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Nous n'étions pas encore installés
dans le domicile qu'on nous avait
réservé. Bientôt, on nous donna
l'ordre de rassembler nos possessions et on nous
transféra dans les prisons du Yamen.
C'était une construction en briques, dont
les fenêtres étaient munies de forts
barreaux. Pour plus de sécurité, une
sorte de cage avait été construite
à l'intérieur des quatre murs ;
l'espace entre les barreaux (de simples poutres)
était d'une douzaine de centimètres.
Au centre de cet enclos, un charpentier
était en train d'aménager une section
réservée aux deux
Européens ; quand ce fut
terminé, notre logement ressemblait à
une petite cage placée à
l'intérieur d'une plus grande cage. À
droite était le logis de nos gardiens ;
à gauche, se trouvaient nos
co-détenus avec quelques nouveaux
captifs.
Je me souvins alors des prisons de
Chenyüan, où j'allais tous les
dimanches après-midi avec l'autorisation de
prêcher l'évangile. Que de fois
j'avais dit à ma femme. « Comment
ces pauvres prisonniers peuvent-ils vivre dans de
telles conditions ? Pour ma part, je sais bien
que je ne pourrais pas le
supporter ! » Maintenant,
j'étais le prisonnier du Seigneur, et par sa
grâce, il me fut possible d'endurer
même cela.
Le prêtre avait été
très malade et il ne pouvait plus supporter
le riz. Quand nous avions dû passer la nuit
en plein vent, au penchant de la colline, j'avais
pris un sérieux refroidissement, et
j'étais tourmenté par une toux
persistante. Le docteur venait nous voir chaque
jour et quand il apprit que le prêtre n'avait
plus d'appétit, il lui prescrivit un
régime à base de froment ; puis
il nous demanda : « Aimez-vous le
café ? » En voyant
l'enthousiasme de notre réponse, il nous
dit : « Eh ! bien, je vous
enverrai du café ! » À
notre grande joie, il tint parole et on nous en
remit un paquet d'une demi-livre. Un jour, j'ai
dû quitter mon repaire pour répondre
à l'appel du juge Wu, qui désirait me
faire reconnaître et classer quelques
médicaments volés aux diaconesses
allemandes. Il y avait aussi là, une partie
de leurs provisions d'épicerie, voisinant
sur une table, avec une machine à
écrire qui avait l'air d'être tout
à fait neuve. Les camarades avaient l'un
après l'autre, essayé ce nouveau
jouet, et la machine était
légèrement
déréglée ; on me pria de
la remettre en état. Ayant obtenu ce qu'il
désirait, le juge se retira ; lui
parti, toute gêne disparut ; et pendant
une demi-heure, je fus occupé à
écrire à la machine le nom de chacun
des gardiens présents.
La femme du juge était dans la
pièce ; elle se remettait lentement de
sa maladie et était encore bien pâle.
Elle avait une grande boîte de prunes de
Californie et elle m'en offrit quelques-unes. Elle
avait aussi une boite de fromage suisse et l'on me
demanda s'il était bon. Je soufflai à
son ordonnance : « Ce fromage a un
goût particulier, si elle ne l'aime pas, nous
nous en délecterons ! » Les
camarades avaient aussi un bon gramophone, mais
tous les disques étaient des airs de
théâtre chinois.
Imaginez notre surprise et notre
contentement, quand, un ou deux jours plus tard,
l'ordonnance apparut et passa quelques portions de
ce fromage suisse et une demi-boîte de beurre
à travers les barreaux de notre cage.
Ces friandises ajoutées à
un pouding de froment que nous avions fait acheter
dans la rue, nous aidèrent à prendre
nos repas avec plus d'appétit.
Un jour, un messager du
général Ho-Long arriva, chargé
d'un gros paquet. On me lit sortir de la cage
intérieure et le contenu de ce ballot fut
étalé sur le lit d'un des gardiens.
Il y avait des écheveaux de laine de bonne
qualité, et par quelques étiquettes,
je vis que cette laine venait d'Allemagne ;
elle avait probablement été prise
à la maison des missions. Il y en avait de
plusieurs couleurs : noire, brune, verte,
pourpre et bigarrée. On me demandait de
confectionner deux vêtements pour la fillette
du général, un bébé de
trois à quatre mois, née, je crois,
quand nous étions à Sangchih. On me
permit de choisir les couleurs et de confectionner
les vêtements dans la forme qui me plairait.
Je demandai un modèle ; alors le
messager partit, et revint bientôt, porteur
de deux petits objets, une courte jupe chinoise et
un long manteau de forme à demi
européenne. Comme il désirait
reprendre ces modèles, J'en fis un patron
avec les dimensions exactes et je me mis au
travail. L'envoyé m'avait aussi
apporté un beau crochet d'acier bien lisse
et tout neuf. On me demandait souvent :
« Pour qui faites-vous ces
vêtements ? » Quand je disais
que je travaillais pour le bébé du
général, il m'en revenait un certain
prestige, car la fille de Ho-Long était un
important petit personnage.
Un camarade me disait un jour :
« Quel dommage que ce bébé
ne soit pas un garçon, car il pourrait
devenir général et suivre les traces
de son père ! »
- Que faites-vous de tous les
enseignements que vous recevez sur
l'égalité des sexes,
répondis-je. Pourquoi, d'après vos
principes, n'auriez-vous pas une femme comme
général ?
Il ne paraissait qu'à demi
convaincu, mais il répéta
pourtant : « Oui après tout,
pourquoi pas ! Pourquoi n'aurions-nous pas une
femme comme
général ? » je crois
fermement qu'au-dessous de leurs prétendues
réformes, les vieux
préjugés sont encore
profondément enracinés.
Je travaillais avec plaisir et
assiduité, car l'envoyé du
général m'avait fait entendre qu'on
était pressé d'obtenir ces petits
vêtements. Mon travail était parfois
interrompu par les menaces d'attaques
aériennes ; il fallait alors gagner les
refuges. À leur arrivée, les
camarades avaient creusé des abris à
proximité de notre prison, et à la
première alerte, les gardiens nous
entraînaient dans cette direction. La plupart
du temps, quand nous y arrivions, ils
étaient déjà remplis de
soldats et de leur fourniment ; ils se
serraient alors encore davantage pour nous faire
place. Quand le danger immédiat était
passé, nous avions l'autorisation de sortir
et de nous asseoir tout près du refuge,
prêts à nous y précipiter de
nouveau, si c'était nécessaire. Quand
il faisait beau temps, nous étions heureux
de quitter pour un moment notre sombre prison. Un
jour, tandis que nous étions assis à
l'entrée d'un abri, un camarade se mit
à peindre un mot d'ordre sur un mur blanchi
à la chaux, où cette phrase
s'étalait en immenses
caractères : « Les Soviets
sont le seul espoir de la
Chine ».
De temps en temps, l'homme qui m'avait
apporté la laine venait s'informer du
travail, et un jour, il me demanda :
« Ces vêtements peuvent-ils
être finis demain ? » Cette
question me fit comprendre que peut-être nous
allions lever le camp.
Ce soir-là, assis près de
la lampe (un bol d'huile où trempait une
mèche improvisée) je travaillai
jusque fort tard dans la nuit. Mais, vers minuit,
je dus cesser, sans avoir terminé mon
travail. À la toux qui me tourmentait, vint
s'ajouter une forte fièvre, et je fus
très agité pendant les quelques
heures qui précédèrent le
réveil ; je me sentais incapable de me
remettre en route.
Le lendemain, vers quatre heures du
matin, tandis que nous prenions notre
déjeuner, le messager vint chercher les
vêtements non achevés ; je les
lui remis avec la laine qui restait et je n'en
entendis plus parler. Dès ce moment, nos
étapes furent de trop courte durée
pour me permettre de reprendre et d'achever cet
ouvrage. On nous fit attendre
jusqu'à l'aube, puis, en prenant par les
rues secondaires, nous gagnâmes la
chaussée pour autos, qui passait
derrière la ville. Arrivés en rase
campagne, nous avons trouvé le gros de
l'armée déjà mis en rangs par
compagnie et attendant les ordres.
Un monsieur chinois, d'un certain
âge, portant une longue barbe, attendait tout
près de là. Le père Kellner me
le fit remarquer, nous avons pensé tout
d'abord que c'était un
étranger ; mais un peu plus tard, nous
nous sommes demandé s'il n'était pas,
peut-être, un prêtre catholique de
nationalité chinoise. En passant devant ce
monsieur, je vis qu'on lui avait
préparé une chaise à porteurs,
confortablement rembourrée. Les rouges
l'emmenaient évidemment avec eux, mais ils
le traitaient certainement avec plus
d'égards que les prisonniers ordinaires. Ce
personnage vénérable était
sans aucun doute, M. Chou, dont les quatre filles,
toutes baptisées, étaient membres de
l'église de Pichieh. Ces jeunes filles
étaient liées d'une étroite
amitié à soeur Marguerite Welzel, qui
les considérait comme ses enfants
spirituels. Je n'appris tous ces détails
qu'après ma libération, et à
cette époque, le vieux monsieur ne me fit
aucune avance, de peur probablement,
d'éveiller des soupçons et de
compliquer encore sa propre situation. J'ai compris
plus tard qu'il avait consenti à accompagner
les rouges en qualité de conducteur, quand
on lui avait donné le choix entre cette
alternative ou la mort.
Il n'avait jamais fait profession
d'être chrétien, mais les communistes
savaient qu'il était très
étroitement lié avec les
missionnaires étrangers ; on le
questionna minutieusement sur la direction que les
diaconesses allemandes avaient prise. Sachant
qu'elles avaient décidé de gagner
Chenhsiung, il fit exprès de mettre les
rouges sur la route de Weining. Mais
hélas ! au dernier moment, ces dames
avaient changé leurs plans et sans le
vouloir, le vieux monsieur avait mis leurs ennemis
sur leurs traces. Par crainte, les habitants de la
ville n'accueillirent pas les diaconesses ;
épuisées de fatigue, et poursuivies
par les communistes, elles ne tombèrent
cependant pas aux mains de leurs
persécuteurs, car notre Seigneur les
protégea.
Sur un parcours de seize
kilomètres, nous avons suivi la route pour
autos, conduisant à Tating ; puis on
nous fit prendre la direction du sud et suivre la
route principale qui aboutit à Weining. Les
camarades étaient lourdement chargés
d'un bagage hétéroclite y compris des
machines à coudre ; nous en avons
conclu que notre étape ne serait
peut-être pas très longue, et que nous
pourrions bientôt nous reposer.
Je fus très malade pendant deux
jours, accablé par une forte fièvre
et souffrant d'une douleur aiguë à la
base du poumon droit. Plus tard, je compris que
j'avais une pleurésie. Par moments, cette
douleur était si vive que je pouvais
à peine m'empêcher de gémir ou
de crier. Les nuits me faisaient peur, car à
cause de la rareté des maisons, nous
étions souvent en compagnie de plusieurs
autres prisonniers. Il y avait toujours beaucoup de
bruit, souvent même des querelles entre
captifs et tout cela ajoutait encore à ma
détresse. Quoique très sympathique,
le prêtre ne pouvait pas faire grand'chose
pour me soulager.
J'avais souvent redouté
d'être malade pendant nos marches, mais de
nouveau je fis la précieuse
expérience que la grâce de Dieu est
suffisante pour tous les cas. Quand j'appris un
dimanche matin, que nous allions continuer notre
voyage, mon être tout entier cria au Seigneur
sa détresse, et lui demanda un jour de
répit. Le soleil n'était pas encore
très haut à l'horizon, quand les
maisons du voisinage nous furent attribuées
et nous nous y sommes reposés pendant tout
le reste de la journée.
Depuis cette époque et jusqu'au
moment de ma libération, la marche
m'était devenue très difficile, et on
fut forcé de me laisser le cheval. Les
gardiens et le palefrenier ne cessaient de
prédire la mort prématurée de
ma monture, malgré cela, le Seigneur
s'occupa même de ce détail, et le
noble animal fut rendu capable d'accomplir ce qui
paraissait impossible.
Un soir, avant d'atteindre notre
cantonnement pour la nuit, il
restait encore une courte mais dangereuse pente
à gravir. Mais il fallait auparavant
traverser un pont ; au moment d'y arriver,
nous avons entendu un grand cri, poussé dans
les rangs de ceux qui nous
précédaient, et il se produisit une
certaine agitation. Le général Chang
avait essayé de grimper cette côte
à cheval, mais l'animal avait glissé
et son cavalier avait été jeté
par terre. Le général fut
blessé assez sérieusement à la
tête et aux mains. Pendant les jours qui
suivirent, il fallut le transporter dans une
chaise.
Il me fallait maintenant envisager la
tâche difficile d'escalader cette
colline ; j'y parvins cependant quoique avec
beaucoup de peine. Je connais un prisonnier qui, ce
soir-là, se jeta sur son lit, pantelant et
torturé par la souffrance. Les cuisiniers
étaient trop fatigués pour nous
préparer un repas, mais le
propriétaire de la maison eut la
bonté de nous vendre un peu de riz avec
lequel nous avons fait du gruau.
Un autre soir, après avoir
couvert l'étape entière, nous
approchions d'un village, et nous espérions
pouvoir y passer la nuit, mais nous dûmes le
traverser au pas de course. En sortant de cette
localité, une grande affiche avertissait les
camarades que la région était
infestée de bandits et qu'il fallait
éviter de se battre ; nous avons donc
dû continuer.
Par un jour très froid et humide,
nous nous reposions dans un champ, quand le juge Wu
qui avait entendu parler de ma maladie vint vers
moi, accompagné du docteur. Le
général Hsiao-Keh était dans
le voisinage, et il transféra les majors
Swen et Wang dans une autre compagnie ; le
général Chang fut laissé
seul.
Ce soir-là, nous devions loger
dans une petite maison de campagne, et on nous
concéda un corridor. Le lieutenant et le
soldat de l'armée blanche qui avaient
été dès le début nos
compagnons de captivité, nous
quittèrent et furent désignés
pour accomplir une certaine tâche dans une
autre section. Malgré l'incommodité
de notre logis, nous étions heureux de nous
reposer, mais on vint me déranger pour nous
conduire vers le docteur à près de deux kilomètres
de
distance. Le cheval ne paraissait pas plus content
que moi de ce contretemps.
Quand nous sommes arrivés
à ce qu'ils appellent
l'« hôpital » ces
messieurs étaient à table et on nous
fit attendre que le docteur fût libre. Il se
montra très aimable, fit une ordonnance que
l'hygiéniste dut porter à la
« Pharmacie ». D'autres
malades étaient avec moi et quand chacun fut
pourvu de son médicament, il fallut
reprendre le chemin du bivouac.
Le lendemain, pendant la plus grande
partie de l'étape, nous avons dû
gravir une pente escarpée, sur laquelle nous
avons trouvé de la neige et de la glace. Un
peu plus tard, alors que nous espérions
avoir presque atteint le sommet, nous nous sommes
trouvés au milieu d'une foule de camarades,
groupés sur une sorte de petit plateau
précédant une côte encore plus
abrupte et plus difficile, et attendant leur tour
de se remettre en marche. Nous avons dû nous
arrêter malgré le froid intense,
surveillant les progrès très lents de
la colonne qui nous précédait. La
montée fut jugée trop difficile pour
la faire à cheval ; on me fit donc
prendre les devants en me donnant la permission de
mettre mon temps. Ce n'était pas chose
facile à faire, car la route était
étroite et ceux qui sortaient des rangs
devaient se faufiler à droite ou à
gauche. Je dus me reposer fréquemment ;
malgré cela je finis par atteindre le sommet
en m'accrochant à des touffes d'herbe ;
en arrivant nous avons constaté que notre
compagnie était encore bien loin
derrière nous. Mon gardien me pressait
d'entreprendre la descente, mais c'était
presque impossible ; le soleil avait
donné sur cette pente qui était
transformée en une fondrière.
À la fin nous sommes
arrivés au bas ; j'étais
extrêmement fatigué et cependant mon
gardien ne voulut pas me laisser prendre du repos.
Au bord du chemin se trouvait une source d'eau
claire, et, comme j'étais défaillant
et altéré, mon geôlier me
prêta son bol et me permit de me
rafraîchir un peu. Bientôt
après, le juge qui était descendu
à cheval, nous rattrapa. En constatant
à quel point j'étais
épuisé, il ordonna à mon
conducteur d'attendre ma monture
et de m'aider à me mettre en selle. Les
gardiens étaient toujours curieux de savoir
quelle distance nous séparait de la ville la
plus rapprochée. Nous ne savions pas
très bien de quel côté on nous
conduisait. Tantôt nous paraissions nous
diriger vers Weining, tantôt vers Suicheng,
mais quand nous arrivions sur l'une ou l'autre des
routes conduisant vers ces villes, nous les
quittions bientôt pour prendre des chemins de
montagne ; à la fin je compris qu'on
nous faisait passer de la province de Kweichow dans
celle de Yunnan.
Un jour, de bonne heure, nous avons
atteint une petite ville située dans une
région montagneuse, juste au delà de
la frontière de la province de Yunnan, et
dont la plupart des maisons étaient
construites en briques sèches, et absolument
différentes de celles de la province de
Kweichow ; la plus grande partie des toits
était en chaume.
On nous logea dans le galetas d'une
maison, et, pour y arriver, il fallut grimper une
échelle. C'était la chambre aux
provisions ; elle n'avait point de
fenêtres, impossible donc de regarder
à l'extérieur. La seule
lumière que nous avions filtrait à
travers les fentes des murs ou par les interstices
laissés entre les tuiles du toit. Le sol
était couvert de petites pommes de terre et
notre lit, composé de feuilles de maïs,
était installé par-dessus. Nous
eûmes deux jours de repos pour lesquels nous
fûmes très reconnaissants.
La maîtresse de maison nous permit
de prendre autant de pommes de terre que nous
voulions. Cette autorisation était la
bienvenue, car il était impossible de nous
procurer du riz à cette altitude, et on nous
servait du maïs bien misérablement
apprêté ; ce régime ne
convenait guère à un malade
dépourvu de tout appétit. On nous
procura du feu et un peu de bois, ce qui nous
permit de griller des pommes de terre ;
Josué en fit bouillir et nous en apporta un
grand plat.
Le prêtre, lui aussi, était
loin d'être en bonne santé. Dès
le commencement nous avions convenu de nous appeler
par notre prénom, Henri et Rodolphe.
J'aurais bien voulu trouver un
point de contact nous permettant d'avoir un peu de
communion spirituelle, mais, jusque là, nous
n'y étions pas arrivés. Je
m'étais senti tenu de lui dire exactement
sur quoi je me reposais pour obtenir mon salut.
J'essayai de lui faire comprendre combien il est
inutile de se confier en autre chose que dans
l'oeuvre parfaite accomplie par
Jésus-Christ, dont le sang est seul capable
de nous purifier du péché. Je lui
racontai ce qui m'était arrivé
quelques années auparavant ; pendant
une épidémie de typhus, j'avais
été aux portes de la mort, et cette
assurance m'avait soutenu et réjoui, tandis
que la pensée de mes mérites seuls ne
me donnait aucun repos. Il ne paraissait pas du
tout convaincu, et sa réponse fut simplement
celle-ci : « Nous ne pouvons pas
nous passer du sacrifice de Christ, mais les bonnes
oeuvres nous sont d'un grand secours. »
Il ne semblait pas posséder l'assurance de
son salut et c'était probablement la cause
de sa profonde mélancolie. Il pouvait rester
des heures, la tête entre ses mains, dans un
état lamentable de grande dépression.
Les gardiens eux-mêmes le remarquaient, et
ils ne se gênaient pas pour dire combien tout
était différent quand M. Hayman
était mon compagnon de captivité.
Parfois ils nous demandaient de chanter comme nous
le faisions, M. Hayman et moi, mais le prêtre
ne connaissait aucun de nos cantiques.
Il fallut bientôt reprendre nos
pérégrinations, et, cette fois, nous
avons parcouru une contrée extrêmement
sauvage, la plus déprimante que j'eusse
jamais vue. Parfois, après avoir
passé toute une demi-journée à
grimper sans relâche, il nous semblait
impossible d'arriver au sommet. Les dentelures des
rochers en saillie, la nature raboteuse et la
stérilité du sol dans cette partie de
la province de Yunnan, sont difficiles à
décrire.
Le cheval du prêtre avait une
plaie ouverte sur le dos, juste au-dessous de la
selle, et le palefrenier craignait que la blessure
ne devienne inguérissable si l'on abusait
des forces de l'animal. Pour comble d'infortune, M.
Li tomba malade, et, pendant plusieurs jours, il
dut se servir, lui aussi, de la monture du
père Kellner ; ce dernier était donc
obligé de marcher et cela dépassait
visiblement ses forces, car il n'était pas
accoutumé à fournir un effort si
grand et si continu.
En arrivant dans une maison de campagne,
on nous logea, avec d'autres prisonniers, dans une
très petite chambre, mais on nous permit de
dormir sur le lit. Tout le reste du plancher
était occupé par une douzaine de
captifs qui pouvaient à peine s'accroupir
dans cet espace si restreint.
On nous donna l'ordre d'aller chez le
docteur ; il nous fallut un effort de
volonté pour quitter notre lit, et,
peut-être, un plus grand effort physique pour
nous frayer un passage au milieu des prisonniers
affalés sur le plancher. Le gardien et
l'hygiéniste, qui nous accompagnaient, ne
savaient pas exactement où se trouvait
l'escouade sanitaire, car les maisons de cette
région étaient peu nombreuses et
très disséminées. Après
avoir parcouru quelques centaines de mètres,
on nous fit arrêter, mais seulement pour nous
informer qu'il fallait encore couvrir une distance
de près de deux kilomètres. Nous nous
sentions trop épuisés pour aller plus
loin, mais il fallut pourtant encore essayer. Nous
venions de dépasser la maison quand,
à notre grande joie, nous avons
rencontré le docteur qui nous avait
déjà soignés auparavant.
Là, au bord de la route, il nous fit une
prescription, ce qui nous dispensa d'aller plus
loin. L'hygiéniste continua son chemin et le
gardien nous reconduisit dans notre prison.
Le prêtre était à
bout de forces et il n'avait aucun goût pour
la grossière nourriture qui nous
était servie. Il fallait absolument faire
quelque chose. En nous associant à MM. Li,
Keng et au jeune garçon qui était
devenu notre compagnon habituel, nous avons
réussi à nous procurer deux
volailles, mais il s'agissait de les faire cuire et
c'était là la grande
difficulté. Comme nous étions
arrivés de bonne heure au cantonnement, nous
avons essayé de retrouver
Josué ; mais il ne reçut notre
message qu'à la nuit. Il vint aussitôt
et consentit à nous rendre le service
d'apprêter les poules, mais il n'avait pas
d'ustensiles. Avisant le capitaine des gardes qui
venait de notre
côté, Josué lui fit sa demande
et il obtint un grand pot de terre. Il rentra dans
son cantonnement, emportant avec lui le
récipient et les volailles. Nous avons
dû attendre longtemps notre souper, mais en
vain ; il nous fallut aller au lit sans
l'avoir obtenu, partageant encore notre couche
étroite avec M. Li.
À l'aube, on nous apporta le
grand pot de Volaille, qui contenait du bouillon en
suffisance, ce qui fut heureux pour le
prêtre, car il n'avait aucun goût pour
la nourriture solide ; il se sentit donc
réconforté par deux bols de ce
liquide nourrissant. Comme nous aurions voulu
pouvoir partager notre repas avec les prisonniers
affamés qui nous entouraient et nous
regardaient avec des yeux brillants d'envie !
Quelques-uns d'entre eux se risquèrent
même à en mendier une bouchée,
mais il était impossible de donner à
l'un et de refuser à l'autre ; nous
n'avions donc rien d'autre à faire
qu'à nous cuirasser contre toute
velléité de pitié ou de
compassion. Ce qui resta de ce repas fut
partagé entre nous pour le voyage.
Le père Kellner devint de plus en
plus malade ; enfin un beau matin, il fut
même trop faible pour monter sa mule. Les
gardiens insistèrent pourtant ; mais
l'essai ne réussit pas ; et le pauvre
captif risqua de tomber malgré l'appui de
ses geôliers ; ces derniers furent
obligés de reconnaître
l'inutilité de leurs efforts et il fallut
improviser une civière. Les rouges ne
forcent jamais les coolies à travailler pour
eux ; il s'agissait donc de trouver des
porteurs ; on choisit six prisonniers parmi
les plus forts et ils furent chargés de
porter le prêtre en se relayant. Pendant
trois jours ils furent obligés de le porter
ainsi et les pauvres captifs, insuffisamment
alimentés, en souffrirent beaucoup. Quand
nous faisions une halte, ou quand nous avancions
lentement, les pauvres porteurs devaient continuer.
Un jour, comme je les rejoignais, l'homme
placé devant glissa et le pauvre
prêtre fut projeté sur le talus. Il ne
fut pas blessé, mais il en reçut
pourtant une terrible commotion.
Au soir du troisième jour, nous
sommes arrivés au lieu de notre
cantonnement ; il était composé
de quelques maisons perchées au sommet d'une
colline et se profilant sur le ciel. La compagnie
du juge était logée juste en face de
nous, sur une autre colline séparée
de la nôtre par une vallée ; nos
palefreniers et les montures dont ils avaient la
responsabilité appartenaient à cette
compagnie ; ils durent nous quitter, et je fus
obligé de grimper à pied, ce qui me
prit un temps considérable, malgré
l'assistance des gardiens. Le prêtre et sa
litière n'arriva au pied de la pente que
très longtemps après nous ; il
fut impossible aux prisonniers de monter
chargés de la civière, et comme le
père Kellner ne pouvait pas marcher, les
gardiens durent le porter sur leur dos, chacun
à son tour.
Quand nous sommes arrivés, nos
compagnons de captivité étaient
déjà empilés dans une petite
chambre, et on nous apprit que nous devions aussi
loger là. Cela semblait absolument
impossible, mais le gardien nous dit :
« J'ai reçu mes ordres, et que
vous le puissiez ou non, il faut vous
serrer ! » Très
déprimés, nous nous sommes assis en
dehors de la pièce. Sur ces entrefaites le
capitaine des gardes arriva. Il obligea nos trois
compagnons habituels à se joindre aux autres
prisonniers, mais il nous assigna une petite place
derrière le poêle de terre, dans la
cuisine. Nous n'avions pas de lit, le sol
était inégal, mais nous étions
heureux d'avoir une certaine tranquillité.
On fit chercher le docteur qui dut faire tout un
voyage pour arriver jusqu'à nous.
Malgré les conditions antihygiéniques
de notre entourage, il fit au prêtre une
injection sous-cutanée, après avoir
soigneusement stérilisé ses
instruments. Puis il prit la peine de nous
questionner en détail sur notre état
de santé, et il prescrivit des
médicaments pour chacun de nous.
L'hygiéniste reçut l'ordre de nous
donner du gruau de riz à la place de celui
de maïs.
Une vieille dame très aimable
paraissait être à la tête de
cette maison ; les légumes
étaient rares et les rouges la
prièrent de leur vendre un peu de
lard ; mais elle n'en
avait
pas, car elle était musulmane, et les
camarades n'y comprenaient rien ! Après
cela, ils demandèrent du vin ; ils ne
purent en obtenir pour la même raison. De
cette manière, ils apprirent à
connaître ces deux traits
caractéristiques de cette religion :
qui défend toute boisson alcoolique et qui
prohibe toute viande de porc. Pour finir, j'attirai
encore leur attention sur le fait que, dans cette
maison il n'y avait pas le moindre vestige
d'idolâtrie.
Le lendemain, le prêtre se trouva
un peu mieux, et il put de nouveau monter sa mule.
Après avoir voyagé pendant toute une
semaine dans cette contrée sauvage, souvent
sur des chemins encombrés de neige et de
glace, nous sommes revenus dans la ville
frontière que nous avions occupée
huit jours auparavant. Cette fois-ci nous
fûmes logés dans un temple qui avait
été pillé
précédemment ; malgré
cela, il y avait encore des monceaux de
vieilleries, où les camarades fureteurs
découvrirent pourtant quelques
trésors.
Quelque temps auparavant, j'avais appris
à mes compagnons à chanter les dix
commandements sur l'air de « Le ciel est
ma patrie ! » M. Li chantait souvent
et quelques gardiens se joignaient à lui
aussi. Nous avons comparé chaque
commandement avec les principes communistes et nous
avons découvert que chacun d'eux est
violé par leurs doctrines et par leurs
pratiques. Comme ils se disent athées, les
quatre commandements se rapportant à Dieu et
à son culte sont dédaignés par
les camarades. Ils empêchent d'honorer les
parents ; bien plus : tuer, voler, mentir
et convoiter sont des actions qu'ils pratiquent en
grand, chaque jour. Mon cantique se terminait par
cette phrase : « Tels sont les dix
commandements et toute créature habitant
sous le ciel devrait s'y conformer. »
Quand j'en faisais l'application aux communistes,
j'espérais que la flèche divine
pénétrerait dans le coeur de ceux qui
m'écoutaient, et les préparerait
à accepter le Sauveur.
Dès le lendemain, nous
étions de nouveau en marche, et pourtant,
nous avions bien espéré avoir
là un plus long repos.
Tandis que nous avancions dans le sud-ouest de la
province de Yunnan, nous étions
quotidiennement menacés par des avions. Il
fallait souvent chercher des abris, ce qui
entravait beaucoup notre marche ; ainsi la
nuit nous surprenait fréquemment avant que
nous eussions établi notre cantonnement, et
à cause de ces arrivées tardives, il
fallait le plus souvent aller au lit sans
souper.
Pendant plusieurs jours de suite nous
n'avons eu qu'un repas de maïs. On
prétendait, il est vrai, que tout le monde
était au même régime, mais la
plupart des camarades, et surtout les officiers,
avaient la possibilité de se procurer des
friandises. Un jour, en approchant de la ville de
Suanwei, nous entendîmes une vive fusillade.
On prétendit que les rouges venaient de
s'emparer de la cité, et que nous allions y
entrer pour célébrer cette
victoire ; au lieu de cela, on nous fit
simplement traverser la chaussée pour autos
qui conduisait à la ville, et reprendre
encore le chemin des montagnes.
Le vingt et un mars, tout en
étant le premier jour du printemps, est
aussi le jour de naissance de ma mère. Quand
nous sommes partis ce jour-là, nous nous
sommes trouvés dans des régions
montagneuses qui étaient encore en plein
hiver. Ici aussi, le maïs remplaça le
riz, comme base de la nourriture principale. Quand
les gens nous dirent qu'à douze
kilomètres plus bas dans la vallée,
le riz blanc était abondant, nous pouvions
à peine le croire. Après un important
changement d'altitude, nous nous sommes
trouvés dans une plaine magnifique,
où les beaux champs de colza aux fleurs
jaune vif contrastaient avec les plantations de
pois et de haricots. Toutes les maisons que nous
rencontrions étaient entourées
d'arbres fruitiers en pleine floraison
pêchers, poiriers, pruniers. C'était
l'image même du printemps, et comme j'aurais
été heureux d'envoyer la vue de ce
beau panorama à ma chère mère
avec mes messages d'anniversaire !
Je ne pouvais pas m'empêcher de
chanter les louanges de Dieu pour sa belle
création.
Dans les régions montagneuses, il
ne faisait pas toujours froid et le terrain
n'était pas toujours aride. Il nous arrivait
de passer sur des pentes boisées, et
à ce moment-là de l'année, les
rhododendrons rouges et crèmes
étaient en pleine floraison, et nous
réjouissaient par leur beauté. Les
azalées égayaient à leur tour
les penchants des collines. Un jour je fis cette
remarque à l'un de mes co-détenus.
« Que de belles fleurs nous avons vues
aujourd'hui ». Il ne les avait
évidemment pas aperçues, car il me
répondit seulement :
« Étiez-vous assez bien pour les
remarquer ? »
Mais dans ce monde, c'est toujours
ainsi, les extrêmes se touchent. Nous avons
atteint de bonne heure notre cantonnement et on
nous logea au rez-de-chaussée de la tour
d'observation. Toute la place était
occupée jusqu'au dernier coin et il faisait
très sombre. Alors je demandai
l'autorisation de m'asseoir au soleil devant la
porte ; je profitai de l'occasion pour
commencer à chasser dans mes
vêtements. Par curiosité je voulus
compter le nombre de mes victimes, et je fus
horrifié de constater qu'il s'élevait
à cinq cents !...
Nous avions été
harcelés par les troupes du
gouvernement ; pour cette raison
l'étape de chaque jour était suivie
de marches forcées pendant la nuit, par des
chemins dissimulés et des sentiers de
traverse.
Par deux fois nous avons passé
près de certains bâtiments que je
croyais être des stations missionnaires. La
première de ces installations se remarquait
à distance, bien en vue au milieu d'un
groupe de maisons aux toits de chaume gris-brun.
Nichée sur le penchant d'une colline
voisine, cette station ne paraissait pas
très éloignée, cependant il
nous fallut des heures pour y arriver. Cette
nuit-là nous logeâmes dans une ville
où se tient le marché, appelée
Yangchang (marché aux brebis) bordant un
torrent de montagne et le voilant tout d'abord aux
yeux du voyageur.
Il nous semblait naturel à nous
deux, prisonniers européens de mettre en
commun le peu que nous possédions, mais,
à ce moment, le prêtre était un
peu chagriné de devoir
toujours compter sur moi pour toutes les petites
dépenses que nous pouvions avoir à
faire ; il se demandait s'il ne ferait pas
bien de s'adresser aux autorités pour
obtenir un peu d'argent. Je lui conseillai
d'écrire au juge ; il prépara
une courte lettre en anglais et pria un des
gardiens de la lui remettre. Le lendemain matin, de
bonne heure, tandis que nous attendions notre tour
de gravir la colline, le secrétaire nous
remit à chacun un dollar.
Nous avons passé par le village
que j'avais remarqué la veille, mais nos pas
ne nous conduisirent pas dans te voisinage
immédiat de ce que j'avais pris pour une
résidence étrangère ; il
ne me fut donc pas possible de savoir s'il y avait
là réellement des chrétiens ou
si cette demeure était la
prétentieuse construction d'un
propriétaire foncier.
Quant au second bâtiment, je suis
sûr que c'était une école
missionnaire. Les murailles blanchies à la
chaux et si bien entretenues, étaient bien
ce que les camarades prirent eux aussi pour une
école. Ces constructions étaient
éloignées de toute autre
localité, et seule une communauté
chrétienne pouvait en envisager la
dépense. La mission méthodiste avait
plusieurs de ces habitations
aménagées parmi les tribus Miao de
ces régions.
Ma supposition fut confirmée
quelques jours plus tard ; on nous avait fait
arrêter dans une localité où se
trouvait un bureau de poste. Je fus appelé
pour traduire quelques journaux et l'un d'entre eux
était le « Temps méthodiste
anglais ». Les nouvelles ainsi apprises
n'intéressaient pas beaucoup les camarades,
mais quand je leur demandai de pouvoir emporter ce
journal pour mon délassement, ils me le
refusèrent, comme aussi ils
refusèrent au père Kellner la
permission de s'approprier un journal catholique
français, « L'Ami du
Clergé ».
Nous étions de plus en plus
harcelés par les menaces aériennes et
il m'arriva de devoir mettre pied à terre
une douzaine de fois en un jour. En ces occasions,
nos palefreniers étaient toujours en
colère contre nous, car, à cause de
notre état de faiblesse, il nous fallait beaucoup
de temps. Pour
comble
d'ennuis, les gardiens, pris de panique, semblaient
perdre la tête. Mon palefrenier était
aussi toujours mécontent, car, pour
m'abriter, Il me conduisait invariablement dans une
direction opposée à celle que nous
suivions, et il devait ramener le cheval en
arrière pour me reprendre ;
après quoi il fallait regagner notre rang
avec précipitation.
Un jour je me trouvais assis à
côté d'un membre de l'escouade
d'hygiène, un jeune homme âgé
de moins de vingt ans, qui m'avait une fois
donné des conseils médicaux. Il
était en compagnie de quelques autres que je
ne connaissais pas. Il ouvrit la conversation en me
demandant : « Vous souvenez-vous de
moi ? » et il parut tout content que
je ne l'eusse pas oublié. Puis il me parla
de la situation politique de la Chine et de
l'Europe ; enfin il me demanda :
« Pourquoi êtes-vous venu si loin
de votre pays ? Quelle peut bien être
l'utilité de la religion pour les individus
comme pour les peuples ? »
Alors je répondis :
« En croyant en Christ, nous obtenons le
pardon de nos péchés passés,
et ce pardon nous met en paix avec Dieu. Pour notre
vie présente, nous recevons le secours du
Saint-Esprit, et, par sa force, nous pouvons
vaincre le péché, ainsi nous avons de
la joie parce que notre conscience ne nous reproche
rien ; enfin nous avons l'espoir de la
félicité éternelle, où
nous serons délivrés, même de
la présence du péché, car
c'est lui seul qui est la cause de toutes nos
misères sur cette terre. »
Il n'avait jamais été
lui-même convaincu de péché, et
mes paroles ne parurent pas lui faire grande
impression ; alors il me demanda :
« Quel avantage votre pays a-t-il
reçu de
l'Évangile ? »
Je répondis :
« Des missionnaires étrangers nous
ont apporté l'Évangile, il y a des
centaines d'années, et la plus grande partie
de nos privilèges en découlent ;
les soins donnés aux pauvres et aux malades,
l'éducation des masses populaires, le
respect de la femme et les droits des individus,
tous ces
bienfaits sont des fruits de
l'Évangile.
L'appel du clairon mit brusquement fin
à notre conversation ; le danger
était passé, il fallait continuer le
voyage. Nous arrivâmes bientôt dans un
grand village, et l'on nous promit une
journée de repos. On nous donna une jolie
chambre, au milieu de laquelle était un
brasier carré. Les gens de la maison se
montrèrent très bienveillants et ils
allumèrent un bon feu de charbon. Ils nous
fournirent aussi des chaises basses. Un
garçon passait dans la rue, offrant des
soufflés au riz et nous lui en avons
acheté quelques-uns.
Ce jour-là, le
« Chinois étranger »
avait été notre gardien et il nous
fit donner de la paille en suffisance pour nos
lits. Il avait sans doute entendu parler de la
dispute entre Li et Keng quand nous disposions d'un
espace trop limité. Quand la paille fut
arrivée, sans dire un mot, il la partagea et
fit lui-même nos lits. Tandis qu'il
était ainsi occupé, les deux
prisonniers grognards l'injurièrent en
l'accusant de partialité en faveur des
étrangers, et ils lui demandèrent de
leur faire aussi leur lit ; mais lui se
contenta de les ignorer
complètement.
Un peu plus tard, Li et Keng furent
appelés à se présenter devant
le capitaine ; au retour, ils
rassemblèrent à la hâte ce qui
leur appartenait, expliquant qu'on leur avait
confié des postes dans l'armée rouge.
Keng avait une charge dans le corps des gardiens,
ce qui signifiait que dès lors il ne serait
plus surveillé, mais qu'il aurait la
liberté de s'en aller de ci, de là.
Li était affecté à la
compagnie du juge, ce qui le mit à quelque
distance de nous dans la colonne de marche. Depuis
un certain temps, ces deux hommes nous avaient
fatigués par leurs querelles, dues, sans
doute, au surmenage et à la tension des
nerfs, et nous étions vraiment heureux du
changement. Le petit garçon était
maintenant considéré comme un
prisonnier ordinaire ; ce changement ne lui
plut pas beaucoup, mais il contribua
néanmoins à le rendre plus
sociable.
La journée avait assez bien
commencé, et nous étions heureux de notre répit,
quand notre tranquillité fut troublée
par une nouvelle alerte ; nous avons fait
hâtivement notre paquetage et nous nous
sommes abrités dans un bosquet de bambous.
Au passage d'un avion, nous nous sommes
cachés dans un ravin ; il reparut et
d'autres rouges se glissèrent encore dans
notre repaire déjà si bien rempli.
Tout à coup, un camarade terrifié et
cherchant un abri, tomba sur nous sans se
préoccuper des conséquences de son
saut intempestif. Des protestations et des jurons
éclatèrent de tous les
côtés !
Maintenant, chaque fois que nous nous
trouvions avec Li et Keng, ils se montraient
toujours très aimables, mais Li chercha
à jeter le mécontentement dans le
coeur de Josué, en lui disant qu'il
n'était pas assez payé au service des
étrangers. Il avait de nombreuses occasions
de se livrer à ce petit jeu, car il
était placé, dans la colonne, juste
après nos
délégués.
Le 4 avril, à l'heure de midi,
comme nous passions dans un village où deux
ou trois boutiques vendaient du gruau de riz chaud,
nous fûmes tentés d'en acheter, car
nous avions vraiment faim. On nous fit
arrêter juste le temps d'en prendre un plein
bol, mais nous avions à peine
commencé à déguster cette
bouillie fumante, que l'ordre de se remettre en
marche fut donné. Il n'y eut rien d'autre
à faire que de le verser dans notre tasse en
émail, et d'essayer de l'avaler tout en
avançant. Craignant que je ne reste en
arrière, le palefrenier m'ordonna de monter
à cheval ; quand je fus en selle, il me
tendit le bol, et par un véritable tour de
force, je réussis à en absorber le
contenu. Au dehors du village, on nous fit faire
une nouvelle halte, et nous apprîmes qu'il
n'y avait eu aucune raison de nous bousculer de la
sorte.
Pendant ce court repos, un avion nous
survola et après son départ, les
rouges jugeant notre situation trop dangereuse,
nous firent chercher à quelque distance, une
place plus abritée. L'homme qui me gardait
ce jour-là se montra raisonnable ; il
me trouva un refuge tout près de la route,
mais le prêtre fut conduit un peu plus loin.
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