Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

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 L'incendie des églises et des presbytères transformés en forts effraya les prêtres qui se réfugièrent tous dans les villes. Pour les rassurer, Bâville envoya à la mort des masses d'innocents. Les femmes et les enfants protestants furent exposés à sa fureur, les prisons se remplirent, les échafauds et les gibets furent souillés de sang huguenot.

Décidés à ne pas faiblir sous le poids des épreuves, et à attirer sur eux la bénédiction de Dieu par leur vie sainte, les Cévenols résolurent de ne pas déposer les armes tant que la liberté de conscience ne leur serait pas rendue. Le sentiment de la justice de leur cause leur donna une force surhumaine. Quand le comte de Roure, lieutenant du roi, enverra un exprès à Cavalier pour lui demander la raison de leur prise d'armes, le chef huguenot pourra lui répondre en toute vérité :

« Nous n'avons pas pris les armes pour attaquer, mais pour nous défendre. La cruelle persécution, depuis longtemps commencée contre nous et chaque jour grandissante, nous y a forcés. Puisque l'on ne veut pas nous laisser en repos dans nos demeures, mais nous contraindre à abandonner notre religion, qui, dans notre persuasion, est la seule vraie, et nous forcer à nous courber devant des images de bois et de pierre, contre la lumière et la conviction de notre conscience, nous préférons plutôt mourir l'épée en mains que de nous rendre à la messe.

« Mais nous sommes prêts à déposer les armes et à les mettre, aussi bien que notre vie, au service du roi, aussitôt que la liberté de conscience nous sera accordée ; que nos pères, mères et amis seront libérés des prisons et des galères, et que l'on cessera de nous tuer pour cause de religion. »

Le comte de Roure fit dire qu'il n'avait pas d'ordre de la Cour pour répondre à de telles plaintes et à de telles réclamations.

Il fallait donc continuer à se battre. Les persécutions augmentaient chaque jour le nombre des conjurés. Mais que pouvait faire une poignée de paysans pauvres, souvent mal armés, manquant de munitions, contre une armée de vingt mille hommes commandés par des généraux savants et expérimentés. Forts de la justice de leur cause et pleins de confiance en Dieu, ils combattront pourtant avec une sagesse et un courage qui feront l'admiration de leurs adversaires, grâce aux inspirations et aux révélations du Saint-Esprit.

« La première victoire que nous remportâmes, dit Cavalier, ne fut pas grande ; elle fit cependant beaucoup de bruit dans le pays et détermina quelques jeunes gens à se joindre à nous, si bien qu'en peu de jours notre troupe comptait soixante-dix hommes. La première chose que nous fîmes, l'ennemi étant hors de vue, fut de nous jeter à genoux sur le champ de bataille, de rendre de très humbles actions de grâces au Dieu tout-puissant pour son extraordinaire assistance et de le prier de nous continuer sa bénédiction et sa protection. Il n'est pas besoin de se demander pourquoi ce petit succès nous ravissait et nous encourageait. Notre joie fut d'autant plus grande que nous n'espérions pas la victoire, notre ambition étant plutôt de nous défendre que de vaincre. Mais lorsque nous vîmes ceux que nous considérions comme invincibles prendre la fuite, nous conçûmes de grandes espérances pour l'avenir. »

Cette victoire, en effet, n'était pas grande. Trente-cinq Camisards novices et mal armés furent surpris à Saint-Cosme par cinquante soldats royaux bien armés et disciplinés. Vingt soldats royaux furent tués ; les autres s'enfuirent en toute hâte vers Calvisson. Les Camisards avaient perdu un seul homme. Il ne faut pas s'étonner de leur profonde joie et de leur reconnaissance envers Dieu.

En apprenant la mauvaise nouvelle de la défaite de sa troupe, le comte de Broglio résolut d'exterminer les Cévenols. Il se mit à leur poursuite sans pouvoir les atteindre. Pendant ce temps, Roland battait la garnison du Pampidou et désarmait le village de Saint-André-de-Valborgne.

Le capitaine Bimar, de l'armée royale, marcha contre les Camisards en disant par tout qu'avant d'avoir dépensé les cent pistoles renfermées dans sa bourse, il aurait détruit tous les soldats cévenols. Au point de vue humain, cette ambition était raisonnable. Mais Dieu combattait avec ses enfants ; aussi, le capitaine Bimar fut-il tué et ses soldats mis en déroute.

« Après cette victoire, dit l'auteur des Mémoires sur la guerre des Cévennes, nous rendîmes de profondes actions de grâces à Dieu pour son extraordinaire assistance. Nous dépouillâmes les morts, et leurs armes furent mises en sûreté. Nous trouvâmes dans la poche du capitaine Bimar la bourse de cent pistoles qui nous fut fort agréable, car nous nous trouvions en avoir grand besoin. Elle fut employée, en partie, à l'achat de chapeaux, de chaussettes et de souliers qui nous manquaient. »

Le 24 décembre, les Cévenols remportèrent une victoire encore plus remarquable. C'était un dimanche. Les protestants des environs avaient été invités à se réunir à eux pour le culte. Ils étaient groupés au nombre d'environ cinq cents quand ils apprirent que le gouverneur d'Alais, M. d'Ayguines, averti de ce rassemblement, arrivait avec six cents soldats et une mule chargée de cordes. Il se vantait, en effet, de ramener les rebelles garrottés et de les faire pendre aux quatre coins de la ville. Aussitôt Jean Cavalier renvoya tous ceux qui étaient venus pour assister au culte et mit les soldats dans un retranchement d'où l'ennemi ne pouvait pas se rendre compte de leur petit nombre. Inutile de raconter cette lutte où l'ennemi perdit près de cent hommes, sans parler des nombreux blessés. Six Cévenols avaient été tués. La petite armée resta une heure sur le champ de bataille pour bénir Dieu qui avait combattu pour elle. L'ennemi leur avait laissé d'abondantes munitions et de grandes quantités d'armes.

Le lendemain, les soldats se réunirent dans un bois, près de Vézenobres, pour discuter la question de l'élection d'un chef. Un grand nombre était d'avis de nommer Rastanet, homme courageux et expérimenté. Cependant, après un débat d'une demi-heure, Jean Cavalier fut choisi à l'unanimité. C'est en vain qu'il objecta sa jeunesse et son inexpérience : - il avait vingt-et-un ans - il dut accepter. « J'accepte, leur dit-il, mais sous la condition que j'aurai sur vous droit de vie, ou de mort sans être obligé d'en appeler à un conseil de guerre. » Tous s'inclinèrent devant sa volonté. Ajoutons qu'il n'abusa jamais de son autorité et qu'il ne mit personne à mort sans avoir pris l'avis de ses six principaux officiers.

Le nouveau chef était, malgré sa jeunesse, un homme très remarquable. Supérieurement doué au point de vue intellectuel, il était à la fois prophète, orateur très éloquent et entraîneur d'hommes.

Les Camisards étaient à ce moment-là au nombre de deux cent trente. Malgré leur récente victoire, ils manquaient d'armes, de poudre, de balles et d'argent. Ils résolurent de s'en procurer par deux coups de main d'une audace inouïe.




Sur la route d'Uzès à Anduze se trouvait le château de Servas. C'était un vieux repaire, bâti sur une colline haute et escarpée, dont l'accès était si difficile qu'il était impossible de le prendre par force. Ce château, gardé par une garnison de quarante hommes, grands persécuteurs et massacreurs des protestants du voisinage, incommodait terriblement les Camisards dont toutes les allées et venues étaient découvertes. Jean Cavalier résolut de s'ôter cette épine du pied. Pour atteindre son but, il s'inspira beaucoup plus de l'esprit des hommes de l'Ancienne Alliance que de l'esprit de Jésus-Christ.
Il ne songea pas à un siège en règle. Le temps et les moyens lui manquaient ; il n'avait ni échelles, ni canons. N'ayant pas la force, il employa la ruse.

Deux jours avant, il avait mis en déroute une recrue de quarante hommes qui s'en allait en Italie. Quelques-uns avaient été tués et les autres avaient pris la fuite. En fouillant les vêtements des morts, un Cévenol trouva dans une poche d'habit de l'officier qui commandait ce détachement, un ordre du comte de Broglio, adressé aux maires et aux consuls, de loger l'officier et sa troupe. Cet ordre fut apporté à Cavalier. En voyant les justaucorps neufs et les chapeaux qui avaient appartenu aux soldats tués, il conçut de suite un projet aussi hardi que périlleux.
Il s'agissait de se servir de cet ordre pour se faire ouvrir le château de Servas.
Il choisit six de ses meilleurs hommes dont l'un, blessé au bras dans ce dernier combat, avait encore sa manche de chemise toute ensanglantée. Après les avoir fait lier avec des cordes et habillés en cévenols, il les fit marcher à la tête de sa troupe. Douze hommes vêtus des justaucorps et coiffés des chapeaux pris aux soldats du roi, les gardaient.

Ainsi équipés, ils arrivèrent aux Plans, le village le plus près de Servas. Cavalier se rend chez le consul, lui dit qu'il est le neveu du comte de Broglio, qu'il a battu une compagnie de Camisards et fait six prisonniers. Les voici, ajoute-t-il, je veux les enfermer dans un lieu sûr « pour pouvoir les remettre plus tard entre les mains de mon oncle qui, immédiatement, les condamnera à être roués, car il est à craindre que d'autres Camisards ne viennent la nuit pour essayer de délivrer leurs camarades. Il est donc absolument nécessaire qu'ils soient conduits au château pour être gardés jusqu'à demain matin ; alors, je les reprendrai et je continuerai ma route.

En même temps, le chef cévenol priait le consul de se rendre au château et d'informer le gouverneur de l'ordre de Monsieur de Broglio.
Dès que le consul eut pris connaissance de l'ordre au bas duquel se trouvaient les signatures de Bâville et du général, comte de Broglio, il s'inclina et courut en informer le gouverneur. En homme prudent, celui-ci, résolu à n'en croire que ses yeux, sortit du château avec un garde. Quand Cavalier le vit venir, il se hâta à sa rencontre avec ses prétendus prisonniers et leurs gardiens, en ordonnant à ses autres soldats de le suivre à distance.

Après les salutations d'usage, le gouverneur exprima le désir de voir l'ordre du comte. Il le lut, puis il jeta un coup d'oeil sur les prisonniers et dit : « Vous êtes le bienvenu, Monsieur, je vous félicite d'avoir fait une si bonne capture, laissez conduire vos prisonniers dans le donjon, je vous assure qu'ils seront en sûreté, et si vous voulez bien me faire la faveur de venir passer la nuit au château, vous m'obligerez entièrement. »

Fidèle à son rôle, Cavalier donna l'ordre aux gardes de conduire les prisonniers dans le donjon. Il revint ensuite vers le gros de sa troupe et la fit mettre en bataille. Un quart d'heure plus tard, le gouverneur le pria d'entrer et de se rafraîchir ; puis, pendant que le souper se préparait, il lui fit faire un tour sur la plate-forme du château, en lui faisant admirer sa hauteur et sa solidité. « Vous devez savoir, lui dit-il, que le duc de Rohan mit le siège devant ce château, mais qu'après douze jours, il fut forcé de le lever. Certainement, je saurais aussi le garder contre les barbets » (1).

Pendant le souper, quelques Cévenols entraient l'un après l'autre, sous prétexte de se procurer du pain ou un peu de vin. Ils avaient leur fusil en bandoulière. Quand leur chef apprit qu'ils étaient entrés en nombre suffisant pour s'emparer de la garnison et du château, il donna le signal convenu. Les Cévenols tombèrent sur les gardes des portes, firent entrer leurs camarades, passèrent au fil de l'épée le gouverneur et la garnison coupables de nombreuses cruautés commises sur les protestants du voisinage, et emportèrent munitions et provisions, sans oublier de mettre le feu aux bâtiments. Ils avaient à peine fait deux kilomètres, qu'un bruit terrible se fit entendre. Le feu avait sans doute gagné une poudrière qui, en explosant, fit sauter le château et renversa les murailles.

Ces nouvelles remplirent de colère le comte de Broglio. Il rassembla ses troupes pour se mettre à la recherche de Cavalier, mais il ne put l'atteindre. Désespéré, il écrivit au premier ministre pour l'informer de ce qui se passait. Le secrétaire d'État Chamillart et Madame de Maintenon, atterrés par ces renseignements, crurent devoir en parler au roi, car jusque-là on lui cachait à peu près tout. Décidé à éteindre ce feu, Louis XIV rappela le comte de Broglio et envoya à sa place le Maréchal de Montrevel avec dix mille hommes.

Ce premier coup d'audace fut suivi d'un second concerté avec Roland. Les deux chefs se donnèrent rendez-vous dans un bois et prirent la décision d'aller désarmer les papistes de Sauve, ville forte, entourée de murailles et bâtie au pied d'une colline sur le Vidourle. Pour faire croire aux habitants qu'ils ne songeaient pas à les attaquer, ils furent d'avis d'envoyer quarante hommes mettre le feu à l'église fortifiée de Monoblet.

En même temps, un officier et cinquante hommes, ornés de l'image de la milice catholique, se rendaient à Sauve. Quand l'officier arriva aux portes de la ville, il répondit à la sentinelle qui l'interrogea, qu'il était de leurs amis, qu'il appartenait à la milice du pays. Il raconta aussi qu'ils s'étaient fatigués, lui et ses hommes, à la poursuite des Camisards. Ils avaient besoin de prendre un peu de repos dans leur ville.

Le gouverneur de Sauve ne voulut pas d'abord donner son consentement, mais l'officier se montra bon garçon, brillant causeur, et il inspira confiance. Il put donc se rendre avec ses hommes sur la place du marché. Puis il alla voir Monsieur de Vibrac, un des seigneurs de Sauve, au moment où il allait se mettre à table. Celui-ci invita l'officier et son adjudant à partager son repas. À table, on parla des insurgés, de ces pauvres bergers rebelles et incapables qu'on allait promptement détruire.

Tout à coup, au dessert, on apprend que les Camisards s'approchent de la ville. Chacun se lève pour courir dehors. Roland et Cavalier arrivaient en chantant un psaume, - c'était le signal convenu. - Les habitants de Sauve, effrayés, s'armèrent et implorèrent l'assistance de l'officier, le croyant encore un de leurs amis. Celui-ci se démasque. « À bas les armes, crie-t-il à la garnison et aux bourgeois ». À cet ordre inattendu, surpris et effrayés, s'apercevant qu'ils sont cernés, ils deviennent immobiles comme des statues. Roland et Cavalier, avec leurs troupes, entrent dans la ville, fouillent les maisons papistes, emportent toutes les armes et les munitions qu'ils trouvent, puis s'éloignent après avoir simplement brûlé une chapelle.




Le Maréchal de Montrevel, né en 1646, avait cinquante-six ans lorsqu'il vint succéder à M. de Broglio, dans les Cévennes. C'était un excellent soldat que le danger n'effrayait pas, mais c'était un assez médiocre capitaine. Il arrivait précédé d'une armée nombreuse. Les catholiques étaient dans la joie. Fléchier, l'évêque de Nîmes, écrivit à son clergé : « Le roi, enfin, a eu pitié de nous et a envoyé des troupes réglées et un Maréchal de France pour les commander. Nous espérons que Dieu bénira ses armes et nous rendra à notre première tranquillité. » La cour et toute la France catholique étaient convaincues que la guerre allait promptement finir par l'écrasement des Camisards.
Ceux-ci étaient d'ailleurs effrayés. Comment pourraient-ils lutter contre des forces dix ou quinze fois supérieures aux leurs.

Dieu veillait sur son peuple opprimé. Il vint fréquemment à son secours par des révélations. En apparence, il n'y avait dans cette guerre que des hommes combattant contre d'autres hommes. Ce n'était là que le côté humain. Jamais les Cévenols n'auraient pu lutter pendant deux ans, si Dieu n'avait pas été au milieu d'eux.

Avant de quitter les Cévennes, le comte de Broglio voulut se venger. Il attaqua Ravanel à Caudiac, près de Nîmes. Son lieutenant, le capitaine Poul, fut tué et lui-même dut battre en retraite.

La mort du capitaine Poul n'est pas ordinaire ; elle rappelle absolument celle de Goliath par le jeune David. Il y avait, parmi les enfants de Dieu, un jeune garçon, courageux, hardi, ne se souciant pas des balles qui sifflaient à ses oreilles, nommé Samuelet. Poul, sur son cheval de bataille, le fit penser à Goliath. Le philistin français, comme le philistin de l'antiquité, était un ennemi du peuple de Dieu. Pourquoi n'aurait-il pas le même sort ? Cette conviction s'empare avec force de l'esprit de Samuelet. Il s'avance vers Poul, armé d'un caillou qu'il lui lance à la tête, et le renverse de son cheval. Samuelet se précipite sur le capitaine renversé, lui prend son sabre, achève de le tuer, monte sur son cheval et se met à poursuivre les troupes royales terrifiées.

Le général de Broglio fit des efforts désespérés pour arrêter la fuite de ses troupes. Tout fut inutile. Cette, nouvelle jeta la terreur parmi les catholiques de Nîmes. « Ce combat, dit Claude Arnassan, où le fameux Poul fut tué, avait été prédit en ma présence, le matin du jour même, par le chef Cavalier et par un autre frère de la troupe, lorsqu'il n'y avait aucune apparence que cette bataille se donnerait. M. Cavalier étant dans le château de Caudiac, l'Esprit lui dit que nous aurions un homme tué et deux blessés : ce qui arriva. »

Le lendemain, le chevalier de Saint-Chaptes vint attaquer Ravanel ; celui-ci lui infligea une sanglante défaite.

Le comte de Broglio reçut enfin satisfaction ; le manque de discipline des Camisards l'aidât à les battre. Ils se laissèrent surprendre par le colonel Marcilly pendant qu'une partie d'entre eux était allée de côté et d'autre rendre visite à des parents et à des amis. Jean Cavalier perdit quatre-vingts hommes dans cette funeste bataille. Trop faible pendant longtemps pour se battre, il évitait toutes les rencontres.




Comment une armée de paysans pauvres pourvoyait-elle à ses besoins ? De quels moyens usait-elle pour se procurer du pain, des armes, de la poudre, des balles, des chaussures, des vêtements et de l'argent ?

Dès le commencement de la guerre, les chefs huguenots s'étaient mis à la recherche des cavernes les plus inaccessibles de leurs montagnes. Les unes leur servaient de magasins de blé et de farine ; dans d'autres, ils fabriquaient de la poudre et des balles ; quelques-unes furent transformées en hôpitaux et d'autres reçurent les vêtements et les armes pris à l'ennemi.

Comme à l'arrivée des Cévenols dans les villages catholiques, les prêtres et leurs fermiers s'enfuyaient dans les villes fortifiées, les soldats protestants trouvaient dans les presbytères et les fermes de grandes quantités de blé et de seigle qu'ils transportaient dans des cavernes éloignées les unes des autres, afin de sauver au moins une partie des vivres si l'ennemi découvrait quelques-uns de leurs magasins.

Il y avait parmi les Cévenols des gens de tous les métiers : des meuniers pour moudre le blé dans les moulins à vent ou à eau qui étaient à leur portée, des boulangers pour pétrir dans les maisons du pays et cuire le pain dans des fours que l'on trouvait un peu partout. Quand l'ennemi détruisit les moulins à vent ou à eau, les Camisards en réparèrent quelques-uns, et, après avoir moulu leur blé, ils emportèrent le principal mécanisme et les outils pour les cacher en lieu sûr afin de pouvoir s'en servir dans leurs besoins.

Quant au vin, ils en ont rarement manqué grâce aux caves des prêtres toujours abondamment garnies. Si toutefois on en manquait, on buvait joyeusement de l'eau.
Le bétail des champs pouvait les fournir de viande, mais ils affirment n'avoir jamais touché aux troupeaux de leurs ennemis sans y être contraints par la faim. La chasse leur fournissait des perdrix, des lapins, des lièvres et d'autres bêtes.

Comment pouvaient-ils se procurer de la poudre et des balles en quantité suffisante pour soutenir une longue guerre, dépourvus comme ils l'étaient du matériel, des engins et des ingrédients nécessaires à leur fabrication ? De nombreux amis leur en achetaient dans les villes ; les soldats ennemis leur vendaient quelquefois de la poudre, sachant qu'elle leur serait payée chèrement. Enfin, ils avaient parmi eux deux fabricants de poudre qui se chargeaient d'en faire.

Pour avoir des balles, ils prenaient tout le plomb des fenêtres dans les presbytères et les églises ; ils le fondaient et le coulaient dans des moules faits par leurs forgerons, Un jour, ils trouvèrent dans un village, près d'Alais, de grandes chaudières de plomb, pesant près de quinze cents quintaux. Il les transportèrent dans leurs cavernes avec soin et promptitude. S'ils manquaient de plomb, ils faisaient des balles avec tous les ustensiles, plats et vaisselles d'étain qu'ils trouvaient. Les blessures faites par ce métal étaient très dangereuses, on en guérissait rarement, ce qui fit courir le bruit que les Camisards empoisonnaient leurs balles. La vérité c'est qu'ils se servaient de balles d'étain uniquement quand ils ne pouvaient pas se procurer du plomb.

Quelques cavernes servaient d'hôpitaux, dans lesquels on transportait les malades et les blessés. Ceux-ci étaient très bien soignés ; ils avaient de bons lits, des remèdes et deux habiles chirurgiens pieux qui les regardaient comme des frères et les traitaient avec intelligence et amour. Ceux qui moururent entre leurs mains furent très peu nombreux.

Pour faire vivre trois cents, cinq cents, mille, puis bientôt de quinze cents à deux mille hommes, il fallait de l'argent, d'autant plus que beaucoup de familles cévenoles dont les chefs étaient soldats, avaient besoin d'être aidées. Des personnes charitables en donnaient de temps en temps. Il y avait souvent pénurie. Généralement les Cévenols en trouvaient dans les poches des officiers ennemis et des soldats tués dans les combats. Un de leurs adversaires écrivait : « Les Camisards firent parfois un butin considérable : après la défaite de La Jonquière aux Devois de Martignarques, comme nos officiers tués étaient tous des gens opulents, pour la plupart des aînés de maison, ils avaient des hardes magnifiques, des bagues, des boucles, des diamants de prix et tout leur argent dans leurs bourses. La plupart avaient cent cinquante à deux cents louis ; jugez du renfort que cela donne aux Camisards. »

Tout cet argent était employé à acheter des souliers, des chapeaux, des vêtements et d'autres choses nécessaires.

Après chaque victoire, « les officiers cévenols ordonnaient de dépouiller les corps des ennemis et de transporter leurs vêtements et autres objets dans des endroits désignés à cet effet. On avait ainsi toujours sous la main, pour les besoins journaliers, des chaussettes, des bottines et des chapeaux.

Le premier hiver fut très rude ; le froid était terrible ; les soldats protestants n'étaient heureusement pas encore nombreux. « Pour l'ordinaire, disent les Mémoires sur la guerre des Cévennes, les soldats endurent avec patience toutes les privations auxquelles ils sont exposés durant la campagne, dans l'espérance d'aller en hiver dans de bonnes garnisons et d'y oublier leurs labeurs et leurs fatigues dans un long repos, en se défendant contre le froid près d'un bon feu et en recouvrant leurs forces à une bonne table. Mais nous, nous manquions de tout, privés de maisons, de lits, de vivres, de pain, d'argent, ayant à combattre la faim, le froid, la neige, la misère, la pauvreté, ennemis plus barbares et plus forts que nos ennemis ordinaires. Le général de Broglio espérait bien que nous allions mourir de froid et de faim. Mais le Dieu tout-puissant l'empêcha par sa protection et par des moyens inattendus ; sa providence ordonna si bien les choses, qu'à la fin de l'hiver nous nous trouvions en vie et en meilleure condition que nous ne l'attendions. « À la montagne de l'Éternel, il y sera pourvu. » (Genèse 22: 14).

Quand les huguenots campaient dans un endroit, ils envoyaient quelques-uns de leurs hommes vers les habitants des environs pour leur ordonner de leur fournir les vivres nécessaires. Par crainte ou par affection, on leur apportait de quoi manger. Ils agissaient très honnêtement avec les populations en n'exigeant jamais rien qui ne fût absolument utile à leur subsistance.

Dans les temps de pluie et pendant la nuit, ils s'abritaient autant que possible dans des masures ou dans des bergeries construites dans les forêts. Tout cela était peu confortable et pourtant la bonne humeur ne leur manquait pas, car Dieu était au milieu d'eux.

« Nous nous estimions heureux, dit Jean Cavalier, quand nous trouvions une pierre ou un morceau de bois pour en faire un oreiller, et un peu de paille ou des feuilles sèches pour y coucher avec nos vêtements. Nous dormions, dans cet état, aussi tranquillement et aussi profondément que si nous avions été couchés dans un lit de plumes. Malgré la dureté de la saison sur les hautes montagnes, dans la neige profonde et sur la glace, malgré la rareté de nos provisions, les marches et contre-marches que nous étions continuellement obligés de faire et qui ne nous laissaient que rarement le temps de laver l'unique chemise que nous avions sur le dos, pas un seul de nous ne tomba malade. On aurait pu voir sur notre visage un teint aussi frais que si nous eussions été nourris des mets les plus délicats. »

Cependant le maréchal de Montrevel arrivait avec des forces considérables. Son lieutenant Julien, qu'on appelait l'apostat, parce qu'il avait, comme celui du quatrième siècle, renié la foi, l'avait précédé.

Ces nouvelles jetaient la terreur dans l'âme des chefs camisards. Heureusement, après la moisson, une quantité d'hommes et de jeunes gens vinrent leur offrir leurs services, si bien qu'en septembre la troupe de Cavalier atteignit le chiffre de huit cents hommes. Les ennemis les serraient de très près. Les combats recommencèrent. Près de Serignac, les Camisards remportèrent une victoire. Quelques jours après, ils furent attaqués à Nages où ils tuèrent soixante ennemis et prirent une grande quantité d'armes.

De Nages, ils se rendirent aux environs d'Uzès, dans le dessein de mettre fin aux pillages et aux meurtres que commettaient des papistes appelés Cadets de la Croix-Blanche. On aurait pu les appeler brigands, ce nom leur convenait beaucoup mieux. Sous prétexte de poursuivre les Cévenols, ils volaient, pillaient, brûlaient et massacraient sans pitié, tous les hommes, femmes et enfants qu'ils rencontraient.

Jean Cavalier en trouva une bande d'environ trois cents, entre Saint-Chaptes et Garrigues. À sa vue, ils prirent la fuite. Il put cependant s'emparer d'une vingtaine de ces brigands qu'il fit fusiller sur place. Leurs corps furent exposés sur la grande route avec cette inscription sur chacun d'eux : Tous les cadets de la Croix-Blanche que nous prendrons seront traités de cette manière.

Un certain capitaine Ermite avait grande envie de battre les troupes protestantes. Quelle résistance pouvaient opposer ces pauvres paysans cévenols si peu nombreux, à des soldats renommés, commandés par des chefs habiles ? Il vint donc les attaquer près de Nîmes, mais dès qu'il vit tomber à ses pieds cinq ou six de ses hommes, il en fut si terrifié qu'il se hâta fort rapidement de se réfugier dans sa forteresse de Saint-Mamert.

Ces victoires n'atténuaient guère les craintes des Camisards. Des régiments ennemis étaient arrivés à Uzès. Le dessein du Maréchal de Montrevel étaient d'en faire de nombreux détachements en les cantonnant dans tous les endroits qui pourraient être fortifiés et d'où ils pourraient arrêter les incursions des Cévenols et les empêcher de se ravitailler.

Ces nouvelles décourageantes rendaient perplexes les chefs des enfants de Dieu. Après s'être consultés sur les mesures à prendre pour prévenir leur ruine, ils résolurent d'abord d'essayer de surprendre ces détachements et de détruire ces petites places fortifiées. Il fut aussi décidé que Cavalier irait combattre dans le Vivarais et essayer de soulever la population afin d'y attirer le capitaine ennemi Julien.

Malheureusement, Bâville eut connaissance de ces projets. À son arrivée à Vagnas, en Vivarais, le chef huguenot se trouva en face du baron de Laforce qui avait sous ses ordres de nombreuses troupes. De dix heures du matin à quatre heures de l'après-midi, la bataille fut très rude. Finalement, un combat à la baïonnette laissa la victoire aux Cévenols. Le baron de Laforce tomba raide mort sur le terrain.
Mais le brigadier Julien arrivait. C'était en février 1703. Écoutons le récit que fait Cavalier de cette sanglante bataille :

« Julien ne voulut pas nous attaquer de vive force, dans la crainte d'être aussi malheureux que le baron, mais il dressa une embuscade, plaçant, à l'entrée du bois, un détachement de grenadiers soutenu par un autre d'infanterie que je ne pouvais voir, et en postant quelques dragons sur leurs ailes. Julien avec le reste de ses troupes occupait un terrain très favorable où il nous attendait. Voyant qu'il ne bougeait pas, je pensai qu'il n'avait pas plus de soldats que je n'en apercevais et, en conséquence, je ne refusai pas le combat après avoir si récemment remporté une complète victoire sur un officier aussi brave qu'il l'était lui-même. Nous avançant en bon ordre, nous commençâmes l'attaque avec une grande vigueur, mais je m'aperçus, trop tard, que nous étions tombés dans une embuscade, car les grenadiers qui étaient dans le bois avec quelques autres détachements qu'une neige épaisse m'avait empêché de découvrir, tombèrent sur nous, pendant qu'une autre troupe de grenadiers nous prenait par le flanc. Attaqués de tous côtés, nous faisions cependant les plus grands efforts pour nous dépêtrer ; mais les balles tombant comme une trombe de grêle, nous fûmes forcés de fuir la tempête et d'essayer de gagner un bois, qui, par une heureuse providence, se trouvait près de notre gauche.

« Le mauvais temps et la fatigue contribuèrent beaucoup à notre défaite, car nos armes mouillées étaient hors de tout usage. Quand à moi, j'échappai au danger par une faveur singulière du ciel. Au commencement, du combat, j'étais à cheval et j'y restai jusqu'à l'attaque de flanc des grenadiers qui m'obligea de mettre pied à terre pour encourager mes soldats.

« Je m'avançai très avant, au milieu des ennemis, dans l'espérance que mes gens me suivraient, mais voyant qu'ils ne le faisaient pas, je dus, aussi rapidement que possible, me jeter dans un bois voisin. Les grenadiers continuèrent à me poursuivre alors que je cherchais à gagner les profondeurs de ce bois, mais la fatigue et la neige, dans laquelle mes pieds s'enfonçaient, retardaient beaucoup ma fuite et je faillis être pris.

Parmi ces grenadiers, il y en avait deux, de braves compagnons, qui me talonnaient de si près que je fus contraint de m'arrêter pour me servir d'une paire de pistolets que j'avais à ma ceinture. Je ne manquai pas le grenadier le plus proche de moi, et le second à la vue de son camarade tué et de mon autre pistolet, que j'armais, s'arrêta court et me laissa me retirer tranquillement au petit pas.

Ce n'était pas trop tôt, mais il me fallait passer par d'autres dangers, car partout se trouvaient d'étroits défilés dont l'ennemi avaient pris possession. Les rivières étaient débordées et tous les passages gardés, aussi je ne découvrais aucun moyen d'éviter tant de pièges.

« Cependant il fallait tenter une évasion ; dans ce but, je pénétrai plus avant dans le bois où je rencontrai, presque désespérés, quatre de mes soldats ; mais la joie de la rencontre fut de courte durée, car, une demi-heure plus tard, j'aperçus au loin une troupe de grenadiers nous attendant sur la route. C'étaient des soldats qui, pendant que j'étais engagé avec l'ennemi, s'étaient glissés dans le bois par les ordres de Julien, pour me couper toute retraite avec ceux de mes gens qui avaient pu se sauver. Quand je vis qu'il n'y avait plus d'espérance de les rejoindre et que les grenadiers m'entouraient, je résolus de combattre jusqu'à la dernière goutte de mon sang, mais d'essayer aussi de trouver quelque sentier écarté qui put favoriser notre fuite. Ne voyant aucune possibilité de réussir, je me jetai avec mes hommes dans un épais fourré. Alors que nous étions ainsi cachés, nous découvrîmes, par le plus grand bonheur du monde, que ce buisson était sur le haut d'un rocher, où se trouvait une cavité assez large pour nous abriter et à laquelle, pour ainsi dire, il servait de porte. Nous n'étions pas là depuis longtemps, que le buisson avait repris sa première forme et était déjà recouvert de neige. Nous entendîmes marcher plusieurs grenadiers, mais aucun d'eux n'eut la curiosité de l'examiner, leur principale affaire étant de poursuivre les débris de ma troupe et de nous exterminer jusqu'au dernier.

« Je restai sous ce rocher jusqu'à la nuit sans être découvert et le quittai alors dans le dessein de savoir combien de mes gens vivaient encore.

« Mais, au soir, le brigadier Julien, ravi de sa victoire, donna ordre à ses soldats de cesser la poursuite et de se rendre à Barjac, à deux heures de marche de Vagnas. Pour moi, j'errai, pendant toute la nuit, dans le bois, sans pouvoir en sortir. Je croyais cependant être loin de l'ennemi, mais, dès que la lumière du jour parut, je fus bien surpris en me trouvant sur le champ de bataille, où j'aperçus Julien, revenant, avec ses gens, relever les soldats blessés qu'il avait laissés et rechercher, dans les broussailles, quelques barbets.

« Il était très facile cependant de nous suivre à la piste, car bien qu'il neigeât beaucoup, la neige ne pouvait pas couvrir immédiatement la trace de mes pas. Sur notre route, je vis à peu de distance une maison où je me rendis pour m'informer du chemin de Barjac, sous le prétexte de m'y rendre. J'y trouvai une femme seule, avec deux enfants : elle me dit que son mari était à la poursuite des barbets. Je lui demandai l'un de ses fils pour me conduire à Barjac, mais soupçonnant que nous étions des barbets (camisards), elle refusa, et à peine étais-je sorti de sa demeure qu'elle envoya l'un d'eux vers les ennemis qui n'étaient pas loin de là pour leur donner avis de ma visite. Sans retard, le brigadier Julien se dirigea vers l'endroit où il pensait me trouver. Il me sembla alors qu'il n'était plus même nécessaire d'essayer de fuir. La neige couvrait la terre, et nos traces y étaient si visibles que les ennemis pouvaient aisément nous découvrir. Mon trouble fut si grand que je pensais ma dernière heure venue et que c'était le temps de me préparer à la mort par de fréquentes prières et une entière soumission à la volonté de Dieu. Cependant, peu disposé à laisser connaître à mes gens la véritable cause de mes craintes, j'aimais mieux les préparer au martyre, en leur disant que, si la volonté de Dieu était que nous périssions, notre devoir était de nous soumettre que notre cause était très juste, car nous tentions de nous défendre des persécutions dont nous avions à souffrir, contraires aux principes de la religion et de l'État, et que pour notre salut nous devions demeurer inébranlables dans la foi à l'Évangile et dans la soumission à la volonté de Dieu. Il serait plus glorieux pour nous, leur dis-je, de mourir dans un combat, que d'être pris, menés à l'échafaud ou brûlés vifs.

« Après ces paroles, j'avançai, sans songer au danger, dans l'appréhension que la mort était inévitable ; mais, par bonheur, un ruisseau fut découvert, et l'un de mes hommes me montra le chemin où nos ennemis ne pourraient pas retrouver nos traces. Nous en suivîmes, pendant une demi-heure, le courant qui nous conduisit directement hors du bois. Un grand quart-d'heure plus tard, nous trouvions une ravine que l'eau avait prodigieusement creusée, dont l'entrée était fermée par de grandes broussailles entraînées par le torrent. Nous y entrâmes et, protégés de notre mieux par ces branchages, nous y restâmes toute la journée, périssant presque de faim et de froid. Depuis deux jours, nous étions sans nourriture, et l'endroit était si humide et si froid que nous pensâmes y mourir. À chaque moment, nous pouvions voir les ennemis passer devant nous ou les entendre marcher sur nos têtes, nous mettant dans de si perpétuelles alarmes, que nous ne pouvions prendre aucun repos. Je proteste que ce jour me parût le plus long de l'année, bien qu'il en fût le plus court. Toutes nos espérances étaient dans la puissance de Dieu qui entendit nos prières et aveugla nos ennemis.

« À la tombée de la nuit, l'ennemi se retira à Barjac et, sans tarder, sortant de cet abri avec mes gens, je me dirigeai vers l'une de nos places, désignées comme rendez-vous en cas de malheur. À une demi-heure de là, nous aperçûmes une petite maison où nous nous rendîmes pour voir si nous pourrions y trouver quelque chose à manger. Un vieillard, qui l'habitait, fit difficulté pour nous ouvrir la porte jusqu'au moment où nous lui fîmes croire que nous appartenions aux troupes royales et désirions avoir quelque nourriture, l'assurant que nous saurions bien le récompenser. Le pauvre homme n'avait que six oeufs ; il nous les prépara et je les trouvai meilleurs que tous les ragoûts que j'ai jamais mangés dans ma vie. Il nous donna du pain de châtaignes, noir comme du charbon, qui cependant nous parut exquis, et du vin aigre. Si bien régalés, nous demandâmes au campagnard de nous indiquer la route de Saint-Jean-des-Aumals. Le chemin était si mauvais que je perdis l'un de mes souliers dans la boue et fus obligé de marcher nu-pieds environ deux lieues. Arrivé près de Saint-Jean, je le renvoyai, lui donnant une bonne gratification. Je continuai mon chemin vers la rivière de Cèze, que ma troupe avait traversée très difficilement, et même plusieurs de mes gens s'y noyèrent. Elle était débordée et gardée de très près par l'ennemi ; mais, malgré tant de dangers, il nous fallait absolument passer cette rivière.

Dans ces moments si troubles, me rappelant qu'un homme de ma connaissance habitait près de la Cèze, je me rendis chez lui. Il fut mis au courant du malheureux résultat de mon entreprise et du danger auquel j'avais si heureusement échappé. Je le priai de faire tous ses efforts pour faciliter notre fuite. Mon arrivée le réjouit, car il me croyait mort. Il m'obligea de rester dans sa maison tout le jour, bien que l'ennemi fût aux environs. Vers le soir, je pris congé de lui, le priant de me fournir quelques moyens de dépister la vigilance des gardes. Il m'indiqua un gué où je passai, ayant de l'eau jusqu'au cou. Je me dirigeai alors vers Nîmes pour y rejoindre mes amis. Ayant marché toute la nuit et le jour suivant, je trouvai trente de mes soldats qui, après notre défaite, allaient au rendez-vous, et le soir nous arrivâmes à un village voisin du bois du Bouquet. J'étais si lassé qu'avec mes gens je me rendis à un castel proche d'un hameau, où une vieille femme protestante me reçut avec grande bonté. Nous passâmes la nuit très tranquillement ; mais, au matin, lorsqu'elle ouvrit la porte, voulant acheter pour nous quelques provisions au village voisin, elle fut, très surprise à la vue d'une sentinelle qui la fit rentrer.

« Nous fûmes plus surpris encore à cette nouvelle, car il n'y avait aucune possibilité d'échapper, le village et le castel étant entourés par sept ou huit cents hommes de troupe. Je m'avisai d'un stratagème sur lequel à vrai dire, je comptais peu, en demandant à la pauvre femme de ne faire aucun bruit et d'ouvrir la porte à toute personne qui viendrait y frapper, sans hésiter. En même temps, nous nous résolûmes à combattre jusqu'à la mort.

« Une demi-heure plus tard, l'officier commandant le détachement, venait et frappait à la porte, qui lui fut immédiatement ouverte ; il demanda s'il n'y avait pas de barbets cachés dans la maison. Tremblante, elle répondit qu'il n'y en avait pas. La voyant terrifiée, il pensa que la vue des soldats causait son émotion ; cependant, il lui demanda pourquoi elle tremblait ainsi ? Elle répondit qu'elle avait été atteinte longtemps avant d'une très grosse fièvre et qu'elle était seule, mais que cependant s'il voulait être assez aimable pour entrer, il serait le bienvenu, mais qu'elle le suppliait de ne pas le permettre à ses soldats, à moins qu'ils ne fissent aucun désordre. L'officier qui, sans doute, était de caractère charitable, donna crédit à cette prétendue maladie de la vieille femme, eut pitié d'elle, la fit entrer et ferma la porte. Il donna ordre à ses soldats de se retirer et reprit le chemin par lequel, il était venu.

« Le lecteur peut imaginer notre perplexité d'esprit pendant tout ce temps et combien grande fut notre joie en les voyant s'éloigner au moment même où nous nous attendions à être ensevelis sous les ruines du castel. Nous restâmes là le reste de la journée et, partis au soir, nous nous rendîmes au bois du Bouquet, distant d'une demi-lieue, continuant notre route vers Jeuzet, où je trouvai plusieurs de mes hommes, qui, depuis notre dispersion, étaient impatients d'avoir de mes nouvelles, ne sachant si j'étais mort ou vivant. Ensemble, nous fîmes route jusqu'à Vézenobres pour savoir ce qu'était devenu le reste de ma troupe.

Dès que mon messager eut prévenu mes gens, ils vinrent me rejoindre à un endroit appelé Colognac. Impossible d'exprimer notre joie après de si grandes terreurs, et une telle espérance de nous rallier de nouveau. Nous nous regardions les uns les autres, comme si nous étions ressuscités des morts.

« Après avoir rendu grâce au Dieu Tout-Puissant, je passai en revue ma troupe, et ma satisfaction fut grande en trouvant que le nombre de ceux que j'avais perdus n'était de loin pas aussi important que je le craignais, après deux combats, car il ne s'élevait qu'à cinquante ou soixante hommes, dont plusieurs s'étaient noyés en traversant la Cèze. Mais ce qui m'affligea le plus fut la mort du capitaine Espérandieu, car je perdais en lui un brave, un excellent officier, un conseiller, un ami. »

Il est impossible de ne pas voir dans ce récit de la bataille de Vagnas la main de Dieu protégeant visiblement Jean Cavalier. Avec un témoin de cette époque héroïque, nous disons aussi : « Plus j'y pense, ma défiance a beau s'en défendre, je me trouve forcé à croire qu'il y avait là-dedans du miraculeux. » Il est vrai que les Camisards ont essuyé là une sanglante défaite, mais peut-être convient-il ici de se rappeler les paroles d'Elie Marion : « Je puis protester devant Dieu, qu'à parler généralement, nos inspirations ont été nos lois et nos guides. Et j'ajouterai, avec vérité, que lorsqu'il nous est arrivé des disgrâces, ça a été pour n'avoir pas obéi ponctuellement à ce qu'elles nous avaient commandé, ou pour avoir fait quelque entreprise sans leur ordre. »

Après la bataille de Vaguas, les Camisards éprouvaient un grand besoin de repos. Ils se rendirent dans ce but à une lieue de Nîmes, dans une ferme, au bas de Serières ; mais le Maréchal de Montrevel vint les attaquer. Il fut vainqueur avec de grosses pertes pour lui, tandis que les Cévenols, commandés par Ravanel, perdirent peu de monde.

Poursuivis par Montrevel, de coteau en coteau, de vignoble en vignoble, ils s'évadèrent la nuit. Le jour suivant, le Maréchal donna l'ordre à ses troupes d'aller prendre possession de tous les passages pour empêcher les Camisards de se rendre aux montagnes, mais c'était chose impossible : ils connaissaient le pays mieux que lui.

Roland et Cavalier, fort embarrassés de savoir que faire en face d'ennemis si nombreux, se réunirent encore à Torniac pour examiner la situation. Leurs troupes, dont le nombre s'élevait à treize cents hommes, comptaient beaucoup de jeunes soldats sans armes. La poudre manquait, les souliers aussi et l'argent. Cavalier, atteint de la petite vérole, dut se retirer dans une maison à Cardet, pour s'y soigner et attendre sa guérison. Mais en attendant, il fallait absolument des armes et de la poudre. Roland attaqua dans ce but les garnisons de Sumène et du Vigan. Tous les habitants furent désarmés les 3 et 4 mars 1703, malgré le Maréchal de Montrevel qui se trouvait tout près, à Saint-Hippolyte, avec six mille hommes.

Le Maréchal attaqua Roland à Pompignan. L'action fut sanglante et opiniâtre. Finalement, les troupes de Roland et de Ravanel durent se retirer et traverser une plaine où les dragons foncèrent sur eux et en firent un terrible massacre. Ce fut une journée désastreuse (2).

Très affligés, les Camisards ne se laissèrent pourtant pas décourager. Un de leurs détachements brûla la nuit suivante l'église de Durfort, pendant que Cavalier se dirigeait vers Uzès pour essayer de s'approvisionner d'armes et faire de nouvelles recrues. Il désarma les papistes de Saint-Esprit, Bagnols et Brugnières, pendant que Roland inquiétait les ennemis du côté de Saint-Hippolyte et de Saint-Jean-du-Gard. Le maréchal de Montrevel qui croyait avoir anéanti les Cévenols à Pompignan, fut surpris et furieux. Il remplit le pays de troupes qui brûlèrent et pillèrent plusieurs villages, passant même quelques habitants. au fil de l'épée. Des détachements étaient placés un peu partout sous les ordres du lieutenant-général La Lande, des brigadiers Julien et Planque et d'autres officiers généraux, dans le but d'empêcher les Camisards de se ravitailler en vivres et en munitions. Mais les chefs huguenots formèrent à leur tour de petits détachements qui travaillaient jour et nuit avec un admirable succès.

Le maréchal était désespéré. Il recevait à la fois trois ou quatre messages lui apprenant la défaite de quelques-uns de ses détachements et l'apparition des Cévenols un peu partout. Il les croyait donc innombrables quand ils n'étaient que quelques centaines. Ceux-ci parcouraient la contrée presque à sa vue.

Ne sachant plus que faire, il écrivit, découragé, à la Cour, de lui envoyer de nouvelles troupes, déclarant qu'autrement il ne pourrait vaincre. Ses craintes étaient si grandes qu'il n'osait plus faire sortir ses soldats des villes.

Cavalier constatait l'impuissance du maréchal avec reconnaissance envers Dieu. « Je n'avais pas, dit-il, plus d'expérience que mes soldats ; aussi devions-nous nos succès à la divine Providence, qui ordonnait toutes choses, nous soutenant dans nos plus grandes calamités et faisant des miracles continuels en notre faveur. N'est-il pas très remarquable, par exemple, que parfois nous trouvions nos ennemis, bien que quatre contre un, tellement découragés, qu'ils ne pouvaient nous résister ? Ce n'était pas, je dois le dire, par notre valeur que nous les avions vaincus, malgré leurs troupes très disciplinées et notre milice sans ordre ; mais il y avait cette différence, que nous combattions pour notre foi et pour nos libertés, alors qu'ils combattaient pour un tyran qui avait violé à la fois les lois divines et humaines contre ses fidèles sujets, les contraignant, après une persécution de trente ans, à prendre les armes, au mépris de ses serments sacrés si souvent renouvelés et enregistrés dans les parlements. »


(1) Nom donné aux Camisards. 

(2) Voici, d'après Jean Cavalier, l'origine du mot camisard : une chemise s'appelle camise. en patois cévenol, de là le nom de Camisard, parce que les soldats, n'ayant que deux chemises, laissaient celle qui était sale chez leurs amis pour qu'on la leur lave. 
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