Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

-------

 Pour comprendre les faits que nous raconterons dans ce chapitre, il faut avoir une idée vivante des atrocités que subissaient les huguenots. Tous avaient sur la terre étrangère des parents, des amis et leurs pasteurs bien-aimés qu'ils ne pouvaient plus revoir. Ils vivaient dans l'insécurité la plus absolue, avec la perspective chaque jour d'être arrêtés et envoyés en prison ou aux galères ou à la mort. Leurs enfants leur étaient enlevés, leurs foyers étaient mis au pillage par les dragons. La pensée des souffrances de leurs frères qui encombraient les cachots et surtout les galères, étaient pour eux une torture continuelle. Là, les saints qui souffraient pour leur foi étaient mélangés aux plus vils scélérats qui les raillaient et les offensaient par leurs propos obscènes. Si le galérien protestant refusait de lever son bonnet rouge pendant les offices de la messe, et surtout à l'élévation de l'hostie, on lui administrait la bastonnade : on l'étendait tout nu sur le plancher ; deux hommes, quelquefois quatre, lui tenaient les mains et les pieds, tandis que le Turc, le plus fort qui fut sur la galère, armé d'une corde goudronnée et trempée dans l'eau de mer, frappait de toute sa force sur le corps du patient. Sous la violence des coups, le corps rebondissait, la chair se déchirait, tout le dos ne formait plus qu'une plaie qu'on lavait avec du sel et du vinaigre.

Les galériens étaient enchaînés deux à deux sur les bancs des galères et étaient occupés au travail très pénible de remuer de longues et lourdes rames. Des surveillants, armés chacun d'un nerf de boeuf, frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas assez vite. La nuit comme le jour, les forçats restaient sur leurs bancs sans pouvoir changer de place, n'ayant d'autre abri contre l'ardeur du soleil ou le froid de la nuit, qu'une toile qu'on étendait au-dessus de leurs têtes quand la galère n'était pas en marche et que le vent ne soufflait pas trop fort. C'était un véritable enfer. Le coeur est rempli d'indignation, en pensant à de telles atrocités. Ajoutez à cela les souffrances supplémentaires que leur imposaient leurs aumôniers catholiques pour essayer de les convertir : conversations, abjurations, prison, cachots, coups, jeûnes forcés, travail double. On les obligeait à avoir des poses ridicules et quelquefois indécentes. On souffrait donc partout chez les protestants, moralement et physiquement.

Quand les réformés étaient sur leur lit de mort, ils refusaient généralement de recevoir les sacrements de l'Eglise romaine. Alors on fit une loi qui condamnait aux galères à perpétuité, ou à la réclusion à vie, avec confiscation des biens, les malades qui guériraient après avoir repoussé le saint viatique, et s'ils mouraient, on se vengeait sur leurs cadavres qu'on faisait traîner sur la claie et jeter à la voirie.

Les prisons regorgeaient ; les galères étaient remplies. Ne sachant plus que faire de tant de nouveaux forçats, on en déporta un grand nombre en Amérique, où ils périssaient presque tous misérablement ; souvent on les noyait en mer une heure ou deux après le départ du navire.

Un ancien capitaine de la marine marchande, Elie Neau, avait été envoyé au bagne de Marseille pour avoir tenté de s'expatrier.
Là, il devint missionnaire et prédicateur. Il exhortait ses frères, les consolait et leur servait de modèle. « Je ne veux, écrivait-il à son pasteur, réfugié en Hollande, aucun mal à ceux qui m'ont attaché à la chaîne. Au contraire, en pensant me faire du mal, on m'a fait un grand bien, car je conçois à présent que la véritable liberté consiste à être affranchi du péché. »
L'aumônier catholique, irrité de constater la sainte influence de Neau, le traita de pestiféré, d'empoisonneur, et déclara qu'il ne dirait plus la messe tant que cet homme serait sur la galère. Elie Neau fut donc enfermé dans un cachot de la citadelle en 1694.
Il y resta quelques années, privé de soleil, d'air, et souvent de nourriture, couvert d'un sac, un bonnet de galérien sur la tête, privé de livres, même de livres catholiques ; et cependant il écrivait à son pasteur : « Si je vous disais qu'à défaut de la lumière du soleil de la nature, le soleil de la grâce fait briller ses divins rayons dans nos coeurs (il avait deux compagnons dans son cachot). »

Un jeune pasteur de 24 ans, Fuleran Rey, fut vendu par un misérable et arrêté dans la ville d'Anduze. Menaces et promesses, pour le faire changer de religion, le laissèrent insensible.
Quand on lui lut la sentence qui le condamnait à être pendu, il dit : « On me traite plus doucement qu'on n'a traité mon Sauveur en me condamnant à une mort si douce. Je m'étais préparé à être rompu ou à être brûlé. » Et, levant les yeux au ciel, il rendit grâces à Dieu.
Il voulait confesser sa foi du haut du gibet. « Mais on craignit, dit Jurieu, une prédication prononcée d'une telle chaire et par un tel prédicateur, et l'on avait disposé autour de la potence plusieurs tambours auxquels on ordonna de battre tous à la fois. »

Un autre martyr expira après dix-sept ans de très dure captivité. Il s'appelait Isaac Lefèvre, de Châtel-Chinon, dans le Nivernais. Il exerçait les fonctions d'avocat au Parlement quand il fut condamné aux galères. Les jésuites essayèrent tout pour l'amener à renier sa foi ; il fut inébranlable. Écoutons-le nous faire le tableau de sa vie de galérien :
« Un sous-argousin, qui était ingénieux en malice, demanda qu'on le laissât agir et qu'il savait bien qu'il ferait plus que tous les missionnaires. On lui donna tout pouvoir, excepté de me faire mourir. Tous les jours, il cherchait des tourments nouveaux ; tantôt, il me faisait faire l'eau à tous les bancs de la galère ; tantôt, il disait qu'on m'avait donné quelque lettre, quoiqu'il sût fort bien le contraire, ou que quelqu'un m'avait parlé, le tout pour prendre occasion de me battre, quoiqu'il m'eût fouillé et pris tout ce qu'il avait trouvé sur moi, argent et autre chose qui eût pu m'être utile. Il me faisait aller avec une grosse chaîne autour de moi, percer des barils d'eau ; pour un qui tomba et qui fut rompu, il me fit tellement battre par celui qu'il faisait venir avec moi, que les gens qui le voyaient le voulaient mener chez le major, pour le faire mettre à la chaîne, de sorte qu'il ne voulut plus venir. Après, il me faisait faire ce que vous savez que l'on appelle bourrasque, moi seul à tous les quartiers, tant à la pompe qu'autres, et de temps en temps il faisait voir quelques taches au sous-comite afin de me faire donner des coups de gourdin, et ils faisaient leur possible pour me faire insulter par les forçats pour tâcher de lasser ma patience. Après quoi, voyant la patience que Dieu, par sa grâce me donnait, ils ôtèrent tous les forçats du banc où j'étais, et ayant choisi les Turcs et les Maures, les plus méchants qu'ils purent trouver, ils les mirent autour de moi afin de m'insulter ; mais, au contraire, tout barbares qu'ils sont, ils usaient de plus d'humanité envers moi que les autres ; tantôt, ils me cherchaient des balustrades de fer pour me les faire blanchir, et trouvant des endroits où cela ne se pouvait ils prenaient occasion de me battre.

« Pendant un espace de temps, ils croyaient me faire déplaisir de me prendre le pain le matin, afin de me faire jeûner jusqu'à une ou deux heures, et ils me le découpaient en petits morceaux, afin que je n'en pusse vendre. Tantôt, ils me mettaient en couple pour la fatigue à porter des cordages, ou à en faire avec d'autres, qui leur promettaient de me faire mourir ; mais Dieu m'avait muni de force pour tout supporter avec vigueur, avec patience et même avec joie, me trouvant heureux de souffrir toutes ces choses pour l'amour de mon Sauveur. Ceux qui voulaient me faire mourir, me prièrent avant que la journée fût passée, d'aller plus doucement, au lieu que le matin ils se vantaient de me faire succomber, m'estimant fort inégal à eux à cet égard. Enfin, après tout un jour favorable se présenta ; comme nous faisions une tente, qu'ayant rompu deux aiguilles et n'ayant pas de quoi en acheter d'autres, le sous-comite me battit très longtemps, le capitaine monta en galère, et voulant savoir ce que c'était, je lui demandai la grâce de lui parler en particulier. Il m'écouta et fit cesser la rigueur, faisant semblant de ne pas savoir ce qui s'était passé auparavant. Il ordonna de ne me plus traiter de la sorte, et de me rendre quelque argent qu'on m'avait pris. Mais je suis certain qu'il fit grand plaisir à celui qui s'était vanté de me faire obéir à ses volontés et de m'obliger à changer de religion, parce que je crois qu'il était plus las de me tourmenter que moi de l'endurer.

« Si pendant le jour, mon corps souffrait, de jour et de nuit mon coeur se réjouissait en mon Sauveur. C'était dans ces temps-là particulièrement que mon âme se repaissait de cette manne cachée et que mon Dieu me faisait posséder une joie que le monde ne connaît point, et que tous les jours, avec les saints apôtres, je tressaillais de joie d'avoir été jugé digne de souffrir pour l'amour de mon Sauveur, qui faisait sentir à mon coeur des consolations, qui, avec des larmes de joie, me transportaient hors de moi-même. »

Les prisons où étaient jetés nos fidèles protestants étaient d'une saleté repoussante. L'air vicié qu'on y respirait en était le plus grand supplice. Les rats, les serpents même, sans compter des insectes hideux, y pullulaient dans les ténèbres. Plusieurs cachots étaient le passage des latrines d'un couvent, d'une ville on d'une voirie. Des entrailles de bêtes pourrissaient sous les créatures humaines.

Les prisons étant toutes remplies, on entassa les protestants dans les hôpitaux. Celui de Valence s'acquit une triste célébrité. Un certain Guichard, triste personnage, qui se fit appeler seigneur d'Hérapine, en devint le directeur. Son premier soin fut de s'informer des cachots les plus cruels de France, pour les imiter tous, en y ajoutant des aggravations inouïes. Ayant hôpital et prison, il faisait endosser aux prisonniers les chemises sales, infectes, sanglantes, tachées d'ulcères, des malades. Ces pauvres prisonniers devenaient malades eux-mêmes d'horreur et de dégoût.

Dans cet hôpital, les femmes avaient des femmes pour bourreaux, car d'Hérapine avait remarqué qu'elles frappaient plus vigoureusement que les hommes et que la vue du sang avait le don de les irriter et de décupler leur force.
Il était avare. Il espérait nourrir tout son monde de coups de bâton et il en donnait d'abondantes rations, mais quelques patients mouraient. L'un d'eux, affamé, s'était mangé deux doigts.

Les hôpitaux de Bordeaux et de Marseille ne valaient guère mieux.

À la Tournelle de Paris, on était aussi cruel. Aux soupirs, aux gémissements des saints captifs dont le monde n'était pas digne, répondaient des averses effroyables de nerfs de boeuf, données au hasard dans les ténèbres.

Des femmes et des jeunes filles étaient jetées dans des maisons de correction dont l'atroce discipline était moins désolante encore que la hideuse société. Celles qui n'en mouraient pas, de gouffre en gouffre, étaient plongées dans l'Hôpital général de Paris, ce cloaque affreux, cette sentine de toutes les maladies, de tous les vices, de tous les crimes.

« Dans cette succession de douleurs, au fond des citadelles, couvents, chez les Repenties, et jusque dans cette dernière fosse, l'Hôpital, qui l'engloutissait, que pensait-elle, cette femme, cette mère ? Elle avait deux pensées : l'une qui la relevait, c'était Dieu ; l'autre qui la navrait, c'est ses enfants », dit Michelet.

On enlevait les enfants à leurs parents dès l'âge de cinq ans. On vit des résistances terribles et indomptables. Les petites Mirat, orphelines de huit à dix ans, résistèrent douze années de suite. Le roi finit par leur rendre la liberté. Dans un couvent, des religieuses eurent l'idée diabolique de châtier devant des hommes les jeunes filles de seize à vingt ans. Après les avoir dévêtues, on les fouettait avec des lanières armées de plomb. Leurs cris épouvantables s'entendaient dans la rue.

Pour comprendre tout ce qu'une créature humaine peut souffrir, il faut lire le terrible récit intitulé : Les Larmes de Chambrun, pasteur d'Orange. C'est trop navrant. Passons.

Et d'année en année, pendant les trente ans qui précédèrent la révocation de l'Édit de Nantes, les cruautés augmentaient, et pendant les quinze ans qui suivirent la révocation, elles ne cessèrent de devenir toujours plus inhumaines. Des français étaient les ennemis jurés d'autres français doux et pleins d'amour.

Quand des bourreaux et des assassins sans entrailles torturaient ainsi depuis de longues années un peuple de saints, peut-on s'étonner que les hommes de ce peuple sacré se soient levés pour défendre leur foi, leur liberté, leurs femmes, leurs enfants, leurs galériens et leur propre vie ? Ce qui nous étonne, c'est que le soulèvement des Cévennes ne se soit pas produit beaucoup plus tôt. Tous les efforts de l'intendant Bâville ne réussissaient pas à détruire le protestantisme. C'est en vain qu'il lançait ses dragons sur les assemblées chrétiennes et que ceux-ci amenaient de force dans les églises à la queue de leurs chevaux ou à coups de plat de sabre ceux qu'on avait fait prisonniers. C'est en vain qu'il remplissait les cachots et les bagnes. Le cruel intendant s'apercevait avec désespoir qu'il est plus facile de démolir les temples, de torturer les corps, de sabrer les assemblées, que de dominer sur des consciences et des coeurs prosternés devant Dieu seul. Fatigués de se laisser immoler comme des agneaux, les Cévenols vont montrer qu'ils sont aussi des lions.




Les prêtres étaient désespérés de la résistance des protestants. « La religion est perdue, s'écriaient-ils, elle périra si l'on n'y porte pas un prompt remède. »
Ce cri de détresse fut entendu par un archiprêtre de Mende, qui, depuis quelques années, s'efforçait, avec des moines, et par les pires moyens, de ramener les Cévenols dans le bercail de l'Eglise romaine. Bâville lui avait adressé vocation en le nommant surintendant des missions des Cévennes. Personne n'inspirait plus de terreur que ce prêtre cruel entre les cruels. De Mende où il habitait généralement, il parcourait toute la contrée, semant partout l'épouvante et l'effroi. Bientôt il transporta sa résidence dans le manoir du Pont-de-Montvert. C'est dans les caves humides et profondes de cette prison que l'archiprêtre travaillait à sa manière à la conversion des huguenots que les dragons ou les prêtres lui amenaient. Jour et nuit ses agents étaient à la recherche des assemblées. Du Chayla était d'une cruauté inouïe. Jamais bourreau ne le surpassa dans l'art de torturer. Il avait inventé un supplice qui obligeait ses victimes à dormir debout, les pieds serrés dans une grosse poutre qui les faisaient horriblement souffrir. C'était sa façon de faire le catéchisme et de travailler au salut des âmes. Il arrachait à ses catéchumènes, avec des pincettes, les poils de la barbe et les sourcils, leur mettait des charbons ardents dans les mains et les obligeait à les tenir fermées jusqu'à ce qu'ils fussent éteints. Quand ce moyen ne réussissait pas à convertir ses patients, il entourait leurs mains avec du coton imbibé d'huile ou de graisse et les faisait brûler jusqu'à ce que les doigts fussent ouverts ou rongés par les flammes jusqu'aux os. Leurs cris lamentables le trouvaient absolument insensible ; le monstre riait (1).

En juillet 1701, quelques protestants craignant de tomber entre les mains de Du Chayla, résolurent de s'expatrier. Il leur était très dur de quitter leur patrimoine et leurs chères montagnes. C'est en versant bien des larmes qu'ils dirent adieu à la maison qui les avait vus naître. La caravane se mit en marche pour Genève, sous la conduite d'un muletier nommé Massip. Quelques heures après son départ, elle tomba dans une embuscade et fut conduite à l'archiprêtre, qui jeta les hommes dans ses caves du Pont-de-Montvert et dirigea les femmes vers Mende. Parmi ces dernières, se trouvaient les deux demoiselles Sexti, de Moissac, qui appartenaient à une excellente famille de la région.
En apprenant l'arrestation des fugitifs, leurs parents éplorés coururent se jeter aux pieds de Du Chayla. Toutes les offres faites pour le rachat des prisonniers le laissèrent insensible. Les femmes allaient être rasées et enfermées, les hommes passeraient leur vie aux galères, le muletier Massip aurait le gibet pour lot.

Le 23 juillet, une assemblée nombreuse eut lieu sur le Bouget. Les parents et les amis des prisonniers étaient là. Ils réclamèrent en termes touchants, l'assistance de leurs frères pour les aider à délivrer les captifs. Les prophètes Esprit Séguier, Abraham Mazel et Salomon Couderc étaient présents. Leurs yeux lançaient des éclairs et des paroles terribles sortaient de leurs lèvres. Dans un discours émouvant, Esprit Séguier déplora les infortunes des victimes de l'archiprêtre. Il allait finir quand tout à coup sa figure s'illumina comme celle des anciens prophètes d'Israël, quand ils saisissaient l'épée, « Dieu, s'écria-t-il d'une voix inspirée, m'ordonne de prendre les armes, de délivrer mes frères captifs et d'exterminer le prêtre de Moloch. »
L'assemblée frissonna, partagée qu'elle était entre l'indignation et la terreur.
Salomon Couderc affirma avoir reçu de l'Esprit l'ordre de faire la guerre aux prêtres.
C'était au tour d'Abraham Mazel de prendre la parole. Il se leva et dit : « J'ai eu naguère une vision : Je vis de grands boeufs noirs et gras qui broutaient l'herbe d'un jardin ; et une voix me cria : « Abraham, chasse ces boeufs. Alors je les chassai. Or, selon que l'Esprit me l'a révélé depuis, ce jardin c'est l'Eglise de Dieu, les boeufs noirs qui le dévastent, ce sont les prêtres, et la voix qui me parlait, c'est l'Éternel, m'ordonnant de les expulser des Cévennes. »

En entendant Abraham Mazel, l'assemblée crut entendre la voix de Dieu lui-même. « Marchez, dit-elle aux trois prophètes, nous vous suivrons. »

Esprit Séguier avait tracé un tableau effrayant des souffrances que Du Chayla imposait à ses victimes. Il n'eut pas de peine à recruter une cinquantaine de conjurés pour aller au Pont-de-Montvert. Parmi eux, se trouvaient Périer, le fiancé d'une des demoiselles Sexti, qu'il devait épouser sur la terre étrangère. Une vingtaine d'entre eux, avaient des armes à feu, les autres portaient des haches et des faux. Séguier se mit à leur tête. En entrant dans le bourg, ils entonnèrent le chant du psaume soixante-huit. Ils se rendirent directement à la maison de l'abbé Du Chayla, qu'ils entourèrent. Ils demandèrent les prisonniers, en déclarant que s'ils étaient remis paisiblement en liberté, nul désordre ne serait commis. Il était dix heures du soir, l'archiprêtre donna l'ordre à ses gardes de tirer. Deux de nos gens, dit Cavalier, furent tués sur place et quelques autres blessés.

Indignés et remplis de douleur à la vue des cadavres de leurs frères, les Cévenols se jettent sur la maison, enfoncent la porte à coups de hache et arrivent auprès des pauvres prisonniers qui ne pouvaient se tenir debout, les os de leurs jambes étant écrasés.

À l'aspect de ces infortunés qui portent sur leurs corps les marques de la cruauté de Du Chayla, l'indignation des libérateurs éclate : « l'archiprêtre ! l'archiprêtre ! » s'écrient-ils d'une voix terrible et menaçante. Du Chayla, épouvanté, comprend le péril qui le menace. Voyant que ses gens barrent la montée d'escalier aux assaillants, il leur donne sa bénédiction. Tout à coup, Esprit Séguier crie aux conjurés : « Enfants de Dieu ! À bas les armes, brûlons dans sa maison le prêtre et les satellites de Bahal. »

Bientôt l'incendie fait des ravages. C'est en vain que Du Chayla se réfugie avec ses prêtres et ses capucins dans un cabinet voûté, sous les combles ; les flammes le suivirent et l'atteignirent. Il saisit alors des draps de lit tordus et mouillés et il se laissa glisser, ainsi que ses gens dans le jardin du manoir. Peut-être aurait-il pu se sauver si, dans sa précipitation, il ne s'était cassé une cuisse en tombant.

Cependant les Cévenols cherchent en vain l'archiprêtre. Ils commencent à craindre que leur proie ne leur ait échappé. Le prêtre ! le prêtre ! entend-on crier tout autour du manoir. Du Chayla était caché dans un coin, attendant la fin de l'orage. Il ne songeait pas à faire le moindre bruit. Tout à coup, à la faveur de l'incendie, les conjurés l'aperçoivent, poussent des cris de joie et se précipitent vers lui, en criant : Le voilà ! le voilà !
Le malheureux archiprêtre, entouré de ses victimes, est dans une horrible position. Il demande grâce. « Si je suis damné, leur dit-il, voulez-vous aussi vous damner ? » Les armes se lèvent contre lui, mais personne n'ose le frapper. Tout à coup, la voix de Séguier se fait entendre : « Point de grâce, s'écrie-t-il, l'Esprit de Dieu veut qu'il meure. »

Un acte nouveau du drame qui se joue va avoir lieu. On s'empare de Du Chayla et ou le conduit sur la place publique. Séguier lui annonce qu'il va mourir et lui donne le premier coup. Ce fut le commencement d'une scène saisissante et peut-être unique dans l'histoire. Les conjurés s'approchent tour à tour de l'archiprêtre et le frappant - Voilà, dit l'un, pour mon frère que tu as envoyé aux galères ; voilà, dit l'autre, pour ma mère morte de chagrin ; voilà, dit celui-ci, pour mon père traîné sur la claie ; voilà, dit celui-là, pour mon ami que tu as assassiné ; voilà, dit un jeune homme, pour ma fiancée que tu as martyrisée. » Cinquante-trois Cévenols défilent ainsi devant Du Chayla en lui laissant sur le corps la marque de leur poignard. L'intendant, le cuisinier et quelques soldats périrent aussi. À la prière des prisonniers, on épargna un domestique et un soldat qui les avaient traités avec humanité.

Ainsi mourut le monstre qui avait fait de sa maison un enfer de souffrances et de tortures. Implacable persécuteur, plus dur que l'acier, jamais un sentiment de compassion n'avait ému son coeur. Ce qu'il faisait depuis des années, il aurait sans doute continué à le faire pendant d'autres années. C'est vrai. Pourtant, sans les condamner, les Cévenols auraient été plus semblables à Jésus-Christ en pardonnant à leur bourreau. L'apôtre Paul, rempli d'une grande tristesse et ayant dans le coeur un chagrin continuel, souhaitant même pour sauver ses ennemis, d'être fait lui-même anathème et séparé de Christ, est beaucoup plus près du coeur de son Sauveur que Séguier. - Mais alors, direz-vous, que valent les prophéties de Séguier ? - La prophétie, dans la bouche de nos chrétiens cévenols, n'implique pas l'infaillibilité. C'est ce que nous essayerons de montrer à la fin de ce volume. Toutefois, nous dirons avec F. Puaux: « Du Chayla eut le sort qu'il méritait : nous nous trompons ; c'était trop d'honneur pour lui de tomber sous les cinquante-trois coups de poignard des conjurés ; il ne méritait que la corde d'un bourreau ou la casaque d'un forçat. Sa mort tragique ne nous le rend pas intéressant, et ce prêtre que l'évêque Fléchier a eu l'audace d'appeler un saint martyr, nous fait l'effet d'une bête sauvage dont les chasseurs ont débarrassé la contrée ».




La mort de Du Chayla est le commencement de la guerre des Camisards. Tout un peuple va se lever pour revendiquer le droit de pouvoir adorer Dieu tel que les Évangiles nous le font connaître.

Avant de commencer le récit si palpitant d'intérêt de cette guerre de libération, écoutons un fragment de la déposition faite à Londres en 1707, sur la foi du serment, par, Abraham Mazel :
« Quelque temps avant que j'eusse reçu par l'Esprit l'ordre positif et redoublé de prendre les armes, je songeai que je voyais dans un jardin de grands boeufs noirs fort gras, qui broutaient les plantes du jardin. Une personne me dit de chasser ces boeufs, mais je refusai de le faire ; cependant, la même personne ayant fait instance, je les chassai. Fort peu de temps après, je reçus une inspiration, dans laquelle il me fut dit que le jardin était l'Eglise, que les gros boeufs noirs étaient les prêtres qui le dévoraient, et que je serais appelé à mettre en fuite ces sortes d'hommes.

À quelques jours de là, l'Esprit m'avertit de me préparer à prendre les armes pour la cause de Dieu. Cet avertissement fut suivi de quelques autres pareils ; et comme je parlais assez haut dans l'extase, les uns, qui voyaient ma faiblesse, ou pour mieux dire mon néant, étaient comme scandalisés de cet ordre inconcevable, et les autres, plus humbles, se contentaient de lever les yeux au ciel. Dans ces réitérations il n'y avait jusque-là qu'une déclaration générale. Esprit Séguier et Salomon Couderc, deux de nos principaux inspirés (qui ont été brûlés vifs), eurent des avertissements conformes aux miens, et quelques autres en eurent aussi. Enfin, le dimanche 21 juillet 1702, comme nous étions dans une assemblée, proche de la montagne de Lauzère, l'Esprit me saisit et m'ordonna en m'agitant beaucoup de prendre les armes sans aucun retardement et d'aller délivrer ceux de nos frères que les persécuteurs détenaient prisonniers au Pont-de-Montvert. (Ils étaient dans le château de M. Dandré, que l'abbé Du Chayla occupait). Je ne dois pas dissimuler que j'avais été fort surpris, aussi bien que les autres, par les premiers avertissements que j'avais reçus sur ce sujet ; car, qui étais-je, moi, pauvre créature ? je n'étais rien du tout, à juger humainement. Mais l'apôtre Paul nous dit que Dieu choisit quelquefois les choses folles de ce monde et les choses faibles pour rendre confuses les sages et les fortes.

Aussitôt donc que l'ordre d'obéir promptement m'eut été donné, je ne balançai plus à me mettre en devoir de l'exécuter. Ceux qui avaient reçu le même avertissement que moi mirent ensemble la main à l'oeuvre. Esprit, Salomon, Soulanges, Mazaurie et quelques autres s'en allèrent en grande hâte, l'un ici, l'autre là, chercher des ouvriers. Nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain soir, et nous nous rencontrâmes avec nos enrôlés, au nombre d'environ quarante, au lieu marqué. Nous n'avions que quelques épées, des faulx, de vieilles hallebardes, et peut-être vingt fusils ou pistolets ; mais le Dieu des armées était notre force. Nous nous mîmes tous en prière ; et plusieurs reçurent commandement de l'Esprit d'entrer dans le bourg (le Pont-de-Montvert), à nuit close, en chantant des psaumes, et d'aller droit au château pour délivrer nos frères. Je laisse diverses circonstances qu'il ne faudrait pas oublier si l'on écrivait au long cette histoire, pour dire que, malgré les injures et la résistance de l'abbé Du Chayla, grand massacreur de pauvres innocents, nous enlevâmes les prisonniers, et entre autres le frère Massip, qui est présentement ici, à Lausanne, avec nous. On l'avait resserré dans une posture si gênée, les jambes passées entre deux poutres, qu'il ne pouvait ni se coucher, ni se lever. Après cette expédition, nous demandâmes (par ordre) de parler à l'abbé, et il fit feu sur nous, car il avait quelques soldats et quelques domestiques ; mais il ne trouva pas son compte dans cette résistance. Le château fut réduit en cendres et même d'une manière miraculeuse. Et le persécuteur, voulant se sauver, se précipita, et puis fut forcé, par un coup de la vengeance du Ciel, de mettre une dernière fin à ses cruautés.

« Les vainqueurs, au nom du Seigneur, passèrent le reste de la nuit à chanter ses louanges, et à lui rendre des actions de grâces pour le succès qu'il avait donné à la première entreprise de ses serviteurs. Et au point du jour, nous nous retirâmes, en chantant toujours, entre les mêmes montagnes, dont nous étions partis le jour précédent.

« Le bruit de ces premiers exploits ayant été répandu, la troupe grossit en fort peu de temps ; et il s'en forma d'autres, à l'envi, en divers endroits du pays ; le tout étant approuvé et conduit par le concours des inspirations qu'il plaisait à Dieu de nous envoyer.

« Je dirai ici, par occasion, que notre nombre n'a jamais été si grand que la plupart du monde se l'est imaginé. J'ai peine à croire que nos diverses troupes ensemble aient jamais monté jusqu'à deux mille hommes, et plusieurs d'entre nous n'avaient pour armes que des pierres et des bâtons. Aussi, lorsque M. C., auteur de l'histoire des dernières révolutions de la principauté d'Orange, conclut des considérations qu'il fait, qu'il fallait que notre nombre fût fort considérable, il raisonne assez conséquemment, mais il n'est pas informé du fait, comme il le déclare lui-même. « Qui aurait empêché le Maréchal de Montrevel dit cet auteur, après avoir désarmé les protestants des villes, d'aller bloquer les mécontents dans leurs bois avec toutes ses troupes, et de les obliger à mettre bas les armes, ou à périr de misère ? Pourquoi aurait-on vu, au milieu de l'hiver, plus de quarante mille bourgeois sous les armes, pour veiller à leur propre sûreté, dans le temps qu'on avait, dans le coeur du pays, une armée complète à opposer à ces mécontents ? » À parler humainement, cela est bien dit ; la lumière naturelle doit conclure ainsi. Mais M. C. voudra bien qu'on lui dise ici que ceux qui lui ont fourni des mémoires, ne lui ont pas donné la clé du mystère. Il est vrai, nos ennemis étaient en grand nombre, et nous, nous n'étions qu'une. petite poignée de gens. Ils avaient des chevaux et des chariots, de l'or, des armes et des forteresses ; et nous, on le sait, ces secours nous manquaient.
Mais, je l'ai déjà dit, l'Éternel des armées était notre force. Que toute la terre le sache, c'est Dieu, Dieu lui-même, son conseil et son bras qui ont opéré ce que l'esprit de l'homme ne saurait comprendre.
« Il aurait été à souhaiter aussi que l'auteur dont je parle, et que je suis fort éloigné de vouloir offenser, eût eu de plus particulières informations touchant la manière dont il a plu à Dieu de nous mettre les armes à la main ; car les choses se sont passées comme elles ont été ci-dessus racontées. Et il n'y a homme vivant à qui il appartienne de contester cette vérité. »
Ce témoignage d'un homme respecté de tous ceux qui l'ont connu, amis et ennemis, méritait d'être entendu.




Après le meurtre commis sur Du Chayla, Esprit Séguier se rendit avec ses compagnons chez un autre prêtre qui était le délégué de l'archiprêtre. Il le trouvèrent au lit, le fusillèrent et brûlèrent sa cure. De là, ils se rendirent au château de La Devèze, où ils savaient que se trouvaient deux ou trois prêtres ; ils les cernèrent en demandant qu'on leur livrât des armes. Le seigneur et les prêtres leur répondirent en tirant sur eux. Alors Esprit Séguier mit le feu au château. Les protestants de la région le désapprouvèrent, car ils redoutaient des représailles.

L'intendant Bâville, le grand ennemi des protestants, lui rend justice. Il écrivait le 4 août 1702, à Chamillart, les lignes suivantes qui sont remarquables : « Il n'y a point d'étrangers parmi ces gens-là, ce n'était qu'un petit nombre de vagabonds, nés dans le pays, que le fanatisme avait rassemblés. Il est certain même que leur dessein n'était pas d'abord de faire les meurtres et incendies qu'ils ont commis. Ils voulaient sauver un d'entre eux qui était malheureusement prisonnier dans la même maison où était l'abbé Du Chayla. Un de ses valets tira un coup de fusil et en tua un ; cela les irrita et, étant entrés en fureur, ils tuèrent l'abbé Du Chayla. Ce même mouvement les porta à assassiner deux curés les plus voisins. Ils ne voulaient aussi que prendre des armes dans le château du sieur de Ladevèze, mais celui-ci ayant tiré et tué un d'entre eux ils brûlèrent sa maison. »
Cette lettre de Bâville écrite après une sérieuse enquête, montre que les Camisards n'avaient absolument pas prémédité le meurtre de l'abbé Du Chayla.

En apprenant ce qui s'était passé au Pont-de-Montvert, Bâville et le comte de Broglio, à la tête de deux mille hommes bien armés se mirent à la poursuite du prophète. Le comte de Broglio était aidé du colonel de Mirail et du capitaine Poul. Ce dernier était la terreur des Cévenols ; ce fut lui qui s'empara de Séguier.

L'apostat Brueys raconte la conversation de Poul avec Séguier :
- Maintenant que je te tiens, lui dit le terrible capitaine, comment t'attends-tu à être traité par moi ?
- Comme je t'aurais traité toi-même, répondit froidement le prophète.

Son procès ne fut pas long : les juges le condamnèrent à mort. L'arrêt portait que Séguier aurait le poing coupé et qu'il serait brûlé vif dans le lieu même où il avait donné le signal de la mort de Du Chayla.
Devant ses juges, le condamné fut admirable de calme et de fierté sauvage.
- Votre nom, lui demanda le président.
- Séguier.
- Pourquoi vous appelle-t-on Esprit ?
- Parce que l'Esprit de Dieu est avec moi.
- Votre domicile ?
- Au désert ; et bientôt au ciel.
- Demandez pardon au roi.
- Nous n'avons d'autre Roi que l'Éternel.
- N'avez-vous pas au moins des remords de vos crimes ?
- Mon âme est un jardin plein d'ombrages et de fontaines.

Le prophète fut dans sa mort ce qu'il avait été dans sa vie : fort et sublime. Sur son bûcher, il vit tomber sa main sous le tranchant de l'épée comme si c'eût été celle d'un étranger. Du milieu des flammes, sa figure s'illumina : « Frères, s'écria-t-il, attendez et espérez en l'Éternel. Le Carmel désolé reverdira et le Liban solitaire refleurira comme une rose. »

Après cette exécution et celle de trois autres camisards, le comte de Broglio se montra cruel et traître. Il publia une proclamation qui accordait un plein pardon à tous ceux qui étaient compris dans le meurtre de l'abbé Du Chayla, à condition qu'ils mettent bas les armes et rentrent de suite dans leurs demeures, sinon qu'ils seraient considérés comme rebelles. C'était un mensonge et une perfidie. Tous ceux qui furent assez crédules pour rentrer dans leurs maisons furent pris et pendus devant leur propre porte.

Les survivants s'enfuirent, poursuivis de forêts en forêts et de montagnes en montagnes par la milice de Broglio. Ils n'avaient que quelques armes et plusieurs ne savaient même pas se servir d'un fusil. Pendant une dizaine de jours, leur consternation fut grande. Ils passaient leur temps en réunions de prière. « Vraiment, dit Cavalier, jamais marin, dans la tempête, ne pria avec plus de ferveur que nous. » Ces pauvres gens n'avaient rien à manger, car les troupes royales avaient pillé le pays.
Ils étaient fort embarrassés sur ce qu'ils devaient faire pour sauver leur vie. Fallait-il s'exiler ou se transporter dans une autre partie de la France ? Salomon Couderc fut d'avis de rester dans les Cévennes. Cinq jours plus tard, Laporte, homme expérimenté et brave, vint les rejoindre. Il donna à ses coreligionnaires le même conseil que Salomon Couderc. Abraham Mazel parla dans le même sens. « Pourquoi irions-nous chercher un asile sur la terre étrangère, s'écria Laporte ; celle-ci n'est-elle pas à nous ? Où dorment nos pères, n'avons-nous pas le droit d'avoir nos tombeaux ? Délivrons nos frères opprimés. Nous n'avons pas d'armes, l'Éternel nous en donnera. Nous sommes peu nombreux, il nous enverra du renfort. S'il faut mourir, mieux vaut périr par l'épée que par la corde du bourreau. »

Ces paroles courageuses trouvèrent de l'écho dans le coeur de la poignée d'hommes qui entourait Laporte.
- « Sois notre chef, c'est la volonté de Dieu, lui dirent-ils, et ils le nommèrent à l'unanimité leur général en lui jurant fidélité.
- « L'Éternel, leur dit Laporte, est témoin de vos promesses. Je suis votre chef. » Il prit le titre de colonel des Enfants de Dieu et nomma son camp le Camp de l'Éternel.

Une première armée de trente soldats inexpérimentés, n'ayant pas appris l'art de la guerre était formée. Ces hommes de foi allaient lutter contre de nombreuses milices et des armées aguerries. Et pourtant, malgré leur faiblesse, ils allaient transporter des montagnes. C'est qu'ils défendaient à la fois la vie et la liberté de leurs femmes et de leurs enfants. Leur cause était juste et sainte. Ils voulaient rester fidèles à Dieu ; il leur fallait donc obtenir la liberté de conscience. Ces héros nous ont conquis au prix de sacrifices inouïs le droit sacré entre tous d'adorer Dieu au grand soleil de la liberté.




Laporte se mit immédiatement à l'oeuvre. Le soir même de son élection, il désarmait les villages catholiques de Fraissinet et de Mandagout. C'est ainsi qu'il procura à sa petite troupe des fusils et des balles. Quelques jours après, du renfort lui arrivait.

Un jeune garçon forestier, Castanet, descendait de la montagne avec douze hommes et s'unissait avec eux à Laporte. Le meurtre d'un protestant innocent, du Cailar, Bousanquet, roué vif à Nîmes le 7 septembre 1702, jeta la terreur dans le pays et amena d'autres recrues à la petite armée qui s'éleva bientôt à soixante hommes, avec lesquels la fameuse guerre des Camisards commença.

Le capitaine Poul, à la tête d'une brillante armée, rencontra Laporte dans une petite plaine appelée « le Champ-Domergue ». De part et d'autre le choc fut brillant ; on se battit courageusement. On dit que les troupes royales commencèrent à apprécier ce jour-là ceux qu'elles méprisaient auparavant. Toutefois, Laporte, estimant sa troupe trop faible, donna le signal de la retraite. Le capitaine Poul n'osa pas le poursuivre.

Pendant que Laporte se mesurait avec Poul, Castanet et un jeune Cévenol, nommé Roland, qui joua un très grand rôle comme chef, vengeaient leurs compagnons mis à mort par Bâville, en incendiant des églises et des presbytères. Irrité de tant d'audace, Bâville frappait sans miséricorde des protestants inoffensifs et envoyait ainsi à son insu des recrues à Laporte.

La réputation de celui-ci grandissait. Poul en était jaloux. Il se mit à le poursuivre avec un acharnement extraordinaire. Le 22 octobre, il le rencontra, grâce à un traître, du côté de Sainte-Croix et il prit ses dispositions pour l'envelopper pendant que Laporte prenait les siennes pour lui échapper. Les Camisards mal armés, avaient, pour comble de malheur, des armes hors de service à cause d'une pluie torrentielle qui venait de tomber. Trois coups de feu seulement partirent et tuèrent trois hommes. Poul voyant l'avantage qu'il avait sur son ennemi, donna l'ordre à ses soldats de fondre sur les Cévenols et de leur tirer dessus à bout portant. Laporte comprit la manoeuvre de Poul et ordonna à sa troupe de se retirer derrière des rochers, mais lui-même fut atteint d'un coup de fusil et il tomba mort au milieu des siens qui prirent la fuite.

Ainsi mourut, à l'âge de quarante-cinq ans, après deux mois et demi de commandement, le premier chef de l'insurrection cévenole.

Poul fit couper la tête à Laporte et à huit autres Camisards. Après avoir promené ces huit têtes dans les principales villes des Cévennes, il les fit clouer sur le pont d'Anduze le 25 octobre. Elles furent ensuite portées à Bâville, qui les fit exposer à l'Esplanade, de Montpellier.

Pour décourager les soldats cévenols, Bâville obligeait tous les villages à se fortifier et à recevoir garnison. Les églises et les presbytères devenaient des forts où les soldats passaient la nuit pour aller combattre le jour. C'est pour cette raison que les Cévenols brûlaient les églises. « Qui était le plus coupable, dit un chef camisard, de ceux qui faisaient des maisons de prières des maisons de voleurs, ou de ceux qui, pour cette raison, les détruisaient, de ceux qui changèrent en fort des églises qu'ils regardaient comme saintes, ou de ceux, qui les jugeant idolâtres, les brûlèrent ? Que tout homme impartial juge et surtout qu'il remarque que jamais nous n'avons touché à une église où il n'y avait pas de garnison, ni rien emporté de ce qu'elle contenait. »




À cette époque, il y avait à Genève, un jeune réfugié, dont le coeur était resté dans ses Cévennes. Le mal du pays s'était emparé de lui. Ce jeune homme s'appelait Jean Cavalier. Il était né le 28 novembre 1681, à Ribaute, près d'Anduze. Valet de berger pendant sa première jeunesse, puis apprenti boulanger à Anduze, il avait quitté son pays pour échapper aux persécutions. Sur la terre étrangère, il travaillait de ses mains pour gagner sa vie.

Comme tous les enfants protestants, il avait été contraint de fréquenter pendant six ans l'école catholique. Son père assistait à la messe, mais sa mère, fidèle huguenote, très versée dans la connaissance des Saintes Écritures, l'instruisait dans la vérité et lui montrait les erreurs du papisme ; elle discutait même avec les prêtres et souvent elle les confondait. Toutes ces instructions se gravaient profondément dans l'esprit et l'âme du jeune Cavalier. Chaque vérité de nos Livres saints se burinait en caractères ineffaçables dans son coeur. Tout ce que les prêtres catholiques avaient fait pour le convertir au romanisme n'avait réussi qu'à lui en donner l'horreur. Un jour, il refusa d'aller à la messe ; en même temps, il déclara à son maître d'école qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'il lui avait enseigné concernant la religion. L'instituteur fut scandalisé et le père de Cavalier effrayé. « Tu me perdras, dit-il à son enfant, va à la messe, je te l'ordonne. » La mère encouragea son fils à être fidèle à la Vérité et elle le conduisit secrètement aux assemblées du désert où il eut la joie d'entendre le grand Brousson. Sa jeune imagination en fut vivement impressionnée. Comme beaucoup d'autres enfants cévenols, il eut des inspirations, il reçut l'esprit de prophétie, et ses premières paroles d'exhortation furent une condamnation du romanisme.
Pour échapper au bagne ou à la mort, tout en restant fidèle à Jésus-Christ, il partit pour Genève. Le besoin de revoir ses parents et ses chères montagnes, devait le ramener dans les Cévennes.

Un jour, à Genève, il rencontra le guide qui l'avait conduit dans la ville du refuge et il l'interrogea. - « Ton père, lui dit le guide, est dans la prison de Carcassonne, ta mère dans la tour de Constance. « Ces nouvelles remplirent le jeune exilé de tristesse. Consterné, il se mit à jeûner et a prier, en demandant à Dieu de lui révéler sa volonté.

Le premier juin 1702, âgé de vingt ans et demi, il quittait la Suisse et arrivait bientôt à Ribaute, où il eut la joie de trouver ses parents. Cette joie fut courte. Au moment où il les pressait sur son coeur, la cloche de l'église romaine appelait les fidèles à la messe et ses parents se disposaient à s'y rendre. Ils avaient obtenu leur libération au prix d'une abjuration.
La douleur de Cavalier fut grande. Avec autorité et douceur, il leur reprocha d'avoir abandonné la foi de leurs ancêtres quand lui bravait la mort pour venir les sauver.
En l'écoutant, son père et sa mère étaient émus. Il leur parlait tellement comme leur conscience. Il leur apparaissait comme un prophète de Dieu venu pour les ramener dans le chemin de la fidélité. Éclairés, réveillés, ils prirent la résolution, non seulement de ne pas assister à la messe ce jour-là, mais de rester toujours, coûte que coûte, fidèles au Seigneur.

À partir de ce moment, Cavalier fut tourmenté par le besoin de travailler à la délivrance de ses coreligionnaires. Possédé par cet esprit étrange et mystérieux qui avait déjà saisi tant de personnes, il avait des inspirations et des révélations. Vers la fin d'octobre 1702, il rencontra quelques jeunes gens dans une assemblée religieuse ; il leur proposa de prendre les armes. Dix-huit acceptèrent. Ils auraient perdu courage avant de commencer à agir, si Cavalier ne leur avait pas communiqué son ardeur et sa foi. Ils se trouvaient si faibles, si peu nombreux, et ils n'avaient pas d'armes surtout ! Comment se battre dans de telles conditions ! -

Le courageux Cévenol les invite à le suivre. Il se rend avec eux chez un prêtre qui possède des armes en abondance. Arrivés au pont d'Anduze, leurs regards s'arrêtent sur cinq poteaux où douze têtes étaient clouées. Dans ce nombre, ils reconnaissent celle de Laporte. Cette vue, qui aurait pu les décourager, fait d'eux des héros. Ils poursuivent leur route, arrivent à dix heures du soir dans le petit village de Saint-Martin, près de Durfort, entrent dans le presbytère, s'emparent des armes nombreuses qui s'y trouvent et se retirent sans avoir touché à la personne du prêtre.

La guerre va donc continuer ; Bâville s'est lourdement trompé en annonçant à Louis XIV, qu'avec la mort de Laporte, tout était fini. Tout commençait.

Un neveu de Laporte, qui prit le nom de Roland, fut proclamé général des Enfants de Dieu, à la mort de son oncle. Il avait réellement toutes les qualités d'un chef : hardi et prudent, d'une rare prévoyance, d'un courage à toute épreuve, sans regard en arrière, décidé à vivre ou à mourir pour la noble cause de Jésus-Christ ; moins brillant que Cavalier, mais possédant des qualités plus solides et un caractère plus ferme, Roland fut le chef idéal des croyants, auxquels il donna, dans ces temps si difficiles, l'exemple de toutes les vertus.
À côté de lui, nous trouvons Jean Cavalier qui eut à un haut degré l'art d'enthousiasmer ses soldats, de s'en faire aimer et de relever leur courage.

Abdias Maurel, un autre chef, plus connu sous le nom de Catinat, était né au Cailar. Indigné de l'apostasie du baron de Saint-Come qui persécutait ses anciens coreligionnaires, il l'avait tué. D'une grande force corporelle et d'une grande douceur, il avait beaucoup moins d'intelligence et de grandeur d'âme que Roland et Cavalier.
Son collègue Ravanel lui est inférieur moralement. « Il est maigre, trapu, noir, à mufle de boule-dogue. Il a trente ans. » Sa haine des prêtres et des dogmes catholiques, était implacable. Il avait un courage qui ne pouvait pas être surpassé.

Nicolas Joanny est un vrai chef. Sa prudence et son intelligence en font un homme hors ligne aux heures décisives. Il voit juste et il agit rapidement.

Castanet était un vrai huguenot ; il connaissait admirablement la Bible. Il fut bon chef et encore meilleur prédicateur.

Salomon Couderc et Abraham Mazel se partageaient le commandement d'une compagnie. Hommes supérieurs par les dons de l'intelligence et les qualités morales ; c'est d'eux surtout qu'on peut dire que s'ils furent d'excellents chefs, ils furent par dessus tout de vrais prophètes et de puissants orateurs.

Pendant deux ans, ces chefs avec leurs troupes petites, mal armées et pauvres, vont tenir tête à trois généraux : le duc de Broglio, beau-frère de Bâville, le Maréchal de Montrevel et le Maréchal de Villars. Comment des bergers ignorants ont-ils pu tenir contre des généraux savants et expérimentés qui commandaient de fortes armées ?

L'un des témoins de ces temps héroïques répond à notre question :
« Il faudrait de gros livres, dit Elie Marion, dans le Théâtre sacré des Cévennes, pour contenir l'histoire de toutes les merveilles que Dieu a opérées par le mystère des inspirations qu'il lui a plu de nous envoyer. Je puis protester devant lui, qu'à parler généralement, elles ont été nos lois et nos guides. Et j'ajouterai, avec vérité, que lorsqu'il nous est arrivé des disgrâces, ça été pour n'avoir pas obéi ponctuellement à ce qu'elles nous avaient commandé, ou pour avoir fait quelque entreprise sans leur ordre.

« Ce sont nos inspirations qui nous ont mis au coeur de quitter nos proches et ce que nous avions de plus cher au monde, pour suivre Jésus-Christ et pour faire la guerre à Satan et à ses compagnons. Ce sont elles qui ont donné à nos vrais inspirés le zèle de Dieu et de la religion pure, l'horreur pour l'idolâtrie et pour l'impiété, l'esprit d'union, de charité, de réconciliation et d'amour fraternel qui régnait parmi nous ; le mépris pour les vanités du siècle et pour les richesses iniques ; car l'Esprit nous a défendu le pillage, et nos soldats ont quelquefois réduit des trésors en cendres, avec l'or et l'argent des temples des idoles, sans vouloir profiter de cet interdit. Notre devoir était de détruire les ennemis de Dieu, non de nous enrichir de leurs dépouilles. Et nos persécuteurs ont diverses fois éprouvé que les promesses qu'ils nous ont faites des avantages mondains n'ont point été capables de nous tenter non plus.

« Ça été uniquement par les inspirations et par le redoublement de leurs ordres, que nous avons commencé notre sainte guerre. Un petit nombre de jeunes gens simples, sans éducation et sans expérience, comment auraient-ils fait tant de choses, s'ils n'avaient pas eu le secours du Ciel ? Nous n'avions ni force ni conseil, mais nos inspirations étaient notre recours et notre appui.

« Ce sont elles seules qui ont élu nos chefs et qui les ont conduits. Elles ont été notre discipline militaire. Elles nous ont appris à essuyer le premier feu de nos ennemis à genoux, et de les attaquer en chantant des psaumes, pour porter la terreur dans leur âme. Elles ont changé nos agneaux en lions et leur ont fait faire des exploits glorieux. Et quand il est arrivé que quelques-uns de nos frères ont répandu leur sang, soit dans les batailles, soit dans le martyre, nous n'avons point lamenté sur eux. Nos inspirations ne nous ont permis de pleurer que pour nos péchés et pour la désolation de Jérusalem. Et je ne ferai pas de difficulté de dire ici que lorsque Dieu retira ma mère en sa grâce, il m'ordonna d'essuyer mes larmes et m'assura qu'elle reposait en son sein.

« Ce sont nos inspirations qui nous ont suscités, nous, la faiblesse même, pour mettre un frein puissant à une armée de plus de vingt mille hommes d'élite, et pour empêcher que ces troupes ne fortifiassent le grand et général ennemi, dans le lieu où la Providence avait ordonné qu'il reçut le premier coup mortel.

« Ces heureuses inspirations ont attiré dans le sein de nos églises plusieurs prosélytes d'entre les adorateurs de la Bête, qui ont toujours été fidèles depuis. Elles ont animé nos prédicateurs et leur ont fait proférer avec abondance des paroles qui repaissaient solidement nos âmes.

« Elles ont banni la tristesse de nos coeurs au milieu des plus grands périls, aussi bien que dans les déserts et les trous des rochers, quand le froid et la faim nous pressaient ou nous menaçaient.

« Nos plus pesantes croix ne nous étaient que des fardeaux légers, à cause de cette intime communication que Dieu nous permettait d'avoir avec lui, nous soulageait et nous consolait. Elle était notre sûreté et notre bonheur.

« Nos inspirations nous ont fait délivrer plusieurs prisonniers de nos frères, reconnaître et convaincre des traîtres, éviter des embûches, découvrir des complots et frapper à mort des persécuteurs.

« Si les inspirations de l'Esprit saint nous ont fait remporter des victoires sur nos ennemis par l'épée, elles ont fait bien plus glorieusement triompher nos martyrs sur les échafauds. C'est là que le Tout-Puissant a fait des choses grandes. C'est là le terrible creuset où la vérité et la fidélité des saints inspirés ont été éprouvées. Les paroles excellentes de consolation et les cantiques de réjouissance du grand nombre de ces bienheureux martyrs, lors même qu'ils avaient les os brisés sur les roues, ou que les flammes avaient déjà dévoré leur chair, ont été, sans doute, de grands témoignages que leurs inspirations descendaient de l'Auteur de tout don parfait.

« Ce sont enfin ces dons précieux de la grâce qui nous font bénir en tout temps et en tout lieu, ceux qui nous haïssent sans cause, en même temps que nous déplorons leur aveuglement. Quelques-uns de nos frères qui priaient autrefois pour nous, devenus plus injustes et plus cruels que nos ennemis, nous outragent et nous maudissent. Mais nos inspirations nous consolent et nous font désirer qu'ils se convertissent afin qu'ils vivent.

« Je n'oublierai point une autre preuve indubitable de la sainteté des inspirations qu'il a plu à Dieu de nous honorer. C'est qu'une infinité de fois certaines choses nous ont été précisément déclarées avec des circonstances très particulières ; et des ordres nous ayant été en même temps donnés pour l'exécution, tout s'est exactement rencontré, et tout a réussi selon la vérité de l'avertissement divin. »

Nous n'ajoutons aucun commentaire à ce témoignage si touchant et si noble. Les chapitres suivants montreront par des faits qu'il n'est pas exagéré.


(1) F. Puaux. Histoire de la réforme, tome 6. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant