Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

-------

La fin du XVIIe siècle est une des époques les plus tragiques de l'histoire de France.

En 1685, l'édit de Nantes, publié par Henri IV en 1598, en faveur des protestants, fut révoqué. Depuis longtemps déjà il était violé dans son esprit et dans sa lettre, quand Louis XIV le déchira tout-à-fait. Les enfants protestants étaient enlevés à leurs parents et enfermés dans des couvents où on les instruisait dans la foi catholique. Tous les pasteurs furent exilés. Les huguenots n'avaient le droit ni de sortir de France, ni d'y rester sans abjurer. S'ils essayaient d'en sortir, ils risquaient d'être arrêtés et c'était le bagne pour les hommes, la prison pour les femmes ; s'ils restaient, c'était la visite des dragons qui s'établissaient à demeure dans les maisons avec la liberté de piller, de détruire, de confisquer les biens et d'user des tortures les plus inhumaines pour obliger les croyants fidèles à aller à la messe. On leur donnait parfois l'ordre de se déchausser et de placer leurs pieds nus sur des barres de fer rougies au feu. D'autres fois, on leur faisait tourner une broche auprès d'un feu ardent jusqu'à ce qu'ils fussent à moitié rôtis. Ou bien encore on les descendait dans des trous ou dans des puits jusqu'à ce que leur sang fût glacé.


Chaque maison protestante devint le théâtre d'une lutte acharnée entre la faiblesse héroïque et la force brutale. La pauvre femme huguenote devait recevoir chez elle dix, quinze, vingt soldats (on en mit jusqu'à cent dans une maison de Nîmes). Elle devait leur faire la cuisine et les servir seule. Ils ne la laissaient plus sortir, riant de ses souffrances, de ses prières, de ses larmes ; et comme la prière et la foi rendaient leur victime capable de tout supporter, les dragons en venaient aux coups, se servaient pour frapper de gaules vertes, pliantes, qui s'ensanglantaient sans casser. Ils inventaient les supplices les plus atroces. Telle femme fut lentement, cruellement épilée ; telle autre, flambée à la paille, comme un poulet ; d'autres, l'hiver, reçurent sur les reins des seaux d'eau glacée. Parfois ils enflaient le patient (homme ou femme) avec un soufflet, comme on enfle un boeuf mort, jusqu'à le faire crever. Parfois, ils le tenaient suspendu, presque assis, à nu, sur des charbons ardents. Les généraux riaient de voir les huguenotes houspillées, que les soldats mettaient nues à la porte et faisaient courir dans les rues. On martyrisait le mari sous les yeux de sa femme ; on insultait la fille sous les yeux de sa mère ; on liait la mère qui allaitait, et on lui tenait à distance son nourrisson qui pleurait, languissait, se mourait.

Une des scènes les plus atroces se vit à Montauban. On avait mis trente-huit cavaliers chez M. et Mme Peschels. Elle était enceinte et sur le point d'accoucher. Les soldats brisèrent tout et ne laissèrent pas même un lit, jetant le mari et la femme très près de son terme, à la rue avec leurs quatre enfants, dont l'aîné avait sept ans. Ils leur permirent seulement d'emporter un berceau. Pour adieu, ils leur jetèrent des seaux d'eau froide dont ils restèrent mouillés, glacés. Ils erraient dans la rue ne sachant où aller, quand l'intendant leur ordonna de rentrer chez eux pour recevoir d'autres soldats. Il en arriva six, puis dix, puis d'autres encore qui, irrités de ne plus rien trouver, leur firent subir mille outrages, puis les mirent de nouveau à la porte. La pauvre dame, prise de douleurs à ce moment, était sur le pavé sans asile. N'était-il pas défendu de recevoir les rebelles !

Où aller ? Son mari et une sage-femme la tenaient sous les bras ; l'heure de l'accouchement approchait et elle était dans la rue. À ce moment, la maison de sa soeur se trouvait libre de soldats pour quelques heures. Elle y entra et accoucha. Mais des soldats revinrent bientôt et firent un si grand feu dans sa chambre qu'ils faillirent l'étouffer avec son enfant.

De nouveau, elle est chassée ; dehors, elle s'assied sur une pierre, tenant son frêle bébé dans ses bras. Des soldats la suivent, l'entourent, la martyrisent de risées et d'insultes.
Une dame catholique témoin de ce spectacle, recueillit l'accouchée. Quelque temps après, elle put rejoindre son mari. Ils ne furent pas longtemps ensemble. Elle fut chassée de Montauban et on lui ôta ses cinq enfants. Traquée comme une bête, elle errait dans les campagnes, tandis que son mari était enfermé de prison en prison pendant deux ans. Plus tard, ces deux héroïques époux furent réunis, mais on ne sait s'ils retrouvèrent leurs enfants.

Malgré les lois condamnant les hommes qui tentaient de s'expatrier, aux galères perpétuelles ; les femmes, à être enfermées dans des couvents ou en prison ; tous, à la confiscation de leurs biens, cinq à six cent mille protestants s'expatrièrent. « C'était une désobéissance criminelle », disaient les ordonnances du roi de France, comme si c'était un crime de tout abandonner plutôt que de renier sa foi.

Des milliers d'émigrants périrent de fatigue, de froid, de faim, ou dans des naufrages, ou sous les balles des soldats.
D'autres milliers furent arrêtés et enchaînés avec des assassins et traînèrent le boulet du forçat. Les galères de Marseille se remplirent de ces infortunés ; il y avait parmi eux d'anciens magistrats, des officiers, des gentilshommes, des vieillards et presque des enfants. Les femmes souffraient dans d'infects cachots ou à la tour de Constance.
Plus de temples, plus de pasteurs, plus de Bibles. La plus sainte des libertés était supprimée.

Dans son Histoire de l'Édit de Nantes, Elie Benoit, contemporain des événements que nous racontons, écrit : « Les cavaliers attachaient des croix à la bouche de leurs mousquetons pour les faire baiser par force, et quand on leur résistait, ils poussaient ces croix contre le visage et dans l'estomac de ces malheureux. Ils n'épargnaient pas plus les enfants que les personnes avancées en âge et, sans compassion de leur faiblesse et de leurs infirmités, ils les frappaient de coups de bâtons, ou de plat d'épée, ou de la crosse de leurs mousquetons ; ce qu'ils faisaient avec tant de violence que quelques-uns en demeurèrent estropiés. Ces scélérats affectaient de faire des cruautés aux femmes. Ils les battaient à coups de fouet ; ils leur donnaient des coups de canne sur le visage pour les défigurer ; il les traînaient par les cheveux dans la boue et sur les pierres. Quelquefois, des soldats trouvant des laboureurs dans les chemins ou à la suite de leurs charrues, les arrachaient de là pour les mener aux églises catholiques, et les piquaient comme des boeufs de leurs propres aiguillons pour les faire marcher.

Quand ces malheureux consentaient à abjurer sous le sabre des dragons, ils en devenaient quelquefois fous, ou ils mouraient de douleur dans des accès de remords et de désespoir.
Ces infortunés convertis ne pouvaient pas se rencontrer sans honte et sans souffrance.

« Quand l'un voyait l'autre au pied d'une image, ou dans un autre acte de dévotion catholique, les cris redoublaient, la douleur éclatait par de nouveaux témoignages. Le laboureur, abandonné à ses réflexions au milieu de son travail, se sentait plus pressé de ses remords, et quittant sa charrue au milieu de son champ, se jetait à genoux, se prosternait le visage en terre, demandait pardon, prenait tout à témoin qu'il n'avait obéi qu'à la violence. »

En 1684, l'Eglise de Marennes-en-Saintonge était encore debout. Il fallait bien la démolir. Les prétextes ne manquaient pas.
Dans la nuit du samedi au dimanche, un arrêt interdit l'exercice du culte.
Le lendemain, par un froid intense qui en tua plusieurs, dix mille fidèles se trouvèrent réunis à la porte du temple. « En se retirant, dit Elie Benoit, le peuple donna des marques d'une sensible douleur. Ce n'étaient que larmes, que cris, que gémissements. On ne se contraignait ni dans les rues, ni à la campagne. Les parents et les amis s'embrassaient en pleurant, et sans rien dire. Les hommes et les femmes, les mains jointes, les yeux tournés vers le ciel, ne pouvaient s'arracher du lieu où ils étaient venus, malgré les rigueurs de la saison, chercher la consolation de prier Dieu ; et néanmoins, au milieu d'une douleur si vive, il fallait encore songer à ne pas donner de nouvelles prises aux persécuteurs, en demeurant en grand nombre sur le lieu où l'arrêt rendu contre les ministres rendait les assemblées illégitimes. »

Après la révocation de l'édit de Nantes, l'intendant Foucault ordonna aux dragons de se montrer plus sévères, et de poursuivre les réformés comme des bêtes fauves. Les dragons entraient dans les maisons protestantes le sabre nu, en criant : Tue ! tue ! ou catholique ! Ils ruinaient les demeures dans lesquelles ils entraient. Tout leur appartenait si bien qu'ils vendaient aux catholiques provisions, vaisselle et meubles. « Entre les autres secrets que Foucault leur apprit, dit Elie Benoit, il leur commanda de faire veiller ceux qui ne voulaient pas se rendre à d'autres tourments. Les fidèles exécuteurs de ces ordres furieux se relayaient pour ne pas succomber aux tourments qu'ils faisaient subir aux autres. Le bruit des tambours, les blasphèmes, les cris, le fracas des meubles qu'ils brisaient ou qu'ils jetaient d'un côté à l'autre, l'agitation où ils tenaient ces pauvres gens, pour les forcer à demeurer debout et à ouvrir les yeux, étaient les moyens dont ils se servaient pour les priver de repos. Les pincer, les piquer, les tirailler, les suspendre avec des cordes, leur souffler dans le nez la fumée de tabac, et cent autres cruautés étaient le jouet de ces bourreaux, qui réduisaient par là leurs hôtes à ne savoir ce qu'ils faisaient, et à promettre tout ce qu'on voulait pour se tirer de ces mains barbares. Ils faisaient aux femmes des indignités que la pudeur ne permet pas de décrire... Le plus fort de leur étude et de leur application était de trouver des tourments qui fussent douloureux sans être mortels, et de faire éprouver à ces malheureux objets de leur fureur tout ce que le corps humain peut endurer sans mourir. »

À des maux extraordinaires, accompagnés chez beaucoup d'une foi sublime, il fallait des grâces et des dons extraordinaires. C'est alors que Dieu suscita des prophètes pour éclairer, consoler, fortifier les opprimés, et leur donner le courage de se dresser en face de leurs assassins.




Sur la montagne du Peyrat, près de Dieulefit, dans la Drôme, vivait un gentilhomme verrier, renommé pour sa foi ; il se nommait Du Serre. Les persécutions l'avaient rendu plus zélé que jamais. La lecture de la Bible le remplissait de joie et d'espérance. Comme autrefois Jeanne d'Arc, il avait des inspirations, il entendait des voix intérieures. Après l'exil des pasteurs, Dieu lui mit au coeur d'instruire la jeunesse et il devint le catéchiste des jeunes bergers pendant les longues soirées d'hiver. Il leur expliquait la parole de Dieu. Et comme il vivait dans l'intimité des prophètes de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, comme il se nourrissait des tableaux que Jésus et l'apôtre Jean tracent de l'avenir, il montrait à ses jeunes amis que Rome, cette grande prostituée de l'Apocalypse, ivre du sang des saints et des martyrs du Sauveur, tient dans ses mains une coupe pleine des abominations de la terre.

La foi ardente du vieillard, ses entretiens enthousiastes, son âme de feu émouvaient profondément son jeune auditoire ; l'imagination et le coeur de ces enfants s'enflammaient ; ils attendaient avec impatience le jour glorieux où ils pourraient se réjouir avec le ciel, les saints, les apôtres et les prophètes sur la ruine de Babylone. La chambre de Du Serre était devenue une école de prophètes ; le vieillard huguenot était un nouveau Samuel et ses élèves tombaient dans l'extase.

Le prophète ému conduisit ses catéchumènes sur le sommet de sa montagne, et leur montrant les plaines du Dauphiné et du Languedoc où gémissaient leurs frères, il les convainquit qu'ils avaient une grande oeuvre à accomplir. Sachez-le bien, leur dit-il, si Dieu vous a accordé des révélations et le don de prophétie, c'est pour le bien de ceux qui souffrent. Allez les éclairer, les consoler, les fortifier. « Allez édifier les églises de ces provinces, allez ramener les brebis perdues de la maison d'Israël. Voyez ces temples où vous vous êtes si souvent assemblés pour chanter les louanges de Dieu ; ils sont détruits ; jetez les yeux sur ces chaires d'où on vous annonçait la vérité chrétienne, elles sont abattues ; portez vos regards sur ces tables où le pain et le vin eucharistiques étaient distribués, elles sont renversées ; remarquez ces personnes si pressées dans leur fuite, ce sont vos pasteurs que l'on a contraints de force à vous abandonner ; considérez ces foules à qui l'on prêche, ce sont vos frères que l'on séduit. Oui, le mystère d'iniquité se met en train ; la bête a reçu le pouvoir de faire la guerre aux saints et de les vaincre ; la mère des paillardises, Babylone, et des abominations, a enivré les habitants de la terre du vin de sa prostitution. Mais traitez, ô prophètes du Seigneur, traitez Babylone comme elle vous a traités elle-même ; rendez-lui au double de toutes ses oeuvres. Dans la même coupe où elle nous a fait boire, faites-la boire deux fois autant ; rendez-lui au double ses tourments et ses douleurs, car il est écrit : Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter non la paix, mais l'épée. Les propres domestiques des hommes seront ses ennemis ; le frère livrera son frère à la mort, le père son enfant ; des enfants s'élèveront contre leurs pères et les feront mettre à mort. » (1).

Le vieillard éleva les mains au ciel, puis les posa sur leur tète et leur dit : « La paix soit avec vous ; comme le Père m'a envoyé, je vous envoie aussi de même. - Allez !

Les jeunes bergers, au nombre de trente, écoutèrent leur maître avec un saint respect et une absolue confiance. Nouveaux apôtres, ils partirent pleins de courage et de foi. Dans le Dauphiné et le Languedoc, ils annoncèrent l'Évangile de la grâce de Dieu, affermissant les faibles, encourageant les forts, menaçant de la condamnation éternelle ceux qui avaient renié leur foi par crainte. Les populations protestantes les accueillirent comme des envoyés de Dieu ; elles se groupèrent pour écouter leur message. Leurs larmes coulaient abondantes en l'écoutant, les consciences se réveillaient, les coeurs étaient touchés, des cris de repentance se faisaient entendre, le réveil visitait les églises depuis si longtemps éprouvées et les prophètes surgissaient de leur sein par centaines et bientôt par milliers, « la secte des inspirés, dit l'apostat Brueys, devint bientôt nombreuse, les vallées en fourmillèrent et les montagnes en furent couvertes. Il y eut une infinité de petits prophètes ; il y en avait des milliers ».

Les disciples de Du Serre manifestèrent une grande fidélité. Leur zèle et leur foi ne se refroidirent pas. Ils semblaient n'aspirer qu'à la gloire du martyre. Le besoin de glorifier le Sauveur et de travailler au salut des âmes était leur seule passion. Leur témoignage eut un immense retentissement et porta des fruits abondants. Trois d'entre eux, Pascalin, Nazel et Bompard exerçaient une autorité souveraine au milieu des assemblées ; leur mission divine était reconnue par tous.

« Dieu, disaient les protestants émerveillés, tire sa louange de la bouche des petits enfants. » Saisis par les dragons, ils furent jetés au fond d'un sombre cachot. Dieu en suscita aussitôt une infinité d'autres dont le plus célèbre fut Gabriel Astier, un élève aussi de Du Serre. Il portait partout avec lui l'esprit prophétique. Les populations de l'Ardèche l'accueillirent avec un tel enthousiasme que l'enceinte des villages était trop petite pour contenir les foules qui accouraient pour l'entendre ; il fallut se transporter dans les champs.
Les gens oubliaient leurs travaux, négligeaient même de manger et de boire pour le suivre pendant plusieurs jours de lieu en lieu.
Les femmes, les enfants écoutaient avec ravissement le jeune Gabriel Astier prêchait aux multitudes la soumission au Roi du ciel et la résistance au roi de la terre. Finalement, il fut arrêté et condamné à mort.

Après lui, se leva Isabeau Vincent, la bergère du Dauphiné, jeune fille de seize à dix-sept ans, ne sachant ni lire ni écrire, qui devint célèbre sous le nom de la belle Isabeau. Elle tomba pour la première fois en extase le 2 février 1688 ; le même phénomène se renouvela fréquemment pendant son sommeil ; même en la brûlant avec un fer rouge, il était impossible de la réveiller. « Les cinq premières semaines, dit Jurieu, elle ne parla durant ses extases que le langage de son pays, parce qu'elle n'avait pour auditeurs que les paysans de son village. Le bruit de ce miracle s'étant répandu, il y vint des gens qui savaient parler et qui entendaient le français. Alors, elle se mit à parler français, et un français aussi pur que si elle avait été à Paris, dans les maisons où l'on parle le mieux. Elle fait des prières qui sont admirables et excellentes. Ses mouvements ne sont pas violents. Elle remue les lèvres, mais peu, et sans aucune apparence de convulsion. »

Quand l'esprit la saisissait, ses traits et son regard avaient quelque chose d'idéal, elle était transfigurée. « C'est un ange de Dieu », s'écriaient ravis les protestants émus qui la voyaient et l'écoutaient.

« Rien de violent dans ses aspirations, dit notre grand historien Michelet, mais des plaintes et des pleurs. Elle chantait d'abord les commandements de Dieu, puis un psaume d'une voix basse et languissante. Elle se recueillait un moment, puis commençait la lamentation de l'Eglise, torturée, exilée, aux galères, aux cachots ; de tous ces malheurs, elle en accusait uniquement nos péchés et appelait à la pénitence. Là, s'attendrissant de nouveau, elle parlait angéliquement de la bonté divine. Son inspiration bouillonnait, abondante et inépuisable, comme une eau longtemps contenue. Les mots coulaient d'un cours impétueux jusqu'à s'embarrasser en finissant. Sa parole était alors comme un chant, une douce cantilène peu variée qui allait au coeur, elle rougissait et se transfigurait d'une beauté merveilleuse. »

La belle Isabeau n'était pas seulement une prophétesse remarquable, elle communiquait l'esprit prophétique à ceux qui l'écoutaient. Ce fut une vraie contagion chez riches et pauvres, protestants et catholiques. On compta bientôt autour d'elle les prophètes par centaines. Une dame catholique, veuve d'un conseiller au Parlement, Madame de Baix, subit sa puissante et saine influence ; elle reçut d'Isabeau l'esprit de prophétie qu'elle communiqua à son tour à sa fille et à un grand nombre de personnes. L'intendant de la province, Boucher, la fit arrêter et incarcérer à Tournon ; en même temps, il mettait ses agents à la poursuite de la belle Isabeau qu'ils lui amenèrent après de longues recherches.

La prisonnière se montra devant ses juges, humble et fidèle. Menacée par eux du supplice, elle leur répondit simplement : « Vous pouvez me faire mourir, mais Dieu saura bien susciter d'autres prophètes qui diront de plus belles choses que moi. » Touchés sans doute par sa beauté et par ce rayonnement céleste que reflétait sa physionomie, ses juges ne la condamnèrent pas à mort ; elle fut enfermée dans les prisons de l'hôpital général de Grenoble, d'où elle sortit plus tard.

Il y a quelque chose de grand qui inspire un profond respect dans ces inspirés, si pleins d'amour, de zèle et de foi, qui peuvent parler éloquemment pendant des heures et remuer les coeurs les plus insensibles.
L'un d'eux, qui ne savait ni lire ni écrire, Daniel Raoul, de Vagnas, quitta la charrue paternelle « pour revêtir le manteau de prophète ». Sa parole hardie, colorée, impressionnait ses auditeurs - auxquels il reprochait leur tiédeur. « Dieu, leur disait-il, vous a envoyé ses ministres, qui étaient remplis de sagesse et qui, au péril de leur vie, vous exhortaient à la repentance, et vous avez toujours suivi votre mauvais train ; aussi, mériteriez-vous que Dieu vous abandonnât ; cependant, touché de compassion, il ne l'a pas fait absolument. Il est vrai que vos prédicateurs sont des ignorants qui n'ont d'autres connaissances que celles que Dieu répand dans leur esprit. Vous en voyez un en moi ; je ne sais pas lire et cependant ma commission est de vous exhorter fortement, à la repentance. »

Ses paroles inspirées, accompagnées de ses larmes, impressionnaient fortement ses auditeurs qui fondaient en larmes à leur tour en s'écriant : Grâce, ô Dieu, pardon à de misérables pécheurs ! - Pendant que les coeurs émus s'humiliaient à haute voix, le prédicateur gardait le silence, puis, il leur faisait sentir que les larmes et les gémissements sont inutiles sans une repentance sincère qui nous fait abandonner le péché.

Le Languedoc était alors gouverné par le cruel intendant Bâville. Il fit arrêter Daniel Raoul et le livra au bourreau. Le noble jeune homme était de la race des saints et des martyrs ; il marcha au supplice sans une ombre d'hésitation, heureux et fier de souffrir pour le nom de Jésus. Du haut de son échafaud, il protesta de son amour pour Jésus-Christ et de sa haine pour les idolâtries romaines. Sa mort fut un triomphe ; les huguenots y puisèrent de nouvelles forces.

Les faits extraordinaires se multipliaient. Des enfants à la mamelle, ne sachant pas encore parler, prophétisaient.
« Environ un an avant mon départ, raconte Jean Vernet, deux de mes amis, Antoine Coste, Louis Talon et moi, allâmes visiter Pierre Jaquet, notre ami commun, au moulin d'Eve, près de Vernoux. Comme nous étions ensemble, une fille de la maison vint appeler sa mère qui était avec nous, et lui dit : Ma mère, venez voir l'enfant. Ensuite de quoi la mère elle-même nous appela, nous disant que nous vinssions voir le petit enfant qui parlait. Elle ajouta qu'il ne fallait pas nous épouvanter et que le miracle était déjà arrivé.

« Aussitôt nous courûmes tous : l'enfant, âgé de 13 à 14 mois, était emmailloté dans le berceau, et il n'avait encore jamais parle de lui-même, ni marché. Quand j'entrai avec mes amis, il parlait distinctement en français, d'une voix assez haute, vu son âge, en sorte qu'il était aisé de l'entendre par toute la chambre. Il exhortait (comme les autres que j'avais vus dans l'inspiration) à faire des oeuvres de repentance ; mais je ne fis pas assez attention à ce qu'il dit pour me souvenir d'aucune circonstance. La chambre où était cet enfant se remplit : il y avait pour le moins vingt personnes, et nous étions tous pleurant et priant autour du berceau. Après que l'extase eut cessé, je vis l'enfant dans son état ordinaire. Sa mère nous dit qu'il avait eu des agitations de corps au commencement de l'inspiration ; mais je ne remarquai pas cela quand j'entrai. C'était une chose difficile à reconnaître parce qu'il était enveloppé de ses langes. J'ai beaucoup ouï parler d'un autre petit enfant à la mamelle qui parlait aussi, à Clieu, dans le Dauphiné. » (2).
Jacques Dubois, de Montpellier, déclare que l'année 1701, il a vu pour le moins deux cents personnes dans ces inspirations, en divers lieux et temps, de tout âge et de tout sexe. « J'ai vu, entre autre, dit-il, un garçon de quinze mois, entre les bras de sa mère, à Quissac, qui avait de grandes agitations de tout le corps, et particulièrement de la poitrine. Il parlait avec sanglots, en bon français, distinctement et à haute voix, mais pourtant avec des interruptions : ce qui était cause qu'il fallait prêter l'oreille pour entendre certaines paroles. L'enfant parlait comme si Dieu eût parlé par sa bouche, se servant toujours de cette manière d'assurer les choses : Je te dis, mon enfant, etc. Ce même enfant fut mis avec sa mère en prison. Je suis persuadé que j'ai vu plus de soixante enfants entre l'âge de trois et de douze ans qui étaient dans un semblable état. Les discours de ces enfants tendaient toujours à exhorter puissamment à l'amendement de vie. Ils prédisaient aussi plusieurs choses. »

C'est encore dans le Théâtre sacré des Cévennes que nous trouvons le récit suivant de Durand Fage :
« Comme j'étais avec un petit détachement de Vallongue, à deux lieues de Nîmes, le jour commençait à paraître, nous fûmes obligés de nous cacher chez un paysan. Dès que la maîtresse de la maison nous aperçut, elle nous dit gaîment : Frères, soyez les bienvenus. Je lui demandai comment elle savait qui nous étions ? (car il y avait des milices proches de là, qui étaient des gens qu'on ne pouvait pas discerner d'avec les camisards). Elle me répondit - j'eus, hier au soir, un avertissement qui m'ordonna de me préparer à recevoir aujourd'hui de mes frères. Et effectivement, elle nous fit une bonne réception. Cette femme et ses cinq enfants, dont l'aîné n'avait que douze ans, avaient tous reçu les grâces. Sur les huit heures du matin, comme nous étions tous ensemble, le père, les enfants et les hommes du détachement, son petit garçon fut saisi de l'Esprit avec des agitations et des sanglots. Il fit une prière admirable, et ensuite une exhortation qui dura plus d'une demi-heure. Nous étions tous ravis, et moi en particulier ; j'étais ému et charmé de voir ce joli enfant dire des choses merveilleuses qui étaient si fort au-dessus de sa portée.
Après l'exhortation, l'Esprit lui dit, en l'agitant un peu : Mon enfant, prépare-toi, et va exhorter tes frères ; je veux que tu ailles à B. Aussitôt, il s'en alla, avec son père, dans l'endroit marqué, à un quart de lieue de là, et ils revinrent sur les deux heures. Comme j'ai presque toujours porté les armes dans le désert depuis que j'ai reçu mes premières inspirations, je n'ai pas eu occasion de voir beaucoup de tout petits enfants dans l'extase. Il n'y avait pas de raison d'apporter ces petits enfants dans les assemblées ; et pour nous, notre séjour et notre retraite étaient dans les forêts ou dans les cavernes ; c'est ce que nous appelions le désert. Le plus jeune des enfants que j'ai vus parlant dans l'extase, était une petite fille de cinq ans, au village de Saint-Maurice, près de Yousé. Mais il est notoire dans le pays que l'Esprit a été répandu sur quantité de petits enfants, dont quelques-uns même étaient encore à la mamelle, et qui ne pouvaient parler dans cet âge si tendre que quand il plaisait à Dieu de faire annoncer ses merveilles par la bouche de ces innocents. La souveraine sagesse a voulu manifester ainsi sa puissance. Et son bon plaisir a été aussi que l'exemple convainquant de ces petits enfants parlant sans connaissance, avant même que d'avoir la langue déliée, servit à rendre plus croyable le témoignage que nous rendons de cette parole admirable qui découle de notre bouche pendant nos extases, sans aucune volonté ni dessein de notre part. »

Il est fréquemment arrivé que Dieu s'est servi des prophètes pour révéler à des frères et à des soeurs les dangers qu'ils couraient. Le pieux et célèbre Abraham Mazel en cite plusieurs cas :
« Un certain homme, dit-il, qui avait autrefois été de ceux qu'on appelait anciens, dans quelqu'une de nos églises, fut subordonné pour trahir le frère Salomon Couderc, et le faire tomber dans une embuscade avec la troupe qu'il commandait. Cet ancien donc s'enrôla parmi nous avec Salomon, faisant valoir le talent qu'il avait de chanter les psaumes. Salomon le prit en amitié, et les choses s'acheminaient bien pour le traître, parce que la troupe s'approchait insensiblement d'Alais, par l'adresse de ses persuasions. Dans ces entrefaites, comme j'étais à cinq ou six lieues de là, je fus averti par inspiration que le frère Salomon était obsédé par un flatteur qui lui tendait des pièges ; et l'Esprit m'ordonna de partir incessamment, pour aller moi-même en donner avis au dit Salomon. Je partis sur le champ, et dès que je fus arrivé, l'Esprit me saisissant de nouveau, en présence du traître, me fit déclarer le complot qu'il avait fait avec le gouverneur d'Alais. Ce malheureux, confus et tremblant, confessa la vérité de tout ce qui m'avait été révélé. Si, par hasard, quelqu'un me demande ici pourquoi Dieu me faisait venir de si loin pour avertir Salomon qui avait lui-même des inspirations, laissant à part les conjectures raisonnables qui pourraient être faites sur cela, je lui répondrai que Dieu fait ce qu'il veut, selon sa sagesse toujours adorable. Ce n'est pas à nous de lui demander pourquoi. »

Les expériences suivantes d'Abraham Mazel ne sont pas moins touchantes :
« Environ trois mois après que le frère Elie Marion, mon associé au commandement de la troupe, eût capitulé pour moi en même temps que pour lui, selon le pouvoir que je lui en avais donné, je fus pris par les Miquelets et conduit à la citadelle de Montpellier, car je n'avais pu me résoudre à quitter le pays, ni à marcher sans mes pistolets. J'avouai naïvement tout quand on m'interrogea. Et comme je confessais qu'il était vrai que c'était moi qui avais soulevé les Cévennes, en obéissant à mes inspirations, mes juges se moquèrent de moi ; ils me disaient que j'avais fait des merveilles et que je n'avais qu'à me préparer aux plus rudes supplices. Je leur répondis que j'étais résigné à la volonté de Dieu, ce qui était vrai, par sa grâce ; mais dans mon coeur il était vrai aussi que je ne les craignais pas du tout, ayant été averti plus d'une fois par l'Esprit que j'échapperais de leurs mains. On en avait roué et brûlé qui n'avaient été que de simples soldats ; on en avait pendu, seulement à cause des inspirations : quelle ne devait pas être ma destinée ? Cependant, Dieu fit agir d'un côté le lieutenant général La Lande, qui, pour des raisons que j'expliquerais s'il était nécessaire, écrivit en cour en ma faveur. D'un autre côté, il mit au coeur d'un curé à qui j'avais sauvé la vie, de solliciter fortement ma grâce. (C'était le curé de Saint-Martin Corconas.) Par les entremises de ces deux organes de la Providence, je fus seulement condamné à une prison perpétuelle dans la fameuse tour de Constance.

« Quelques jours après qu'on m'eut mis dans ce lieu fatal, l'Esprit me dit par inspiration que j'en sortirais ; et sur quelques doutes de mon infirmité, il redoubla ses saintes promesses. À quelques jours de là, Dieu me mit au coeur de percer la muraille : elle était épaisse ; nous étions au second étage, à cent pieds de hauteur du terrain ; je n'avais pas d'outils ; il y avait trente-trois autres prisonniers avec moi dans la même chambre ; il fallait ou gagner tous ces gens-là, et les trouver fidèles, ou être accusé par quelqu'un d'entre eux ; il fallait des cordes pour descendre. En bas, il y avait de hautes murailles à escalader ; des sentinelles à éviter, des grands marais pleins d'eau à traverser ; et après tout cela ne savoir où prendre du pain, ni où se retirer. Mais avec l'assistance de Dieu, je surmontai tous ces obstacles, après sept ou huit mois de travail. Seize de mes compagnons me suivirent, les dix-sept autres manquèrent de courage.

« Le duc de Berwick ayant appris mon aventure, eut ses raisons pour faire publier que tous mes péchés me seraient pardonnés si je voulais sortir du royaume. Et sur ces entrefaites, comme il me fut rapporté que le frère Elie Marion était à Montpellier, prêt à partir pour Genève, après avoir traité une seconde fois, j'acceptai l'amnistie, et nous vînmes sous bonne escorte, avec plusieurs autres frères, à Genève, en Suisse, où me voici, grâce à Dieu, en paix, toujours bénignement visité par les inspirations de son bon Esprit, et vivant en ferme espérance, fondée sur la vérité de ses promesses qui sont infaillibles, qu'il édifiera de nouveau son temple et que la gloire de la seconde (ou de la troisième) maison sera plus grande que celle de la première. »


(1) Histoire des prophètes des Cévennes, par l'abbé Valette. 

(2). Théâtre sacré des Cévennes, page 140. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant