« Maintenant
je sais que
tu crains Dieu puisque tu ne m'as pas refusé
ton fils ton unique. »
Genèse
XXII,
12.
« Les voies de Dieu ne sont pas les
nôtres, » c'est sûr.
L'Écriture sainte le dit, et cette sentence
biblique est de celles qu'on cite le plus souvent
et que l'on contredit le moins. Cela n'implique pas
qu'elle soit toujours bien comprise. Il y a
d'autres paroles de l'Écriture qu'on
altère en les diminuant ; celle-ci, on
l'exagère plutôt. On
l'interprète souvent en ce sens, que les
voies de Dieu seraient absolument sombres et
impénétrables, également dures
et accablantes pour notre raison, notre conscience
et notre coeur ; au fond, c'est une
façon de protester contre elles. Le
prophète n'a rien dit de semblable, Il
affirme que les voies de Dieu sont
élevées au-dessus des nôtres,
autant que les cieux sont élevés
au-dessus de la terre. Mais de la terre, on
aperçoit pourtant le ciel ; de
même, si nous ne pouvons sonder les voies
divines, nous en avons cependant quelque
connaissance. Car Dieu s'est
révélé - c'est l'affirmation fondamentale
de la
Bible - or, la révélation de Dieu,
qu'est-elle, sinon une certaine lumière
projetée sur les voies de
l'Éternel ? La Bible nous les
dévoile en partie : en nous racontant
comment Dieu a conduit son peuple, elle nous fait
connaître les principes d'après
lesquels il gouverne les nations ; en nous
racontant comment il a dirigé la vie de ses
serviteurs, celle des patriarches, par exemple,
elle nous éclaire au sujet de sa Providence
particulière, du soin qu'il prend de chacun
de nous.
À cet égard, l'histoire
d'Abraham est tout spécialement
intéressante et instructive. Abraham fut un
homme grandement privilégié ;
privilégié au point de vue spirituel,
car Dieu lui fit de grands dons et des promesses
plus grandes encore, les plus belles qu'aucun homme
ait reçues avant la venue de
Jésus-Christ ; privilégié
même au point de vue temporel, car il fut
singulièrement riche et puissant pour son
époque, et il réussit dans toutes ses
entreprises. Pourtant, à l'égard de
cet homme qui est appelé son ami, Dieu agit
d'une façon qui peut nous paraître
sévère, et qui justifie la sentence
que j'ai rappelée : « Les
voies de Dieu ne sont pas les
nôtres. » Il l'appelle à
quitter son pays et sa parenté sans savoir
où il va ; il le fait errer pendant
toute sa vie dans un pays qui est promis à
sa postérité, mais où il ne
possède lui-même, et cela sur le tard,
que la place d'un tombeau ;
il lui fait attendre la naissance de cette
postérité jusqu'au moment où
elle est devenue impossible à vues humaines
il l'oblige à se séparer de son
premier fils, Ismaël et quand enfin est
né Isaac, le véritable
héritier de la promesse, quand son heureuse
jeunesse remplit de joie et d'espérance le
coeur de son père, Dieu commande à ce
père de sacrifier ce fils. Voilà
certes qui est étrange, qui paraît
incompréhensible.
Cependant, ici-même, les voies de
Dieu ne sont pas, en tout cas ne restent pas, tout
à fait obscures. Dieu lui-même en
découvre le but dans notre texte :
« Maintenant je sais que tu crains Dieu,
puisque tu ne m'as pas refusé ton fils, ton
unique. » Ce que Dieu voulait, c'est donc
constater l'obéissance d'Abraham, et sans
doute aussi la conduire à la perfection.
Ceci ne nous regarde-t-il pas ? N'avons-nous
pas le droit et le devoir de penser que Dieu
poursuit une fin semblable à notre
égard, surtout à l'égard de
ceux d'entre nous qu'il afflige le plus, de ceux
qui peut-être, à l'heure actuelle,
sont sous le coup d'une épreuve plus ou
moins semblable à celle du patriarche ?
Étudions donc cette admirable histoire, non
seulement avec une religieuse attention, mais avec
le désir et la résolution d'en faire
notre profit, et d'imiter cette
fidélité d'Abraham, que Dieu
lui-même estime à si haut prix.
Avant d'aller plus loin, je dois dire quelques
mots d'une difficulté qui pourrait
arrêter et troubler quelques esprits, et
qu'il ne m'est pas permis d'ignorer ni
d'éluder, parce qu'elle touche à un
terrain sacré pour tout chrétien
protestant, celui de la conscience. La voici :
Dieu a-t-il pu ordonner un crime ? Car un
meurtre est un crime, et ce crime ne devient pas
moins odieux, au contraire, si le meurtrier est un
père et si la victime est son fils. Sans
doute, Dieu a révoqué au dernier
moment cet ordre cruel ; mais ne reste-t-il
pas bien étrange qu'il l'ait
donné ?
Ceux qui insistent sur cette objection
jusqu'à se scandaliser de notre admirable
récit au lieu de s'en édifier,
méconnaissent d'abord le caractère
spirituel de la moralité. Ils oublient que
le bien ou le mal réside dans l'intention
plutôt que dans le fait extérieur.
À ce point de vue, l'action qu'Abraham a
été sur le point d'accomplir ne
mérite pas d'être appelée un
meurtre. Un vrai meurtre est l'effet de la
haine ; tel fut celui d'Abel par Caïn.
Or, Abraham aimait son fils de tout son
coeur ; il aurait cent fois donné sa
vie pour racheter celle d'Isaac. Par amour pour son
fils, il aurait tout souffert et tout fait - tout,
excepté de désobéir à
Dieu.
Les moralistes que je combats
méconnaissent ensuite une
vérité bien moderne pourtant,
à savoir l'évolution de l'idée
morale. Au temps d'Abraham, le Décalogue
n'était pas encore écrit, avec son
troisième commandement : « Tu
ne tueras point. » La valeur et le
caractère sacré de toute
individualité et de toute vie humaine
n'étaient guère compris. En revanche,
le chef de la famille ou de la tribu
possédait une autorité souveraine sur
tout ce qui lui appartenait. Sa volonté
était la loi ; lui obéir,
c'était tout le devoir. À plus forte
raison, la divinité que la tribu adorait
avait-elle sur tous les membres de cette tribu un
droit absolu, un droit de vie et de mort. Parmi les
peuplades au milieu desquelles Abraham habitait, ce
n'était pas seulement le sang des animaux,
c'était aussi le sang des victimes humaines,
les plus nobles et plus pures, qui coulait sur les
autels. Des païens ne craignaient pas et ne
refusaient pas d'offrir leurs enfants en sacrifice
à leur Dieu. Il y avait dans ces sacrifices
deux caractères opposés : un
fanatisme qui fait horreur et un hommage entier
à la divinité, une résolution
de la satisfaire et de l'apaiser à tout
prix, auxquels on ne peut refuser une sorte
d'admiration.
L'événement à
jamais mémorable que nous étudions
aujourd'hui vint de la part de Dieu établir
une distinction et une séparation
définitive entre ces pratiques barbares et
ce zèle pieux. D'une part, en arrêtant
le bras d'Abraham au moment
où il allait frapper son fils, Dieu
déclara une fois pour toutes que les
sacrifices humains lui étaient en
abomination, et ses prophètes l'ont
répété plus tard avec un
accent singulièrement émouvant et
solennel. D'autre part, en demandant à
Abraham l'offrande de ce qu'il avait de plus cher,
Dieu fit connaître qu'il réclame de
ses adorateurs le don complet de tout ce qu'ils
sont, de tout ce qu'ils ont et de tout ce qu'ils
aiment, et qu'il ne peut se contenter à
moins. C'est là proprement la leçon
que l'histoire du sacrifice d'Isaac est
destinée à nous donner ; c'est
elle qui occupera désormais toutes nos
pensées.
Un écrivain religieux du siècle dernier, pénétré sans doute des idées que je viens d'essayer de réfuter, composa en vers un récit imaginaire du sacrifice d'Abraham, où il corrige sur le point essentiel le récit biblique. Vous en jugerez par le dernier vers :
« Le croyant fut vaincu, le père l'emporta. »
Ce n'est pas Dieu qui dispense Abraham d'offrir
son fils sur l'autel, c'est Abraham qui s'en
dispense lui-même. Ce dénouement a
paru à notre auteur plus
beau que celui de l'histoire. En
réalité, il aurait été
désastreux. Ce n'est pas trop de dire qu'il
aurait renversé toute l'histoire du peuple
de Dieu et tout le plan du salut. Revenons-en
à notre texte : « Maintenant
je sais que tu crains Dieu, dit l'Éternel,
parce que tu ne m'as pas refusé ton
fils. » Si Abraham avait refusé
d'obéir, la crainte de Dieu lui aurait
manqué ; comment un tel homme aurait-il
pu devenir le père du peuple de Dieu et
l'ancêtre du Christ, non seulement selon la
chair, mais selon l'esprit ?
Qu'est-ce donc que la crainte de
Dieu ? - Ce n'est pas la peur de Dieu, mais
c'est un respect absolu et plein d'adoration de sa
personne, de son caractère, de sa
volonté, de son commandement. Nous craignons
Dieu, lorsque nous comprenons et que nous acceptons
notre dépendance absolue à son
égard ; lorsque nous nous souvenons
qu'il est le Créateur et nous les
créatures, qu'il est le Souverain et que
nous ne sommes devant lui que poudre et que cendre
(ce sont les expressions mêmes
d'Abraham) ; qu'il est le potier et que nous
sommes l'argile dont il dispose à son
gré, surtout lorsque, non contents
d'admettre ces vérités en
théorie, nous les mettons en pratique et
nous agissons en conséquence. Abraham
l'eût-il fait, s'il avait contesté
avec Dieu, s'il lui avait dit :
« Ton commandement est cruel, injuste,
déraisonnable ; demande-moi ce que tu
voudras, mais pas
cela » ? Il fit
précisément le contraire ; du
moment où Dieu avait parlé, il se
soumit sans une heure de retard, sans un moment
d'hésitation, sans une pensée de
révolte. Il marcha sur son coeur, il fit
taire sa raison ; en un mot, il
obéit.
Voilà ce que c'est que de
craindre Dieu.
Est-ce là ce que vous faites,
vous que Dieu a récemment visités par
l'affliction, vous à qui il a pris un mari,
un père, un frère, un fils... qui
sait ? peut-être un fils unique ?
Dieu vous a traité beaucoup plus doucement
qu'Abraham : il ne vous a pas demandé
de lui offrir vous-même votre
bien-aimé en sacrifice ; il n'a pas
donné deux fois un ordre pareil. Il vous l'a
pris lui-même ; mais le lui avez-vous
laissé prendre ? Avez-vous
accepté sa volonté sans murmure, ou
l'avez-vous seulement subie parce que vous ne
pouviez pas faire autrement ? Avez-vous dit
comme Job : « L'Éternel
l'avait donné, l'Éternel l'a
ôté ; que le nom de
l'Éternel soit
béni » ? et comme
Jésus à
Gethsémané : « Que ta
volonté soit faite et non pas la
mienne » ? Si vous ne le faites pas,
s'il y a de l'insoumission et du murmure au fond de
votre coeur, si vous résistez à Dieu
autant que vous le pouvez, qu'est-ce à dire,
sinon que vous n'acceptez pas la
souveraineté de Dieu et votre entière
dépendance à son égard ;
que vous opposez votre volonté à la
sienne ; que vous doutez de sa perfection, de
sa sagesse, de sa justice, de sa puissance... ne
faut-il pas aller
jusqu'à dire : de son existence
même ? et n'y a-t-il pas au fond de
toute révolte contre Dieu une saveur
secrète d'athéisme ? Dieu aurait
le droit de tenir à votre égard un
langage précisément opposé
à celui qu'il tint à Abraham et de
vous dire « À présent,
puisque tu m'as refusé l'offrande de
l'être qui t'était le plus cher, je
sais que tu ne crains pas Dieu, que ton coeur n'est
pas droit devant moi, que tu as prétendu te
servir de moi plutôt que me servir ; que
tes prières n'étaient qu'un calcul
intéressé, et que dans ta
piété il y avait une large part
d'illusion et de mensonge. »
Les païens de Rome appelaient leur Jupiter
« le Dieu très bon et très
grand ». En effet, tous les attributs de
Dieu peuvent être ramenés à
deux : sa grandeur et sa bonté.
À la grandeur de Dieu doit correspondre chez
nous la crainte de Dieu ; à la
bonté de Dieu, notre amour pour lui. Au lieu
de dire à Abraham :
« Maintenant je sais que tu crains
Dieu », Dieu aurait pu lui dire : Je
sais que tu aimes Dieu, puisque tu ne m'as pas
refusé ton fils, ton unique. Comme nous
l'avons déjà dit, Abraham aimait
Isaac de tout son coeur ; c'était la
plus puissante de ses affections terrestres. Pourtant,
Abraham
n'hésite pas à donner son fils
à Dieu, et à le lui donner de la
façon la plus cruelle, la plus insupportable
à son coeur de père, en devenant
lui-même son bourreau ;
représentez-vous ce qu'il dut
éprouver quand il lia sur l'autel ce fils
inexprimablement aimé, sans doute muet de
surprise et de douleur, mais patient et docile
jusqu'au bout. Comme il fallait qu'Abraham
aimât Dieu ! Il accomplissait d'avance
ce commandement, qui n'avait pas encore
été formulé en paroles :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton coeur, de toute ton âme, de toute ta
pensée. »
(Ex.
XXX, 6.) Aussi bien n'avait-il
jamais cessé de croire à l'amour de
Dieu. Rappelez-vous son sublime entretien avec
Isaac, tandis que le père et le fils
gravissent la montagne à côté
l'un de l'autre : « Mon père,
voici le feu et le bois ; mais où est
l'agneau pour l'holocauste ? - Mon fils, Dieu
se pourvoira lui-même de l'agneau pour
l'holocauste. » On voit ici qu'en
dépit de l'ordre terrible qu'il a
reçu de Dieu, Abraham ne doute pas de sa
sagesse et de sa bonté et ne cesse pas de
s'en remettre entièrement à lui.
Voilà la foi, et voilà l'amour pour
Dieu.
Et vous, mon frère ou ma soeur,
où en êtes-vous à cet
égard ? Je pense tout
spécialement à vous qui craigniez une
funèbre nouvelle, mais qui ne l'avez pas
reçue ; à vous qui depuis de
longs mois êtes dans une
incertitude de jour en jour plus cruelle en ce qui
touche le sort de votre bien-aimé soldat.
Peut-être dites-vous en votre coeur :
« 0 Dieu, si tu le sauves, si tu me le
ramènes, je t'aimerai et je te servirai de
toutes mes forces. Si tu me le prends ou si tu l'as
déjà pris, j'ai beau faire, je sens
que je ne pourrai plus t'aimer. La perte sera trop
grande, l'isolement trop douloureux ; je
poursuivrai seul mon chemin dans le désert,
en souhaitant qu'il se termine le plus tôt
possible. »
Nourrir de telles pensées, est-ce
vraiment aimer Dieu ? Est-ce lui donner dans
notre coeur la place qui lui appartient, la
première ? N'est-ce pas
témoigner au contraire que les dons de Dieu
vous sont plus chers que lui-même, puisque,
s'il vous retire tel de ses dons, vous cessez de
l'aimer ? Et pourtant, parmi les dons de Dieu,
vous avez oublié le plus grand, le plus
touchant, le plus magnifique, celui qu'Abraham ne
connaissait pas encore, lui qui nous donne un si
bel exemple d'amour pour Dieu :
« Dieu a tellement aimé le monde,
qu'il a donné son Fils
unique » ; vous savez comment il l'a
donné, dans quelles circonstances,
jusqu'à quelle mort. Vous savez que Dieu ne
l'a point épargné, tandis qu'Isaac
fut épargné à la fin. Vous
savez que le Père n'a pas permis que la
coupe amère fût éloignée
des lèvres du Fils ; qu'il a voulu que
ce Fils innocent et saint portât le
péché du monde ; qu'il l'a
laissé s'écrier sur la croix :
« Mon Dieu ! mon
Dieu ! pourquoi m'as-tu
abandonné ? » Dieu a donc
réalisé pour son propre compte, Dieu
a dépassé infiniment le sacrifice
qu'il avait demandé à Abraham ;
Dieu l'a accompli jusqu'au bout, et cela pour nous,
pécheurs dignes de la mort et de la
condamnation. Et c'est à ce Dieu-là
que vous avez le triste courage de refuser votre
fils et de lui dire tranquillement :
« Si tu me l'ôtes, je ne croirais
pas que tu m'aimes ! » Comprenez
donc que c'est vous qui n'aimez pas Dieu, vous qui
n'avez pas cru à son amour, vous qui
êtes restés indifférents et
insensibles au sacrifice immense qu'il a offert
pour votre salut. C'est à vous qu'il
appartient de dire à Dieu : 0
Dieu ! je sais que tu m'aimes, puisque tu ne
m'as pas refusé ton Fils, ton unique.
Puisque tu m'as ainsi aimé, je ne puis plus
ni douter de ton amour, ni t'aimer à demi,
ni te refuser quoi que ce soit, ou qui que ce
soit...
- Je t'aime, quoi que tu fasses.
- Donne, ôte, rends ou reprends,
- Tous tes ordres sont des grâces
- Pour tes bienheureux enfants !
Portons enfin notre pensée sur les
conséquences et les récompenses de
l'obéissance extraordinaire d'Abraham. Elles
ne pourront que fortifier en nous le désir
et la résolution d'imiter son exemple.
La première de ces
récompenses, celle qui vous touche le plus
sans doute, c'est que Dieu laissa ou rendit au
patriarche ce fils unique qui lui était si
cher. Le récit biblique, toujours si sobre,
nous laisse le soin de deviner la joie avec
laquelle le père et le fils, marchant encore
côte à côte, descendirent de la
montagne qu'ils avaient, quelques heures
auparavant, gravie ensemble le coeur si
oppressé.
Comme je voudrais pouvoir promettre une
délivrance semblable à tous ceux qui
peuvent encore l'espérer ! Je n'en ai
pas le droit, vous le savez bien, je ne suis pas
prophète. Mais qui sait ? Lorsque
Abraham eut prouvé que son obéissance
était entière, lorsque le sacrifice
fut moralement un fait accompli, - alors, pas
avant ! - Dieu lui rendit son fils. Quand Dieu
verra que dans votre coeur aussi le sacrifice est
accompli, que vous acceptez sa volonté,
quelle qu'elle soit, avec une soumission vraiment
filiale, qui sait ce qu'il fera pour vous ?
Oh ! s'il vous ramenait celui que vous pleurez
déjà, n'est-ce pas ? votre
affection serait désormais toute
sanctifiée, votre vie de famille
transformée, et pendant le reste de vos
jours un cantique d'actions de grâces
déborderait de votre coeur !
Mais ne nous laissons pas trop aller
à ces rêves. Rappelons-nous ce que
nous disions en commençant, que les voies de
Dieu ne sont pas les nôtres. D'autres parents
ont perdu leur fils, leur fils unique peut-être ;
vous
n'avez pas le droit de réclamer une
immunité exceptionnelle, ni de refuser
à Dieu l'offrande, à la France le
tribut sanglant, de ce que vous avez de plus cher.
Si ce sacrifice vous est finalement demandé,
l'obéissance à laquelle je vous
exhorte aujourd'hui perdra-t-elle sa
récompense ? Non, sans doute. Dieu vous
bénira, quoi qu'il en soit ; s'il ne
vous accorde pas le bienfait que vous aviez
souhaité, il reste à sa
bénédiction deux domaines où
elle se déploiera tout à son
aise : le domaine intérieur et le
domaine futur.
Le domaine intérieur d'abord.
Quelle grâce ce fut pour Abraham d'obtenir le
témoignage de l'approbation de Dieu !
Elle ne lui fut pas moins précieuse que la
conservation même de son Isaac. Eh
bien ! si vous vous soumettez à Dieu,
Dieu vous fera trouver et goûter, dans cet
assentiment complet de votre volonté
à la sienne, une paix douce et profonde. Son
amour deviendra pour vous une certitude plus
complète et une joie plus grande qu'au temps
de votre prospérité. Par là
vous serez comme Abraham, à la fois
béni et en bénédiction
à d'autres. Ayant bu vous-même
à la source des consolations divines, vous
aurez le droit et le pouvoir de consoler ceux qui
pleurent. Il vaut la peine de souffrir beaucoup
pour cela. Ne dites pas que votre vie sera
désormais vide et inutile. Elle sera
employée autrement que vous ne pensiez, sans
doute, mais plus que jamais consacrée au
service de Dieu et de vos frères, surtout de
ceux qui ont le plus besoin de
vous. Appeler une telle vie une vie perdue, c'est
comme si vous disiez que Jésus a perdu sa
vie parce qu'il ne l'a pas passée à
Nazareth auprès de sa mère et de ses
frères.
Puis il y a le domaine futur. De ce mot
et de cette idée je suis loin d'exclure
l'avenir terrestre. C'est le seul dont il soit
expressément parlé en ce qui concerne
Abraham. Alors, la vie et l'immortalité
au-delà de la tombe n'avaient pas encore
été manifestées par
l'Évangile. Ce qui est promis à
Abraham, c'est qu'il aura une
postérité nombreuse, riche, puissante
et exceptionnellement bénie de Dieu, et que
toutes les nations de la terre auront part à
cette bénédiction. Ces
espérances ne sont qu'imparfaitement
réalisées, puisque aujourd'hui
encore, et plus que jamais, la terre est
abreuvée du sang de l'homme versé par
l'homme. Nous attendons des jours meilleurs, et
nous croyons que Dieu les fera sortir de la guerre
actuelle. À quel prix ? Au prix du sang
de nos chers soldats. Quand la paix sera
rétablie et fondée sur la justice,
avec quelle tendre et pieuse reconnaissance ne
penserons-nous pas à ces jeunes héros
de 1914 et de 1915 qui, par le sacrifice de leur
vie, auront préparé à la
France et à l'humanité un meilleur
avenir ? Ne sera-ce pas alors une vraie
consolation de vous dire : « Mon
fils est un de ceux-là. Son sacrifice et le
mien ont été bénis de Dieu. Sa
tombe est parmi les pierres fondamentales de la
cité meilleure et fraternelle où
s'abriteront nos petits-enfants ? »
Enfin, il y aura
l'éternité. La parole qui fut
adressée au patriarche par l'ange de
l'Éternel : « Je sais
maintenant que tu crains Dieu, puisque tu ne m'as
pas refusé ton fils », fait penser
à celle qu'entendra au dernier jour chaque
vrai disciple de Jésus-Christ :
« Cela va bien, bon et fidèle
serviteur, tu as été fidèle en
peu de chose, je t'établirai sur
beaucoup. »
(Matth.
XXV, 23.) Mais ce dernier
témoignage que le Créateur rendra
à la créature sera encore plus
glorieux, plus fécond en
conséquences, que le premier. Serviteur ou
servante de Jésus-Christ, tu t'es
humilié sous la puissante main de Dieu, le
voici maintenant qui te relève. Tu as
pleuré, mais sans murmurer contre sa
volonté ; voici l'heure de la
consolation et de la joie. Tu as consenti à
être séparé de l'être que
tu aimais le plus ; aujourd'hui Dieu te le
rend, et pour toujours. Tu as cru à l'amour
de ton Père céleste lorsqu'il se
cachait sous les apparences de la
sévérité et de la
fatalité ; vois maintenant cet amour
qui éclate seul et qui règne pour
toujours dans un monde transformé à
son image. Heureux est celui, heureuse est celle,
qui auront cru et obéi ! Car les choses
qui leur ont été dites de la part du
Seigneur auront leur accomplissement.
Amen.
Grand-Temple, 25 avril 1915.
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