Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Seconde délivrance

(1699)

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La nuit du 9 au 10 août 1699 il célébrait un culte entre Nozières et le terroir de Campcros, dans la plaine du Gardon où il s'était aventuré. L'assemblée finie, un traître proposa au pasteur d'aller voir un malade qui demandait une prière, et le fit aussitôt tomber dans une embuscade, en même temps qu'un cordonnier de Boucoiran, nommé Maruéjols, qui avait été « l'avertisseur » de la réunion. Maruéjols eut la cuisse cassée d'un coup de pistolet ; Roman s'abattit, la tête en sang, assommé de coups de crosse.

Le prédicant fut traîné jusqu'au bourg de Boucoiran éloigné d'une demi-lieue, enfermé dans une chambre de l'auberge de la Croix-Blanche, et soigneusement gardé par des miliciens, tandis qu'on réclamait en hâte des archers et des troupes au procureur de Nîmes (à quatre lieues de là).
Un chirurgien vint panser le blessé et, bien que catholique, « lui fit beaucoup d'honnêtetés ». Roman se consola en lui montrant dans ses plaies « les restes des afflictions du Christ (Colossiens I, 24) y et dans ses vêtements rouges de sang « la livrée de Jésus-Christ, son Sauveur, qui lui donnerait, avec la tentation, l'issue (I Cor. X, 13) afin qu'il pût tout soutenir pour sa gloire ».

Le curé de Boucoiran arriva à son tour, exposant au pasteur « qu'il était lui-même la cause de son malheur, puisqu'il avait convoqué des assemblées contre la volonté du Roi, car », dit-il, « qui désobéit aux Puissances désobéit à Dieu même ». C'était tenir à Roman le même langage qu'il avait entendu à Genève. Mais, en tant que fidèle à la vieille tradition calviniste, il n'était pas d'humeur à permettre qu'on abusât contre sa conscience d'une parole de Saint Paul (Romains XIII, 12). Il répliqua vertement, engagea la controverse et, comme il s'échauffait, le prêtre défendit aux soldats de le laisser parler davantage, de peur que son agitation et sa fièvre « ne lui causassent un transport au cerveau ». On peut juger par là de l'exaltation et de l'énergie qui soulevaient encore ce pauvre corps abîmé.

Vers midi, entra dans l'auberge un lieutenant de prévôt de Nîmes (un officier de police) nommé Dumas, qu'on avait prévenu à La Calmette où il se trouvait, des événements de la nuit. Dumas, informé que Maruéjols était caché à Nozières, le fit amener à Boucoiran dans la même chambre que Roman, après quoi il procéda à une information sommaire et aux deux interrogatoires. Roman refusa de prêter serment ; il avoua son rôle de prédicateur, mais quant aux lieux de ses assemblées, depuis douze ans qu'il parcourait le pays, il protesta qu'il n'en pouvait rendre compte. Ses retraites étaient « dans tous les lieux où il trouvait des fidèles ». - « Mais ne connaissait-il personne particulièrement ? » - « je ne connais, dit-il, personne selon la chair ». - « Qui vous conduisait ? ». - « je n'ai point d'autre guide que la main de Dieu et son conseil ! ». Dumas prit fort mal ces réponses, et assura au prisonnier que la question (la torture) le ferait bien parler autrement.

Sur les sept heures et demie, quatre archers de Nîmes parurent. Dumas en avait déjà conduit trois. Il renvoya les miliciens, fit clouer par un maréchal-ferrant les fenêtres de la chambre des prisonniers et, laissant ceux-ci sous la garde des sept archers, auxquels un nouveau vint encore s'adjoindre sur le tard, il s'alla coucher avec son fils (un ancien officier) dans une pièce voisine, prenant avec soi les clefs du logis.

L'auberge de la Croix-Blanche, il y a peu d'années, portait encore son nom. Elle subsiste, transformée en ferme. La relation que Roman a écrite de sa vie et un rapport officiel de Dumas permettent de se représenter assez exactement les scènes qui suivirent.

La chambre de Roman ne donnait pas sur la rue, mais par derrière, du côté du Gardon. Le prédicant y était étendu sur un lit « à l'antique », à quatre colonnes supportant un dais, que plus tard Antoine Court se fit montrer avec émotion. Dumas était dans une chambre qui s'ouvrait sur la rue (la route, aujourd'hui). Une cuisine, au même étage, avait jour sur une cour intérieure, à laquelle elle aboutissait par un escalier, fermé au bas d'une lourde porte.

Roman avait les bras et les jambes attachés aux quatre colonnes du lit. Une corde « lui passant par dessus l'estomac » achevait de le paralyser. L'un des archers, ancien protestant, lui remontra qu'il fallait être fou pour s'exposer à la mort en soutenant « un aussi misérable parti que celui des huguenots ». Le pasteur entama avec le « révolté » une nouvelle controverse, avec tant de feu et d'onction sainte, que les archers, ironiques, observèrent « qu'il devait bien faire pleurer ses auditeurs ! » Ils le laissèrent enfin et se mirent à jouer, pendant que Roman « parlait à son Dieu par des paroles entrecoupées, avec tant de zèle et d'ardeur qu'il lui semblait voir le ciel ouvert ».

Vers minuit un coup violent, frappé à la porte de la cour, sur la rue, éveilla Dumas. L'hôtesse, interpellée par l'homme qui avait heurté répondit qu'elle n'avait plus ses clefs. Un cri partit alors : « Avancez à l'assaut ! il faut enfoncer les portes et mettre le feu à la maison ! » Des coups de hache aussitôt ébranlent la porte de la cour, secouent les fenêtres de Dumas et celles de Roman : le logis était investi.

Pendant la journée précédente, à la foire de Lédignan, les protestants du quartier avaient formé l'audacieux dessein de délivrer leur pasteur. Cinquante hommes s'étaient amassés le soir, près de Ners, ayant en tout vingt fusils ou pistolets, quelques vieilles épées et quatre haches. La troupe résolut d'entrer en bon ordre dans Boucoiran, chacun des acteurs portant fixée sous sort chapeau une feuille de papier en guise de masque. Une volée de pierres retint chez eux les curieux dont les fenêtres s'ouvraient.

Dumas et son fils lâchèrent leurs pistolets sur les attroupés, mais les fenêtres de leur chambre tombèrent bientôt en pièces. Ils se réfugièrent alors avec deux archers dans la cuisine pour tirer sur les émeutiers qui étaient maintenant dans la cour. L'un des archers, celui-là même qui avait insulté le prédicant, reçut un coup de mousqueton qui lui emporta le crâne. Un instant consterné, Dumas revint à son devoir d'officier : il déclara qu'il fallait casser la tête au prisonnier plutôt que de le laisser enlever, et il entra dans la chambre de Roman un pistolet à la main.

Le prédicant avait gardé sa présence d'esprit :
« Monsieur, lui cria-t-il, qu'allez-vous faire ? Ces gens-là, si vous me tuez, vous tueront aussi. Sauvez votre vie en me rendant à eux ! » - « Quand bien même nous agirions de la sorte, répliqua Dumas, il n'en sera ni plus ni moins ! » - « Excusez-moi, fit Roman, nous sommes hommes à garder la foi promise ! »

Dumas hésita, puis se retira enfin avec tous les archers dans la cuisine au moment où la porte du bas s'effondrait sous les coups d'une poutre employée comme bélier. L'escalier fut envahi par une douzaine d'hommes armés, aux cris de : « Tue, tue, le premier qui remuera on lui fera sauter la cervelle ! » On entendit alors la voix de Roman : « je suis ici, Messieurs ! je suis Roman, je vous demande grâce pour ces gens-là ! » - « Nous ferons tout ce qu'il vous plaira, fut-il répondu, pourvu que vous soyez à nous ! » Roman d'abord, puis Maruéjols furent déliés et portés dans la rue. Les attroupés raflèrent deux paires de pistolets et trois épées que les archers, sur l'ordre de Roman, avaient laissés dans sa chambre, et le cortège triomphal quitta Boucoiran, entonnant au sortir du bourg le Psaume 51.

Maruéjols, hissé sur une mule, fut déposé dans une grange où huit jours après il mourut de la gangrène. Roman, porté sur les épaules de ses amis, fut conduit plus loin, à trois lieues de là, dans une retraite « bien dangereuse », où cependant il ne fut pas découvert.

L'affaire eut un large retentissement. Plusieurs centaines de personnes furent arrêtées, quatre-vingts retenues. Bâville avait été depuis peu dépouillé de ses privilèges de juge extraordinaire et expéditif. Ce fut le tribunal ordinaire de Nîmes qui conduisit le procès. Les accusés eurent la ressource d'appeler de la sentence au Parlement de Toulouse, mais quand le jugement définitif fut enfin rendu (un an après l'événement) un certain nombre d'entre eux étaient morts en prison. Un seul, à ce qu'il semble, fut roué vif à Nîmes.

Un jugement rendu par contumace envoyait Roman à la roue. De tous les prédicants (une vingtaine environ) que ce dernier avait trouvés dans les Cévennes quand il y était venu pour la première fois, ou qu'il avait vus surgir à la voix de Vivent, de Brousson ou à la sienne propre, il ne subsistait plus qu'Olivier. La période des « prédicants » est finie dans le Languedoc. Les souffrances ininterrompues de quinze ans de persécution font des âmes une proie qui s'offrira bientôt à l'illuminisme. L'enlèvement de Boucoiran laisse prévoir que ces illuminés prendront les armes. Les temps Camisards vont commencer.





La fin

(1699-1715)

Après douze ans consacrés aux protestants de France, ayant passé deux fois par les mains des soldats, pour être délivré deux fois de façon si merveilleuse, épuisé dans sa santé, Roman n'avait plus d'autres espérances pour sa propre vie que celles qui s'ouvraient dans les pays du Refuge.

À Lausanne, en 1700, il se fit donner par des pasteurs qui avaient eu la rare audace d'encourager les prédicants, des attestations honorables. Poussant plus loin, à Berne, il se maria avec une jeune Madeleine Cazaille (ou Cazali) de Quissac en Cévennes, qu'il avait lui-même poussée à s'exiler, et il invita à sa modeste noce quelques amis qui avaient été du nombre de ses libérateurs à Boucoiran.

L'année suivante, il était en Hollande et c'est là qu'il publia une « Relation sommaire et véritable de, ce que Dieu a fait par le Ministère du St Jean Roman, en quelques provinces de France où il a prêché sous la croix pendant douze années. »

Les Etats-Généraux de la Hollande lui accordèrent une pension de 400 livres pour un an, à la charge qu'il consentît ensuite à devenir pasteur, en Allemagne, d'une communauté de Vaudois.

Les pauvres montagnards du Piémont rentrés en armes dans leurs vallées en 1689 et qui, pour un temps, avaient combattu contre la France quand le Duc de Savoie, leur souverain, s'était tourné contre Louis XIV, avaient dû, la paix faite, reprendre le chemin de l'exil. Une de leurs communautés, aux environs de Francfort-sur-le-Mein, nommée en raison de ses habitants : Waldenberg (la montagne des Vaudois), dépendait du Comte d'Ysenburg et Budingen. Là vint s'établir Roman en novembre 1701, avec sa femme et un enfant.

La communauté était logée dans des baraquements : elle avait à organiser sa vie matérielle en défrichant le terrain et sa vie spirituelle en se soumettant aux conditions, nouvelles pour elle, de l'isolement, de la souffrance et de la transplantation. Roman, qui s'était montré un héros pendant tant d'années, lutta alors avec effort contre des difficultés auxquelles il n'était pas préparé.

Les pasteurs Vaudois des environs qui tous avaient fait des études régulières et avaient été solennellement « consacrés », refusèrent de le recevoir comme un « ministre » authentique. Il eut beau alléguer qu'il avait en France « reçu les mains de société du glorieux martyr Brousson » et que depuis lors il avait toujours « administré les sacrements », on exigea qu'il se soumît à un examen par devant le Synode. Roman refusa net, voyant dans ses opposants des hommes « parmi lesquels la charité n'était pas refroidie mais éteinte ». Sur une intervention de la Hollande, on voulut bien enfin lui accorder une consécration en forme, qu'il reçut à Waldenberg en 1704, des mains de deux pasteurs, dont. l'un l'avait connu, en France (en 1690) aux environs de Vialas.

Du côté de ses nouveaux paroissiens aussi, Roman avait trouvé des sujets de plainte. En un langage incorrect mais plein de verdeur, il écrivait ses griefs au Comte d'Ysenburg de qui dépendait la « colonie ». « Ce peuple, disait-il, n'a nulle crainte de Dieu ni des exhortations qui leur sont faites. Lassé de patience, je suis forcé de déclarer à Votre Excellence que je suis parmi une nation que la haine, la médisance, l'envie, la malice et l'hypocrisie règnent au plus haut degré. De plus il n'y a aucune justice (aucun tribunal organisé), ils se déchirent par injures et se tuent leurs bestiaux les uns aux autres. Ils partagent des terres qui ne leur sont point été assignées. Je ne puis souffrir des choses semblables... » On peut penser que le pasteur exagérait. Les « bestiaux » tués se réduisaient à quelques poules.

Quelques années plus tard le calme était venu. Roman agissait maintenant en pasteur « reconnu ». Comme les anciens ministres de France il prêchait le dimanche matin, expliquait le catéchisme dans l'après-midi, et célébrait le mercredi soir un culte plus simple. Les Vaudois avaient apporté de leurs vallées la coutume de s'assembler chaque matin et chaque soir dans le temple pour écouter après le chant d'un Psaume, une prière lue par le « régent d'école ».

Le pasteur avait reçu des terres, qu'il défricha et cultiva lui-même. À son arrivée il était père d'un enfant. Six autres lui naquirent ensuite ; un dernier à la fin de 1713, coûta la vie à sa mère. Quelques jours plus tard, Roman présentait ses voeux au Comte : « Que Dieu, écrivait-il, ne vous frappe pas d'un si triste coup comme il m'a frappé vendredi dernier, par une amère séparation, par la mort de ma femme, m'ayant laissé, de la volonté de Dieu, une petite fille, dont je prie très humblement Leurs Excellences Monseigneur le Comte et Madame la Comtesse son épouse, de vouloir y faire imposer le nom qu'il leur plaira, attendant cette charité de leur générosité ».

Le Comte accepta sans doute d'être le parrain de cette enfant. Quinze mois plus tard, le 3 avril 1715, Jean Roman mourait lui-même, à 47 ans. En sept semaines quatre de ses enfants le suivirent dans la tombe : un ancien de l'Eglise, nommé tuteur des orphelins, prit chez lui deux des survivants.

Cette même année 1715 Louis XIV mourut aussi et dans les Basses Cévennes Antoine Court convoqua un Synode d'où devait sortir la réorganisation du protestantisme français. Louis XIV ne sera jamais oublié des Réformés de France, comme ayant été pour eux, suivant l'expression des Réfugiés « le fléau du Seigneur ». Le nom d'Antoine Court ne s'effacera pas non plus de leur mémoire en tant que celui du « Restaurateur » de leurs Églises. Jean Roman, dans sa simplicité, a droit également que l'on se souvienne de lui. L'oeuvre de Dieu s'accomplit contre les grands de la terre qui s'opposent à son règne - avec les héros qu'il comble de ses dons - et avec les petits aussi qui mettent en valeur « le talent » à eux confié. Rien n'est perdu, qui s'est fait pour l'Évangile.



N. B. - Tous les éléments de notre récit proviennent de documents mis en oeuvre déjà dans nos deux volumes : Les Prédicants des Cévennes et du Bas Languedoc (Paris, Champion 1912).
Depuis la publication de cet ouvrage nous avons retrouvé aux Archives historiques du Ministre de la Guerre (Vol. 906) la correspondance de Bâville et de Broglie touchant les événements de 1689 et aux Archives Nationales (TT, 449, B) le rapport du Lieutenant de prévôt Dumas, relatif à l'enlèvement de Roman en 1699. Les pièces nous ont fourni quelques détails nouveaux.



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