CHAPITRE VIII
Sans pitié
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- Sans l'Éternel qui nous
protégea, Quand les hommes
s'élevèrent contre nous,
Ils nous auraient engloutis tout
vivants, Quand leur colère
s'enflamma contre nous...
- (Ps.
124.
2-3.)
|
Un camarade fut enfermé avec nous, pour
avoir causé du scandale, le soir
précédent. Bien que fort vexé
de ce genre de châtiment, son
déplaisir n'alla pas jusqu'à lui
causer des insomnies. Il mit à profit le
temps passé avec nous, en
récupérant le sommeil en retard et
dormit toute la journée. Nous étions
quatre dans cette chambre, très à
notre aise, avec une petite bande d'espace libre
laissée à nos pieds, mais vers le
soir, deux nouveaux prisonniers furent
amenés et leur lit fut installé sur
cet étroit espace.
L'un des deux captifs arriva dans un
état de complet épuisement, haletant
par le manque de respiration et suppliant qu'on lui
donnât un peu d'eau. Il était
accompagné par un enquêteur qui devait
le soutenir ; quand il relâcha son
étreinte, l'homme s'effondra sur le
sol ; son conducteur refusa de lui donner
à boire et l'abandonna dans ce triste
état. « Donnez-moi de l'eau, s'il
vous plaît, un peu d'eau ; faites...
une... bonne... action... s'il vous plaît...
un peu d'eau », suppliait-il. Je ne
pouvais plus supporter de l'entendre ; je
priai le gardien de lui en chercher un peu en lui
tendant mon propre bol. À deux pas de
là, se trouvait un réservoir, le
gardien fut bientôt de retour. Nous avons
fait notre possible pour empêcher le pauvre
homme de boire trop vite, mais il avala d'un coup
tout le contenu du bol et le tendit pour en avoir
davantage. Avant le retour du gardien, il avait
perdu connaissance. Il était tellement
inanimé que je me demandais
réellement s'il vivait encore. Nous ne
pouvions pas le faire revenir à lui ;
quand nous lui avons ouvert la paupière et
touché le globe de l'oeil avec un brin de
paille, la réaction fut si insignifiante,
que nous avons fait chercher l'enquêteur qui
l'avait amené. Il arriva, mais il traita la
chose avec une parfaite indifférence :
« Oh ! dit-il, demain matin il sera
tout à fait bien ! » Un peu
plus tard, après avoir poussé
quelques profonds soupirs, le pauvre captif reprit
ses sens, et il nous raconta comment il avait
été cruellement torturé,
jusqu'à ce que tous les muscles de son corps
lui fissent horriblement mal. Il désirait
avec ardeur d'être libéré,
fût-ce même par la mort.
Au grand déplaisir de mes
camarades de captivité, je lui donnai un peu
de notre portion de paille pour la nuit. En
constatant leur mauvais vouloir, je leur fis des
reproches pour leur conduite inhumaine envers un
co-détenu. Là-dessus ils me mirent en
garde contre le danger qu'il pouvait y avoir de
montrer une trop grande sympathie à ceux que
les rouges considèrent comme leurs
ennemis ; ils essayèrent de me faire
comprendre combien j'étais Imprudent en
témoignant un peu de bonté à
ce pauvre individu. Voyant qu'aucun d'entre eux
n'était d'accord avec cet acte de simple
humanité, j'arrangeai la paille de
façon à ne rien diminuer de leur
ration, mais à prendre tout ce qu'il fallait
de ma propre portion ; ainsi ils n'eurent
aucun sacrifice à faire. Le lendemain, le
pauvre homme fut emmené et probablement mis
à mort.
Parmi les autres prisonniers se trouvait
un fermier d'âge moyen, pour lequel on
demandait une rançon de quatre-vingts
dollars : « Nous partons demain pour
Shihtsien, lui dit-on, et si l'argent n'est pas
là, nous vous emmènerons avec
nous ! » C'était justement ce
que cet homme craignait le plus. On lui fit
écrire une lettre à quelqu'un qui
pouvait lui venir en aide, et, dans le courant de
la journée, on apporta les quatre-vingts
dollars. Mais les rouges déclarèrent
que deux de ces dollars n'avaient pas cours, et,
à cause de cela, non seulement le fermier
fut retenu, mais en voyant combien rapidement la
somme avait été
trouvée, ils doublèrent la
rançon, exigeant ainsi un nouveau montant de
quatre-vingts dollars.
- Vendez le porc, vendez l'huile, criait
le pauvre homme avec désespoir.
- Il n'y a plus rien dans la maison, fut
la réponse. Le porc que l'on gardait pour le
Nouvel an chinois a déjà
été tué et mangé.
À la fin, les rouges traînèrent
le pauvre fermier à leur suite, et il dut
marcher avec eux dans la campagne pendant plusieurs
jours, jusqu'à ce que, complètement
épuisé, il lui fut impossible d'aller
plus loin. Alors ils lui permirent de rentrer chez
lui, mais il fut obligé de mendier tout le
long du chemin.
Les rouges semblent trouver un plaisir
diabolique à faire ces sortes de
choses ; ils pressurent leurs victimes
jusqu'à la dernière limite, puis,
pour les humilier encore plus entièrement
ils les forcent à devenir des mendiants,
buvant ainsi jusqu'à la lie une coupe
d'amertume. Quelques femmes et jeunes filles furent
relâchées à cette
époque, de la même manière,
leur laissant très peu de chose pour se
traîner sur la route, le jour
suivant.
Tout d'abord, notre chemin nous
conduisit le long d'une belle vallée, bien
cultivée. Comme il fallait
fréquemment traverser le fleuve, nous le
passions généralement en sautant de
pierre en pierre, et parfois nous prenions un bon
bain de pieds pour avoir mal dirigé notre
élan. Après avoir parcouru quelques
kilomètres, il fallut recommencer à
grimper, et pendant trois jours successifs nous
avons voyagé dans une région
montagneuse. Pendant ces trois courtes
étapes de trente-deux kilomètres
chacune, je fus de nouveau forcé de
marcher.
Nombreux furent les camarades qui se
détournèrent de leur chemin pour
m'annoncer que j'aurais bientôt des
compagnons, faisant sans doute allusion aux
Européens qui venaient d'être
capturés. Sachant que j'avais habité
la province de Kweichow, les gardiens me
questionnaient avec curiosité, pour savoir
si j'avais été à Shihtsien. En
apprenant qu'en effet j'y étais allé,
on voulait savoir combien de maisons il y avait.
Quelle sorte de ville c'était et bien d'autres
choses encore. La ville de Shihtsien est
intéressante par ses sources d'eau chaude.
À l'extérieur, près de l'une
des portes, trois installations balnéaires
ont été taillées dans le roc,
abritées chacune par un bâtiment. Tout
au-dessus se trouve la plus petite,
réservée aux fonctionnaires ;
plus bas, il y en a une autre pour les bourgeois,
enfin la troisième installation est
destinée aux femmes qui s'y baignent et font
leur lessive. Des vestiaires où les gens
peuvent se déshabiller sont
aménagés autour de chaque
installation ; enfin des escaliers permettent
de descendre dans l'eau.
Les camarades furent naturellement
très intéressés quand je leur
décrivis tout cela ; ils ne pouvaient
se figurer que de l'eau absolument chaude pût
ainsi jaillir de la terre. Ils étaient tous
très désireux et impatients de
constater eux-mêmes ce
phénomène.
Le troisième jour, la ville,
semblable à un joyau, apparut à nos
yeux, blottie au fond de la gorge. À
l'intérieur des murailles, les constructions
n'étaient pas nombreuses, mais une longue
rue de boutiques s'étendait à
l'extérieur, le long de la rivière.
De loin nous pouvions très bien distinguer
le tracé des murailles avec leurs
différentes portes. L'église
catholique et ses dépendances
s'élevaient presque majestueusement
au-dessus des autres constructions. Le yamen
(hôtel de ville) se reconnaissait facilement
avec ses cours particulières, et les
camarades se demandaient s'ils allaient être
logés là, car ils supposaient que la
ville avait été prise et que nous
nous y reposerions un peu après nos longues
marches.
La descente abrupte me coûta un
terrible effort et ce fui avec un grand soulagement
que je me retrouvai une fois de plus sur un terrain
plat. La rivière qui coule près de la
ville conduit à Szenan, la station de Miss
Emblen ; elle est navigable pendant une partie
de l'année.
Au lieu d'entrer dans la cité
comme nous l'avions espéré, on nous
fit passer devant la porte et prendre la rue du
marché, toujours très animée
et où se traitent la plus grande partie des
affaires. Nous avons passé devant la maison
d'une femme chrétienne de mes connaissances, je
cherchai à voir si
elle se trouvait peut-être sur ce passage
encombré de gens, mais je ne la vis pas.
J'étais sûr que, si elle l'avait pu,
elle m'aurait certainement secouru.
On nous logea tout près de la
petite chapelle où j'avais souvent
prêché. Notre quartier était
tout à fait convenable, car on nous donna
une chambre propre et bien meublée. Ce
soir-là, M. Li et moi, nous avons dormi dans
le lit, et M. Keng occupa un banc d'une
cinquantaine de centimètres de largeur. Vers
minuit, nous fûmes réveillés
par l'entrée de plusieurs hommes ; je
m'assis et, me frottant les yeux, je remarquai un
Européen vêtu d'un costume de
prêtre. Il ne prit garde à moi que
quand je lui eus dit :
« Bonsoir ! » Nous nous
sommes tendu la main en échangeant
hâtivement quelques mots, puis le gardien
réveilla M. Keng, lui ordonna de venir
dormir avec nous et il donna le banc au
prêtre qui venait d'arriver.
Il avait pour seul équipement
deux couvertures de voyage. À peine
étendu, il sembla tomber dans un profond
sommeil. Sur un banc de cette dimension, il n'y
avait rien d'autre à faire qu'à
s'étendre de tout son long. Pendant le reste
de la nuit, mon sommeil fut très
agité, je regardais souvent, à la
faible clarté de la lampe (une
lumière brûlait toujours toute la
nuit), celui qui allait être mon compagnon et
j'enviais le sommeil si paisible et si profond
qu'il paraissait goûter sur un lit aussi peu
confortable. Au matin, il m'apprit qu'il n'avait
pas fermé l'oeil. Quand nous eûmes
fait meilleure connaissance, il me dit, en
rappelant cette première nuit, que je
ressemblais à un paysan russe ; le
linge que je roulais autour de ma tête pour
avoir un peu de chaleur, accentuait encore la
ressemblance.
On nous fit savoir que, comme nous
l'avions du reste espéré, nous ne
partirions pas ce jour-là ; aussi nous
sommes-nous préparés à
profiter de ce répit. Un enquêteur
m'apporta un bonnet de laine d'enfant qu'il fallait
défaire pour lui confectionner une paire de
mitaines, et je me suis tout de suite mis au
travail.
Pendant toute la matinée, nous
eûmes des visiteurs venus pour examiner le
nouveau prisonnier et pour faire des réflexions
sur son
apparence. La première remarque était
celle-ci : « Tous les
étrangers se ressemblent ! »
puis ils disaient aussitôt
après : « Oh ! l'un a le
nez beaucoup plus gros ! » Cette
partie dès traits d'un Européen
semblait être leur pierre d'achoppement, et,
parfois, ils demandaient en plaisantant :
« N'aimeriez-vous pas couper une partie
de votre nez, pour en faire
deux ? »
- Comment vous
appelez-vous ?
Keng ! répondit le
prisonnier interpellé. M. Keng dressa
l'oreille en entendant le nouveau venu dire qu'il
portait le même nom que lui, écrit
avec les mêmes caractères, ce qui est
une chose très rate en Chine pour les noms
de famille.
- Quel âge
avez-vous ?
Comme c'est la coutume en Chine, il fit
quelques signes avec ses doigts, et les camarades
furent stupéfaits :
« Seulement vingt-huit ans et une barbe
aussi longue ?... »
- Depuis combien de temps
êtes-vous en Chine ?
- Depuis deux ans ! Nouvelle
surprise et ils le félicitèrent de
savoir si bien la langue.
- Êtes-vous bien
éloigné de votre pays ? Pourquoi
êtes-vous venu en Chine ? Combien
gagnez-vous en prêchant ? et une foule
de questions de ce genre assaillirent le pauvre
nouveau venu.
Les camarades étaient
intéressés de savoir que nous
n'avions pas la même religion.
« Priez-vous avant le repas, comme M.
Cheng et M. Bo ? » Le père
Kellner soupirait parfois, et, se tournant vers
moi, il me disait : « J'ai
été bombardé de cette
manière, tous les jours, depuis le
début de ma captivité. Pour
échapper à cette curiosité. Je
feignais de dormir, parfois, mais alors on me
réveillait pour obtenir de plus amples
informations ; j'en suis
malade ! »
Il était allemand et il avait
fait ses études universitaires à
Rome. C'était un bon linguiste parlant en
plus de l'allemand, sa langue maternelle, le
hollandais, l'italien, le français,
l'anglais, un peu d'espagnol et naturellement le
latin.
On avait parlé de trois
prisonniers européens, mais il me
déclara que c'était une fausse
nouvelle. Puis je lui demandai comment il se
faisait que les nonnes et les autres prêtres
aient pu se sauver, et que lui seul ait
été capturé. Il parla d'une
surprise matinale. À cause des bruits
alarmants les soeurs avaient été
évacuées au matin du jour
précédent et les prêtres
étaient restés en arrière pour
mettre en sûreté des objets de valeur.
Les pillards ne trouvèrent pas ces objets
qui avaient été fourrés sous
le toit de l'église. En employant des
jumelles, ils avaient pu voir les rouges descendre
la colline, mais même alors, ils ne les
prirent pas pour des communistes.
Ayant décidé de se cacher
dans une annexe, les trois prêtres partirent
montés sur des mules. Ne sachant pas si ses
compagnons étaient en avant ou
derrière lui, le père Kellner fut
séparé d'eux. Au moment où il
franchissait la porte de la ville, il tomba sur un
petit détachement de soldats rouges qui
l'arrêtèrent immédiatement. Les
deux autres venaient derrière lui,
très probablement, et voyant ce qui se
passait, ils purent fuir dans une autre
direction.
Ce matin-là, on le fit
comparaître devant le juge Wu qui lui fit
écrire plusieurs lettres. Il revint avec un
air très préoccupé. Quoique
Ho-Long eût réduit la rançon
à 50.000 dollars, le juge Wu insista pour
lui en faire réclamer 100.000. Le juge
manifesta son mécontentement quand le
prêtre lui répondit :
« J'ai autant le droit de croire à
ma religion que vous de croire aux principes
communistes. »
Il remit le prêtre en place par
cette menace : « Si vous prononcez
encore un mot, je vous fais
abattre ! »
Les bains chauds firent la joie des
rouges et ils en revinrent tout ragaillardis. Je
leur avais dit qu'il n'y avait rien à payer,
mais on leur avait demandé 300 cash par
personne. « Où pensez-vous que se
trouve la fournaise chargée de chauffer
toute cette eau ? » leur
demandai-je. C'était pour eux un
mystérieux problème, auquel ils ne
pouvaient pas répondre ; alors je leur
parlai des geysers et des volcans. Puis notre
conversation roula sur les
peines éternelles et la
nécessité de fuir la colère
à venir.
Le prêtre était
intéressé par la manière dont
j'occupais mes loisirs ; il m'en exprima son
approbation et son désir d'apprendre, lui
aussi. En lui décrivant la vie dans laquelle
il venait d'entrer, je lui dis :
« Nous ne savons jamais ce qui va arriver
ni à quoi nous attendre. Très souvent
il nous arrive ce que nous attendions le moins.
Lorsque chacun croit pouvoir s'organiser en vue
d'un long séjour, il faut le plus souvent
partir prestement et vice-versa. Nous ne pouvons
jamais compter sur le repos complet d'une
nuit ; nous ne pouvons pas davantage
prévoir le moment de notre arrivée
à destination. »
Les quelques heures suivantes lui
prouvèrent que j'avais eu raison. On nous
donna notre dîner de bonne heure, car,
disait-on, nous devions quitter la ville le jour
même. Après le repas, on nous fit
emballer notre équipement et préparer
le départ. Nous sommes sortis de la rue en
file et nous avons pris la direction de la
rivière.
Après avoir fait quelques pas
seulement, je vis un groupe de personnes à
l'air abattu, regardant avec pitié le
père Kellner qui marchait devant moi. Se
tournant de mon côté, il me dit :
« Ce sont quelques-uns de nos
chrétiens ! » Mais il ne fit
pas mine de les reconnaître, de peur
probablement de les compromettre aux yeux de nos
ravisseurs. Je me retournai encore vers ce triste
groupe et je vis que quelques-uns
pleuraient.
Mon gardien les remarqua aussi, car il
leur dit : « Que voulez-vous ?
Laissez-nous passer ! »
Malgré cela, ils nous suivirent de loin et
s'approchèrent quand on nous aligna au bord
de l'eau. Tandis que nous étions là,
attendant notre tour de passer la rivière,
nous entendîmes des coups de feu dans le
lointain et nous avons compris combien
précaire était notre position. Il
devenait évident qu'avant la nuit la
cité devait être
évacuée.
À peine avions-nous passé
le pont, qu'il fallut se remettre à grimper
une colline escarpée, située en face
de celle que nous avions dévalée le
jour précédent. À
mi-côte une halte fut ordonnée ;
plusieurs compagnies qui avaient
quitté la ville par des chemins
différents étaient maintenant sur la
même route que nous et nous devions les
laisser défiler afin de reprendre notre rang
dans la colonne de marche.
Nous étions en janvier, mais le
temps était beau et le soleil nous
réchauffait. Logiquement, nous avons mis le
temps à profit pour recommencer à
chasser sur nos personnes, ce qui amusa mon nouveau
compagnon, tout en l'horrifiant ; il me
demanda de lui montrer une de ces curieuses petites
créatures. Quand j'appris à mes
spectateurs intéressés que le nouveau
prisonnier européen voyait un pou pour la
première fois, ils trouvèrent
difficile de le croire.
Le soleil disparaissait
déjà derrière la montagne
quand il fallut se remettre en marche. Le reste de
la montée était très raide, et
en arrivant au sommet, nous
découvrîmes que ceux qui nous
précédaient avaient une forte
avance ; il fallut donc prendre le pas de
course. Il me fut impossible de maintenir mon rang,
alors mon gardien héla le palefrenier pour
qu'il amenât le cheval et je chevauchai
pendant le reste de l'étape, qui se fit dans
les ténèbres. On avait fourni une
mule au père Kellner, mais elle ne valait
pas celle qui lui avait été
prise.
Il n'était pas permis d'allumer
des torches ; il fallait donc avancer en
tâtonnant dans une obscurité
complète, mais je me fiais à
l'instinct de ma monture qui savait choisir son
chemin sur ce sentier de montagne. Nous approchions
de la fin de l'étape, quand la pente devint
si raide que je fus obligé de me pencher en
arrière autant que possible tout en me
cramponnant à la croupière du
harnais ; tout à coup cette
croupière se brisa, la selle fut
poussée de côté, je fus
lancé en avant et je dus faire à pied
le reste du chemin.
En arrivant à notre logement, le
capitaine des gardes nous informa que les deux
Européens partageraient le même lit,
tandis que MM. Li et Keng devaient installer le
leur sur le plancher. Tandis que nous nous
préparions pour la nuit, je
répétai l'ordre du capitaine et, sans
le vouloir, j'éveillai un vif ressentiment
dans le coeur de M. Li. Ceci
nous causa, pendant les jours qui suivirent, bien
des petits désagréments.
Pendant la journée, le
prêtre avait remarqué que je n'avais
point de mouchoir ; il en avait plusieurs et
il m'en passa un en s'excusant de ce qu'il ne
fût pas très propre ; à
moi il paraissait être d'une blancheur de
neige. Un peu plus tard il m'en offrit un autre
parce que j'avais perdu le premier, cette fois-ci
il ne s'excusa pas.
En arrivant à notre destination,
il ne fut pas question d'avoir notre souper, car il
était trop tard ; mais c'était
tout à fait supportable, puisque nous avions
eu notre dîner ce jour-là. Le
prêtre aurait voulu fumer, aussi ne se
pressait-il pas de se coucher. Les camarades lui
avaient donné quelques feuilles de tabac sec
dont il avait fait un cigare en les roulant et les
entourant d'une feuille de papier.
Étonnés, les gardiens ne
manquèrent pas de dire :
« Les gens de la salle
évangélique (c'est-à-dire M.
Hayman et moi) ne fument pas ; ils ne boivent
pas non plus d'alcool. Buvez-vous du
vin ? »
Je restai à converser avec lui
jusqu'aux premières heures du matin. En lui
faisant remarquer combien mon équipement
était réduit, je lui dis :
« Pour moi l'essentiel est d'avoir une
Bible et une brosse à dents, mais je n'ai ni
l'un ni l'autre. »
Il me répondit :
« Une de nos plaisanteries prétend
que le bagage d'un prêtre se compose d'un
bréviaire, d'un chapelet et d'une
pipe ! » Au départ, il avait
fourré quelques livres dans sa poche, parmi
lesquels se trouvait un bréviaire. Il avait
aussi sauvé un petit crucifix ; les
gardiens veillèrent à ce qu'il
fût pourvu de tabac en suffisance afin qu'il
pût satisfaire ce désir
impérieux.
À l'aube nous fûmes
réveillés par l'apparition de notre
déjeuner ; nous avons dû nous
lever prestement et faire à la hâte
notre paquetage. Trouvant son col clérical
trop sale et trop froissé, le prêtre
le laissa de côté.
Immédiatement après le repas, nous
avons dû nous remettre en chemin.
Il faisait froid et il nous arrivait
d'être pris par des bourrasques de
neige ; les
camarades s'étaient fabriqué une
sorte de protection pour les oreilles, la plupart
étaient confectionnées avec un
drap ; mais il y en avait quelques-unes faites
en peau de jeune léopard ; ce
matériel avait été
volé, naturellement.
Mon cheval m'avait été
repris pour un chef de section qui était
malade ; à la fin de l'étape, je
me sentis épuisé. Au moment de
commencer à grimper une colline
escarpée, le père Kellner m'offrit
obligeamment de monter sa mule, ce qui me fut d'un
grand secours.
La compagnie du juge était
déjà occupée à
s'installer dans une demeure, quand nous sommes
arrivés au sommet. Une halte fut
commandée, mais la maison n'était pas
assez vaste pour loger les deux compagnies ;
on nous conduisit donc dans une habitation voisine.
Ce jour-là, le muletier du prêtre
était malade, et il resta en arrière.
En arrivant au sommet, je mis pied à terre
et laissai ma monture sans plus m'en
inquiéter. D'après le
règlement, le muletier aurait dû la
confier aux soins de quelqu'un d'autre, puisqu'il
ne pouvait pas s'en occuper, mais il
négligea de le faire. L'animal resta donc
seul, où je l'avais laissé. Une heure
après, le malade fit tout à coup
irruption dans notre Yang fang-tsi (grenier), pour
savoir ce qu'était devenue sa mule.
Assurés qu'il la trouverait dans la maison
voisine, nous l'y avons envoyé, en le priant
de se hâter de nous apporter notre literie,
qui se composait de deux couvertures de voyage,
propriété du prêtre, Le pauvre
homme revint bientôt et nous dit d'un air
sombre : « Personne ne sait ce
qu'est devenue la mule. » Pendant la
journée le père Kellner lui avait
remis ses précieux livres pour les
porter ; terrifié en pensant aux
conséquences possibles de sa
négligence, le pauvre garçon
s'évada et le prêtre perdit la petite
consolation que ses livres lui auraient
procurée ; nous avons dû aller au
lit sans les couvertures.
Peut-être aurais-je dû
expliquer déjà que MM. Li et Keng ne
vivaient pas en très bonne intelligence. En
mainte occasion, l'un avait essayé de
m'indisposer contre son camarade, en faisant
ressortir sa grossièreté et sa dissimulation.
Maintenant
qu'ils
devaient dormir ensemble, de nouvelles
complications surgissaient.
Le capitaine des gardes avait
remarqué que nous avions les pieds
mouillés et il nous permit d'aller dans la
chambre voisine pour nous les laver et
sécher nos chaussettes près du feu.
En rentrant dans le grenier, je constatai que Keng
et Li avaient installé leurs lits chacun
dans un coin de la pièce, ce qui nous
empêchait, le prêtre et moi, de dormir
ensemble. Comme nous n'avions pour toute literie
que ma raide natte de feutre, il semblait
nécessaire que nous fussions compagnons de
lit. Messieurs Keng et Li se montrèrent si
décidés à ne rien changer dans
leurs arrangements, qu'un gardien dut intervenir et
les forcer à dormir ensemble. Ce fut le
début de bien des désagréments
qui nous étaient absolument inconnus avant
l'arrivée du père Kellner.
Quelque temps auparavant, M. Li m'avait
montré à quel point il souffrait
d'ulcères, et quand c'était possible,
je lavais ses plaies avec de l'eau salée et
je les bandais. Maintenant, j'étais bien
trop heureux de continuer à lui rendre ce
petit service, pour lui montrer que je ne lui en
voulais nullement, et le Seigneur me donna la
grâce de remporter la victoire, en surmontant
le mal par le bien.
Ce grenier avait encore deux autres
petites sections, et tard dans la nuit, une femme
prisonnière y fut amenée. Avant le
départ, le lendemain matin, un des
inquisiteurs vint pour la questionner ;
trouvant qu'elle ne répondait pas d'une
manière satisfaisante, il lui fit mettre le
dos à nu et la battit cruellement en notre
présence. Il ne nous était pas facile
d'être témoins d'un pareil supplice,
sans protester. Au départ, elle fut
traînée dehors avec les autres
prisonniers.
Je ne me rappelle pas très bien
ce qui se passa les jours suivants, mais une fois,
à la nuit tombante, nous étions
éloignés de toute habitation. En
même temps que l'obscurité, la pluie
se mit à tomber, rendant le chemin
dangereusement glissant. Jusqu'à un certain
point, il me fut possible d'être à
cheval, mais au bout d'un moment, nous
jugeâmes préférable de marcher,
ce qui n'était pas chose
facile, car les galoches dont j'étais
chaussé étaient absolument lisses. En
voulant couper par le coin d'un champ, pour
reprendre mon rang, je m'enfonçai dans la
boue et je perdis ma galoche ; il me fallut
patauger de ci, de là, pour la retrouver.
Nous espérions bien arriver à
reprendre notre rang, quand nous avons
été effrayés de voir, du point
où nous étions, toute la colonne,
très loin en avant, gravissant en serpentin
une montagne escarpée. Les progrès de
ceux qui venaient en tête étaient
très lents ; nous aurions voulu
avancer, au lieu de piétiner sur place ou de
rester tranquilles. Quand ce fut notre tour de
commencer à grimper, nous avons compris la
raison de cette vitesse d'escargot. La route
déjà boueuse avait été
rendue plus glissante, par les milliers de pieds
qui avaient passé là avant nous. Pour
escalader ces hauteurs escarpées il
était nécessaire de se hisser
à l'aide de touffes d'herbes, de racines ou
d'arbres ; et même alors, j'avais encore
souvent besoin du secours des gardiens. Comment
arrivaient-ils à se maintenir en
équilibre ? C'était un
mystère pour moi. À la fin, le pas le
plus difficile fut franchi, et le passage suivant
fut plus aisé, mais il y avait toujours le
danger de glisser.
Après être descendus
jusqu'à mi-côte, sur le versant
opposé, on nous fit faire halte. Depuis le
jour où nous avions quitté Longkikow,
la femme du juge avait été malade et
incapable de voyager à cheval ; on
avait dû la porter dans une chaise. Elle en
sortit pendant quelques minutes et je fus
frappé de voir à quel point elle
était changée ; elle
était devenue pâle et maigre. Sa
chaise fut installée plus confortablement
pour la nuit, et en dépit de
l'humidité du sol, on nous fit asseoir
autour des feux qui avaient été
allumés. Pendant un long moment le
prêtre resta debout, craignant les
conséquences d'un repos sur la terre humide,
mais à la fin, il se sentit si
fatigué qu'il fut obligé de faire
comme tout le monde.
De bonne heure, ce jour-là, sa
mule avait été découverte dans
une autre compagnie, et ce ne fut qu'après
une querelle qu'elle lui fut restituée. Les
deux couvertures manquaient, mais après
beaucoup de discussions et de recherches, la moins
bonne
des
deux fut retrouvée. Ni l'une ni l'autre de
nos deux montures ne se montrèrent ce
soir-là, nous étions donc sans
literie. Il nous fut impossible de dormir, car il
faisait trop froid ; enfin nous avons
salué l'aurore avec joie, désireux
que nous étions de nous mettre en route au
plus vite.
On nous promit, pour ce jour-là,
une courte étape, et, pour une fois, la
promesse fut tenue. Après avoir parcouru une
faible distance, nous avons atteint un champ
où il nous fallut attendre quelques
compagnies dispersées qui nous avaient
rejoints fort tard dans la nuit
précédente. En attendant, d'immenses
feux de joie furent allumés,
alimentés par de la paille, et près
desquels nous avons pu nous
réchauffer.
Avant d'arriver à Shihtsien,
j'avais remarqué que deux nouveaux
négociateurs s'étaient joints
à M. Ting. Ils avaient été
envoyés de Yüanchow par M. Becker, mais
je n'avais pas encore eu la possibilité de
leur parler ; je n'avais pas non plus
reçu les lettres dont ils étaient
sûrement porteurs. Maintenant, ils se
chauffaient près d'un feu voisin du
nôtre, et je leur fis signe de venir
près de moi ; j'eus alors une longue
conversation avec M. Yang.
Il me raconta comment les missionnaires
avaient été miraculeusement
délivrés à Yüanchow,
pendant le siège, et il chercha à
m'encourager dans mon épreuve. Il
espérait que les négociations
pourraient bientôt aboutir, et qu'alors
l'argent de ma rançon serait apporté.
De mon côté, je lui racontai de quelle
manière étrange le Seigneur m'avait
donné un message précis.
Quand nous bivouaquions dans la province
de Hunan, j'étais toujours à
l'affût pour découvrir quelques
portions de la Parole de Dieu, ne fût-ce
qu'une page, car je n'avais point de Bible. Il
m'arrivait parfois de découvrir, ici ou
là, un fragment de l'Évangile et
j'espérais toujours en trouver toute une
feuille. Or, un jour, quelle ne fut pas ma joie de
ramasser une page entière de la grande
édition chinoise des Actes, contenant une
partie des chapitres quatorze et quinze. Voici le
message qui me fut donné :
« ... les exhortant à
persévérer dans la foi, car c'est par
beaucoup de tribulations que nous devons entrer
dans le royaume de Dieu. » J'ai souvent
montré ce passage aux camarades quand ils se
mettaient à tourner le Seigneur en ridicule
en disant : « S'il était le
vrai Dieu, Il n'aurait pas permis que vous, son
serviteur, vous passiez par de telles
souffrances ! » Alors, en leur
mettant cette feuille sous les yeux, je leur
disais : « Voici ce que dit sa
Parole ; et ce qu'Il permet n'est pas autre
chose que l'accomplissement de sa volonté
à notre égard ! Mais il a promis
sa consolation, son secours et sa force. Toutes
choses concourent ensemble au bien de ceux qui
aiment Dieu ! » Imaginez ma surprise
quand, plusieurs jours plus tard, à
Kweichow, je trouvai une feuille d'une plus petite
édition des Actes, contenant la même
portion. Puis je dis aussi à M. Yang, qu'un
autre passage me revenait souvent à la
pensée : « Car J'estime que
les souffrances du temps présent ne sont
rien en comparaison de la gloire à venir qui
doit être révélée en
nous. » Aussi « car notre
légère affliction n'est que pour un
temps et produit pour nous un poids éternel
de gloire ! »
Il espérait qu'on me demanderait
bientôt d'écrire une lettre qui leur
permit, comme courriers, de retourner dans leurs
familles. Je lui exprimai la profonde
reconnaissance que j'éprouvais pour lui et
les autres, en pensant aux privations et aux
souffrances qu'ils avaient à supporter pour
moi. Ce même soir, quelques gardiens furent
pris de ce qu'on appelle un
« empoisonnement de vernis »
qui avait été causé par le feu
allumé sur la colline, la nuit
précédente. On avait employé
pour cela, des branches d'un arbre duquel on
extrait un certain vernis. (Il y en a beaucoup dans
cette région d'où on exporte ce
vernis.) Certaines personnes sont
empoisonnées par la fumée
dégagée par la combustion de ce
bois ; plusieurs des gardiens qui avaient
été assis précisément
près d'un feu pareil, furent
intoxiqués, et deux ou trois d'entre eux
étaient dans un état alarmant. Les
symptômes du mal se manifestent ainsi :
Au bout d'un certain temps, le visage devient
méconnaissable, à cause d'une enflure
telle que l'on croirait être en présence d'un cas
grave
de petite vérole. L'un d'entre eux dut
être porté sur une civière
tandis que l'autre dut, monter mon cheval. Comme je
remerciais mon Père céleste de ce que
je n'avais pas été invité
à m'asseoir auprès de ce
feu-là.
Avant d'arriver à Niuchang
(marché au bétail), nous fûmes
de nouveau pris par la nuit. Après avoir
parcouru une certaine distance, on m'avertit qu'il
était imprudent de continuer à
cheval ; j'ai donc dû descendre et faire
le reste du chemin à pied. On n'avait rien
préparé en vue d'une marche nocturne,
et comme il n'y avait à disposition que du
bois vert, il était impossible de
confectionner des torches ; notre seul
éclairage était, ici et là, un
falot ou une lampe électrique.
La plus dangereuse partie du chemin
était un pont réputé dangereux
que je traversai pourtant sans encombre, cherchant
mon chemin avec crainte et tremblement. Mon
palefrenier croyait que son cheval était
capable d'accomplir cet exploit, il se fit fort de
le lui faire traverser, mais ce fut un
désastre. Le cheval glissa, roula le long du
talus et il se prit la jambe dans un fourré.
On prétendait qu'il était impossible
de le sauver, mais le capitaine se fâcha
sérieusement et donna l'ordre de sauver
l'animal à tout prix.
Après avoir continué
encore sur une certaine distance, on s'arrêta
près d'une maison, le temps
nécessaire pour confectionner des torches,
puis nous avons continué notre route.
Après avoir gravi une colline
escarpée, nous avons attendu une heure
environ dans un champ que les arrangements pour la
nuit fussent terminés. Il faisait froid et
les camarades allumèrent des feux avec des
tiges de blé qu'ils trouvèrent sur le
sol. À la fin on vint nous dire que notre
logement nous était préparé
dans une maison située à trois
kilomètres de distance. J'étais
faible et épuisé et je ne pus me
maintenir dans le rang. En arrivant je
découvris que le prêtre et moi, nous
devions loger dans un trou infect, avec d'autres
prisonniers, sans avoir assez de place pour nous
étendre. Nous étions affamés,
néanmoins nous n'eûmes rien à
manger ce soir-là.
Le jour suivant, mon cheval fit son
apparition, mais, me dit-on, il était
impossible de s'en servir, il fallait lui laisser
le temps de se remettre de sa chute du jour
précédent. Je fus donc envoyé
en avant avec un gardien afin que j'eusse tout le
temps de marcher. Après avoir parcouru huit
kilomètres, j'étais si fatigué
que je dus me reposer dans une maison. Tandis que
nous étions assis, deux ou trois gardiens
nous rejoignirent pour nous annoncer que ma
compagnie allait prendre un jour de repos. Cette
nouvelle ne fut pas aussi bien reçue qu'on
pourrait le croire, car cela signifiait une marche
en arrière de huit kilomètres et
j'avais surtout besoin de rester tranquille. Mais
après être retournés sur nos
pas et avoir parcouru une certaine distance, on
vint nous dire qu'après tout, notre
compagnie s'était remise en marche et venait
de notre côté.
À Niuchang on nous logea dans la
maison d'un homme riche. Comme notre compagnie
arrivait la première, les camarades eurent
la joie d'être les premiers à piller
objets, marchandises et nourriture. Il y avait
beaucoup de provisions de bouche, car deux ou trois
jours seulement nous séparaient du Nouvel an
chinois. Des pâtés de riz
glutiné avaient été
préparés ; après les
avoir fait rôtir ils constituaient un
régal. Il y avait aussi des blocs de sucre
dont le goût rappelait le sucre
d'érable. Nous avions un
élégant lit chinois, un brasier
laqué, nous pouvions nous servir d'une
bouilloire et d'une casserole et nous avions
à notre disposition autant de charbon que
nous voulions. Les gardiens entraient
continuellement pour chercher des trésors.
S'ils trouvaient des lettres, ils
commençaient par les lire, puis ils les
brûlaient. Ils trouvèrent plusieurs
photographies de la famille, et je pus voir que ce
devait être des gens de bonne
éducation.
Nous étions arrivés de
bonne heure ce jour-là et nous fûmes
appelés, le prêtre et moi, à
paraître devant le juge Wu. Quand je fus
autorisé à voir les
délégués, le juge, sans perdre
son temps en paroles inutiles, fit devant moi ses
propositions. M. Yang avait demandé que le
prix de la rançon fût réduit,
mais le magistrat déclara :
« C'est impossible.
Nous avons déjà consenti une
formidable réduction. Dix mille dollars est
le dernier chiffre que nous consentirons à
discuter. De plus, nous avons d'autres faveurs
à obtenir de M. Becker, et s'il consent
à faire ce que nous lui proposerons, nous le
payerons. S'il le fait bien, on pourra parler d'une
réduction, s'il le fait très bien,
cette réduction pourra être plus
importante. »
Les quatre propositions étaient
les suivantes : 1° M. Becker devait
s'excuser, au nom de la Mission intérieure
en Chine, pour la lettre sévère qu'il
leur avait écrite, en prétendant que
les rouges avaient manqué à leur
parole en ne relâchant qu'un prisonnier.
2° Quand les négociateurs reviendront
avec l'argent, ils devront être
accompagnés des
délégués du
général Chang. 3° Deux lettres
doivent être remises à deux
personnages influents au Kwangsi, et leur
réponse doit être rapportée par
les délégués. 4° M.
Becker doit fournir quelques articles dont la liste
est jointe à la lettre ; si le montant
dépensé à se les procurer
dépasse celui de la rançon,
l'excédent sera mis au crédit du
compte du père Kellner.
Un brouillon en chinois me fut remis
avec ordre de le traduire pour que la lettre
fût envoyée à M. Becker en
réponse à la sienne. Après
avoir salué le juge et les
délégués, je me retirai
très déçu et très
attristé pour M. Becker, car il lui
était impossible de donner satisfactions aux
exigences de mes ravisseurs.
Le prêtre qui avait
été convoqué en même
temps que moi, était lui aussi, très
déprimé. On lui avait ordonné
d'écrire trois courtes lettres, une à
son conseil, une à la hiérarchie
catholique romaine, et une à un très
riche commerçant catholique, établi
à Shanghai, qui pourrait peut-être lui
aider financièrement. Il avait
demandé la permission d'écrire des
suppliques appropriées à la
situation, et dans son propre style, mais on la lui
refusa. Un même brouillon dut suffire pour
les trois destinataires. Nous avons donc
été contraints d'écrire
suivant les directions données, et nous
avons été heureux qu'on ne nous ait
pas fait recommencer nos copies.
Le lendemain, les négociateurs
partirent ; j'avais eu de
très rares occasions de leur parler,
néanmoins leur présence dans la
compagnie du juge avait toujours été
un réconfort pour moi, et j'étais
consolé en pensant qu'eux au moins,
sympathisaient avec moi ; deux d'entre eux
connaissaient le Seigneur et priaient pour moi, en
pleine connaissance de cause.
Après un jour de marche
forcée, nous sommes arrivés dans un
village, situé sur le penchant d'une
colline. Ignorant que les communistes se
déclarent les amis des opprimés, les
pauvres habitants s'étaient enfuis dans la
montagne, laissant la localité absolument
déserte.
Avant de rien entreprendre, le jour
suivant, l'armée tout entière fut
alignée dans un champ, pour écouter
la harangue d'un chef rouge. Il exprimait aux
soldats sa sympathie pour la rude existence des
dernières semaines ; il promettait que
dans deux ou trois jours, toute la troupe
arriverait dans une contrée très
fertile, où elle jouirait d'un long repos
bien gagné. Là, on trouverait en
grand nombre, de riches demeures, qui fourniraient
non seulement le nécessaire, mais aussi la
surabondance. Puis, pour ranimer les courages
abattus, il réveilla l'enthousiasme de ses
hommes en les faisant crier bien fort, la main
levée : A bas les
impérialistes ! À bas les riches
et ceux qui se partagent les terres ! À
bas les traîtres du parti populaire !
terminant par la mélopée habituelle
« Vive les Soviets, qu'ils vivent des
milliers et des myriades
d'années ! » Il n'en fallut
pas davantage pour remonter le moral de tous les
camarades.
L'expérience m'avait appris
depuis longtemps à ne plus croire à
de semblables manifestations. Quand on nous
promettait un chemin plus facile, c'était
justement un signe que de plus grandes privations
nous attendaient. L'escouade de propagande
émaillait parfois notre route de
brèves remarques à la craie,
placées bien en évidence, afin de
nous inciter tous à fournir un nouvel
effort. Mais, quand je lisais ces mois :
« La montée est
finie ! » je concluais que nous
n'étions encore qu'à mi-chemin du
sommet. Ou bien : « Ce n'est pas
loin ! » j'étais sûr
qu'il faudrait encore parcourir au moins une
quinzaine de kilomètres.
Si je lisais. « Nous sommes
arrivés ! » je
m'apprêtais à couvrir encore une
distance de peut-être huit ou dix
kilomètres. Parfois ces affiches engageaient
les camarades à entonner quelque refrain
tout en marchant, ou à se raconter des
histoires.
Quelques jours plus tard, nous avons
atteint une ville où se tient le
marché, mais au grand désappointement
de tout le monde, nous n'avons fait qu'y
passer.
Au premier jour du Nouvel an chinois,
nous étions en chemin. Après avoir
erré le long d'étroits sentiers de
montagne, nous étions maintenant dans une
vallée qui nous parut très fertile.
Disséminés dans les rizières,
se trouvaient des groupes de maison, dont
quelques-unes dénotaient la richesse par
leur dimension et leur construction. Nous
n'étions évidemment pas attendus, car
la gaîté semblait régner dans
toutes ces demeures ; de nouveaux rouleaux de
papier rouge étaient fixés sur le
montant des portes et les cinq caractères
pour « bonheur » brillaient en
or au-dessus des étages, tout indiquait la
commémoration du Nouvel an.
Cette après-midi là, nous
arrivâmes à Heochang (marché
aux singes), grande ville qui est dans le district
de M. Hayman, et où j'avais passé un
dimanche en allant de Chenyüan à mon
ancienne station de Tsunyi. Le maître de la
maison appartenait à l'ancienne
école ; il se montra très
courtois et poli envers moi. Il feignit de
souhaiter la, bienvenue aux gardiens, quoiqu'il
fût certainement ennuyé de
l'arrivée de ces hôtes inattendus,
tombant au milieu de leur fête. Il comprit
bien vite ma situation et il me dit que l'an
dernier, quand le général Chu-Teh
traversa le pays avec son armée, il avait
aussi deux Européens avec lui, mais
c'étaient les conseillers du
général et ils étaient
très élégamment
habillés ; il pensait que
c'étaient des Russes.
De là nous sommes partis pour la
ville, siège d'une préfecture de
Wenan. J'avais beaucoup entendu parler de cette
cité, et, à cette époque, je
m'étais réjoui, car elle avait
reçu avec faveur le message de
l'évangile quand elle avait
été visitée par Mme
Cecil-Smith et M. Harry Taylor.
Un homme avait brûlé publiquement ses
idoles, au milieu de la rue où nous passions
justement en ce moment, et je crois que des
réunions régulières
étaient tenues dans sa maison. Après
avoir traversé la ville, on nous fit loger
juste à l'extérieur. La maison qui
nous fut concédée offrait l'image du
plus grand désordre ; car la veille,
elle avait été pillée par
l'avant-garde.
Le jour suivant, en continuant notre
voyage, nous avons vu dans la vallée un
village traversé par la route
principale ; cette dernière est
rejointe par le chemin que nous suivions ; au
point de jonction se trouve une grande fosse
naturelle dont le bord est protégé
par un mur. Il semblait logique pour chacun, de
jeter un coup d'oeil dans ce puits et je ne fis pas
exception. Tout à coup, je me rappelai avoir
déjà vu cette fosse et je
découvris que nous étions maintenant,
sur le chemin secondaire que nous avions pris pour
aller de Kweiyang à Kiuchow. J'étais
inquiet pour les amis habitant la capitale vers
laquelle nous paraissions nous diriger. Mais on
nous fit quitter cette voie pour prendre la
direction de Tsatso.
Quand nous fûmes en vue de la
ville, située au milieu de cette plaine
fertile, on nous fit arrêter pour permettre
aux chefs de discuter sur le chemin qu'il convenait
de choisir. Pendant que nous attendions les ordres,
un lieutenant de l'armée blanche, à
l'air découragé, fut amené
dans noire compagnie. Aussitôt un groupe de
curieux se forma autour de lui pour le questionner
sur lui-même et sur les circonstances dans
lesquelles il avait été
capturé. Il fut placé
immédiatement après nous dans la
colonne et après un long détour
à travers les rizières, nous avons
gagné la route pour autos conduisant
à la ville.
Une grande église catholique
domine la cité ; cette vue
m'était familière, car je passais
souvent par là quand, de ma station de
Tsunyi, je me rendais à la capitale. Le
père Kellner me fit remarquer un petit
bâtiment ayant l'apparence d'une
église, construit en dehors des murs ;
il se demandait si c'était une chapelle. En
approchant, nous avons remarqué la croix
surmontant la petite construction et j'exprimai
mon
étonnement de voir deux églises si
rapprochées l'une de l'autre.
« Celle-ci appartient probablement aux
Soeurs des anges, me répondit-il. En passant
devant le bâtiment, mon attention fut
attirée par des statues de plâtre,
représentant des anges, placées
au-dessus de la porte d'entrée ; le
tout était grossièrement
exécuté. Cette construction
était entièrement neuve,
l'extérieur n'en était pas encore
achevé
On nous fit loger dans une auberge, dont
quelques pièces étaient
occupées par des voyageurs. La
maîtresse de céans nous traita comme
si nous avions été ses hôtes,
et consentit à nous fournir des nouilles, du
porc et des oeufs dont nous nous sommes
régalés, car elle avait
apprêté tout cela elle-même.
Elle me reconnut et me dit : « Vous
avez déjà passé par ici
autrefois ! » Je m'en souvenais en
effet, moi aussi.
Le lieutenant prisonnier devait loger
avec nous, il était toujours triste et
déprimé. « J'ai tenu bon
pendant plus d'une année », lui
dis-je pour l'encourager un peu. Mais il
n'était pas facile de le réconforter,
car il était amoureux ; sa
fiancée était à Kweiyang, et
ils avaient espéré pouvoir se marier
très prochainement. C'était un couple
tout à fait moderne, semblait-il, la jeune
fille avait reçu une bonne éducation,
et ils correspondaient librement. On lui avait pris
la plupart de ses vêtements, il n'avait pas
de literie et pour bénéficier d'un
peu de chaleur, il dépendait de la
complaisance de ses compagnons de
captivité ; je lui donnai un
vêtement doublé, et de temps en temps
il se servait de notre natte.
Nous n'étions
éloignés que d'une étape de la
capitale, et l'espoir grandissait dans les coeurs,
car chacun pensait que le lendemain, nous nous
dirigerions de ce côté-là. Mais
après le déjeuner, au lieu de
continuer vers le sud, on nous fit prendre la
direction de l'ouest. Je fus surpris de me trouver
sur un embranchement de la route pour autos
conduisant à la petite ville de Hsiuwen.
Aussitôt après avoir passé
Tsatso, menacés par des avions partis en
éclaireurs, nous avons dû chercher des
abris. Malgré ce délai, la courte
étape de ce jour, seize kilomètres,
fut couverte en peu de temps,
et, peu après midi, nous arrivions à
destination. La route pour autos conduisait
directement à la porte de la ville,
construite au sommet de la colline ; elle
avait quelque chose d'imposant, avec sa silhouette
se profilant sur le ciel.
On craignait évidemment une
nouvelle attaque aérienne, car on nous fit
chercher des refuges en dehors des murailles. Mais,
pas d'alerte, et au bout d'une heure d'attente, on
nous fit entrer dans la ville. Nous venions d'y
arriver quand un avion la survola, lança une
bombe et se retira. À peine avions-nous eu
le temps de reformer nos rangs, qu'une nouvelle
attaque fut signalée ; alors un gardien
me poussa vivement dans un temple où nous
nous sommes attardés pendant presque toute
l'après-midi ; puis un repas
préparé à la hâte fut
absorbé rapidement dans la rue, après
quoi il fallut nous remettre en chemin.
En continuant vers l'ouest, nous avons
rejoint la route principale reliant Kweiyang
à Kiensi, et après deux jours de
marche, nous étions au bord de la
rivière Yatze. Bien que non navigable en cet
endroit, elle est une des plus importantes de la
province de Kweichow. Une pente abrupte conduit
directement au bord de l'eau, tandis que la route
pour autos y descend graduellement. Il avait
été décidé de nous
faire bivouaquer pour la nuit, au bord de la
rivière, mais il était impossible de
trouver à loger une armée aussi
nombreuse. Un grand nombre d'hommes
s'abritèrent sous des baraques
hâtivement construites ; nous
étions logés dans une cuisine et nous
avons dormi sur le sol. Les camarades
s'étaient emparés d'un autobus, et
comme la plupart d'entre eux n'en avaient jamais vu
auparavant, c'était une nouveauté
dont ils n'étaient pas peu fiers.
Malgré son immobilité, la grosse
machine éveillait néanmoins
l'intérêt
général.
Les hommes traversèrent l'eau sur
des pontons, tandis que les chevaux nagèrent
vers l'autre rive ; les palefreniers
transportaient les fardeaux de leurs bêtes.
Au lieu de nous conduire le long de la route pour
autos, un peu plus longue, mais aussi plus facile,
on nous fit prendre l'ancien
chemin, très escarpé et difficile, et
je désespérais d'arriver au sommet.
Le gardien m'aidait et m'encourageait en
disant : « Dès que nous
serons de nouveau sur un chemin plat on vous
redonnera votre cheval ! » Le
palefrenier nous rejoignit, en effet, au sommet de
la colline ; mais à peine
étais-je installé que le poulain,
déjà mentionné, fut
introuvable. La difficulté de la
montée nous avait beaucoup retardés,
il s'agissait donc de regagner le temps perdu et le
palefrenier sella son cheval avec
précipitation. Maintenant, il était
obligé de partir à la recherche du
« vagabond » ce qui ne
contribua pas à améliorer son humeur
déjà plus que revêche. À
cause de son engouement pour mon cheval, ce poulain
avait été placé sous la
responsabilité du palefrenier, et le juge
l'avait prévenu que, s'il arrivait malheur
au jeune animal, son conducteur aurait à le
payer de sa vie.
Un dimanche soir, on nous arrêta
pour la nuit, dans la grande ville de Welshang,
où se tient le marché, et nous
attendions dans la rue que nos chambres nous
lussent indiquées ; alors un petit
garçon, vendeur de graines de tournesol
rôties, s'approcha de nous pour nous dire que
ses parents étaient catholiques
romains ; il nous avait pris tous les deux
pour des prêtres.
Le lendemain nous sommes partis pour
Kiensi et là, on nous conduisit directement
au Yamen (hôtel de ville). Bien que
dépourvue de meubles, notre première
chambre était tout à fait
agréable. Des lettres et des avis gisaient
sur le plancher, mais c'était pourtant une
source d'amusement pour les camarades, qui se
précipitaient sur ces papiers, afin de
satisfaire leur curiosité. La fenêtre
de notre seconde chambre était munie de
barreaux, à travers lesquels nous avions vue
sur le passage central ; en entrant ou sortant
du bâtiment, les gens ne manquaient pas de
nous jeter leur coup d'oeil inquisiteur. Les
camarades avaient invité un bon nombre de
pauvres gens à venir faire la fête,
après quoi, on leur avait
distribué ! des vêtements. Le
bruit s'en répandit, naturellement, et de
nombreuses personnes venaient voir si elles ne
pourraient pas obtenir quelque chose, elles
aussi ; plusieurs d'entre
eux, ne comprenant pas que nous étions des
prisonniers, venaient nous prier de leur donner des
habits ou de la nourriture. J'avais ainsi parfois
l'occasion de questionner ces gens sur le sort de
la salle évangélique, et sur celui de
M. Crofts. Ce dernier était très
connu dans la ville et dans la campagne
avoisinante. Quelqu'un prétendit qu'il
était parti récemment dans la
direction de Tating. C'était une consolation
pour moi, d'apprendre que ces amis n'avaient pas
été les victimes d'une attaque
inattendue ; si M. Crofts était
allé à Tating, j'espérais
qu'il pourrait rendre quelques services aux
diaconnesses allemandes qui avaient là une
station.
On aurait pu croire que les camarades
avaient l'intention de rester là longtemps
et de fonder dans cette région un
État communiste permanent. Le juge Wu
s'était octroyé avec satisfaction,
les meilleurs locaux de l'hôtel de ville, et
les captifs de droit commun furent
relégués dans les prisons qui, en
Chine, sont toujours une annexe de ce groupe de
constructions. Chaque jour, on tuait des cochons,
si bien que nous avions du porc presque à
chaque repas. Le photographe de la ville fut mis
à contribution pour prendre les
différents groupes de gardiens. J'avais
emprunté le stylo de l'un d'entre eux, mais
jugeant que c'était un objet indispensable
pour la réussite de la photographie, il vint
en courant me prier de lui rendre son
précieux trésor pour s'en parer en
cette importante occasion. Après tout, ils
sont très humains !...
On estime que deux étapes
séparent Tating (1) de Kiensi. Le
séjour que
nous avions espéré pouvoir faire
là fut, après tout, à notre
grand désappointement, de très courte
durée ; il fallut nous remettre en
chemin pour nous diriger vers Tating, en prenant
tout d'abord la route pour autos. Plusieurs
prisonniers, y compris des femmes et des jeunes
filles, vinrent augmenter notre nombre le long de
la route. Le second jour nous avons trouvé
de la neige dans la contrée montagneuse et,
en approchant de la ville, on nous fit quitter la
chaussée pour autos, qui fait un détour pour
prendre le chemin le plus court.
Du sommet de la colline nous pouvions
apercevoir la ville dont nous étions
séparés par une pente raide et
glissante. Par la bonté du Seigneur le
« Chinois étranger »
était mon gardien ; comme il
était très bienveillant, il me
soutint tout le long de la descente ;
même quand ce ne fut plus nécessaire,
il ne me lâcha pas le bras, de crainte
d'accident.
En arrivant on nous conduisit
directement dans les bâtiments de la Mission
catholique et nous fûmes provisoirement
introduits dans la loge du portier, avec quelques
autres captifs. Avant la nuit, Li, Keng, le
lieutenant et les deux Européens furent
appelés à se séparer de leurs
co-détenus pour être conduits dans une
maison voisine où nous avons occupé
une belle chambre, bien meublée. Il y avait,
dans cette pièce, deux lits chinois, une
armoire, une table et quelques chaises, le tout
très bien laqué. Le centre
était occupé par un poêle de
terre et un bon feu de charbon rendait la chambre
accueillante et confortable. Les enfants de cette
maison se familiarisèrent bien vite avec
nous ; ils me montrèrent des cartes
postales illustrées qu'ils recevaient quand
ils assistaient aux réunions d'enfants. Un
jour, une petite fille m'apporta un exemplaire de
« Notre Magnificat »,
qui est le rapport de la Mission intérieure
de la Chine et elle me le prêta. Ce rapport
contient un graphique montrant, par des courbes, le
développement de l'oeuvre depuis son
début, de même que les conditions
financières de la Mission à travers
toute son histoire ; ces documents
intéressèrent beaucoup mes compagnons
de captivité, et j'eus ainsi une
précieuse occasion de rendre
témoignage à la
fidélité de notre Dieu qui
écoute les prières et les exauce. Je
n'avais toujours pas de Bible, et les passages
transcrits dans ce rapport me donnaient de
précieux encouragements. Comme le livre ne
m'avait été que prêté,
j'ai dû le rendre.
Nous étions depuis deux jours
dans cette chambre quand on y amena deux nouveaux
prisonniers. Tous les deux avaient fait partie des
troupes du gouvernement. L'un était
âgé d'une trentaine d'années et
l'autre était un garçon de quinze ans qui
avait été ordonnance d'un capitaine
de l'armée blanche. En constatant que sa
situation était
désespérée et craignant de
tomber entre les mains des rouges, ce capitaine
s'était suicidé.
Tout à coup un gardien fit
irruption dans la chambre et me jeta un paquet dans
les mains ; ce paquet avait été
envoyé de Kweiyang et contenait une paire de
chaussettes de laine, un chandail, quelques
bâtons de chocolat, deux ou trois cubes de
bouillon, une boîte de lait condensé
et un petit paquet de café. Je fus
très heureux de partager cela avec le
père Kellner qui fut tout aussi content que
moi.
Nous aurions bien aimé prolonger
notre séjour dans ce logis convenable, mais
toute la compagnie fut emmenée dans un
temple. Notre chambre se trouvait au
côté gauche du sanctuaire principal et
s'ouvrait sur une vaste cour employée par
les camarades comme terrain d'exercice. La
pièce était longue et étroite
et ne contenait que deux meubles, un lit
improvisé et une armoire. La fenêtre
était magnifiquement sculptée ;
c'était la seule beauté de ce lieu.
Elle était voilée par de sales
lambeaux de papier que nous avons
entièrement arrachés, car ils ne
constituaient aucune protection contre les courants
d'air ; de cette façon nous pouvions
librement observer ce qui se passait au dehors. Nos
compagnons furent placés dans une chambre
voisine avec un ou deux nouveaux prisonniers, mais
ils venaient souvent profiter de notre feu.
En arrivant dans cet endroit, nous
avions demandé de pouvoir nous
chauffer ; on nous avait répondu qu'il
était possible d'obtenir du charbon, mais
que, pour pouvoir l'utiliser, il aurait fallu avoir
un poêle. Malgré cela, le charbon nous
fut apporté, mais mes compagnons de
captivité prétendirent qu'il
était impossible de faire brûler ce
combustible dans notre brasier. Piqué au jeu
par la contradiction, je résolus
d'essayer ; en me servant de vieux papiers et
d'un peu de bois nous eûmes bientôt un
bon feu.
Vers cette époque, des recrues
furent incorporées dans notre compagnie,
parmi lesquelles se trouvaient des représentants
de la tribu
Miao. Quand il y avait un concert, ces hommes
intéressaient les camarades par leurs chants
étranges et fantastiques. Quel contraste
avec les cantiques de nos chrétiens de la
même tribu, dont les choeurs m'avaient
tellement réjoui dans l'une de mes
précédentes visites à Tating,
comme dans d'autres stations établies parmi
ces tribus.
Un jour, j'appris avec surprise qu'un
délégué était
arrivé pour me voir. Un des serviteurs du
juge l'escorta jusque chez moi et je fus
enchanté de reconnaître Josué,
une de mes vieilles connaissances de Kweiyang.
C'était la première fois que je
rencontrais quelqu'un que j'avais connu avant ma
captivité. Il venait de la tribu des Ichia
et son domicile était à cinquante
kilomètres environ de Tating ;
c'était un fidèle chrétien,
serviteur des missionnaires de Kweiyang. Il me
parla des difficultés qu'il avait dû
surmonter pour arriver jusqu'à notre
cantonnement. Je le remerciai pour le paquet qu'il
m'avait apporté, mais en comparant son
contenu avec l'inventaire qu'il en avait fait, nous
avons constaté que la moitié au moins
avait été confisquée.
J'étais fort heureux d'avoir des nouvelles
des amis de Kweichow et de mes collaborateurs. On
ne lui permit guère de s'attarder en ma
compagnie cette première fois, mais, un peu
plus tard, il put revenir avec quelques biscuits du
pays et du sucre qu'il avait achetés dans la
rue. Tout cela fut le bienvenu, car, en
général, la nourriture chinoise ne
comprend pas de mets sucrés.
Un jour, un des gardiens apporta un
volume, et il me le lança en disant :
« Voici un de vos livres de la salle
évangélique ! »
À ma grande joie c'était un nouveau
Testament chinois avec les psaumes. Je le
reçus en remerciant le Seigneur pour sa
bonté, car il y avait des mois que je lui
demandais un exemplaire de sa Parole. MM. Li et
Keng me l'empruntaient quelquefois, mais,
reconnaissant une Bible protestante, le
prêtre ne se souciait pas de la lire.
De nouveau notre séjour dans
cette ville fut de courte durée et il fallut
bientôt nous remettre en chemin ; on nous fit
prendre cette fois
la
chaussée pour autos conduisant à
Pichieh. La distance normale est d'une étape
et demie, mais en partant tôt, elle peut se
parcourir facilement en une journée. Nous
sommes arrivés de bonne heure à
destination, car nous voyagions au pas de course la
plus grande partie du temps. Josué
transportait sa literie dont il avait fait un
paquet si maladroitement emballé, qu'il dut
s'arrêter pour le refaire et le rendre plus
facile à transporter. Il était
occupé à cela quand nous l'avons
rattrapé, ce qui nous permit d'avoir de
nouveau un petit entretien. Par lui j'obtins
quelques nouvelles du monde extérieur et
j'appris que nos amis M. et Mme Holland avaient eu
des jumeaux. Il me glissa dans la main deux dollars
de papier en m'assurant qu'il avait assez d'argent
pour ses propres besoins. De temps en temps il
m'apportait quelques gâteries qu'il me
donnait en cachette, car il était
étroitement surveillé. Tandis que
nous nous entretenions, le gardien lui fit
remarquer qu'il n'était pas à son
rang, et, à regret, il partit en
avant.
Au moment d'arriver à
destination, nous avons failli être pris par
un orage formidable, et je me mis a prier avec
ferveur, car une pluie torrentielle semblait
continuellement sur le point de nous
atteindre ; nous n'avons heureusement
reçu que quelques gouttes. Une ou deux fois,
en cours de route, nous avons été
menacés par des aéroplanes, ce qui
nous forçait à chercher des abris.
Allongés dans un fossé bordant la
route, nous pouvions suivre avec
intérêt la manoeuvre de l'avion qui
décrivait de vastes cercles au-dessus de
nous ; pour la première fois, il nous
fut possible de suivre des yeux le chemin parcouru
par les bombes tandis qu'elles tombaient en
décrivant une longue parabole. Après
avoir observé la chute de deux ou trois de
ces projectiles, nous avons pu nous rendre compte
de l'adresse qu'il fallait à l'aviateur pour
les lâcher au moment précis afin
d'atteindre le but, car la vitesse de l'avion
imprime une forte inclinaison à la
trajectoire des bombes. Plusieurs hommes furent
tués, mais nous n'avons eu aucun
mal.
Comme de coutume, il nous fallut
attendre longtemps dans la rue,
pour laisser à nos autorités le temps
de nous désigner un logement. Comme de
coutume, aussi, nous fûmes entourés
par une foule de curieux et nous avons passé
un moment tout à fait intéressant
à répondre à leurs questions.
Quelques personnes nous montrèrent de la
bienveillance, en nous apportant de l'eau à
boire et des chaises pour nous reposer. Un homme
nous apporta une délicieuse poire de
Chaotung et nous la céda pour la
moitié de sa valeur.
Enfin on nous conduisit dans une chambre
qui, sans aucun doute avait été celle
d'un couple récemment marié, et
appartenant à la classe aisée. Tout
était neuf et très soigneusement
laqué. Le lit était d'un très
beau style, et des armoires occupaient tout un
côté de la pièce ; les
panneaux, décorés de dorures
artistiques, étaient d'un noir de jais
brillant. Un pupitre, une table ronde, des chaises
et une petite table à thé,
complétaient l'ameublement.
Une heure plus tard, nul n'aurait
reconnu cette chambre. Le lit avait
été assigné aux deux
Européens ; les autres prisonniers
étendirent les armoires par terre en les
recouvrant de paille pour s'en faire des lits. Mes
compagnons n'étant pas habitués
à s'asseoir sur des chaises de hauteur
normale, ces dernières ainsi que la table
à thé, furent donc couchées
sur le côté et employées comme
sièges. Nous aurions très bien pu
prendre nos repas, assis à table, comme des
êtres civilisés, mais cette
idée n'effleurait même pas mes
compagnons. Ils préféraient rester
debout, autour d'une chaise sur laquelle
était posée la gamelle contenant nos
légumes.
La plupart des tiroirs et des meubles
avaient été vidés avant notre
arrivée. Cela n'empêcha pas les
gardiens et les prisonniers de se mettre à
la recherche de quelque trésor susceptible
d'être emporté. Ils
découvrirent, tout au fond d'un tiroir
où se trouvaient encore quelques dessins,
deux paires de bâtonnets neufs en imitation
ivoire. Ils se battirent pour les avoir et les
bâtonnets furent naturellement mis en
pièces. Ils s'approprièrent aussi
quelques bols en fine porcelaine et des rouleaux de
satin blanc richement
brodé ; un camarade détenu eut
l'idée de s'en servir pour recouvrir la
paille de son lit.
On nous amena encore deux prisonniers
rouges. Un jour, tandis que nous étions
assis autour du brasier, j'étais
occupé à lire mon précieux
Nouveau Testament, et M. Keng me demanda une
nouvelle histoire de la Bible, en disant :
« Quand j'étais encore dans ma
ville natale, j'ai assisté à une
réunion tenue sous une tente. Le
missionnaire nous a raconté l'histoire d'un
vieillard qui avait deux fils ; après
avoir reçu tout son argent, le plus jeune
des deux partit pour Shanghai, afin de pouvoir bien
s'amuser. Après avoir follement
dépensé tout son avoir, il revint
à la maison et il obtint le pardon de ses
parents offensés. » Je reconnus
aussitôt la belle parabole de l'enfant
prodigue et je la racontai de nouveau pour le plus
grand plaisir de M. Keng ; mais je regrette de
devoir avouer que l'application l'intéressa
beaucoup moins.
Les gardiens étaient
disséminés dans de nombreuses
chambres et maisons différentes, ce qui
n'était pas sans inconvénients. On
nous avertit donc qu'un déplacement
était nécessaire :
« Où donc allons-nous ?
avons-nous demandé. « À
l'intérieur des murailles, fuit la
réponse, dans un autre yamen, car la ville
de Pichieh se vante d'en avoir
trois ! »
Nous avons dû porter
nous-mêmes nos bagages, y compris notre
literie. Le père Kellner resta en
arrière, car ses pieds très
enflammés, le faisaient beaucoup souffrir.
Drapé dans sa robe de prêtre,
appuyé sur une longue canne de bambou, il
avait une apparence très
vénérable. Vus du dehors, les
bâtiments de cette ville avaient un air
très imposant, mais à
l'intérieur, il n'y avait que des cellules
ouvertes et nues. Notre chambre était
suffisamment éclairée, mais
affreusement exposée à tous les
vents. Tout un côté était
percé d'une suite de fenêtres sans
vitres, tandis qu'une fenêtre et une porte,
placées exactement vis-à-vis l'une de
l'autre, occupaient deux des autres
côtés. Une basse paroi nous
séparait d'une pièce exactement
pareille à la nôtre ; il n'y
avait pas de plafond au-dessus
de nous, mais seulement un toit très
élevé. Le second jour, on nous
apporta une grande feuille de papier pour remplacer
les vitres et diminuer un peu les courants
d'air.
Un jour, un gardien m'apporta un livre
en anglais, en me demandant si je pouvais le lire
et le comprendre. Il avait l'intention de me le
donner, mais comme le volume avait une belle
reliure de cuir, il le dépouilla de sa
couverture. Il avait aussi essayé d'en lire
quelques parcelles. Je reconnus
immédiatement un Nouveau Testament, et je
l'assurai que je pouvais très bien le lire,
sans toutefois montrer trop d'enthousiasme, ce qui
aurait pu l'empêcher de m'abandonner ce
trésor. En l'examinant à loisir, je
découvris qu'il contenait aussi les Psaumes.
1)
Tating et Pechieh, dont il sera
question un peu plus loin, sont des stations
desservies par les diaconesses de Friedenshort
(oeuvre de Soeur Eva), unie à la Mission
intérieure de la Chine.