Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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FÉLIX NEFF PORTEUR DE FEU



CHAPITRE XI

DES ÉCOLES, DE L'EAU !

Il va de soi que nous n'avons pu suivre Neff dans ses faits et gestes, en obéissant toujours à l'exacte chronologie. La, comme ailleurs, il est plus clair et plus intéressant de sérier les questions. Neff ne compartimentait pas ses efforts. Pour lui, évangélisation, éducation, instruction, réformes sociales formaient un tout logique et cohérent.
À quoi sert de mettre la Bible aux mains de gens dont beaucoup ne savent ni lire, ni écrire, rivés à leur patois ?

Un des premiers soucis de Neff fut donc de créer des écoles, à Freissinières surtout, dont la population, terrée au creux du val ou égaillée sur les rocs, demeurait à l'écart de tout. Deux « régents », formés par ses soins, sont appelés du Queyras. Mais où vont-ils enseigner ? À Dormillouse un local peut être aménagé dans une grange « qui appartenait au village comme bâtiment commun ». L'idée à peine née, on se met au travail. Chaque famille fournit un homme et un âne pour amener sur place pierres et sable. Neff ne se borne pas à encourager les travailleurs : il choisit les meilleures pierres, puis, plomb et règle en main, dirige maçons et charpentiers. « Dans une semaine notre chambre fut murée et plafonnée. » Après quoi l'éternel pèlerin disparaît pendant des semaines. À son retour, il fait poser les cadres des fenêtres, fabrique bancs et tables, installe un poêle. Voici sur place le régent - l'autre le remplacera en temps voulu. La dépense est fournie par Neff et ses amis, de Genève. On va pouvoir s'instruire dans de bonnes conditions alors que, partout ailleurs, « les écoles se tiennent dans d'humides et obscures étables ou les élèves, enfoncés dans le fumier, sans cesse interrompus par le mouvement ou le babil des gens et le bêlement des bestiaux, ont assez à faire à défendre leurs cahiers et leurs livres des poules et des chèvres qui sautent sur la table et des gouttes d'une eau rousse et fétide que distille continuellement la voûte. »

NEFF PARLE AUX ENFANTS DE DORMILLOUSE

Neff organise même une école du soir pour les filles adultes, remportant ainsi une éclatante victoire sur la routine car « l'éducation des femmes est regardée comme fort peu importante et le temps qu'elles y consacrent comme perdu. » Quand, à bout de forces, il dut abandonner les Hautes-Alpes, leur Oberlin était en train d'ouvrir de nouvelles écoles aux Mensals et aux Viollins, car il faut « joindre la science à la vertu et à la foi. » Sans un certain degré d'instruction, « comment travailler sagement et surtout efficacement à l'oeuvre de Dieu ? »

Dès janvier 1826, Neff décide d'adjoindre une école normale à l'école locale. À près de dix-huit cents mètres d'altitude ! Au Champsaur, aidé par l'instituteur diplômé Ferdinand Martin, à Freissinières, au Queyras, à Vars, il recrute les jeunes gens les plus intelligents, les mieux disposés, et les installe là-haut au nombre de vingt-cinq, puis de trente. Au programme, lecture, écriture, grammaire, histoire, géographie, chant. On part littéralement de zéro. Pour donner quelque idée de l'évolution de la terre autour du soleil, de la succession des saisons, le professeur allume une chandelle et présente à sa lumière une pomme de terre, parfois remplacée par la tête d'un écolier. On étudie cartes et mappemonde. On s'intéresse aux moeurs et à l'histoire des hommes, blancs, noirs, jaunes, cuivrés, et les Missions deviennent aussitôt chose vivante. On se penche sur la grammaire, notant, dès qu'on sait écrire, le sens et l'orthographe des mots difficiles.

Trois classes se partagent la journée : la première de l'aurore à onze heures ; la deuxième de midi à la nuit ; la troisième, peu après, jusqu'à dix ou douze heures du soir. Le chant des cantiques sert de récréation.
« Nous passons en classe quatorze heures par jour.
La journée se termine toujours par une lecture et des réflexions édifiantes auxquelles assistent nombre d'habitants du village. »

Quatorze heures ! Il y aurait de quoi douter des dons pédagogiques du maître. Mais il s'agit d'une école d'hiver. Des amoncellements de neige, quinze ou vingt degrés au-dessous de zéro, n'invitaient guère à la promenade. Puis Neff, alors âgé de vingt-huit ans, comprenait et aimait la jeunesse. Il la captivait par sa vie débordante. prévenant la fatigue par la variété du ton et des sujets. Si bien que ces quatorze heures, certainement coupées par de fraternelles conversations, des chants, des rires, des récits, s'envolaient rapides.

Voici comment l'instituteur Martin évoque ses souvenirs d'école, là-haut :
« Il y avait du zèle. L'ordre le plus parfait. Chacun s'efforçait de bien faire. On se regardait et l'on s'aimait comme des frères et bien rarement entendait-on quelque parole bruyante ou malsonnante. Spectacle édifiant que celui de ces trente jeunes gens appartenant à trois arrondissements, divers d'âge et de tempérament, d'habitudes, de costumes, de dialectes, ne laissant apercevoir entre eux ni tension, ni gêne, ni opposition, ni aucun de ces contrastes de caractère et de volonté qui souvent mettent vite la division et le désordre au sein d'une même famille. Neff n'était pas toujours là. Il passait plus de temps au Queyras, en Champsaur, qu'à Dormillouse... Nous pratiquions le chant sacré et les montagnes répétaient l'écho de nos cantiques. Notre école était une des manifestations les plus aimables de la grâce. Là, le faible n'eut jamais à se plaindre du fort, ni le plus lent à apprendre du plus intelligent. Il n'y avait aussi aucune affectation dans le langage et les manières ; tout était simple, naturel, enjoué. De ma vie je n'oublierai cette chère école de Dormillouse ! »

« La montagne répétait les paroles de nos cantiques ! » Peut-être celles que Neff composa, inspiré par les souvenirs affreux et magnifiques, l'espérance, aussi, gravés au coeur des Alpins :

Ne te désole point, Sion, sèche tes larmes.
L'Éternel est ton Dieu, ne sois plus en alarmes.
Il te reste un repos dans la terre de paix.
Le Seigneur t'y ramène et te garde à jamais.
 
Il te relèvera du sein de tes ruines ;
La vigne et l'olivier couvriront tes collines ;
Tout sera rétabli comme en tes plus beaux jours,
Les murs de tes cités, tes remparts et tes tours.
 
Relève ton courage, 0 Sion désolée !
Par le Dieu tout-puissant, tu seras consolée.
Il vient pour rassembler tes enfants bienheureux.
Bientôt tu les verras réunis sous tes yeux.

À Dormillouse, Neff logeait dans la très simple maison à balcon, aux murs non crépis, au toit couvert d'épaisses ardoises, qui se dresse sur un roc, au-dessus du temple. De là, en été, dans les profondeurs, on découvre le val de Freissinières, haut dans le ciel un peuple de sommets, dix ou vingt cascades, des prairies pavoisées de fleurs. En hiver, tout est blanc, glacé, immobile, silencieux ; tout est mort, sauf les cheminées d'où montent, au ras de la neige, de bleus panaches. La vie est cachée au coeur des maisons, dans cette école où épellent et chantent trente jeunes gens. Avant de venir à eux, apparu sur son balcon, dans la première lueur du jour, Neff étend les bras et bénit cette vallée à laquelle il s'est donné, corps et âme.

Le printemps venu, les premières avalanches descendues des hauteurs, il faut se séparer. Neff écrit, le 1er juin 1826, le jour même où Oberlin expirait en Alsace, sa tache accomplie :
« Le départ des élèves a fait à Dormillouse un vide vivement senti par les hommes qui s'étaient attachés à eux comme à des frères ou à des enfants. La veille, les jeunes gens du village nous donnèrent un souper principalement composé de leurs chasses, chamois et marmottes salées ; ce repas champêtre et frugal réunissait environ trente jeunes hommes et présentait à la fois de l'amour fraternel et la tristesse d'une prochaine séparation. Sur la fin du repas, quelqu'un dit : « Voila une belle famille de jeunes amis, mais il n'est pas probable que nous nous retrouvions jamais tous ensemble... je pris ces paroles pour texte et leur rappelai que nous pouvions tous nous revoir dans le royaume du ciel si nous persévérons à suivre Jésus-Christ. Je leur adressai ensuite quelques mots sur le temps que nous avions passé ensemble et dont tous n'avaient pas profité pour leur éducation comme ils l'auraient du. Ils étaient fort touchés. L'étable où nous étions était remplie de monde. surtout de jeunes filles de l'école du soir ; chacun pleurait et, après la prière, tous gardèrent un profond silence... »

... Pour loger et nourrir ses élèves, Neff avait organisé dans le village - nouveau tour de force quand on connaît l'individualisme ombrageux de ces montagnards ! - une façon de coopérative à base de fraternité grâce à laquelle on avait pu acheter, sans condamner la caisse à l'anémie, un boeuf, quelques brebis et porcs dûment salés. Quant aux légumes. lentilles, pois, pommes de terre, ou pain cuit à l'automne, au bois qu'il fallait chercher au loin, à dos de mulet, aux logements, tout cela fut fourni gratuitement par les habitants.

Cette école normale fonctionna deux ans, jusqu'au départ de Neff. Après Ferdinand Martin, Jean-Louis Rostan, de Vars, en assuma la direction.

L'oeuvre pédagogique dont Neff, même absent, était l'animateur, descendit à une telle profondeur dans l'intelligence et le coeur des élèves qu'on nous disait un jour :
- Pendant un demi-siècle, devant un village alpin ou se montrait quelque souci de propreté, quelque goût pour les choses de l'esprit et de l'âme, on pensait aussitôt :
- Il y a eu sûrement ici, au travail, un élève de Neff.

Est-il possible d'imaginer plus bel éloge ? Ce témoignage révèle, en marge des programmes, chose formelle, la spiritualité de l'homme qui pétrit ses élèves de telle manière qu'ils surent, au cours de leur modeste carrière, tirer la vie du sommeil. Cette « école normale de la neige », créé dans le plus déshérité des villages de haute montagne, rayonna sur dix vallées, sur cinquante villages et les transforma, grâce à celui qui avait pris pour devise : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » et disait volontiers :
- Un ignorant est sans efficace, mais rien n'est plus dangereux qu'un homme instruit dont l'âme est morte.

Quand Neff ferma les yeux à la lumière de ce monde, il ne pouvait penser qu'une enfant de Dormillouse, Suzanne Baridon, reprendrait un jour, et avec quel enthousiasme, son oeuvre religieuse et scolaire, à Dormillouse même, puis aux Ribes, au centre de la vallée. Mais il pouvait encore moins imaginer qu'un élève de son école du dimanche, Étienne Baridon, cousin germain de Suzanne, âgé de huit ans en 1826, serait un jour le pionnier de l'instruction et de l'éducation aux Viollins, l'inspirateur de l'Eglise encore une fois abandonnée.

« Comme c'est intéressant, dira un jour cette Suzanne, de cultiver ces jeunes plantes. » Et la mère de l'auteur de ces lignes, élève de cette tante vénérée, a planté dans notre mémoire la prière prononcée devant trente bambins aux mains jointes alors que les flocons tombaient drus du ciel :
« - Seigneur, rends-nous blancs comme cette neige, ennemis des bruits inutiles, vifs comme les ruisseaux qui naîtront d'elle. Et que l'avalanche n'écrase que nos péchés !... »

Quant à Étienne, chétif, en lutte constante contre des ennuis de santé, se confortant par des airs de flûte dont il jouait bellement, pendant trente ans il « porta » l'école des Viollins. Deux cents francs l'an suffisaient à ses prétentions. Au comité londonien qui lui offrait, certain jour, de doubler ce « traitement », si l'on peut ici risquer ce mot, il motiva son refus avec une exemplaire sobriété de paroles : « Un homme trop bien payé n'a plus d'enthousiasme... »
Neff était passé par là !
« Dès mon arrivée je pris cette vallée en affection et je ressentis un ardent désir d'être pour elle un nouvel Oberlin.
Un nouvel Oberlin !

Les étés, à Freissinières, sont brûlants. Le gazon n'est plus alors qu'un pelage roux où la faux ne peut mordre. À coté, ruisseaux et torrents galopent. - « Vous faites de cette eau comme de l'eau vive de la grâce. Dieu vous envoie en abondance l'une et l'autre et vos prairies, comme vos coeurs, languissent dans la sécheresse. »

Pour les arroser, ces prairies dont les sauterelles dévorent le peu d'herbage qui reste, il n'est que de creuser des canaux. Il y en eut jadis. Mais les avalanches les ont comblés et les propriétaires, s'ils veulent bien qu'on remue la terre chez le voisin, n'admettent. pas qu'on touche à la leur. Ils disent, amers :
« - D'ailleurs, quand il y aura de l'eau, elle sera toujours pour les plus forts et les plus vigilants. »

Neff obtient qu'on nomme un « commissaire » à la distribution de l'eau et promet à chacun qu'il sera seul à creuser sur son bien. On tombe d'accord.

Premier travail : repérer les traces, bien vagues, des anciens canaux. Après quoi, certain matin, à l'aube du chien, le nouvel Oberlin éveille les hommes « peu accoutumés d'aller si tôt au travail pour la chose publique ». Conduites en place opportune, les équipes se partagent la besogne. Et pioches et pics de s'abattre. On est à deux mille cinq cents mètres d'altitude, près des neiges éternelles d'où sourdent cent ruisseaux. Ici, il faut élever des digues de huit pieds de haut, ailleurs creuser à travers le lit rocailleux de trois ou quatre torrents.

« J'avais environ quarante hommes, en cinq ou six pelotons ; j'allai de l'un à l'autre, dirigeant tout, excitant au travail ; et à quatre heures de l'après-midi, l'eau arrivait à la prairie aux cris de joie de tous les assistants... Le lendemain, par des canaux partiels, on conduisit l'eau partout. C'était le plus délicat parce qu'il fallait traverser beaucoup de propriétés, ce que plusieurs hommes n'auraient jamais souffert sans ma présence... Les jours suivants nous creusâmes de la même manière un long canal pour alimenter les trois fontaines ; il fallut, en plusieurs endroits, miner et faire sauter des rochers granitiques fort durs ; ailleurs construire des aqueducs très profonds. je n'avais rien fait de semblable et néanmoins je devais les diriger avec un air d'assurance comme si j'eusse été un habile ingénieur. Profitant de la confiance que m'avait acquise cette dernière entreprise, je les persuadai d'établir un garde pour les propriétés rurales, jusqu'alors presque abandonnées, surtout les biens communaux. Ce peuple, toujours en guerre avec l'archevêque d'Embrun, son seigneur et persécuteur continuel, s'était accoutumé à l'indépendance, avait conservé un penchant, très fort à l'insubordination ; tellement que non seulement les autorités locales y ont peu d'influence mais que Bonaparte lui-même n'a jamais pu les forcer à servir dans ses armées. La persuasion y a plus gagné que la force ; et maintenant, après quelques murmures l'ordre s'établit et chacun s'en trouve bien. »

Ces canaux, que de fois nous avons suivi, leurs berges ou leur lit, à la recherche du génépi ou de l'edelweiss, près du lac de Faravel, sur le toit des monts ! Entreprise extraordinaire de hardiesse et de perfection, puisque cent-vingt ans plus tard des sections entières en subsistent. Il serait facile de les remettre en état si Dormillouse avait encore deux cents habitants et non pas quarante auxquels suffit, pour le bétail, le foin des meilleurs pâturages. Que de fois aussi, dans ces solitudes, étendu sur les gazons bleus de gentianes, près des blocs tapissés d'oeillets alpestres, en marge des pierriers rouges de rhododendrons, nous avons imaginé Neff et ses équipes besognant dans ces lieux sauvages, nous les avons accompagnés jusqu'aux pâturages où brillent, à la lèvre du précipice, les humbles toits de Dormillouse !

Après les canaux, la pomme de terre, nourriture de base des Alpins. Esclaves de la routine, ils plantaient les tubercules les uns à côté des autres. Rendement misérable. Inutile de raisonner. Il faut user d'arguments tangibles. Pendant des jours, se souvenant qu'il fut jardinier, Neff parcourt la vallée, va d'un champ à l'autre. ôte l'outil des mains des travailleurs pour planter quelques lignes à sa façon. Place et temps perdus ! Sitôt Neff parti, on revient au procédé traditionnel. Finalement au Queyras, dans le jardin du presbytère, le novateur en fait à sa tête. La aussi les paysans rient doucement de ce citadin qui prétend leur apprendre leur métier. Curieux, sceptiques, ils s'approchent, au moment de l'arrachage, et, mis en face d'une récolte triple ou quadruple de la leur, sont enfin persuadés !

Ici ou là, Neff préside à l' « assainissement » de quelques maisons, obtient qu'on sorte le fumier de l'étable plusieurs fois par an, enseigne l'hygiène élémentaire aux mères de famille, sauve des enfants, soigne les malades comme il convient, profitant de chaque occasion, car s'il se fait terrassier, paysan, architecte, médecin, il reste toujours évangéliste, pour parler « de la seule chose nécessaire. »

Ladoucette, préfet des Hautes-Alpes, aura raison de dire un jour :
- Il est doux de parler du succès de cet homme dont le nom doit vivre à jamais dans la vallée reconnaissante...


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