Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

Jetés en prison

-------

On mettra les mains sur vous, et l'on vous persécutera... On vous jettera en prison, on vous mènera devant des rois et devant des gouverneurs, à cause de mon nom. Cela vous arrivera pour que vous serviez de témoignage... Par votre persévérance vous sauverez votre âme.
(Luc 21. 12, 13, 19.)
 
Le diable jettera quelques-uns de vous en prison.
(Apoc. 2. 10.)
 
Bientôt celui qui est courbé sous les fers sera délivré.
(Es. 51. 14.)


Nous n'étions pas encore installés dans le domicile qu'on nous avait réservé. Bientôt, on nous donna l'ordre de rassembler nos possessions et on nous transféra dans les prisons du Yamen. C'était une construction en briques, dont les fenêtres étaient munies de forts barreaux. Pour plus de sécurité, une sorte de cage avait été construite à l'intérieur des quatre murs ; l'espace entre les barreaux (de simples poutres) était d'une douzaine de centimètres. Au centre de cet enclos, un charpentier était en train d'aménager une section réservée aux deux Européens ; quand ce fut terminé, notre logement ressemblait à une petite cage placée à l'intérieur d'une plus grande cage. À droite était le logis de nos gardiens ; à gauche, se trouvaient nos co-détenus avec quelques nouveaux captifs.

Je me souvins alors des prisons de Chenyüan, où j'allais tous les dimanches après-midi avec l'autorisation de prêcher l'évangile. Que de fois j'avais dit à ma femme. « Comment ces pauvres prisonniers peuvent-ils vivre dans de telles conditions ? Pour ma part, je sais bien que je ne pourrais pas le supporter ! » Maintenant, j'étais le prisonnier du Seigneur, et par sa grâce, il me fut possible d'endurer même cela.

Le prêtre avait été très malade et il ne pouvait plus supporter le riz. Quand nous avions dû passer la nuit en plein vent, au penchant de la colline, j'avais pris un sérieux refroidissement, et j'étais tourmenté par une toux persistante. Le docteur venait nous voir chaque jour et quand il apprit que le prêtre n'avait plus d'appétit, il lui prescrivit un régime à base de froment ; puis il nous demanda : « Aimez-vous le café ? » En voyant l'enthousiasme de notre réponse, il nous dit : « Eh ! bien, je vous enverrai du café ! » À notre grande joie, il tint parole et on nous en remit un paquet d'une demi-livre. Un jour, j'ai dû quitter mon repaire pour répondre à l'appel du juge Wu, qui désirait me faire reconnaître et classer quelques médicaments volés aux diaconesses allemandes. Il y avait aussi là, une partie de leurs provisions d'épicerie, voisinant sur une table, avec une machine à écrire qui avait l'air d'être tout à fait neuve. Les camarades avaient l'un après l'autre, essayé ce nouveau jouet, et la machine était légèrement déréglée ; on me pria de la remettre en état. Ayant obtenu ce qu'il désirait, le juge se retira ; lui parti, toute gêne disparut ; et pendant une demi-heure, je fus occupé à écrire à la machine le nom de chacun des gardiens présents.

La femme du juge était dans la pièce ; elle se remettait lentement de sa maladie et était encore bien pâle. Elle avait une grande boîte de prunes de Californie et elle m'en offrit quelques-unes. Elle avait aussi une boite de fromage suisse et l'on me demanda s'il était bon. Je soufflai à son ordonnance : « Ce fromage a un goût particulier, si elle ne l'aime pas, nous nous en délecterons ! » Les camarades avaient aussi un bon gramophone, mais tous les disques étaient des airs de théâtre chinois.

Imaginez notre surprise et notre contentement, quand, un ou deux jours plus tard, l'ordonnance apparut et passa quelques portions de ce fromage suisse et une demi-boîte de beurre à travers les barreaux de notre cage.
Ces friandises ajoutées à un pouding de froment que nous avions fait acheter dans la rue, nous aidèrent à prendre nos repas avec plus d'appétit.

Un jour, un messager du général Ho-Long arriva, chargé d'un gros paquet. On me lit sortir de la cage intérieure et le contenu de ce ballot fut étalé sur le lit d'un des gardiens. Il y avait des écheveaux de laine de bonne qualité, et par quelques étiquettes, je vis que cette laine venait d'Allemagne ; elle avait probablement été prise à la maison des missions. Il y en avait de plusieurs couleurs : noire, brune, verte, pourpre et bigarrée. On me demandait de confectionner deux vêtements pour la fillette du général, un bébé de trois à quatre mois, née, je crois, quand nous étions à Sangchih. On me permit de choisir les couleurs et de confectionner les vêtements dans la forme qui me plairait. Je demandai un modèle ; alors le messager partit, et revint bientôt, porteur de deux petits objets, une courte jupe chinoise et un long manteau de forme à demi européenne. Comme il désirait reprendre ces modèles, J'en fis un patron avec les dimensions exactes et je me mis au travail. L'envoyé m'avait aussi apporté un beau crochet d'acier bien lisse et tout neuf. On me demandait souvent : « Pour qui faites-vous ces vêtements ? » Quand je disais que je travaillais pour le bébé du général, il m'en revenait un certain prestige, car la fille de Ho-Long était un important petit personnage.

Un camarade me disait un jour : « Quel dommage que ce bébé ne soit pas un garçon, car il pourrait devenir général et suivre les traces de son père ! »
- Que faites-vous de tous les enseignements que vous recevez sur l'égalité des sexes, répondis-je. Pourquoi, d'après vos principes, n'auriez-vous pas une femme comme général ?

Il ne paraissait qu'à demi convaincu, mais il répéta pourtant : « Oui après tout, pourquoi pas ! Pourquoi n'aurions-nous pas une femme comme général ? » je crois fermement qu'au-dessous de leurs prétendues réformes, les vieux préjugés sont encore profondément enracinés.

Je travaillais avec plaisir et assiduité, car l'envoyé du général m'avait fait entendre qu'on était pressé d'obtenir ces petits vêtements. Mon travail était parfois interrompu par les menaces d'attaques aériennes ; il fallait alors gagner les refuges. À leur arrivée, les camarades avaient creusé des abris à proximité de notre prison, et à la première alerte, les gardiens nous entraînaient dans cette direction. La plupart du temps, quand nous y arrivions, ils étaient déjà remplis de soldats et de leur fourniment ; ils se serraient alors encore davantage pour nous faire place. Quand le danger immédiat était passé, nous avions l'autorisation de sortir et de nous asseoir tout près du refuge, prêts à nous y précipiter de nouveau, si c'était nécessaire. Quand il faisait beau temps, nous étions heureux de quitter pour un moment notre sombre prison. Un jour, tandis que nous étions assis à l'entrée d'un abri, un camarade se mit à peindre un mot d'ordre sur un mur blanchi à la chaux, où cette phrase s'étalait en immenses caractères : « Les Soviets sont le seul espoir de la Chine ».

De temps en temps, l'homme qui m'avait apporté la laine venait s'informer du travail, et un jour, il me demanda : « Ces vêtements peuvent-ils être finis demain ? » Cette question me fit comprendre que peut-être nous allions lever le camp.

Ce soir-là, assis près de la lampe (un bol d'huile où trempait une mèche improvisée) je travaillai jusque fort tard dans la nuit. Mais, vers minuit, je dus cesser, sans avoir terminé mon travail. À la toux qui me tourmentait, vint s'ajouter une forte fièvre, et je fus très agité pendant les quelques heures qui précédèrent le réveil ; je me sentais incapable de me remettre en route.

Le lendemain, vers quatre heures du matin, tandis que nous prenions notre déjeuner, le messager vint chercher les vêtements non achevés ; je les lui remis avec la laine qui restait et je n'en entendis plus parler. Dès ce moment, nos étapes furent de trop courte durée pour me permettre de reprendre et d'achever cet ouvrage. On nous fit attendre jusqu'à l'aube, puis, en prenant par les rues secondaires, nous gagnâmes la chaussée pour autos, qui passait derrière la ville. Arrivés en rase campagne, nous avons trouvé le gros de l'armée déjà mis en rangs par compagnie et attendant les ordres.

Un monsieur chinois, d'un certain âge, portant une longue barbe, attendait tout près de là. Le père Kellner me le fit remarquer, nous avons pensé tout d'abord que c'était un étranger ; mais un peu plus tard, nous nous sommes demandé s'il n'était pas, peut-être, un prêtre catholique de nationalité chinoise. En passant devant ce monsieur, je vis qu'on lui avait préparé une chaise à porteurs, confortablement rembourrée. Les rouges l'emmenaient évidemment avec eux, mais ils le traitaient certainement avec plus d'égards que les prisonniers ordinaires. Ce personnage vénérable était sans aucun doute, M. Chou, dont les quatre filles, toutes baptisées, étaient membres de l'église de Pichieh. Ces jeunes filles étaient liées d'une étroite amitié à soeur Marguerite Welzel, qui les considérait comme ses enfants spirituels. Je n'appris tous ces détails qu'après ma libération, et à cette époque, le vieux monsieur ne me fit aucune avance, de peur probablement, d'éveiller des soupçons et de compliquer encore sa propre situation. J'ai compris plus tard qu'il avait consenti à accompagner les rouges en qualité de conducteur, quand on lui avait donné le choix entre cette alternative ou la mort.

Il n'avait jamais fait profession d'être chrétien, mais les communistes savaient qu'il était très étroitement lié avec les missionnaires étrangers ; on le questionna minutieusement sur la direction que les diaconesses allemandes avaient prise. Sachant qu'elles avaient décidé de gagner Chenhsiung, il fit exprès de mettre les rouges sur la route de Weining. Mais hélas ! au dernier moment, ces dames avaient changé leurs plans et sans le vouloir, le vieux monsieur avait mis leurs ennemis sur leurs traces. Par crainte, les habitants de la ville n'accueillirent pas les diaconesses ; épuisées de fatigue, et poursuivies par les communistes, elles ne tombèrent cependant pas aux mains de leurs persécuteurs, car notre Seigneur les protégea.

Sur un parcours de seize kilomètres, nous avons suivi la route pour autos, conduisant à Tating ; puis on nous fit prendre la direction du sud et suivre la route principale qui aboutit à Weining. Les camarades étaient lourdement chargés d'un bagage hétéroclite y compris des machines à coudre ; nous en avons conclu que notre étape ne serait peut-être pas très longue, et que nous pourrions bientôt nous reposer.

Je fus très malade pendant deux jours, accablé par une forte fièvre et souffrant d'une douleur aiguë à la base du poumon droit. Plus tard, je compris que j'avais une pleurésie. Par moments, cette douleur était si vive que je pouvais à peine m'empêcher de gémir ou de crier. Les nuits me faisaient peur, car à cause de la rareté des maisons, nous étions souvent en compagnie de plusieurs autres prisonniers. Il y avait toujours beaucoup de bruit, souvent même des querelles entre captifs et tout cela ajoutait encore à ma détresse. Quoique très sympathique, le prêtre ne pouvait pas faire grand'chose pour me soulager.

J'avais souvent redouté d'être malade pendant nos marches, mais de nouveau je fis la précieuse expérience que la grâce de Dieu est suffisante pour tous les cas. Quand j'appris un dimanche matin, que nous allions continuer notre voyage, mon être tout entier cria au Seigneur sa détresse, et lui demanda un jour de répit. Le soleil n'était pas encore très haut à l'horizon, quand les maisons du voisinage nous furent attribuées et nous nous y sommes reposés pendant tout le reste de la journée.

Depuis cette époque et jusqu'au moment de ma libération, la marche m'était devenue très difficile, et on fut forcé de me laisser le cheval. Les gardiens et le palefrenier ne cessaient de prédire la mort prématurée de ma monture, malgré cela, le Seigneur s'occupa même de ce détail, et le noble animal fut rendu capable d'accomplir ce qui paraissait impossible.

Un soir, avant d'atteindre notre cantonnement pour la nuit, il restait encore une courte mais dangereuse pente à gravir. Mais il fallait auparavant traverser un pont ; au moment d'y arriver, nous avons entendu un grand cri, poussé dans les rangs de ceux qui nous précédaient, et il se produisit une certaine agitation. Le général Chang avait essayé de grimper cette côte à cheval, mais l'animal avait glissé et son cavalier avait été jeté par terre. Le général fut blessé assez sérieusement à la tête et aux mains. Pendant les jours qui suivirent, il fallut le transporter dans une chaise.

Il me fallait maintenant envisager la tâche difficile d'escalader cette colline ; j'y parvins cependant quoique avec beaucoup de peine. Je connais un prisonnier qui, ce soir-là, se jeta sur son lit, pantelant et torturé par la souffrance. Les cuisiniers étaient trop fatigués pour nous préparer un repas, mais le propriétaire de la maison eut la bonté de nous vendre un peu de riz avec lequel nous avons fait du gruau.

Un autre soir, après avoir couvert l'étape entière, nous approchions d'un village, et nous espérions pouvoir y passer la nuit, mais nous dûmes le traverser au pas de course. En sortant de cette localité, une grande affiche avertissait les camarades que la région était infestée de bandits et qu'il fallait éviter de se battre ; nous avons donc dû continuer.

Par un jour très froid et humide, nous nous reposions dans un champ, quand le juge Wu qui avait entendu parler de ma maladie vint vers moi, accompagné du docteur. Le général Hsiao-Keh était dans le voisinage, et il transféra les majors Swen et Wang dans une autre compagnie ; le général Chang fut laissé seul.

Ce soir-là, nous devions loger dans une petite maison de campagne, et on nous concéda un corridor. Le lieutenant et le soldat de l'armée blanche qui avaient été dès le début nos compagnons de captivité, nous quittèrent et furent désignés pour accomplir une certaine tâche dans une autre section. Malgré l'incommodité de notre logis, nous étions heureux de nous reposer, mais on vint me déranger pour nous conduire vers le docteur à près de deux kilomètres de distance. Le cheval ne paraissait pas plus content que moi de ce contretemps.

Quand nous sommes arrivés à ce qu'ils appellent l'« hôpital » ces messieurs étaient à table et on nous fit attendre que le docteur fût libre. Il se montra très aimable, fit une ordonnance que l'hygiéniste dut porter à la « Pharmacie ». D'autres malades étaient avec moi et quand chacun fut pourvu de son médicament, il fallut reprendre le chemin du bivouac.

Le lendemain, pendant la plus grande partie de l'étape, nous avons dû gravir une pente escarpée, sur laquelle nous avons trouvé de la neige et de la glace. Un peu plus tard, alors que nous espérions avoir presque atteint le sommet, nous nous sommes trouvés au milieu d'une foule de camarades, groupés sur une sorte de petit plateau précédant une côte encore plus abrupte et plus difficile, et attendant leur tour de se remettre en marche. Nous avons dû nous arrêter malgré le froid intense, surveillant les progrès très lents de la colonne qui nous précédait. La montée fut jugée trop difficile pour la faire à cheval ; on me fit donc prendre les devants en me donnant la permission de mettre mon temps. Ce n'était pas chose facile à faire, car la route était étroite et ceux qui sortaient des rangs devaient se faufiler à droite ou à gauche. Je dus me reposer fréquemment ; malgré cela je finis par atteindre le sommet en m'accrochant à des touffes d'herbe ; en arrivant nous avons constaté que notre compagnie était encore bien loin derrière nous. Mon gardien me pressait d'entreprendre la descente, mais c'était presque impossible ; le soleil avait donné sur cette pente qui était transformée en une fondrière.

À la fin nous sommes arrivés au bas ; j'étais extrêmement fatigué et cependant mon gardien ne voulut pas me laisser prendre du repos. Au bord du chemin se trouvait une source d'eau claire, et, comme j'étais défaillant et altéré, mon geôlier me prêta son bol et me permit de me rafraîchir un peu. Bientôt après, le juge qui était descendu à cheval, nous rattrapa. En constatant à quel point j'étais épuisé, il ordonna à mon conducteur d'attendre ma monture et de m'aider à me mettre en selle. Les gardiens étaient toujours curieux de savoir quelle distance nous séparait de la ville la plus rapprochée. Nous ne savions pas très bien de quel côté on nous conduisait. Tantôt nous paraissions nous diriger vers Weining, tantôt vers Suicheng, mais quand nous arrivions sur l'une ou l'autre des routes conduisant vers ces villes, nous les quittions bientôt pour prendre des chemins de montagne ; à la fin je compris qu'on nous faisait passer de la province de Kweichow dans celle de Yunnan.

Un jour, de bonne heure, nous avons atteint une petite ville située dans une région montagneuse, juste au delà de la frontière de la province de Yunnan, et dont la plupart des maisons étaient construites en briques sèches, et absolument différentes de celles de la province de Kweichow ; la plus grande partie des toits était en chaume.

On nous logea dans le galetas d'une maison, et, pour y arriver, il fallut grimper une échelle. C'était la chambre aux provisions ; elle n'avait point de fenêtres, impossible donc de regarder à l'extérieur. La seule lumière que nous avions filtrait à travers les fentes des murs ou par les interstices laissés entre les tuiles du toit. Le sol était couvert de petites pommes de terre et notre lit, composé de feuilles de maïs, était installé par-dessus. Nous eûmes deux jours de repos pour lesquels nous fûmes très reconnaissants.

La maîtresse de maison nous permit de prendre autant de pommes de terre que nous voulions. Cette autorisation était la bienvenue, car il était impossible de nous procurer du riz à cette altitude, et on nous servait du maïs bien misérablement apprêté ; ce régime ne convenait guère à un malade dépourvu de tout appétit. On nous procura du feu et un peu de bois, ce qui nous permit de griller des pommes de terre ; Josué en fit bouillir et nous en apporta un grand plat.

Le prêtre, lui aussi, était loin d'être en bonne santé. Dès le commencement nous avions convenu de nous appeler par notre prénom, Henri et Rodolphe. J'aurais bien voulu trouver un point de contact nous permettant d'avoir un peu de communion spirituelle, mais, jusque là, nous n'y étions pas arrivés. Je m'étais senti tenu de lui dire exactement sur quoi je me reposais pour obtenir mon salut. J'essayai de lui faire comprendre combien il est inutile de se confier en autre chose que dans l'oeuvre parfaite accomplie par Jésus-Christ, dont le sang est seul capable de nous purifier du péché. Je lui racontai ce qui m'était arrivé quelques années auparavant ; pendant une épidémie de typhus, j'avais été aux portes de la mort, et cette assurance m'avait soutenu et réjoui, tandis que la pensée de mes mérites seuls ne me donnait aucun repos. Il ne paraissait pas du tout convaincu, et sa réponse fut simplement celle-ci : « Nous ne pouvons pas nous passer du sacrifice de Christ, mais les bonnes oeuvres nous sont d'un grand secours. » Il ne semblait pas posséder l'assurance de son salut et c'était probablement la cause de sa profonde mélancolie. Il pouvait rester des heures, la tête entre ses mains, dans un état lamentable de grande dépression. Les gardiens eux-mêmes le remarquaient, et ils ne se gênaient pas pour dire combien tout était différent quand M. Hayman était mon compagnon de captivité. Parfois ils nous demandaient de chanter comme nous le faisions, M. Hayman et moi, mais le prêtre ne connaissait aucun de nos cantiques.

Il fallut bientôt reprendre nos pérégrinations, et, cette fois, nous avons parcouru une contrée extrêmement sauvage, la plus déprimante que j'eusse jamais vue. Parfois, après avoir passé toute une demi-journée à grimper sans relâche, il nous semblait impossible d'arriver au sommet. Les dentelures des rochers en saillie, la nature raboteuse et la stérilité du sol dans cette partie de la province de Yunnan, sont difficiles à décrire.

Le cheval du prêtre avait une plaie ouverte sur le dos, juste au-dessous de la selle, et le palefrenier craignait que la blessure ne devienne inguérissable si l'on abusait des forces de l'animal. Pour comble d'infortune, M. Li tomba malade, et, pendant plusieurs jours, il dut se servir, lui aussi, de la monture du père Kellner ; ce dernier était donc obligé de marcher et cela dépassait visiblement ses forces, car il n'était pas accoutumé à fournir un effort si grand et si continu.

En arrivant dans une maison de campagne, on nous logea, avec d'autres prisonniers, dans une très petite chambre, mais on nous permit de dormir sur le lit. Tout le reste du plancher était occupé par une douzaine de captifs qui pouvaient à peine s'accroupir dans cet espace si restreint.

On nous donna l'ordre d'aller chez le docteur ; il nous fallut un effort de volonté pour quitter notre lit, et, peut-être, un plus grand effort physique pour nous frayer un passage au milieu des prisonniers affalés sur le plancher. Le gardien et l'hygiéniste, qui nous accompagnaient, ne savaient pas exactement où se trouvait l'escouade sanitaire, car les maisons de cette région étaient peu nombreuses et très disséminées. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, on nous fit arrêter, mais seulement pour nous informer qu'il fallait encore couvrir une distance de près de deux kilomètres. Nous nous sentions trop épuisés pour aller plus loin, mais il fallut pourtant encore essayer. Nous venions de dépasser la maison quand, à notre grande joie, nous avons rencontré le docteur qui nous avait déjà soignés auparavant. Là, au bord de la route, il nous fit une prescription, ce qui nous dispensa d'aller plus loin. L'hygiéniste continua son chemin et le gardien nous reconduisit dans notre prison.

Le prêtre était à bout de forces et il n'avait aucun goût pour la grossière nourriture qui nous était servie. Il fallait absolument faire quelque chose. En nous associant à MM. Li, Keng et au jeune garçon qui était devenu notre compagnon habituel, nous avons réussi à nous procurer deux volailles, mais il s'agissait de les faire cuire et c'était là la grande difficulté. Comme nous étions arrivés de bonne heure au cantonnement, nous avons essayé de retrouver Josué ; mais il ne reçut notre message qu'à la nuit. Il vint aussitôt et consentit à nous rendre le service d'apprêter les poules, mais il n'avait pas d'ustensiles. Avisant le capitaine des gardes qui venait de notre côté, Josué lui fit sa demande et il obtint un grand pot de terre. Il rentra dans son cantonnement, emportant avec lui le récipient et les volailles. Nous avons dû attendre longtemps notre souper, mais en vain ; il nous fallut aller au lit sans l'avoir obtenu, partageant encore notre couche étroite avec M. Li.

À l'aube, on nous apporta le grand pot de Volaille, qui contenait du bouillon en suffisance, ce qui fut heureux pour le prêtre, car il n'avait aucun goût pour la nourriture solide ; il se sentit donc réconforté par deux bols de ce liquide nourrissant. Comme nous aurions voulu pouvoir partager notre repas avec les prisonniers affamés qui nous entouraient et nous regardaient avec des yeux brillants d'envie ! Quelques-uns d'entre eux se risquèrent même à en mendier une bouchée, mais il était impossible de donner à l'un et de refuser à l'autre ; nous n'avions donc rien d'autre à faire qu'à nous cuirasser contre toute velléité de pitié ou de compassion. Ce qui resta de ce repas fut partagé entre nous pour le voyage.

Le père Kellner devint de plus en plus malade ; enfin un beau matin, il fut même trop faible pour monter sa mule. Les gardiens insistèrent pourtant ; mais l'essai ne réussit pas ; et le pauvre captif risqua de tomber malgré l'appui de ses geôliers ; ces derniers furent obligés de reconnaître l'inutilité de leurs efforts et il fallut improviser une civière. Les rouges ne forcent jamais les coolies à travailler pour eux ; il s'agissait donc de trouver des porteurs ; on choisit six prisonniers parmi les plus forts et ils furent chargés de porter le prêtre en se relayant. Pendant trois jours ils furent obligés de le porter ainsi et les pauvres captifs, insuffisamment alimentés, en souffrirent beaucoup. Quand nous faisions une halte, ou quand nous avancions lentement, les pauvres porteurs devaient continuer. Un jour, comme je les rejoignais, l'homme placé devant glissa et le pauvre prêtre fut projeté sur le talus. Il ne fut pas blessé, mais il en reçut pourtant une terrible commotion.

Au soir du troisième jour, nous sommes arrivés au lieu de notre cantonnement ; il était composé de quelques maisons perchées au sommet d'une colline et se profilant sur le ciel. La compagnie du juge était logée juste en face de nous, sur une autre colline séparée de la nôtre par une vallée ; nos palefreniers et les montures dont ils avaient la responsabilité appartenaient à cette compagnie ; ils durent nous quitter, et je fus obligé de grimper à pied, ce qui me prit un temps considérable, malgré l'assistance des gardiens. Le prêtre et sa litière n'arriva au pied de la pente que très longtemps après nous ; il fut impossible aux prisonniers de monter chargés de la civière, et comme le père Kellner ne pouvait pas marcher, les gardiens durent le porter sur leur dos, chacun à son tour.

Quand nous sommes arrivés, nos compagnons de captivité étaient déjà empilés dans une petite chambre, et on nous apprit que nous devions aussi loger là. Cela semblait absolument impossible, mais le gardien nous dit : « J'ai reçu mes ordres, et que vous le puissiez ou non, il faut vous serrer ! » Très déprimés, nous nous sommes assis en dehors de la pièce. Sur ces entrefaites le capitaine des gardes arriva. Il obligea nos trois compagnons habituels à se joindre aux autres prisonniers, mais il nous assigna une petite place derrière le poêle de terre, dans la cuisine. Nous n'avions pas de lit, le sol était inégal, mais nous étions heureux d'avoir une certaine tranquillité. On fit chercher le docteur qui dut faire tout un voyage pour arriver jusqu'à nous. Malgré les conditions antihygiéniques de notre entourage, il fit au prêtre une injection sous-cutanée, après avoir soigneusement stérilisé ses instruments. Puis il prit la peine de nous questionner en détail sur notre état de santé, et il prescrivit des médicaments pour chacun de nous. L'hygiéniste reçut l'ordre de nous donner du gruau de riz à la place de celui de maïs.

Une vieille dame très aimable paraissait être à la tête de cette maison ; les légumes étaient rares et les rouges la prièrent de leur vendre un peu de lard ; mais elle n'en avait pas, car elle était musulmane, et les camarades n'y comprenaient rien ! Après cela, ils demandèrent du vin ; ils ne purent en obtenir pour la même raison. De cette manière, ils apprirent à connaître ces deux traits caractéristiques de cette religion : qui défend toute boisson alcoolique et qui prohibe toute viande de porc. Pour finir, j'attirai encore leur attention sur le fait que, dans cette maison il n'y avait pas le moindre vestige d'idolâtrie.

Le lendemain, le prêtre se trouva un peu mieux, et il put de nouveau monter sa mule. Après avoir voyagé pendant toute une semaine dans cette contrée sauvage, souvent sur des chemins encombrés de neige et de glace, nous sommes revenus dans la ville frontière que nous avions occupée huit jours auparavant. Cette fois-ci nous fûmes logés dans un temple qui avait été pillé précédemment ; malgré cela, il y avait encore des monceaux de vieilleries, où les camarades fureteurs découvrirent pourtant quelques trésors.

Quelque temps auparavant, j'avais appris à mes compagnons à chanter les dix commandements sur l'air de « Le ciel est ma patrie ! » M. Li chantait souvent et quelques gardiens se joignaient à lui aussi. Nous avons comparé chaque commandement avec les principes communistes et nous avons découvert que chacun d'eux est violé par leurs doctrines et par leurs pratiques. Comme ils se disent athées, les quatre commandements se rapportant à Dieu et à son culte sont dédaignés par les camarades. Ils empêchent d'honorer les parents ; bien plus : tuer, voler, mentir et convoiter sont des actions qu'ils pratiquent en grand, chaque jour. Mon cantique se terminait par cette phrase : « Tels sont les dix commandements et toute créature habitant sous le ciel devrait s'y conformer. » Quand j'en faisais l'application aux communistes, j'espérais que la flèche divine pénétrerait dans le coeur de ceux qui m'écoutaient, et les préparerait à accepter le Sauveur.

Dès le lendemain, nous étions de nouveau en marche, et pourtant, nous avions bien espéré avoir là un plus long repos. Tandis que nous avancions dans le sud-ouest de la province de Yunnan, nous étions quotidiennement menacés par des avions. Il fallait souvent chercher des abris, ce qui entravait beaucoup notre marche ; ainsi la nuit nous surprenait fréquemment avant que nous eussions établi notre cantonnement, et à cause de ces arrivées tardives, il fallait le plus souvent aller au lit sans souper.

Pendant plusieurs jours de suite nous n'avons eu qu'un repas de maïs. On prétendait, il est vrai, que tout le monde était au même régime, mais la plupart des camarades, et surtout les officiers, avaient la possibilité de se procurer des friandises. Un jour, en approchant de la ville de Suanwei, nous entendîmes une vive fusillade. On prétendit que les rouges venaient de s'emparer de la cité, et que nous allions y entrer pour célébrer cette victoire ; au lieu de cela, on nous fit simplement traverser la chaussée pour autos qui conduisait à la ville, et reprendre encore le chemin des montagnes.

Le vingt et un mars, tout en étant le premier jour du printemps, est aussi le jour de naissance de ma mère. Quand nous sommes partis ce jour-là, nous nous sommes trouvés dans des régions montagneuses qui étaient encore en plein hiver. Ici aussi, le maïs remplaça le riz, comme base de la nourriture principale. Quand les gens nous dirent qu'à douze kilomètres plus bas dans la vallée, le riz blanc était abondant, nous pouvions à peine le croire. Après un important changement d'altitude, nous nous sommes trouvés dans une plaine magnifique, où les beaux champs de colza aux fleurs jaune vif contrastaient avec les plantations de pois et de haricots. Toutes les maisons que nous rencontrions étaient entourées d'arbres fruitiers en pleine floraison pêchers, poiriers, pruniers. C'était l'image même du printemps, et comme j'aurais été heureux d'envoyer la vue de ce beau panorama à ma chère mère avec mes messages d'anniversaire !
Je ne pouvais pas m'empêcher de chanter les louanges de Dieu pour sa belle création.

Dans les régions montagneuses, il ne faisait pas toujours froid et le terrain n'était pas toujours aride. Il nous arrivait de passer sur des pentes boisées, et à ce moment-là de l'année, les rhododendrons rouges et crèmes étaient en pleine floraison, et nous réjouissaient par leur beauté. Les azalées égayaient à leur tour les penchants des collines. Un jour je fis cette remarque à l'un de mes co-détenus. « Que de belles fleurs nous avons vues aujourd'hui ». Il ne les avait évidemment pas aperçues, car il me répondit seulement : « Étiez-vous assez bien pour les remarquer ? »

Mais dans ce monde, c'est toujours ainsi, les extrêmes se touchent. Nous avons atteint de bonne heure notre cantonnement et on nous logea au rez-de-chaussée de la tour d'observation. Toute la place était occupée jusqu'au dernier coin et il faisait très sombre. Alors je demandai l'autorisation de m'asseoir au soleil devant la porte ; je profitai de l'occasion pour commencer à chasser dans mes vêtements. Par curiosité je voulus compter le nombre de mes victimes, et je fus horrifié de constater qu'il s'élevait à cinq cents !...

Nous avions été harcelés par les troupes du gouvernement ; pour cette raison l'étape de chaque jour était suivie de marches forcées pendant la nuit, par des chemins dissimulés et des sentiers de traverse.
Par deux fois nous avons passé près de certains bâtiments que je croyais être des stations missionnaires. La première de ces installations se remarquait à distance, bien en vue au milieu d'un groupe de maisons aux toits de chaume gris-brun. Nichée sur le penchant d'une colline voisine, cette station ne paraissait pas très éloignée, cependant il nous fallut des heures pour y arriver. Cette nuit-là nous logeâmes dans une ville où se tient le marché, appelée Yangchang (marché aux brebis) bordant un torrent de montagne et le voilant tout d'abord aux yeux du voyageur.

Il nous semblait naturel à nous deux, prisonniers européens de mettre en commun le peu que nous possédions, mais, à ce moment, le prêtre était un peu chagriné de devoir toujours compter sur moi pour toutes les petites dépenses que nous pouvions avoir à faire ; il se demandait s'il ne ferait pas bien de s'adresser aux autorités pour obtenir un peu d'argent. Je lui conseillai d'écrire au juge ; il prépara une courte lettre en anglais et pria un des gardiens de la lui remettre. Le lendemain matin, de bonne heure, tandis que nous attendions notre tour de gravir la colline, le secrétaire nous remit à chacun un dollar.

Nous avons passé par le village que j'avais remarqué la veille, mais nos pas ne nous conduisirent pas dans te voisinage immédiat de ce que j'avais pris pour une résidence étrangère ; il ne me fut donc pas possible de savoir s'il y avait là réellement des chrétiens ou si cette demeure était la prétentieuse construction d'un propriétaire foncier.

Quant au second bâtiment, je suis sûr que c'était une école missionnaire. Les murailles blanchies à la chaux et si bien entretenues, étaient bien ce que les camarades prirent eux aussi pour une école. Ces constructions étaient éloignées de toute autre localité, et seule une communauté chrétienne pouvait en envisager la dépense. La mission méthodiste avait plusieurs de ces habitations aménagées parmi les tribus Miao de ces régions.

Ma supposition fut confirmée quelques jours plus tard ; on nous avait fait arrêter dans une localité où se trouvait un bureau de poste. Je fus appelé pour traduire quelques journaux et l'un d'entre eux était le « Temps méthodiste anglais ». Les nouvelles ainsi apprises n'intéressaient pas beaucoup les camarades, mais quand je leur demandai de pouvoir emporter ce journal pour mon délassement, ils me le refusèrent, comme aussi ils refusèrent au père Kellner la permission de s'approprier un journal catholique français, « L'Ami du Clergé ».

Nous étions de plus en plus harcelés par les menaces aériennes et il m'arriva de devoir mettre pied à terre une douzaine de fois en un jour. En ces occasions, nos palefreniers étaient toujours en colère contre nous, car, à cause de notre état de faiblesse, il nous fallait beaucoup de temps. Pour comble d'ennuis, les gardiens, pris de panique, semblaient perdre la tête. Mon palefrenier était aussi toujours mécontent, car, pour m'abriter, Il me conduisait invariablement dans une direction opposée à celle que nous suivions, et il devait ramener le cheval en arrière pour me reprendre ; après quoi il fallait regagner notre rang avec précipitation.

Un jour je me trouvais assis à côté d'un membre de l'escouade d'hygiène, un jeune homme âgé de moins de vingt ans, qui m'avait une fois donné des conseils médicaux. Il était en compagnie de quelques autres que je ne connaissais pas. Il ouvrit la conversation en me demandant : « Vous souvenez-vous de moi ? » et il parut tout content que je ne l'eusse pas oublié. Puis il me parla de la situation politique de la Chine et de l'Europe ; enfin il me demanda : « Pourquoi êtes-vous venu si loin de votre pays ? Quelle peut bien être l'utilité de la religion pour les individus comme pour les peuples ? »
Alors je répondis : « En croyant en Christ, nous obtenons le pardon de nos péchés passés, et ce pardon nous met en paix avec Dieu. Pour notre vie présente, nous recevons le secours du Saint-Esprit, et, par sa force, nous pouvons vaincre le péché, ainsi nous avons de la joie parce que notre conscience ne nous reproche rien ; enfin nous avons l'espoir de la félicité éternelle, où nous serons délivrés, même de la présence du péché, car c'est lui seul qui est la cause de toutes nos misères sur cette terre. »

Il n'avait jamais été lui-même convaincu de péché, et mes paroles ne parurent pas lui faire grande impression ; alors il me demanda : « Quel avantage votre pays a-t-il reçu de l'Évangile ? »
Je répondis : « Des missionnaires étrangers nous ont apporté l'Évangile, il y a des centaines d'années, et la plus grande partie de nos privilèges en découlent ; les soins donnés aux pauvres et aux malades, l'éducation des masses populaires, le respect de la femme et les droits des individus, tous ces bienfaits sont des fruits de l'Évangile.

L'appel du clairon mit brusquement fin à notre conversation ; le danger était passé, il fallait continuer le voyage. Nous arrivâmes bientôt dans un grand village, et l'on nous promit une journée de repos. On nous donna une jolie chambre, au milieu de laquelle était un brasier carré. Les gens de la maison se montrèrent très bienveillants et ils allumèrent un bon feu de charbon. Ils nous fournirent aussi des chaises basses. Un garçon passait dans la rue, offrant des soufflés au riz et nous lui en avons acheté quelques-uns.

Ce jour-là, le « Chinois étranger » avait été notre gardien et il nous fit donner de la paille en suffisance pour nos lits. Il avait sans doute entendu parler de la dispute entre Li et Keng quand nous disposions d'un espace trop limité. Quand la paille fut arrivée, sans dire un mot, il la partagea et fit lui-même nos lits. Tandis qu'il était ainsi occupé, les deux prisonniers grognards l'injurièrent en l'accusant de partialité en faveur des étrangers, et ils lui demandèrent de leur faire aussi leur lit ; mais lui se contenta de les ignorer complètement.

Un peu plus tard, Li et Keng furent appelés à se présenter devant le capitaine ; au retour, ils rassemblèrent à la hâte ce qui leur appartenait, expliquant qu'on leur avait confié des postes dans l'armée rouge. Keng avait une charge dans le corps des gardiens, ce qui signifiait que dès lors il ne serait plus surveillé, mais qu'il aurait la liberté de s'en aller de ci, de là. Li était affecté à la compagnie du juge, ce qui le mit à quelque distance de nous dans la colonne de marche. Depuis un certain temps, ces deux hommes nous avaient fatigués par leurs querelles, dues, sans doute, au surmenage et à la tension des nerfs, et nous étions vraiment heureux du changement. Le petit garçon était maintenant considéré comme un prisonnier ordinaire ; ce changement ne lui plut pas beaucoup, mais il contribua néanmoins à le rendre plus sociable.

La journée avait assez bien commencé, et nous étions heureux de notre répit, quand notre tranquillité fut troublée par une nouvelle alerte ; nous avons fait hâtivement notre paquetage et nous nous sommes abrités dans un bosquet de bambous. Au passage d'un avion, nous nous sommes cachés dans un ravin ; il reparut et d'autres rouges se glissèrent encore dans notre repaire déjà si bien rempli. Tout à coup, un camarade terrifié et cherchant un abri, tomba sur nous sans se préoccuper des conséquences de son saut intempestif. Des protestations et des jurons éclatèrent de tous les côtés !

Maintenant, chaque fois que nous nous trouvions avec Li et Keng, ils se montraient toujours très aimables, mais Li chercha à jeter le mécontentement dans le coeur de Josué, en lui disant qu'il n'était pas assez payé au service des étrangers. Il avait de nombreuses occasions de se livrer à ce petit jeu, car il était placé, dans la colonne, juste après nos délégués.

Le 4 avril, à l'heure de midi, comme nous passions dans un village où deux ou trois boutiques vendaient du gruau de riz chaud, nous fûmes tentés d'en acheter, car nous avions vraiment faim. On nous fit arrêter juste le temps d'en prendre un plein bol, mais nous avions à peine commencé à déguster cette bouillie fumante, que l'ordre de se remettre en marche fut donné. Il n'y eut rien d'autre à faire que de le verser dans notre tasse en émail, et d'essayer de l'avaler tout en avançant. Craignant que je ne reste en arrière, le palefrenier m'ordonna de monter à cheval ; quand je fus en selle, il me tendit le bol, et par un véritable tour de force, je réussis à en absorber le contenu. Au dehors du village, on nous fit faire une nouvelle halte, et nous apprîmes qu'il n'y avait eu aucune raison de nous bousculer de la sorte.

Pendant ce court repos, un avion nous survola et après son départ, les rouges jugeant notre situation trop dangereuse, nous firent chercher à quelque distance, une place plus abritée. L'homme qui me gardait ce jour-là se montra raisonnable ; il me trouva un refuge tout près de la route, mais le prêtre fut conduit un peu plus loin.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant