de la
Hollande lui accordèrent une pension de 400
livres pour un an, à la charge qu'il
consentît ensuite à devenir pasteur,
en Allemagne, d'une communauté de
Vaudois.
Les pauvres montagnards du
Piémont rentrés en armes dans leurs
vallées en 1689 et qui, pour un temps,
avaient combattu contre la France quand le Duc de
Savoie, leur souverain, s'était
tourné contre Louis XIV, avaient dû,
la paix faite, reprendre le chemin de l'exil. Une
de leurs communautés, aux environs de Francfort-sur-le-Mein,
nommée
en raison de ses habitants :
Waldenberg (la montagne des Vaudois),
dépendait du Comte d'Ysenburg et Budingen.
Là vint s'établir Roman en novembre
1701, avec sa femme et un enfant.
La communauté était
logée dans des baraquements : elle
avait à organiser sa vie matérielle
en défrichant le terrain et sa vie
spirituelle en se soumettant aux conditions,
nouvelles pour elle, de l'isolement, de la
souffrance et de la transplantation. Roman, qui
s'était montré un héros
pendant tant d'années, lutta alors avec
effort contre des difficultés auxquelles il
n'était pas préparé.
Les pasteurs Vaudois des environs qui
tous avaient fait des études
régulières et avaient
été solennellement
« consacrés »,
refusèrent de le recevoir comme un
« ministre » authentique. Il
eut beau alléguer qu'il avait en France
« reçu les mains de
société du glorieux martyr
Brousson » et que depuis lors il avait
toujours « administré les
sacrements », on exigea qu'il se
soumît à un examen par devant le
Synode. Roman refusa net, voyant dans ses opposants
des hommes « parmi lesquels la
charité n'était pas refroidie mais
éteinte ». Sur une intervention de
la Hollande, on voulut bien enfin lui accorder une
consécration en forme, qu'il reçut
à Waldenberg en 1704, des mains de deux
pasteurs, dont. l'un l'avait connu, en France (en
1690) aux environs de Vialas.
Du côté de ses nouveaux
paroissiens aussi, Roman avait trouvé des
sujets de plainte. En un langage incorrect mais
plein de verdeur, il écrivait ses griefs au
Comte d'Ysenburg de qui dépendait la
« colonie ». « Ce
peuple, disait-il, n'a nulle crainte de Dieu ni des
exhortations qui leur sont faites. Lassé de
patience,
je suis forcé de déclarer à
Votre Excellence que je suis parmi une nation que
la haine, la médisance, l'envie, la malice
et l'hypocrisie règnent au plus haut
degré. De plus il n'y a aucune justice
(aucun tribunal organisé), ils se
déchirent par injures et se tuent leurs
bestiaux les uns aux autres. Ils partagent des
terres qui ne leur sont point été
assignées. Je ne puis souffrir des choses
semblables... » On peut penser que le
pasteur exagérait. Les
« bestiaux » tués se
réduisaient à quelques
poules.
Quelques années plus tard le
calme était venu. Roman agissait maintenant
en pasteur « reconnu ». Comme
les anciens ministres de France il prêchait
le dimanche matin, expliquait le catéchisme
dans l'après-midi, et
célébrait le mercredi soir un culte
plus simple. Les Vaudois avaient apporté de
leurs vallées la coutume de s'assembler
chaque matin et chaque soir dans le temple pour
écouter après le chant d'un Psaume,
une prière lue par le
« régent
d'école ».
Le pasteur avait reçu des terres,
qu'il défricha et cultiva lui-même.
À son arrivée il était
père d'un enfant. Six autres lui naquirent
ensuite ; un dernier à la fin de 1713,
coûta la vie à sa mère.
Quelques jours plus tard, Roman présentait
ses voeux au Comte : « Que Dieu,
écrivait-il, ne vous frappe pas d'un si
triste coup comme il m'a frappé vendredi
dernier, par une amère séparation,
par la mort de ma femme, m'ayant laissé, de
la volonté de Dieu, une petite fille, dont
je prie très humblement Leurs Excellences
Monseigneur le Comte et Madame la Comtesse son
épouse, de vouloir y faire imposer le nom
qu'il leur plaira, attendant cette charité
de leur
générosité ».
Le Comte accepta sans doute d'être
le parrain de cette enfant. Quinze mois plus tard,
le 3 avril 1715, Jean Roman mourait lui-même,
à 47 ans. En sept semaines quatre de ses
enfants le suivirent dans la tombe : un ancien
de l'Eglise, nommé tuteur des orphelins,
prit chez lui deux des survivants.
Cette même année 1715 Louis
XIV mourut aussi et dans les Basses Cévennes
Antoine Court convoqua un Synode d'où devait
sortir la réorganisation du protestantisme
français. Louis XIV ne sera jamais
oublié des Réformés de France,
comme ayant été pour eux, suivant
l'expression des Réfugiés
« le fléau du
Seigneur ». Le nom d'Antoine Court ne
s'effacera pas non plus de leur mémoire en
tant que celui du
« Restaurateur » de leurs
Églises. Jean Roman, dans sa
simplicité, a droit également que
l'on se souvienne de lui. L'oeuvre de Dieu
s'accomplit contre les grands de la terre qui
s'opposent à son règne - avec les
héros qu'il comble de ses dons - et avec les
petits aussi qui mettent en valeur « le
talent » à eux confié. Rien
n'est perdu, qui s'est fait pour l'Évangile.
N. B. - Tous les éléments de notre
récit proviennent de documents mis en oeuvre
déjà dans nos deux volumes : Les
Prédicants des Cévennes et du Bas
Languedoc (Paris, Champion 1912).
Depuis la publication de cet ouvrage
nous avons retrouvé aux Archives historiques
du Ministre de la Guerre (Vol. 906) la
correspondance de Bâville et de Broglie
touchant les événements de 1689 et
aux Archives Nationales (TT, 449, B) le rapport du
Lieutenant de prévôt Dumas, relatif
à l'enlèvement de Roman en 1699. Les
pièces nous ont fourni quelques
détails nouveaux.
Chapitre précédent | Table des matières | - |