FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
XI
DES ÉCOLES, DE
L'EAU !
Il va de soi que nous n'avons
pu suivre Neff dans ses faits et gestes, en
obéissant toujours à l'exacte
chronologie. La, comme ailleurs, il est plus clair
et plus intéressant de sérier les
questions. Neff ne compartimentait pas ses efforts.
Pour lui, évangélisation,
éducation, instruction, réformes
sociales formaient un tout logique et
cohérent.
À quoi sert de
mettre la Bible aux mains de gens dont beaucoup ne
savent ni lire, ni écrire, rivés
à leur patois ?
Un des premiers
soucis de Neff fut donc de créer des
écoles, à Freissinières
surtout, dont la population, terrée au creux
du val ou égaillée sur les rocs,
demeurait à l'écart de tout. Deux
« régents »,
formés par ses soins, sont appelés du
Queyras. Mais où vont-ils
enseigner ? À Dormillouse un local peut
être aménagé dans une grange
« qui appartenait au village comme
bâtiment commun ». L'idée
à peine née, on se met au travail.
Chaque famille fournit un homme et un âne
pour amener sur place pierres et sable. Neff ne se
borne pas à encourager les
travailleurs : il choisit les meilleures
pierres, puis, plomb et règle en main,
dirige maçons et charpentiers.
« Dans une semaine notre chambre fut
murée et plafonnée. »
Après quoi l'éternel pèlerin
disparaît pendant des semaines. À son
retour, il fait poser les cadres des
fenêtres, fabrique bancs et tables, installe
un poêle. Voici sur place le régent -
l'autre le remplacera en temps voulu. La
dépense est fournie par Neff et ses amis, de
Genève. On va pouvoir s'instruire dans de
bonnes conditions alors que, partout ailleurs,
« les écoles se tiennent dans
d'humides et obscures étables ou les
élèves, enfoncés dans le
fumier, sans cesse interrompus par le mouvement ou
le babil des gens et le bêlement des
bestiaux, ont assez à faire à
défendre leurs cahiers et leurs livres des
poules et des chèvres qui sautent sur la
table et des gouttes d'une eau rousse et
fétide que distille continuellement la
voûte. »
NEFF PARLE AUX ENFANTS DE
DORMILLOUSE
Neff organise même une
école du soir pour les filles adultes,
remportant ainsi une éclatante victoire sur
la routine car « l'éducation des
femmes est regardée comme fort peu
importante et le temps qu'elles y consacrent comme
perdu. » Quand, à bout de forces,
il dut abandonner les Hautes-Alpes, leur Oberlin
était en train d'ouvrir de nouvelles
écoles aux Mensals et aux Viollins, car il
faut « joindre la science à la
vertu et à la foi. » Sans un
certain degré
d'instruction,
« comment travailler sagement et surtout
efficacement à l'oeuvre de
Dieu ? »
Dès janvier
1826, Neff décide d'adjoindre une
école normale à l'école
locale. À près de dix-huit cents
mètres d'altitude ! Au Champsaur,
aidé par l'instituteur diplômé
Ferdinand Martin, à Freissinières, au
Queyras, à Vars, il recrute les jeunes gens
les plus intelligents, les mieux disposés,
et les installe là-haut au nombre de
vingt-cinq, puis de trente. Au programme, lecture,
écriture, grammaire, histoire,
géographie, chant. On part
littéralement de zéro. Pour donner
quelque idée de l'évolution de la
terre autour du soleil, de la succession des
saisons, le professeur allume une chandelle et
présente à sa lumière une
pomme de terre, parfois remplacée par la
tête d'un écolier. On étudie
cartes et mappemonde. On s'intéresse aux
moeurs et à l'histoire des hommes, blancs,
noirs, jaunes, cuivrés, et les Missions
deviennent aussitôt chose vivante. On se
penche sur la grammaire, notant, dès qu'on
sait écrire, le sens et l'orthographe des
mots difficiles.
Trois classes se
partagent la journée : la
première de l'aurore à onze
heures ; la deuxième de midi à
la nuit ; la troisième, peu
après, jusqu'à dix ou douze heures du
soir. Le chant des cantiques sert de
récréation.
« Nous
passons en classe quatorze heures par
jour.
La journée se
termine toujours par une lecture et des
réflexions édifiantes auxquelles
assistent nombre d'habitants du
village. »
Quatorze
heures ! Il y aurait de quoi douter des dons
pédagogiques du maître. Mais il s'agit
d'une école d'hiver. Des amoncellements de
neige, quinze ou vingt degrés au-dessous de
zéro, n'invitaient guère
à la promenade. Puis
Neff, alors âgé de vingt-huit ans,
comprenait et aimait la jeunesse. Il la captivait
par sa vie débordante. prévenant la
fatigue par la variété du ton et des
sujets. Si bien que ces quatorze heures,
certainement coupées par de fraternelles
conversations, des chants, des rires, des
récits, s'envolaient rapides.
Voici comment
l'instituteur Martin évoque ses souvenirs
d'école,
là-haut :
« Il y
avait du zèle. L'ordre le plus parfait.
Chacun s'efforçait de bien faire. On se
regardait et l'on s'aimait comme des frères
et bien rarement entendait-on quelque parole
bruyante ou malsonnante. Spectacle édifiant
que celui de ces trente jeunes gens appartenant
à trois arrondissements, divers d'âge
et de tempérament, d'habitudes, de costumes,
de dialectes, ne laissant apercevoir entre eux ni
tension, ni gêne, ni opposition, ni aucun de
ces contrastes de caractère et de
volonté qui souvent mettent vite la division
et le désordre au sein d'une même
famille. Neff n'était pas toujours
là. Il passait plus de temps au Queyras, en
Champsaur, qu'à Dormillouse... Nous
pratiquions le chant sacré et les montagnes
répétaient l'écho de nos
cantiques. Notre école était une des
manifestations les plus aimables de la grâce.
Là, le faible n'eut jamais à se
plaindre du fort, ni le plus lent à
apprendre du plus intelligent. Il n'y avait aussi
aucune affectation dans le langage et les
manières ; tout était simple,
naturel, enjoué. De ma vie je n'oublierai
cette chère école de
Dormillouse ! »
« La
montagne répétait les paroles de nos
cantiques ! » Peut-être celles
que Neff composa, inspiré
par les souvenirs affreux et
magnifiques, l'espérance, aussi,
gravés au coeur des Alpins :
- Ne te désole
point, Sion, sèche tes larmes.
- L'Éternel est
ton Dieu, ne sois plus en alarmes.
- Il te reste un repos
dans la terre de paix.
- Le Seigneur t'y
ramène et te garde à
jamais.
-
- Il te relèvera
du sein de tes ruines ;
- La vigne et l'olivier
couvriront tes collines ;
- Tout sera
rétabli comme en tes plus beaux jours,
- Les murs de tes
cités, tes remparts et tes
tours.
-
- Relève ton
courage, 0 Sion désolée !
- Par le Dieu
tout-puissant, tu seras consolée.
- Il vient pour
rassembler tes enfants bienheureux.
- Bientôt tu les
verras réunis sous tes yeux.
À Dormillouse, Neff
logeait dans la très simple maison à
balcon, aux murs non crépis, au toit couvert
d'épaisses ardoises, qui se dresse sur un
roc, au-dessus du temple. De là, en
été, dans les profondeurs, on
découvre le val de Freissinières,
haut dans le ciel un peuple de sommets, dix ou
vingt cascades, des prairies pavoisées de
fleurs. En hiver, tout est blanc, glacé,
immobile, silencieux ; tout est mort, sauf les
cheminées d'où montent, au ras de la
neige, de bleus panaches. La vie est cachée
au coeur des maisons, dans cette école
où épellent et chantent trente jeunes
gens. Avant de venir à eux, apparu sur son
balcon, dans la première lueur du jour, Neff
étend les bras et bénit cette
vallée à laquelle il s'est
donné, corps et âme.
Le printemps venu,
les premières avalanches
descendues des hauteurs, il faut
se séparer. Neff écrit, le 1er juin
1826, le jour même où Oberlin expirait
en Alsace, sa tache accomplie :
« Le
départ des élèves a fait
à Dormillouse un vide vivement senti par les
hommes qui s'étaient attachés
à eux comme à des frères ou
à des enfants. La veille, les jeunes gens du
village nous donnèrent un souper
principalement composé de leurs chasses,
chamois et marmottes salées ; ce repas
champêtre et frugal réunissait environ
trente jeunes hommes et présentait à
la fois de l'amour fraternel et la tristesse d'une
prochaine séparation. Sur la fin du repas,
quelqu'un dit : « Voila une belle
famille de jeunes amis, mais il n'est pas probable
que nous nous retrouvions jamais tous ensemble...
je pris ces paroles pour texte et leur rappelai que
nous pouvions tous nous revoir dans le royaume du
ciel si nous persévérons à
suivre Jésus-Christ. Je leur adressai
ensuite quelques mots sur le temps que nous avions
passé ensemble et dont tous n'avaient pas
profité pour leur éducation comme ils
l'auraient du. Ils étaient fort
touchés. L'étable où nous
étions était remplie de monde.
surtout de jeunes filles de l'école du
soir ; chacun pleurait et, après la
prière, tous gardèrent un profond
silence... »
... Pour loger et
nourrir ses élèves, Neff avait
organisé dans le village - nouveau tour de
force quand on connaît l'individualisme
ombrageux de ces montagnards ! - une
façon de coopérative à base de
fraternité grâce à laquelle on
avait pu acheter, sans condamner la caisse à
l'anémie, un boeuf, quelques brebis et porcs
dûment salés. Quant aux
légumes. lentilles, pois, pommes de terre,
ou pain cuit à l'automne, au bois qu'il
fallait chercher au loin,
à dos de mulet, aux logements, tout cela fut
fourni gratuitement par les
habitants.
Cette école
normale fonctionna deux ans, jusqu'au départ
de Neff. Après Ferdinand Martin, Jean-Louis
Rostan, de Vars, en assuma la
direction.
L'oeuvre
pédagogique dont Neff, même absent,
était l'animateur, descendit à une
telle profondeur dans l'intelligence et le coeur
des élèves qu'on nous disait un
jour :
- Pendant un
demi-siècle, devant un village alpin ou se
montrait quelque souci de propreté, quelque
goût pour les choses de l'esprit et de
l'âme, on pensait
aussitôt :
- Il y a eu
sûrement ici, au travail, un
élève de Neff.
Est-il possible
d'imaginer plus bel éloge ? Ce
témoignage révèle, en marge
des programmes, chose formelle, la
spiritualité de l'homme qui pétrit
ses élèves de telle manière
qu'ils surent, au cours de leur modeste
carrière, tirer la vie du sommeil. Cette
« école normale de la
neige », créé dans le plus
déshérité des villages de
haute montagne, rayonna sur dix vallées, sur
cinquante villages et les transforma, grâce
à celui qui avait pris pour devise :
« Science sans conscience n'est que ruine
de l'âme » et disait
volontiers :
- Un ignorant est
sans efficace, mais rien n'est plus dangereux qu'un
homme instruit dont l'âme est
morte.
Quand Neff ferma les
yeux à la lumière de ce monde, il ne
pouvait penser qu'une enfant de Dormillouse,
Suzanne Baridon, reprendrait un jour, et avec quel
enthousiasme, son oeuvre religieuse et
scolaire, à Dormillouse
même, puis aux Ribes, au centre de la
vallée. Mais il pouvait encore moins
imaginer qu'un élève de son
école du dimanche, Étienne Baridon,
cousin germain de Suzanne, âgé de huit
ans en 1826, serait un jour le pionnier de
l'instruction et de l'éducation aux
Viollins, l'inspirateur de l'Eglise encore une fois
abandonnée.
« Comme
c'est intéressant, dira un jour cette
Suzanne, de cultiver ces jeunes
plantes. » Et la mère de l'auteur
de ces lignes, élève de cette tante
vénérée, a planté dans
notre mémoire la prière
prononcée devant trente bambins aux mains
jointes alors que les flocons tombaient drus du
ciel :
« -
Seigneur, rends-nous blancs comme cette neige,
ennemis des bruits inutiles, vifs comme les
ruisseaux qui naîtront d'elle. Et que
l'avalanche n'écrase que nos
péchés !... »
Quant à
Étienne, chétif, en lutte constante
contre des ennuis de santé, se confortant
par des airs de flûte dont il jouait
bellement, pendant trente ans il
« porta » l'école des
Viollins. Deux cents francs l'an suffisaient
à ses prétentions. Au comité
londonien qui lui offrait, certain jour, de doubler
ce « traitement », si l'on peut
ici risquer ce mot, il motiva son refus avec une
exemplaire sobriété de paroles :
« Un homme trop bien payé n'a plus
d'enthousiasme... »
Neff était
passé par là !
« Dès mon
arrivée je pris cette vallée en
affection et je ressentis un ardent désir
d'être pour elle un nouvel
Oberlin.
Un nouvel
Oberlin !
Les
étés, à Freissinières,
sont brûlants. Le gazon n'est plus alors
qu'un pelage roux où la faux ne peut
mordre. À coté,
ruisseaux et torrents galopent. - « Vous
faites de cette eau comme de l'eau vive de la
grâce. Dieu vous envoie en abondance l'une et
l'autre et vos prairies, comme vos coeurs,
languissent dans la
sécheresse. »
Pour les arroser, ces
prairies dont les sauterelles dévorent le
peu d'herbage qui reste, il n'est que de creuser
des canaux. Il y en eut jadis. Mais les avalanches
les ont comblés et les propriétaires,
s'ils veulent bien qu'on remue la terre chez le
voisin, n'admettent. pas qu'on touche à la
leur. Ils disent, amers :
« -
D'ailleurs, quand il y aura de l'eau, elle sera
toujours pour les plus forts et les plus
vigilants. »
Neff obtient qu'on
nomme un « commissaire »
à la distribution de l'eau et promet
à chacun qu'il sera seul à creuser
sur son bien. On tombe d'accord.
Premier
travail : repérer les traces, bien
vagues, des anciens canaux. Après quoi,
certain matin, à l'aube du chien, le nouvel
Oberlin éveille les hommes « peu
accoutumés d'aller si tôt au travail
pour la chose publique ». Conduites en
place opportune, les équipes se partagent la
besogne. Et pioches et pics de s'abattre. On est
à deux mille cinq cents mètres
d'altitude, près des neiges
éternelles d'où sourdent cent
ruisseaux. Ici, il faut élever des digues de
huit pieds de haut, ailleurs creuser à
travers le lit rocailleux de trois ou quatre
torrents.
« J'avais
environ quarante hommes, en cinq ou six
pelotons ; j'allai de l'un à l'autre,
dirigeant tout, excitant au travail ; et
à quatre heures de l'après-midi,
l'eau arrivait à la prairie aux cris de joie
de tous les assistants... Le lendemain, par des
canaux partiels, on conduisit l'eau partout.
C'était le plus délicat parce qu'il
fallait traverser beaucoup de
propriétés, ce que
plusieurs hommes n'auraient jamais souffert sans ma
présence... Les jours suivants nous
creusâmes de la même manière un
long canal pour alimenter les trois
fontaines ; il fallut, en plusieurs endroits,
miner et faire sauter des rochers granitiques fort
durs ; ailleurs construire des aqueducs
très profonds. je n'avais rien fait de
semblable et néanmoins je devais les diriger
avec un air d'assurance comme si j'eusse
été un habile ingénieur.
Profitant de la confiance que m'avait acquise cette
dernière entreprise, je les persuadai
d'établir un garde pour les
propriétés rurales, jusqu'alors
presque abandonnées, surtout les biens
communaux. Ce peuple, toujours en guerre avec
l'archevêque d'Embrun, son seigneur et
persécuteur continuel, s'était
accoutumé à l'indépendance,
avait conservé un penchant, très fort
à l'insubordination ; tellement que non
seulement les autorités locales y ont peu
d'influence mais que Bonaparte lui-même n'a
jamais pu les forcer à servir dans ses
armées. La persuasion y a plus gagné
que la force ; et maintenant, après
quelques murmures l'ordre s'établit et
chacun s'en trouve bien. »
Ces canaux, que de
fois nous avons suivi, leurs berges ou leur lit,
à la recherche du génépi ou de
l'edelweiss, près du lac de Faravel, sur le
toit des monts ! Entreprise extraordinaire de
hardiesse et de perfection, puisque cent-vingt ans
plus tard des sections entières en
subsistent. Il serait facile de les remettre en
état si Dormillouse avait encore deux cents
habitants et non pas quarante auxquels suffit, pour
le bétail, le foin des meilleurs
pâturages. Que de fois aussi, dans ces
solitudes, étendu sur les gazons bleus de
gentianes, près des blocs tapissés
d'oeillets alpestres, en marge
des pierriers rouges de rhododendrons, nous avons
imaginé Neff et ses équipes besognant
dans ces lieux sauvages, nous les avons
accompagnés jusqu'aux pâturages
où brillent, à la lèvre du
précipice, les humbles toits de
Dormillouse !
Après les
canaux, la pomme de terre, nourriture de base des
Alpins. Esclaves de la routine, ils plantaient les
tubercules les uns à côté des
autres. Rendement misérable. Inutile de
raisonner. Il faut user d'arguments tangibles.
Pendant des jours, se souvenant qu'il fut
jardinier, Neff parcourt la vallée, va d'un
champ à l'autre. ôte l'outil des mains
des travailleurs pour planter quelques lignes
à sa façon. Place et temps
perdus ! Sitôt Neff parti, on revient au
procédé traditionnel. Finalement au
Queyras, dans le jardin du presbytère, le
novateur en fait à sa tête. La aussi
les paysans rient doucement de ce citadin qui
prétend leur apprendre leur métier.
Curieux, sceptiques, ils s'approchent, au moment de
l'arrachage, et, mis en face d'une récolte
triple ou quadruple de la leur, sont enfin
persuadés !
Ici ou là,
Neff préside à l'
« assainissement » de quelques
maisons, obtient qu'on sorte le fumier de
l'étable plusieurs fois par an, enseigne
l'hygiène élémentaire aux
mères de famille, sauve des enfants, soigne
les malades comme il convient, profitant de chaque
occasion, car s'il se fait terrassier, paysan,
architecte, médecin, il reste toujours
évangéliste, pour parler
« de la seule chose
nécessaire. »
Ladoucette,
préfet des Hautes-Alpes, aura raison de dire
un jour :
- Il est doux de
parler du succès de cet homme dont le nom
doit vivre à jamais dans la vallée
reconnaissante...
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