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Il faisait beau et je mis à profit
les rayons du soleil pour me remettre à
« chasser ». J'étais
absorbé par cette occupation, quand
j'aperçus le général
Hsiao-Keh, venant du village voisin,
accompagné de son garde de corps ;
j'étais loin de me douter qu'il viendrait
vers moi, aussi continuai-je mes recherches
agressives. Quand il me vit, il se dirigea
brusquement vers moi, et, à mon grand
désappointement, il me surprit au milieu de
cette peu intéressante occupation.
- Comment allez-vous maintenant ?
demanda-t-il.
- Je tousse un peu moins,
répondis-je, mais je n'ai aucune force dans
mes membres.
Alors il se hâta d'ajouter :
« Nous avons décidé de
faire, à l'avenir, des différences
entre les pays. Vous êtes un citoyen suisse,
et nous savons que la Suisse n'est pas un pays
impérialiste. Vous n'avez pas de
traité unilatéral avec la
Chine ; vous n'y avez pas non plus de
concessions exterritoriales, nous avons donc
décidé de vous libérer
demain. »
Puis il se tourna vers le père
Kellner qui se trouvait tout près de
là, en disant : « Nous
n'allons pas relâcher le
prêtre qui est là ; c'est un
Allemand, et le fascisme n'est rien d'autre que de
l'impérialisme. Hitler aide notre ennemi
Chiang-Kai-Shek à rendre la Chine aussi
impérialiste que
l'Allemagne ! »
Là-dessus, il s'éloigna
avec son aide de camp, me laissant très
perplexe et rempli de sentiments contradictoires.
Je demandai à mon gardien la permission
d'aller auprès du père Kellner, assis
un peu plus loin. « Avez-vous entendu ce
que le général vient de
dire ? » lui demandai-je.
- Oui, tout, répondit-il en me
prenant la main et en me félicitant.
- « Vous avez de la
chance ! disaient les autres en
m'entourant. » C'était si soudain
que je ne savais trop que penser. Cela me semblait
trop beau pour être vrai ; puis me
souvenant avec quelle félonie nous avions
été joués autrefois, j'avais
peur de me réjouir trop, et d'être
déçu plus tard. Pourtant, le
général en personne s'était
détourné de son chemin, pour
m'apporter cette nouvelle, et il avait fait sa
déclaration en présence de ses
hommes, de manière à être
entendu des gardiens et des
prisonniers !
Quand nous fûmes de nouveau en
route, j'eus l'occasion d'en parler à M.
Keng et je lui demandai. « Qu'en
pensez-vous ? »
Ils vont sûrement vous
relâcher, me dit-il, mais ne comptez pas trop
sur leur « demain », cela
signifie plutôt prochainement.
Quand j'étais encore à
Chenyûan, le pasteur Tsao, de l'alliance
chrétienne missionnaire, visita notre
station, et il nous parla des expériences
qu'il avait faites quand, pendant plusieurs mois,
il fut prisonnier des bandits. Au début, il
était très optimiste, et il
était sûr que le Seigneur allait le
délivrer promptement. Mais plusieurs jours
se passèrent ; alors en pensant que
Dieu avait créé les cieux et la terre
en six jours et s'était reposé le
septième, il conclut que le Seigneur le
délivrerait le septième jour ;
mais il n'en fut rien. Puis ses pensées se
portèrent sur les dix jours qui
s'écoulèrent entre l'ascension de Jésus et
l'effusion du Saint-Esprit ; il reprit donc
courage, mais les dix jours se passèrent
sans apporter le soulagement souhaité. Les
semaines s'écoulèrent et il se
souvint qu'au moment du déluge, la pluie
était tombée sur la terre pendant
quarante jours et quarante nuits. Mais ce temps
aussi s'écoula, et le pauvre homme
était toujours en captivité. Enfin
plus tard, quand il considéra sa situation
au point de vue spirituel, il se mit
entièrement à l'école de
Dieu ; et le résultat fut
celui-ci : au jour de sa libération, il
était un homme transformé,
entièrement donné à Christ et
brûlant d'ardeur pour travailler au salut des
âmes.
Je fis une expérience semblable
et je me demandais quand Dieu pourrait enfin
opérer ma délivrance. J'avais
été fait prisonnier au jour
anniversaire de mon départ pour la Chine, et
je m'étais demandé si je serais aux
mains de mes ennemis pendant autant de jours qu'il
m'en avait fallu pour accomplir mon voyage ;
dans ce cas j'aurais dû être
délivré le 13 novembre ! Le
temps passa, puis vint Noël, le Nouvel an, le
21 mars, enfin le 9 mai (jour qui avait
été fixé pour notre
exécution).
En calculant d'après les
lunaisons, nous avions pu savoir où placer
la Semaine sainte, et le lendemain dont avait
parlé le général, tombait
justement sur le dimanche des Rameaux, jour
anniversaire du pasteur qui avait fait mon
instruction religieuse, et qui avait eu une si
grande influence sur ma formation
spirituelle.
Ce jour-là, nous arrivâmes
de bonne heure dans un grand village, et, en
passant près d'un puits, nous vîmes
des camarades occupés à soulever un
grand baquet d'eau. J'étais très
altéré et je les priai de me
permettre de boire, mais ils se
hâtèrent de m'expliquer que cette eau
était empoisonnée, donc imbuvable.
Ils accusaient de ce méfait les soldats du
gouvernement qui s'étaient retirés
devant les rouges.
Derrière la maison où nous
étions logés se trouvait un autre
puits, et les camarades hésitaient
naturellement à boire de cette eau ;
ils demandèrent à la maîtresse
de maison si cette eau était potable et elle
leur assura qu'ils ne couraient
aucun danger. Désireux de prendre pour
eux-mêmes toutes les précautions, ils
la forcèrent à en absorber tout
d'abord un plein bol.
On nous logea dans une chambre
située à l'étage
supérieur, mais, par deux fois
menacés par des avions, nous avons dû
descendre les affreux escaliers, ce qui nous
obligeait à faire un effort dépassant
nos forces.
L'argent qu'on nous avait donné
quelques jours auparavant ne nous avait pas
été d'une grande utilité, car
il était difficile de changer des dollars.
Le maître de la maison consentit à
nous acheter quelques aliments, et il partit, muni
de l'un de nos dollars, pour chercher à nous
procurer des biscuits, des gâteaux, du
macaroni, des pommes de terre ou des oeufs, mais il
revint découragé en nous
annonçant que tout avait été
vendu. Plein de pitié, semblait-il, pour
notre situation, il offrit de nous vendre un
morceau de lard et de nous le faire cuire. Il
faisait déjà nuit quand il nous
l'apporta, mais nous l'avons mangé avec
grand appétit. Le brave homme nous
annonça qu'il n'avait pas pu changer notre
dollar, et il nous proposa de lui laisser la
pièce tout entière pour les vingt cents de lard qu'il nous
avait fourni. Le
prêtre se défit d'un bon chandail
(probablement fabriqué en Europe), valant
plusieurs dollars, et voulant participer à
la dépense commune, il l'offrit au bonhomme.
Mais le vêtement était si plein de
vermine que notre hôte ne voulut pas
même y jeter un coup d'oeil ; comme le
prêtre désirait quand même s'en
débarrasser, il le lança par la
fenêtre. Il fut sans doute repris par celui
qui, tout d'abord, l'avait dédaigneusement
refusé. Après une longue discussion
et des appels à sa conscience, il nous donna
encore un peu de lard et quelques sous ; il
réussit néanmoins à nous
escroquer un demi-dollar.
Dès que nous fîmes halte,
je communiquai au capitaine la promesse que m'avait
faite Hsiao-Keh, mais il se montra très
sceptique et me répondit :
« Aussi longtemps que je n'ai rien
reçu d'officiel, vous resterez mon
prisonnier ! »
Le lendemain, dès avant l'aube,
nous avons dû nous mettre
en route ; les camarades étaient pleins
d'espoir, car en avait chuchoté que nous
nous dirigions vers Kutsing, siège d'une
préfecture. Ce nom m'était familier
car il était sur notre liste de
prière. Mes amis, M. et Mme Curtis y avaient
été autrefois, mais je me rappelais
que, depuis plusieurs années, cette station
avait été inoccupée ;
j'avais donc l'espoir qu'aucun Européen ne
serait en danger.
L'étape fut longue et
pénible ; et comme c'est souvent le cas
quand on traverse cette partie de la province de
Yunnan, nous eûmes à lutter contre un
vent violent. Quand il soufflait avec force
à travers quelque brèche de la
montagne, c'était difficile de se maintenir
en selle. Dans les vallées il nous arrivait
d'être pris dans des tourbillons de
poussière qui obligeaient les camarades
à se protéger la figure avec des
mouchoirs de soie. Cette province mérite
sûrement sa réputation, car les
Chinois parlent du vent de Yunnan, de la pluie de
Kweichow et du soleil de Szechwan.
Après avoir escaladé une
haute colline, nous avons pu admirer la vaste
plaine de Kuising. Du point où nous
étions, on ne pouvait pas apercevoir la
ville, et des passants nous apprirent qu'elle
était située à une douzaine de
kilomètres du bas de la montagne. Il fallut
donc descendre à pied cette pente abrupte,
et une fois dans la plaine, nous avons dû
nous hâter pour regagner le temps perdu. Nos
chevaux trottaient à la suite des camarades,
mais voilà qu'à notre grande
surprise, nous n'étions pas sur le chemin de
Kutsing.
Bientôt nous
aperçûmes, dans le lointain, un
village nommé Nancheng, localité
à l'apparence prospère. À son
entrée se trouvait un bâtiment dont la
blancheur brillait aux rayons du soleil, et dont le
pignon était surmonté d'une croix.
Nous avons échangé nos remarques, le
prêtre et moi, et supposé, avec raison
du reste, qu'il y avait là une station
missionnaire catholique. Les prêtres avaient
pu s'enfuir, mais un groupe de personnes se tenait
devant l'église. Le prêtre Kellner
chevauchait en avant et ces gens le
saluèrent. Ils me prirent évidemment aussi pour un
prêtre, car
une petite fille m'appela
« Sheng-Fu » (père
spirituel) en courant à côté de
mon cheval pendant un certain temps. Cette marque
de sympathie était vraiment
touchante.
Nous ne nous sommes pas
arrêtés, mais en traversant rapidement
les rues, nous avons subi un peu du supplice de
Tentale, en voyant tant de bonnes choses
exposées en vente. Plus tard, le
prêtre me demanda si j'avais vu ceci ou cela,
autant de choses qui lui avaient fait venir l'eau
à la bouche et que j'avais aussi
remarquées moi-même.
On nous fit parcourir encore quelques
kilomètres et nous arrivâmes à
Chungkiai, village populeux où nous
fûmes conduits dans le temple ; notre
logis était une pièce latérale
ouvrant sur une cour. La chambre était
agréable, meublée de quatre montants
de lit malheureusement inutilisables, car ils
n'avaient point de planches. Nous en
réclamâmes, mais on nous
répondit qu'il était impossible de
nous en procurer ; nous n'avions donc rien
d'autre à faire que d'installer notre lit de
paille sur le sol. Il fallait pour cela renverser
les montants de lit et les mettre les uns sur les
autres pour avoir la place suffisante pour
étendre notre paille. Quand on a besoin de
feu et qu'on n'a pas de brasier, un sol de terre
battue est préférable au plancher,
car alors on peut se chauffer sans courir le risque
de mettre le feu à la maison.
Il y avait un grand tas de bois dans la
cour et on nous donna la permission d'en prendre.
Nous avions encore avec nous notre précieux
morceau de lard ; on nous prêta un pot
de terre pour l'y faire bouillir ;
après en avoir pris une tranche, nous avons
découpé le reste pour en faire notre
déjeuner du lendemain. Les gardiens
étaient heureux de conserver du feu pendant
toute la nuit, et de temps en temps, l'un ou
l'autre d'entre eux se glissait dans la chambre
pour tenir compagnie à notre geôlier.
Au matin, le prêtre alla chercher le bol
où nous avions conservé notre lard,
mais voilà qu'il n'en restait plus que
quelques parcelles ; inutile de dire que nous
avons été naturellement très
désappointés. Un des gardiens,
à n'en pas douter, aurait
certainement pu nous donner des nouvelles de notre
viande. Malgré mes conseils, le prêtre
se plaignit au capitaine qui répondit
nonchalamment : « Ce sont
probablement des rats » - Oui, nous
avions bien entendu dire que des rats
étaient capables de découvrir un
récipient pour se régaler du contenu,
mais jamais encore on ne nous avait dit que ces
animaux remettaient le couvercle à sa place,
après avoir mangé ! En
général, les gardiens n'avaient pas
l'habitude de se servir de cette
manière.
Tous les camarades avaient
profité de cette journée de repos
pour prendre des bains et laver leurs
vêtements, et après le déjeuner
on nous demanda si nous ne voulions pas le faire
aussi. Ils nous apportèrent un
« tub » peu profond et un
baquet d'eau, puis le prêtre, et moi, nous
avons eu le plaisir de nous éponger l'un
l'autre ; ce fut un bienfait pour nous,
d'autant plus que depuis plusieurs jours nous
n'avions pas même pu nous laver la
figure.
Après le dîner, un messager
apparut et nous dit : « Le
général Hsiao-Keh vous invite
à dîner avec lui ce soir ! et
vous ferez bien de vous astiquer un peu »
suggéra-t-il.
En désignant mes habits sales, je
lui répondis : « Nous n'avons
pas de vêtements de
rechange. »
- Oh ! vous savez, nous autres
communistes, nous ne faisons pas de
cérémonies. Nous viendrons vous
prendre quand il sera temps, dit-il et il
partit.
À la tombée de la nuit, on
vint nous chercher, et tandis que nous descendions
la rue du village, nous rencontrâmes le juge
Wu qui était aussi invité. Il se
joignit à nous et se montra très
aimable. Nous eûmes un peu de peine à
trouver le domicile du général et ce
ne fut qu'après avoir
pénétré dans plusieurs cours
que nous avons enfin réussi à le
découvrir.
On nous introduisit ; le
général était assis en
compagnie de quelques hommes dans une grande
chambre de réception. À notre
arrivée, il nous fit simplement un petit
signe de tête en nous disant de nous
considérer comme tout
à fait à la maison. En attendant de
reprendre nos occupations autour d'une table
carrée basse, nous nous sommes assis sur de
petites chaises auprès d'un feu de charbon
de bois. Quelques nouveaux hâtes firent leur
entrée ; parmi eux se trouvait le
général Chang.
Dans ce milieu il n'y avait pas de
contrainte, on se sentait libre et à l'aise.
La vaisselle et les bâtonnets tout à
fait ordinaires, étaient
déposés en piles, sur la table,
prêts à être distribués
à la ronde. Il y avait place pour huit
personnes assises, mais dix se mirent à
table et, pour y arriver, deux d'entre nous
occupèrent les coins ; les places
furent désignées sans distinction de
rang. Quelques autres hommes furent invités
à s'asseoir avec nous, mais ils
refusèrent ; de leur nombre
était M. Chou, qui s'assit en dehors du
cercle et s'abstint de se mêler à la
conversation ; il répondait par un oui
ou un non quand une question directe lui
était posée.
Les camarades ne se conformèrent
pas à la façon habituelle de
procéder, quand, en Chine, il s'agit d'un
repas de fête, et qui consiste à
apporter les plats successivement ; ils ne
suivirent pas non plus la coutume ordinaire,
où tout est mis à la fois sur la
table. Au lieu de cela, les plats furent
apportés à intervalles
irréguliers, sans aucun souci de l'ordre du
service. On offrit aussi du vin, mais peu de
personnes en prirent
On entendait un brouhaha continuel de
voix ; de temps en temps Hsiao-Keh posait au
prêtre ou à moi-même une
question directe. Ils auraient voulu
connaître la tactique militaire de
l'Allemagne, et ils pouvaient à peine croire
le père Kellner quand il leur déclara
que, en sa qualité d'ecclésiastique,
il n'avait pas été astreint à
faire du service. Ils insistèrent en
prétendant qu'il avait dû être
soumis à quelques exercices quand il
était à l'école, mais le
prêtre déclara qu'il n'en était
rien. Puis, se tournant vers moi, le
général remarqua :
« La Suisse n'a pas d'armée
permanente, vous n'avez donc pas été
obligé de faire du
service ! » Cette réflexion
m'épargna l'ennui de donner une explication
qui aurait facilement pu être mal
interprétée. Puis la conversation
roula sur la différence qui existe entre le
protestantisme
et le catholicisme, mais comme le sujet ne
paraissait pas intéresser les camarades, il
fut bientôt laissé de
côté, heureusement pour nous.
Vers la fin du repas, Hsiao-Keh se
tourna de nouveau vers moi et me dit :
« Nous avons la ferme intention de vous
relâcher demain ! » Un chef
rouge, nommé Wang, placé près
de moi, s'était montré très
aimable. Peu après la remarque faite
publiquement par le général, il me
dit dans une conversation particulière.
« Nous ne pourrons pas vous
relâcher demain, mais dans un jour ou deux ce
sera tout à fait
possible. »
Pendant le repas, les camarades
étaient entrés et sortis librement,
tandis que d'autres, debout devant la
fenêtre, tendaient le cou pour voir ce qui se
passait à l'intérieur, ne se
gênant pas pour faire des remarques sur ce
qu'ils voyaient ; ils exprimaient
l'étonnement que leur causait la
présence des deux Européens.
Quand nos gardiens vinrent nous chercher
pour nous reconduire à notre cantonnement,
nous avons salué la compagnie,
remercié notre hôte et quitté
la maison. Nous avons parcouru lentement la longue
distance qui nous séparait de notre prison.
Le fait d'avoir été invité par
l'élite du parti avait
considérablement augmenté notre
prestige, et les gardiens se montrèrent
pleins de déférence.
Le lendemain il fallut partir avant
l'aube, et, au point, du jour, nous avions
déjà parcouru une grande distance.
Nous devions avoir pris la direction de l'ouest,
car le soleil se leva derrière nous.
Quand la troupe se déplace, des
éclaireurs sont envoyés en avant pour
reconnaître la route, et quand ils ont
établi le véritable
itinéraire, tous les chemins de traverse
sont bloqués au moyen d'une grande feuille
de papier blanc attaché à une
branche. Parfois une flèche à la
craie, dessinée sur un rocher, indique
à l'armée la route à suivre.
Ce jour-là, le conducteur manqua le sentier
et nous fit suivre une fausse piste. Après
avoir parcouru une certaine distance sans avoir
rencontré les signes
habituels, nous en avons conclu que nous nous
étions fourvoyés. On nous fit
arrêter brusquement et nous en étions
à nous demander ce qui était
arrivé, quand le conducteur reparut,
revenant sur ses pas et suivi de toute la colonne.
Quand ce fut notre tour de marquer le tournant de
cette épingle à cheveux mouvante,
nous avons fait volte-face et, comme tous les
camarades, nous sommes revenus en arrière.
Rien de plus intéressant que de voir cette
procession passer devant nos yeux ; il n'y
avait pas deux êtres pareils, - les
équipements, les uniformes, les visages,
tout était différent ! Nous
assistions à une véritable
pantomime ; parfois une brèche
apparaissait dans la colonne ; alors il
arrivait au traînard de faire un faux pas en
courant pour regagner sa place, et cet incident
suffisait pour provoquer un immense éclat de
rire.
Le repos de la nuit fut bien
écourté par la diane qui fut
sonnée avant minuit ; après nous
avoir fait attendre un peu, l'ordre du
départ fut donné juste au moment
où la lune apparaissait à
l'horizon ; nous avons donc dû voyager
pendant tout le reste de la nuit. Peut-être
voulait-on éviter les attaques
aériennes, mais si tel était le but,
il ne fut certainement pas atteint, car
après le lever de l'aurore, plusieurs avions
survolèrent la colonne en marche.
Après avoir traversé une grande
ville, on nous fit loger dans des maisons
disséminées dans la campagne.
Le jour suivant nous étions de
nouveau en chemin pendant le clair de lune, mais
à l'aube on nous fit reposer dans la maison
d'un propriétaire foncier. Une jolie chambre
nous fut assignée, pour le père
Kellner et moi-même ; à peine
arrivés nous nous sommes jetés sur le
lit où nous fûmes bientôt
profondément endormis. Au milieu de la
matinée, un envoyé du juge arriva et
me réveilla sans aucun ménagement,
pour me demander d'écrire mon nom en anglais
et en chinois : « Cela n'a rien
à faire avec votre
libération », me dit-il ;
curieuse façon de
m'encourager !...
Pendant les derniers jours, les gardiens
me regardaient avec plus de
bienveillance, et, une fois, ils me firent signe de
m'asseoir auprès d'eux pour avoir une petite
conversation : « Comment se fait-il
qu'avec un si gros nez, vous ne soyez pas un
impérialiste ? »
essayèrent-ils de me demander. Un nouveau
venu dans l'état-major du capitaine,
s'intéressait tout particulièrement
au christianisme, et nous eûmes une longue
conversation à ce sujet. Pendant que nous
étions ainsi occupés, on fit appel
à des volontaires, chargés de partir
en expédition de pillage dans les environs,
afin de faire la chasse aux oppresseurs du pauvre
peuple. Un appel de ce genre était toujours
le bienvenu, car c'était l'occasion d'un
enrichissement personnel ; mais, ce
jour-là, il y eut peu d'enthousiasme ;
les camarades étaient tous très
fatigués.
Quelques-uns, cependant,
répondirent et revinrent bientôt avec
un prisonnier ; c'était justement le
propriétaire de la maison où nous
étions logés. Ils se mirent à
le questionner et à le torturer pour le
forcer à déclarer où son
argent était caché.
L'interrogatoire n'était pas
terminé que le son du clairon retentit de
nouveau, annonçant un départ tout
à fait inattendu. Les camarades avaient eu
quelque peine à enfoncer des clous dans le
mur pour y suspendre leur équipement. Je me
hâtai d'éveiller le prêtre, et,
dans la mi-obscurité de notre chambre sans
fenêtre, nous avons rassemblé nos
bagages.
Les gardiens se montraient de plus en
plus impatients de nous faire sortir. Puis ils nous
poussèrent en avant et nous firent avancer
aussi vite que possible, avant même que les
palefreniers fussent arrivés de leur
cantonnement avec nos montures. À ce moment
nous entendîmes distinctement le bruit d'une
fusillade.
Après avoir quitté la
grand'route, on nous fit prendre un étroit
chemin de montagne ; l'ordre de se hâter
était envoyé en avant et en
arrière le long de la colonne, ce qui
produisit une folle poussée en avant. La
route était envahie par de hautes herbes et
les longues branches des arbres montraient qu'ils
n'avaient pas été taillés de
longtemps. Nous devions être continuellement
sur nos gardes, de peur
d'être désarçonnés. Nous
montions toujours, harcelés par l'ordre sans
cesse répété de nous
hâter davantage. Si nous arrivions sur un
terrain plat ou sur une pente, les camarades
prenaient le pas de course et les chevaux le galop,
sans se soucier de maintenir leur rang dans la
colonne de marche.
En arrivant au sommet de la crête,
nous avons passé près de Hsiao-Keh
accompagné de ses hommes de confiance,
occupés à garder le passage en y
installant des mitrailleuses. Il était si
absorbé par les mesures de protection qu'il
ne remarqua presque pas notre passage.
Sur une certaine distance, la route
courait à travers un terrain plutôt
plat, mais bientôt nous fûmes dans une
région montagneuse et notre sentier devint
de plus en plus rapide. Comme nous avions dû
partir sans avoir pu prendre notre repas, les
cuisiniers avaient rempli de riz, de lard, et
d'autres viandes de nombreux récipients.
Maintenant l'ascension devenait de plus en plus
difficile à cause de la rapidité de
la marche et de l'inclinaison toujours plus forte
de la pente, si bien que, les uns après les
autres, des seaux de nourriture furent
répandus sur le chemin ; notre passage
était littéralement marqué de
riz et de viande.
Au milieu de tout cela, des avions nous
survolaient, accomplissant leur mission de
reconnaissance et de bombardement. Si nous
marchions, nous courions le danger d'être
bombardés ; si nous nous abritions,
nous risquions d'être rattrapés par
l'infanterie. Nous avons croisé plusieurs
groupes de soldats rouges se préparant
à s'opposer à l'avance de l'ennemi
qui nous poursuivait, tandis que le gros de
l'armée fuyait.
Enfin le sommet fut atteint ;
puis
il fallut entreprendre la terrible descente,
continuellement menacés par les avions qui
nous harcelaient. À cause de la faiblesse de
mes membres, il m'était difficile de
descendre de cheval et de me remettre en selle,
cela me prenait beaucoup de temps ; aussi, une
fois, au moment d'une alerte, le palefrenier me
conduisit tout simplement avec le cheval sous un
arbre tellement bas, que je dus m'aplatir sur le dos
de ma
monture ; de
cette façon nous avons perdu moins de
temps.
Dans la confusion de la fuite, notre
compagnie avait perdu son avance, et il fallut se
livrer à une course précipitée
pour retrouver notre rang. Les camarades avaient
traîné à leur suite un
prisonnier bien vêtu ; l'effort avait
dépassé les forces du pauvre homme
qui était complètement
épuisé ; ils ne
trouvèrent rien de mieux à faire que
de le tuer là, au bord du chemin. À
la fin, nous avons atteint le pied de la colline,
et longé une vallée bien
cultivée où la route était
meilleure. Il fallut néanmoins continuer au
pas accéléré, bien qu'une
chaîne de montagnes semblât nous
séparer de l'ennemi.
Avant la nuit, nous avons atteint un
village, où nous avons pu prendre du repos.
Nous avions été privés de
notre dîner, il va donc sans dire que nous
étions d'autant plus désireux de
prendre notre repas du soir. On nous donna l'ordre
d'aller au lit de bonne heure, en prévision
d'un nouvel effort à fournir pendant la
nuit.
Réveil à minuit ;
puis après nous avoir fait attendre
frissonnants dans l'air froid de la nuit, on nous
donna l'ordre de partir ; de nouveau, nous
avons parcouru plusieurs kilomètres avant le
lever de l'aurore. Le prêtre et moi, nous
avions peine à nous tenir à cheval,
tant nous étions encore somnolents.
Le samedi 11 avril, nous sommes
arrivés en vue du grand village de Tawan.
Une magnifique plaine embellie de plantations de
pois et de haricots nous en séparait pour la
contourner, nous avons dû prendre des
sentiers qui ne sont autre chose que
d'étroites digues séparant les
rizières établies à
différents niveaux. Nos bêtes avaient
beaucoup de peine à se maintenir en
équilibre. Tout à coup mon cheval
s'abattit au coin d'une rizière, et je fus
projeté dans la boue quelques pieds plus
bas. Ce fut le dernier accident de mon temps de
captivité. Après cette
expérience, je voulus marcher, mais
craignant de ne pas pouvoir garder mon rang, mon
palefrenier insista, pour me faire remonter
à cheval.
Comme nous approchions du village, un
des camarades vint à moi,
et me dit : « Nous allons vous
relâcher et le juge Wu demande à vous
voir ! » Il me conduisit vers la
maison où la compagnie s'apprêtait
à prendre du repos. Il était environ
midi et le juge et sa femme venaient d'arriver. Ils
s'amusèrent beaucoup à voir la
difficulté que j'avais à mettre pied
à terre. Mon conducteur allait se retirer,
quand le magistrat lui dit : « Vous
ferez mieux de le conduire dans sa chambre afin
qu'il se repose un peu. Quand je serai prêt
moi-même, je l'enverrai
chercher ! » et il nous
congédia.
Les gardiens occupaient la maison
voisine ; on me fit grimper une échelle
sur la gauche, et je trouvai le prêtre assis
sur le lit. Après lui avoir dit ce qui
s'était passé, nous nous sommes
reposés tous les deux. Vers deux heures, le
gardien nous réveilla pour nous donner le
repas de midi, et environ une heure plus tard, le
juge me fit appeler. Plein d'espoir, je me mis
à rassembler mes maigres possessions, mais
le messager me dit : « Il n'est pas
nécessaire de prendre quoi que ce soit avec
vous ! »
Le juge me salua d'un sourire et me
dit : « J'ai quelque
difficulté à me servir de cette lampe
à alcool ; pourriez-vous m'aider
à la mettre en
état ? » Cette lampe
était absolument neuve, et les directions
étaient dans la boîte, en anglais, en
français, en allemand et en italien, mais
pas en chinois. Je traduisis ces instructions en
chinois et il contrôlait à mesure afin
de voir s'il pouvait la monter convenablement. La
difficulté venait de ce que, au lieu de
véritable esprit de vin, il avait
employé de l'alcool du pays, qui donne
beaucoup moins de chaleur. Bientôt
après, la lampe fut mise de
côté.
Au bout d'un moment, il envoya son
ordonnance Inviter Hsiao-Keh et d'autres camarades
à venir chez lui. Je compris bientôt
qu'on préparait une fête. On fit aussi
chercher le prêtre, le général
Chang et nos deux délégués. Le
vieux M. Chou était aussi avec nous.
Quand tout le monde fut arrivé,
les bonnes choses furent apportées sur la
table et le régal commença. Tout
était très bien
apprêté ; les bols et les
bâtonnets étaient de bonne
qualité. On servit aussi du vin, mais les quelques
convives qui en
acceptèrent, en prirent avec
modération. La femme du juge et les
généraux assis avec nous, n'y
touchèrent pas.
La conversation se maintenait
continuellement, et comme toujours, le sujet
religieux fut abordé. Hsiao-Keh se tourna
vers moi en disant : « Je ne
comprends pas qu'un homme comme vous, instruit en
Europe, puisse vraiment croire à l'existence
de Dieu. Vous savez bien, n'est-ce pas, que nous
descendons du singe. Je pense que tout être
humain, doué d'un peu d'intelligence, sait
que l'évolution est un fait.
« Les savants ne sont
absolument pas d'accord sur ce point »,
répondis-je, « du reste ce qu'on
peut dire de mieux de l'évolution, c'est
qu'elle est une simple théorie. Pour ma
part, il me faudrait beaucoup plus de foi pour
croire que nous pourrions venir d'un être
inférieur, que pour croire en un
Créateur tout puissant ! » Le
général Chang me surprit beaucoup en
laissant tomber ces paroles. « Il croit
que le Seigneur Jésus va venir une seconde
fois pour prendre à Lui tous ses
fidèles. Quand cet événement
se passera, et que tous les braves gens auront
été enlevés, alors les
communistes pourront exécuter leur
programme. »
Le chef rouge Wang était de
nouveau placé près de moi, et il se
montrait toujours très aimable.
« Quand vous enverrez vos rapports
à vos journaux, me dit-il, vous n'oublierez
pas que nous sommes amis. Vous avez pu voir que
nous sommes bons pour les pauvres, que nous
agissons selon des principes certains, et que nous
ne sommes pas de vulgaires bandits, comme on nous
accuse de l'être ! »
Le juge ajouta : « Nous
serons heureux d'avoir de vos nouvelles, si vous
daignez nous
écrire ! »
Et le général de
dire : « Je n'ai aucune objection
à ce que vous restiez en Chine, en
qualité de touriste ; je vous autorise
même à ouvrir une école, si
seulement vous consentez à vous abstenir
d'empoisonner le peuple par votre croyance en Dieu.
Mais je crois que le meilleur parti à
prendre est de rentrer dans votre pays.
Tandis que nous mangions et bavardions,
un éclaireur se présenta et
après avoir fait le salut militaire, il
remit un papier au général, qui en
prit connaissance, et le tendit au juge.
« N'avez-vous rien
trouvé de plus rapproché que cette
étape d'une quarantaine de
kilomètres ? » demanda le
général.
« La seule place suffisante
pour une armée aussi nombreuse est à
huit kilomètres d'ici »,
répondit l'éclaireur.
Après une courte discussion, le
général conclut :
« Comme tout le monde est très
fatigué, nous ferons mieux de couvrir
l'étape la plus courte ».
Quand les restes du repas eurent
été emportés, la femme du juge
disparut pour préparer un immense pot de
café, sucré à l'excès,
et dont chacun prit sa part. Le
général Hsiao-Keh montra
bientôt des signes de lassitude et faisant un
signe à sa femme, il dit :
« Nous ferions bien de
partir ! » Alors ils se
retirèrent sans cérémonie et
les autres convives suivirent leur exemple.
Le juge fit reconduire le père
Kellner à son domicile ; il ne resta
plus que le général Chang, les deux
délégués et moi. Alors je
m'enhardis pour faire cette demande :
« Puis-je me permettre de réclamer
une faveur, non pas pour moi, mais pour le
prêtre ? Si vous désirez qu'il
vive jusqu'au jour où sa rançon vous
sera payée, il faudrait qu'il fût
mieux soigné. Ne pourrait-on pas lui donner
une ordonnance, comme vous l'avez fait pour le
général Chang ? Un homme qui lui
fournirait de l'eau pour boire et pour se baigner,
du combustible pour son feu, de la paille pour son
lit ? etc. »
- Ce n'est pas possible, répondit
le juge, en secouant la tête ; mais nous
allons charger un sous-officier de veiller à
ce qu'il soit mieux soigné.
- Pour ce qui concerne le régime,
continuai-je, il ne peut pas manger assez pour
maintenir ses forces, mais quelques extras lui
seraient d'un grand secours ; par exemple,
serait-il possible de lui donner un peu de
café qui exciterait un peu son
appétit ?
- Nous avons assez de café,
répondit-il, et nous lui en donnerons. Croyez-vous
qu'il
aimerait aussi du cacao ? - Certainement,
répondis-je; et le juge promit de lui en
envoyer.
Puis il donna quelques ordres concernant
le cas du général Chang, et tendit au
délégué une lettre
d'explications. Enfin, s'adressant à nous
trois (les délégués et
moi-même), il ajouta : « Ce
soir, vous serez conduits dans la maison d'un
bourgeois, où vous resterez jusqu'au jour,
après quoi vous serez libres de partir.
Nous, nous partirons aussitôt après
minuit, quant à vous, il ne vous est pas
permis de vous en aller avant
l'aube. »
Après cela, il sortit un papier
en disant : « Je vais vous lire
ceci ; ce sont les conditions de votre
élargissement ! » Ce document
m'accusait d'avoir prêché
l'évangile, et j'étais remis en
liberté à condition de ne pas
recommencer. Une fois de plus, on certifiait que ma
libération était basée sur le
fait que la Suisse n'est pas un pays
impérialiste. Il ne me demanda pas de signer
mon consentement, ni même de le donner
verbalement.
La question qui fut ensuite
soulevée fut celle des dépenses de
voyage. « Combien vous faut-il pour
arriver à Kunming (Yunnan-Fu), ou jusqu'au
moment où vous pourrez rejoindre vos
amis ? »
- Je ne sais absolument pas où
nous nous trouvons, répondis-je, et j'ignore
à quelle distance nous sommes de la
capitale !
- Nous sommes à vingt-cinq
kilomètres environ d'une ville
éloignée seulement d'une étape
de la capitale, répondit-il ; ainsi
vous pourrez y arriver en deux jours !
- Il m'est impossible de marcher,
répondis-je ; il me faut donc une
civière ; et je pense que deux porteurs
me coûteraient deux dollars par jour, ce qui
ferait quatre dollars.
Alors il appela son trésorier et
lui dit : « Comptez
« si » dollars à
l'étranger ! » Je n'avais pas
dit que quatre dollars seraient suffisants ;
ils ne couvriraient, en effet, que les
dépenses du transport ; à
côté de cela, il me fallait de la
nourriture. « Quatre »
et « dix » en dialecte
de la région, se
prononcent de la même manière,
l'intonation qu'on y met marque seule la
différence.
Pour s'assurer de la somme
indiquée, le trésorier fit des signes
avec ses doigts, demandant s'il devait me donner
« si » (quatre) ou
« si » (dix).
Le général Chang prit sur
lui de répondre en disant. « Dix
naturellement ! » Je ne
désirais pas demander plus qu'il ne fallait,
mais je n'éprouvai aucun scrupule de
conscience en prenant les dix dollars qui
m'étaient comptés.
Le juge alors plia le papier stipulant
les conditions de mon élargissement, il me
le tendit en même temps que plusieurs tracts
communistes en disant : « Vous
pourrez les examiner à
loisir ! » Enfin je demandai un
passeport, mais il me répondit :
« Cela n'est pas nécessaire !
Dès que nous serons partis, vous ne serez
plus sur le territoire des rouges, et une telle
attestation ne vous sera d'aucune utilité,
quand vous aurez rejoint les troupes du
gouvernement ! »
Le soir était venu ; il
était peut-être dix heures. Un gardien
fut chargé de surveiller mon retour dans mon
galetas, et d'inspecter tout ce que j'emportais
avec moi. Un autre gardien me suivit jusqu'à
la maison, et en y pénétrant, nous
rencontrâmes partout des hommes
couchés et endormis sur le sol. Il fallut
presque se frayer un chemin à travers toutes
ces formes immobiles.
Le père Kellner était
déjà plongé dans un profond
sommeil. Je le réveillai pour lui dire ce
qui venait de se passer. « Le gardien est
ici, lui dis-je, pour inspecter mes bagages ;
pendant sa visite, je laisse à
côté de vous les dix dollars qui m'ont
été donnés pour mes
dépenses de voyage ; il y a un peu plus
qu'il ne m'en faut, vous en prendrez deux pour vos
propres besoins. » L'inspection fut
très superficielle, et contrairement
à mon attente, il ne me fouilla pas.
Je pris ensuite les huit dollars, et je
dis quelques mots d'adieu au prêtre, en lui
promettant de prier pour lui. Il ne se leva pas,
mais il me dit : « Voulez-vous venir
me saluer au départ, demain
matin ? »
- Oh ! ce serait de la
dernière imprudence, répondis-je, car
les rouges désirent évidemment que
nous nous tenions à distance. Ma
présence pourrait être mal
interprétée ! »
Suivant la coutume du continent européen,
nous nous sommes embrassés, et il me demanda
de lui pardonner ses mouvements d'humeur. Je
sentais bien, moi aussi, que j'avais
été loin d'être parfait
à son égard et que j'aurais pu
l'aider bien plus que je ne l'avais fait. Ainsi
nous nous sommes confessé et pardonné
mutuellement nos torts. Je lui avais
déjà promis de faire tout mon
possible pour faire activer les démarches en
vue de son élargissement. Après avoir
emballé mon livre « Sources
dans le désert » et mon
Nouveau Testament dans lequel je glissai les tracts
communistes, je sortis avec mon conducteur. Je
regrettais de ne pas prendre congé des
gardiens, mais je pensais qu'ils ne me sauraient
aucun gré de troubler leur sommeil, et je
m'éloignai sans bruit.
Dans la rue, les
délégués nous attendaient avec
un gardien chargé de nous conduire au
domicile qui nous avait été
désigné. « Ne partez pas
avant l'aube, nous recommanda-t-il encore par
mesure de précaution. Adieu ! vous
retrouverez bientôt tout le confort de
l'existence à laquelle vous étiez
accoutumé », et il disparut.
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