Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

Sans pitié

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Sans l'Éternel qui nous protégea, Quand les hommes s'élevèrent contre nous, Ils nous auraient engloutis tout vivants, Quand leur colère s'enflamma contre nous...
(Ps. 124. 2-3.)


Un camarade fut enfermé avec nous, pour avoir causé du scandale, le soir précédent. Bien que fort vexé de ce genre de châtiment, son déplaisir n'alla pas jusqu'à lui causer des insomnies. Il mit à profit le temps passé avec nous, en récupérant le sommeil en retard et dormit toute la journée. Nous étions quatre dans cette chambre, très à notre aise, avec une petite bande d'espace libre laissée à nos pieds, mais vers le soir, deux nouveaux prisonniers furent amenés et leur lit fut installé sur cet étroit espace.

L'un des deux captifs arriva dans un état de complet épuisement, haletant par le manque de respiration et suppliant qu'on lui donnât un peu d'eau. Il était accompagné par un enquêteur qui devait le soutenir ; quand il relâcha son étreinte, l'homme s'effondra sur le sol ; son conducteur refusa de lui donner à boire et l'abandonna dans ce triste état. « Donnez-moi de l'eau, s'il vous plaît, un peu d'eau ; faites... une... bonne... action... s'il vous plaît... un peu d'eau », suppliait-il. Je ne pouvais plus supporter de l'entendre ; je priai le gardien de lui en chercher un peu en lui tendant mon propre bol. À deux pas de là, se trouvait un réservoir, le gardien fut bientôt de retour. Nous avons fait notre possible pour empêcher le pauvre homme de boire trop vite, mais il avala d'un coup tout le contenu du bol et le tendit pour en avoir davantage. Avant le retour du gardien, il avait perdu connaissance. Il était tellement inanimé que je me demandais réellement s'il vivait encore. Nous ne pouvions pas le faire revenir à lui ; quand nous lui avons ouvert la paupière et touché le globe de l'oeil avec un brin de paille, la réaction fut si insignifiante, que nous avons fait chercher l'enquêteur qui l'avait amené. Il arriva, mais il traita la chose avec une parfaite indifférence : « Oh ! dit-il, demain matin il sera tout à fait bien ! » Un peu plus tard, après avoir poussé quelques profonds soupirs, le pauvre captif reprit ses sens, et il nous raconta comment il avait été cruellement torturé, jusqu'à ce que tous les muscles de son corps lui fissent horriblement mal. Il désirait avec ardeur d'être libéré, fût-ce même par la mort.

Au grand déplaisir de mes camarades de captivité, je lui donnai un peu de notre portion de paille pour la nuit. En constatant leur mauvais vouloir, je leur fis des reproches pour leur conduite inhumaine envers un co-détenu. Là-dessus ils me mirent en garde contre le danger qu'il pouvait y avoir de montrer une trop grande sympathie à ceux que les rouges considèrent comme leurs ennemis ; ils essayèrent de me faire comprendre combien j'étais Imprudent en témoignant un peu de bonté à ce pauvre individu. Voyant qu'aucun d'entre eux n'était d'accord avec cet acte de simple humanité, j'arrangeai la paille de façon à ne rien diminuer de leur ration, mais à prendre tout ce qu'il fallait de ma propre portion ; ainsi ils n'eurent aucun sacrifice à faire. Le lendemain, le pauvre homme fut emmené et probablement mis à mort.

Parmi les autres prisonniers se trouvait un fermier d'âge moyen, pour lequel on demandait une rançon de quatre-vingts dollars : « Nous partons demain pour Shihtsien, lui dit-on, et si l'argent n'est pas là, nous vous emmènerons avec nous ! » C'était justement ce que cet homme craignait le plus. On lui fit écrire une lettre à quelqu'un qui pouvait lui venir en aide, et, dans le courant de la journée, on apporta les quatre-vingts dollars. Mais les rouges déclarèrent que deux de ces dollars n'avaient pas cours, et, à cause de cela, non seulement le fermier fut retenu, mais en voyant combien rapidement la somme avait été trouvée, ils doublèrent la rançon, exigeant ainsi un nouveau montant de quatre-vingts dollars.
- Vendez le porc, vendez l'huile, criait le pauvre homme avec désespoir.
- Il n'y a plus rien dans la maison, fut la réponse. Le porc que l'on gardait pour le Nouvel an chinois a déjà été tué et mangé. À la fin, les rouges traînèrent le pauvre fermier à leur suite, et il dut marcher avec eux dans la campagne pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que, complètement épuisé, il lui fut impossible d'aller plus loin. Alors ils lui permirent de rentrer chez lui, mais il fut obligé de mendier tout le long du chemin.

Les rouges semblent trouver un plaisir diabolique à faire ces sortes de choses ; ils pressurent leurs victimes jusqu'à la dernière limite, puis, pour les humilier encore plus entièrement ils les forcent à devenir des mendiants, buvant ainsi jusqu'à la lie une coupe d'amertume. Quelques femmes et jeunes filles furent relâchées à cette époque, de la même manière, leur laissant très peu de chose pour se traîner sur la route, le jour suivant.

Tout d'abord, notre chemin nous conduisit le long d'une belle vallée, bien cultivée. Comme il fallait fréquemment traverser le fleuve, nous le passions généralement en sautant de pierre en pierre, et parfois nous prenions un bon bain de pieds pour avoir mal dirigé notre élan. Après avoir parcouru quelques kilomètres, il fallut recommencer à grimper, et pendant trois jours successifs nous avons voyagé dans une région montagneuse. Pendant ces trois courtes étapes de trente-deux kilomètres chacune, je fus de nouveau forcé de marcher.

Nombreux furent les camarades qui se détournèrent de leur chemin pour m'annoncer que j'aurais bientôt des compagnons, faisant sans doute allusion aux Européens qui venaient d'être capturés. Sachant que j'avais habité la province de Kweichow, les gardiens me questionnaient avec curiosité, pour savoir si j'avais été à Shihtsien. En apprenant qu'en effet j'y étais allé, on voulait savoir combien de maisons il y avait. Quelle sorte de ville c'était et bien d'autres choses encore. La ville de Shihtsien est intéressante par ses sources d'eau chaude. À l'extérieur, près de l'une des portes, trois installations balnéaires ont été taillées dans le roc, abritées chacune par un bâtiment. Tout au-dessus se trouve la plus petite, réservée aux fonctionnaires ; plus bas, il y en a une autre pour les bourgeois, enfin la troisième installation est destinée aux femmes qui s'y baignent et font leur lessive. Des vestiaires où les gens peuvent se déshabiller sont aménagés autour de chaque installation ; enfin des escaliers permettent de descendre dans l'eau.

Les camarades furent naturellement très intéressés quand je leur décrivis tout cela ; ils ne pouvaient se figurer que de l'eau absolument chaude pût ainsi jaillir de la terre. Ils étaient tous très désireux et impatients de constater eux-mêmes ce phénomène.

Le troisième jour, la ville, semblable à un joyau, apparut à nos yeux, blottie au fond de la gorge. À l'intérieur des murailles, les constructions n'étaient pas nombreuses, mais une longue rue de boutiques s'étendait à l'extérieur, le long de la rivière. De loin nous pouvions très bien distinguer le tracé des murailles avec leurs différentes portes. L'église catholique et ses dépendances s'élevaient presque majestueusement au-dessus des autres constructions. Le yamen (hôtel de ville) se reconnaissait facilement avec ses cours particulières, et les camarades se demandaient s'ils allaient être logés là, car ils supposaient que la ville avait été prise et que nous nous y reposerions un peu après nos longues marches.

La descente abrupte me coûta un terrible effort et ce fui avec un grand soulagement que je me retrouvai une fois de plus sur un terrain plat. La rivière qui coule près de la ville conduit à Szenan, la station de Miss Emblen ; elle est navigable pendant une partie de l'année.

Au lieu d'entrer dans la cité comme nous l'avions espéré, on nous fit passer devant la porte et prendre la rue du marché, toujours très animée et où se traitent la plus grande partie des affaires. Nous avons passé devant la maison d'une femme chrétienne de mes connaissances, je cherchai à voir si elle se trouvait peut-être sur ce passage encombré de gens, mais je ne la vis pas. J'étais sûr que, si elle l'avait pu, elle m'aurait certainement secouru.

On nous logea tout près de la petite chapelle où j'avais souvent prêché. Notre quartier était tout à fait convenable, car on nous donna une chambre propre et bien meublée. Ce soir-là, M. Li et moi, nous avons dormi dans le lit, et M. Keng occupa un banc d'une cinquantaine de centimètres de largeur. Vers minuit, nous fûmes réveillés par l'entrée de plusieurs hommes ; je m'assis et, me frottant les yeux, je remarquai un Européen vêtu d'un costume de prêtre. Il ne prit garde à moi que quand je lui eus dit : « Bonsoir ! » Nous nous sommes tendu la main en échangeant hâtivement quelques mots, puis le gardien réveilla M. Keng, lui ordonna de venir dormir avec nous et il donna le banc au prêtre qui venait d'arriver.

Il avait pour seul équipement deux couvertures de voyage. À peine étendu, il sembla tomber dans un profond sommeil. Sur un banc de cette dimension, il n'y avait rien d'autre à faire qu'à s'étendre de tout son long. Pendant le reste de la nuit, mon sommeil fut très agité, je regardais souvent, à la faible clarté de la lampe (une lumière brûlait toujours toute la nuit), celui qui allait être mon compagnon et j'enviais le sommeil si paisible et si profond qu'il paraissait goûter sur un lit aussi peu confortable. Au matin, il m'apprit qu'il n'avait pas fermé l'oeil. Quand nous eûmes fait meilleure connaissance, il me dit, en rappelant cette première nuit, que je ressemblais à un paysan russe ; le linge que je roulais autour de ma tête pour avoir un peu de chaleur, accentuait encore la ressemblance.

On nous fit savoir que, comme nous l'avions du reste espéré, nous ne partirions pas ce jour-là ; aussi nous sommes-nous préparés à profiter de ce répit. Un enquêteur m'apporta un bonnet de laine d'enfant qu'il fallait défaire pour lui confectionner une paire de mitaines, et je me suis tout de suite mis au travail.

Pendant toute la matinée, nous eûmes des visiteurs venus pour examiner le nouveau prisonnier et pour faire des réflexions sur son apparence. La première remarque était celle-ci : « Tous les étrangers se ressemblent ! » puis ils disaient aussitôt après : « Oh ! l'un a le nez beaucoup plus gros ! » Cette partie dès traits d'un Européen semblait être leur pierre d'achoppement, et, parfois, ils demandaient en plaisantant : « N'aimeriez-vous pas couper une partie de votre nez, pour en faire deux ? »
- Comment vous appelez-vous ?

Keng ! répondit le prisonnier interpellé. M. Keng dressa l'oreille en entendant le nouveau venu dire qu'il portait le même nom que lui, écrit avec les mêmes caractères, ce qui est une chose très rate en Chine pour les noms de famille.
- Quel âge avez-vous ?

Comme c'est la coutume en Chine, il fit quelques signes avec ses doigts, et les camarades furent stupéfaits : « Seulement vingt-huit ans et une barbe aussi longue ?... »
- Depuis combien de temps êtes-vous en Chine ?
- Depuis deux ans ! Nouvelle surprise et ils le félicitèrent de savoir si bien la langue.
- Êtes-vous bien éloigné de votre pays ? Pourquoi êtes-vous venu en Chine ? Combien gagnez-vous en prêchant ? et une foule de questions de ce genre assaillirent le pauvre nouveau venu.

Les camarades étaient intéressés de savoir que nous n'avions pas la même religion. « Priez-vous avant le repas, comme M. Cheng et M. Bo ? » Le père Kellner soupirait parfois, et, se tournant vers moi, il me disait : « J'ai été bombardé de cette manière, tous les jours, depuis le début de ma captivité. Pour échapper à cette curiosité. Je feignais de dormir, parfois, mais alors on me réveillait pour obtenir de plus amples informations ; j'en suis malade ! »

Il était allemand et il avait fait ses études universitaires à Rome. C'était un bon linguiste parlant en plus de l'allemand, sa langue maternelle, le hollandais, l'italien, le français, l'anglais, un peu d'espagnol et naturellement le latin.

On avait parlé de trois prisonniers européens, mais il me déclara que c'était une fausse nouvelle. Puis je lui demandai comment il se faisait que les nonnes et les autres prêtres aient pu se sauver, et que lui seul ait été capturé. Il parla d'une surprise matinale. À cause des bruits alarmants les soeurs avaient été évacuées au matin du jour précédent et les prêtres étaient restés en arrière pour mettre en sûreté des objets de valeur. Les pillards ne trouvèrent pas ces objets qui avaient été fourrés sous le toit de l'église. En employant des jumelles, ils avaient pu voir les rouges descendre la colline, mais même alors, ils ne les prirent pas pour des communistes.

Ayant décidé de se cacher dans une annexe, les trois prêtres partirent montés sur des mules. Ne sachant pas si ses compagnons étaient en avant ou derrière lui, le père Kellner fut séparé d'eux. Au moment où il franchissait la porte de la ville, il tomba sur un petit détachement de soldats rouges qui l'arrêtèrent immédiatement. Les deux autres venaient derrière lui, très probablement, et voyant ce qui se passait, ils purent fuir dans une autre direction.

Ce matin-là, on le fit comparaître devant le juge Wu qui lui fit écrire plusieurs lettres. Il revint avec un air très préoccupé. Quoique Ho-Long eût réduit la rançon à 50.000 dollars, le juge Wu insista pour lui en faire réclamer 100.000. Le juge manifesta son mécontentement quand le prêtre lui répondit : « J'ai autant le droit de croire à ma religion que vous de croire aux principes communistes. »
Il remit le prêtre en place par cette menace : « Si vous prononcez encore un mot, je vous fais abattre ! »

Les bains chauds firent la joie des rouges et ils en revinrent tout ragaillardis. Je leur avais dit qu'il n'y avait rien à payer, mais on leur avait demandé 300 cash par personne. « Où pensez-vous que se trouve la fournaise chargée de chauffer toute cette eau ? » leur demandai-je. C'était pour eux un mystérieux problème, auquel ils ne pouvaient pas répondre ; alors je leur parlai des geysers et des volcans. Puis notre conversation roula sur les peines éternelles et la nécessité de fuir la colère à venir.

Le prêtre était intéressé par la manière dont j'occupais mes loisirs ; il m'en exprima son approbation et son désir d'apprendre, lui aussi. En lui décrivant la vie dans laquelle il venait d'entrer, je lui dis : « Nous ne savons jamais ce qui va arriver ni à quoi nous attendre. Très souvent il nous arrive ce que nous attendions le moins. Lorsque chacun croit pouvoir s'organiser en vue d'un long séjour, il faut le plus souvent partir prestement et vice-versa. Nous ne pouvons jamais compter sur le repos complet d'une nuit ; nous ne pouvons pas davantage prévoir le moment de notre arrivée à destination. »

Les quelques heures suivantes lui prouvèrent que j'avais eu raison. On nous donna notre dîner de bonne heure, car, disait-on, nous devions quitter la ville le jour même. Après le repas, on nous fit emballer notre équipement et préparer le départ. Nous sommes sortis de la rue en file et nous avons pris la direction de la rivière.

Après avoir fait quelques pas seulement, je vis un groupe de personnes à l'air abattu, regardant avec pitié le père Kellner qui marchait devant moi. Se tournant de mon côté, il me dit : « Ce sont quelques-uns de nos chrétiens ! » Mais il ne fit pas mine de les reconnaître, de peur probablement de les compromettre aux yeux de nos ravisseurs. Je me retournai encore vers ce triste groupe et je vis que quelques-uns pleuraient.
Mon gardien les remarqua aussi, car il leur dit : « Que voulez-vous ? Laissez-nous passer ! » Malgré cela, ils nous suivirent de loin et s'approchèrent quand on nous aligna au bord de l'eau. Tandis que nous étions là, attendant notre tour de passer la rivière, nous entendîmes des coups de feu dans le lointain et nous avons compris combien précaire était notre position. Il devenait évident qu'avant la nuit la cité devait être évacuée.

À peine avions-nous passé le pont, qu'il fallut se remettre à grimper une colline escarpée, située en face de celle que nous avions dévalée le jour précédent. À mi-côte une halte fut ordonnée ; plusieurs compagnies qui avaient quitté la ville par des chemins différents étaient maintenant sur la même route que nous et nous devions les laisser défiler afin de reprendre notre rang dans la colonne de marche.

Nous étions en janvier, mais le temps était beau et le soleil nous réchauffait. Logiquement, nous avons mis le temps à profit pour recommencer à chasser sur nos personnes, ce qui amusa mon nouveau compagnon, tout en l'horrifiant ; il me demanda de lui montrer une de ces curieuses petites créatures. Quand j'appris à mes spectateurs intéressés que le nouveau prisonnier européen voyait un pou pour la première fois, ils trouvèrent difficile de le croire.

Le soleil disparaissait déjà derrière la montagne quand il fallut se remettre en marche. Le reste de la montée était très raide, et en arrivant au sommet, nous découvrîmes que ceux qui nous précédaient avaient une forte avance ; il fallut donc prendre le pas de course. Il me fut impossible de maintenir mon rang, alors mon gardien héla le palefrenier pour qu'il amenât le cheval et je chevauchai pendant le reste de l'étape, qui se fit dans les ténèbres. On avait fourni une mule au père Kellner, mais elle ne valait pas celle qui lui avait été prise.

Il n'était pas permis d'allumer des torches ; il fallait donc avancer en tâtonnant dans une obscurité complète, mais je me fiais à l'instinct de ma monture qui savait choisir son chemin sur ce sentier de montagne. Nous approchions de la fin de l'étape, quand la pente devint si raide que je fus obligé de me pencher en arrière autant que possible tout en me cramponnant à la croupière du harnais ; tout à coup cette croupière se brisa, la selle fut poussée de côté, je fus lancé en avant et je dus faire à pied le reste du chemin.

En arrivant à notre logement, le capitaine des gardes nous informa que les deux Européens partageraient le même lit, tandis que MM. Li et Keng devaient installer le leur sur le plancher. Tandis que nous nous préparions pour la nuit, je répétai l'ordre du capitaine et, sans le vouloir, j'éveillai un vif ressentiment dans le coeur de M. Li. Ceci nous causa, pendant les jours qui suivirent, bien des petits désagréments.

Pendant la journée, le prêtre avait remarqué que je n'avais point de mouchoir ; il en avait plusieurs et il m'en passa un en s'excusant de ce qu'il ne fût pas très propre ; à moi il paraissait être d'une blancheur de neige. Un peu plus tard il m'en offrit un autre parce que j'avais perdu le premier, cette fois-ci il ne s'excusa pas.

En arrivant à notre destination, il ne fut pas question d'avoir notre souper, car il était trop tard ; mais c'était tout à fait supportable, puisque nous avions eu notre dîner ce jour-là. Le prêtre aurait voulu fumer, aussi ne se pressait-il pas de se coucher. Les camarades lui avaient donné quelques feuilles de tabac sec dont il avait fait un cigare en les roulant et les entourant d'une feuille de papier. Étonnés, les gardiens ne manquèrent pas de dire : « Les gens de la salle évangélique (c'est-à-dire M. Hayman et moi) ne fument pas ; ils ne boivent pas non plus d'alcool. Buvez-vous du vin ? »
Je restai à converser avec lui jusqu'aux premières heures du matin. En lui faisant remarquer combien mon équipement était réduit, je lui dis : « Pour moi l'essentiel est d'avoir une Bible et une brosse à dents, mais je n'ai ni l'un ni l'autre. »

Il me répondit : « Une de nos plaisanteries prétend que le bagage d'un prêtre se compose d'un bréviaire, d'un chapelet et d'une pipe ! » Au départ, il avait fourré quelques livres dans sa poche, parmi lesquels se trouvait un bréviaire. Il avait aussi sauvé un petit crucifix ; les gardiens veillèrent à ce qu'il fût pourvu de tabac en suffisance afin qu'il pût satisfaire ce désir impérieux.

À l'aube nous fûmes réveillés par l'apparition de notre déjeuner ; nous avons dû nous lever prestement et faire à la hâte notre paquetage. Trouvant son col clérical trop sale et trop froissé, le prêtre le laissa de côté. Immédiatement après le repas, nous avons dû nous remettre en chemin.

Il faisait froid et il nous arrivait d'être pris par des bourrasques de neige ; les camarades s'étaient fabriqué une sorte de protection pour les oreilles, la plupart étaient confectionnées avec un drap ; mais il y en avait quelques-unes faites en peau de jeune léopard ; ce matériel avait été volé, naturellement.
Mon cheval m'avait été repris pour un chef de section qui était malade ; à la fin de l'étape, je me sentis épuisé. Au moment de commencer à grimper une colline escarpée, le père Kellner m'offrit obligeamment de monter sa mule, ce qui me fut d'un grand secours.

La compagnie du juge était déjà occupée à s'installer dans une demeure, quand nous sommes arrivés au sommet. Une halte fut commandée, mais la maison n'était pas assez vaste pour loger les deux compagnies ; on nous conduisit donc dans une habitation voisine. Ce jour-là, le muletier du prêtre était malade, et il resta en arrière. En arrivant au sommet, je mis pied à terre et laissai ma monture sans plus m'en inquiéter. D'après le règlement, le muletier aurait dû la confier aux soins de quelqu'un d'autre, puisqu'il ne pouvait pas s'en occuper, mais il négligea de le faire. L'animal resta donc seul, où je l'avais laissé. Une heure après, le malade fit tout à coup irruption dans notre Yang fang-tsi (grenier), pour savoir ce qu'était devenue sa mule. Assurés qu'il la trouverait dans la maison voisine, nous l'y avons envoyé, en le priant de se hâter de nous apporter notre literie, qui se composait de deux couvertures de voyage, propriété du prêtre, Le pauvre homme revint bientôt et nous dit d'un air sombre : « Personne ne sait ce qu'est devenue la mule. » Pendant la journée le père Kellner lui avait remis ses précieux livres pour les porter ; terrifié en pensant aux conséquences possibles de sa négligence, le pauvre garçon s'évada et le prêtre perdit la petite consolation que ses livres lui auraient procurée ; nous avons dû aller au lit sans les couvertures.

Peut-être aurais-je dû expliquer déjà que MM. Li et Keng ne vivaient pas en très bonne intelligence. En mainte occasion, l'un avait essayé de m'indisposer contre son camarade, en faisant ressortir sa grossièreté et sa dissimulation. Maintenant qu'ils devaient dormir ensemble, de nouvelles complications surgissaient.

Le capitaine des gardes avait remarqué que nous avions les pieds mouillés et il nous permit d'aller dans la chambre voisine pour nous les laver et sécher nos chaussettes près du feu. En rentrant dans le grenier, je constatai que Keng et Li avaient installé leurs lits chacun dans un coin de la pièce, ce qui nous empêchait, le prêtre et moi, de dormir ensemble. Comme nous n'avions pour toute literie que ma raide natte de feutre, il semblait nécessaire que nous fussions compagnons de lit. Messieurs Keng et Li se montrèrent si décidés à ne rien changer dans leurs arrangements, qu'un gardien dut intervenir et les forcer à dormir ensemble. Ce fut le début de bien des désagréments qui nous étaient absolument inconnus avant l'arrivée du père Kellner.

Quelque temps auparavant, M. Li m'avait montré à quel point il souffrait d'ulcères, et quand c'était possible, je lavais ses plaies avec de l'eau salée et je les bandais. Maintenant, j'étais bien trop heureux de continuer à lui rendre ce petit service, pour lui montrer que je ne lui en voulais nullement, et le Seigneur me donna la grâce de remporter la victoire, en surmontant le mal par le bien.

Ce grenier avait encore deux autres petites sections, et tard dans la nuit, une femme prisonnière y fut amenée. Avant le départ, le lendemain matin, un des inquisiteurs vint pour la questionner ; trouvant qu'elle ne répondait pas d'une manière satisfaisante, il lui fit mettre le dos à nu et la battit cruellement en notre présence. Il ne nous était pas facile d'être témoins d'un pareil supplice, sans protester. Au départ, elle fut traînée dehors avec les autres prisonniers.

Je ne me rappelle pas très bien ce qui se passa les jours suivants, mais une fois, à la nuit tombante, nous étions éloignés de toute habitation. En même temps que l'obscurité, la pluie se mit à tomber, rendant le chemin dangereusement glissant. Jusqu'à un certain point, il me fut possible d'être à cheval, mais au bout d'un moment, nous jugeâmes préférable de marcher, ce qui n'était pas chose facile, car les galoches dont j'étais chaussé étaient absolument lisses. En voulant couper par le coin d'un champ, pour reprendre mon rang, je m'enfonçai dans la boue et je perdis ma galoche ; il me fallut patauger de ci, de là, pour la retrouver. Nous espérions bien arriver à reprendre notre rang, quand nous avons été effrayés de voir, du point où nous étions, toute la colonne, très loin en avant, gravissant en serpentin une montagne escarpée. Les progrès de ceux qui venaient en tête étaient très lents ; nous aurions voulu avancer, au lieu de piétiner sur place ou de rester tranquilles. Quand ce fut notre tour de commencer à grimper, nous avons compris la raison de cette vitesse d'escargot. La route déjà boueuse avait été rendue plus glissante, par les milliers de pieds qui avaient passé là avant nous. Pour escalader ces hauteurs escarpées il était nécessaire de se hisser à l'aide de touffes d'herbes, de racines ou d'arbres ; et même alors, j'avais encore souvent besoin du secours des gardiens. Comment arrivaient-ils à se maintenir en équilibre ? C'était un mystère pour moi. À la fin, le pas le plus difficile fut franchi, et le passage suivant fut plus aisé, mais il y avait toujours le danger de glisser.

Après être descendus jusqu'à mi-côte, sur le versant opposé, on nous fit faire halte. Depuis le jour où nous avions quitté Longkikow, la femme du juge avait été malade et incapable de voyager à cheval ; on avait dû la porter dans une chaise. Elle en sortit pendant quelques minutes et je fus frappé de voir à quel point elle était changée ; elle était devenue pâle et maigre. Sa chaise fut installée plus confortablement pour la nuit, et en dépit de l'humidité du sol, on nous fit asseoir autour des feux qui avaient été allumés. Pendant un long moment le prêtre resta debout, craignant les conséquences d'un repos sur la terre humide, mais à la fin, il se sentit si fatigué qu'il fut obligé de faire comme tout le monde.

De bonne heure, ce jour-là, sa mule avait été découverte dans une autre compagnie, et ce ne fut qu'après une querelle qu'elle lui fut restituée. Les deux couvertures manquaient, mais après beaucoup de discussions et de recherches, la moins bonne des deux fut retrouvée. Ni l'une ni l'autre de nos deux montures ne se montrèrent ce soir-là, nous étions donc sans literie. Il nous fut impossible de dormir, car il faisait trop froid ; enfin nous avons salué l'aurore avec joie, désireux que nous étions de nous mettre en route au plus vite.

On nous promit, pour ce jour-là, une courte étape, et, pour une fois, la promesse fut tenue. Après avoir parcouru une faible distance, nous avons atteint un champ où il nous fallut attendre quelques compagnies dispersées qui nous avaient rejoints fort tard dans la nuit précédente. En attendant, d'immenses feux de joie furent allumés, alimentés par de la paille, et près desquels nous avons pu nous réchauffer.

Avant d'arriver à Shihtsien, j'avais remarqué que deux nouveaux négociateurs s'étaient joints à M. Ting. Ils avaient été envoyés de Yüanchow par M. Becker, mais je n'avais pas encore eu la possibilité de leur parler ; je n'avais pas non plus reçu les lettres dont ils étaient sûrement porteurs. Maintenant, ils se chauffaient près d'un feu voisin du nôtre, et je leur fis signe de venir près de moi ; j'eus alors une longue conversation avec M. Yang.

Il me raconta comment les missionnaires avaient été miraculeusement délivrés à Yüanchow, pendant le siège, et il chercha à m'encourager dans mon épreuve. Il espérait que les négociations pourraient bientôt aboutir, et qu'alors l'argent de ma rançon serait apporté. De mon côté, je lui racontai de quelle manière étrange le Seigneur m'avait donné un message précis.

Quand nous bivouaquions dans la province de Hunan, j'étais toujours à l'affût pour découvrir quelques portions de la Parole de Dieu, ne fût-ce qu'une page, car je n'avais point de Bible. Il m'arrivait parfois de découvrir, ici ou là, un fragment de l'Évangile et j'espérais toujours en trouver toute une feuille. Or, un jour, quelle ne fut pas ma joie de ramasser une page entière de la grande édition chinoise des Actes, contenant une partie des chapitres quatorze et quinze. Voici le message qui me fut donné : « ... les exhortant à persévérer dans la foi, car c'est par beaucoup de tribulations que nous devons entrer dans le royaume de Dieu. » J'ai souvent montré ce passage aux camarades quand ils se mettaient à tourner le Seigneur en ridicule en disant : « S'il était le vrai Dieu, Il n'aurait pas permis que vous, son serviteur, vous passiez par de telles souffrances ! » Alors, en leur mettant cette feuille sous les yeux, je leur disais : « Voici ce que dit sa Parole ; et ce qu'Il permet n'est pas autre chose que l'accomplissement de sa volonté à notre égard ! Mais il a promis sa consolation, son secours et sa force. Toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu ! » Imaginez ma surprise quand, plusieurs jours plus tard, à Kweichow, je trouvai une feuille d'une plus petite édition des Actes, contenant la même portion. Puis je dis aussi à M. Yang, qu'un autre passage me revenait souvent à la pensée : « Car J'estime que les souffrances du temps présent ne sont rien en comparaison de la gloire à venir qui doit être révélée en nous. » Aussi « car notre légère affliction n'est que pour un temps et produit pour nous un poids éternel de gloire ! »

Il espérait qu'on me demanderait bientôt d'écrire une lettre qui leur permit, comme courriers, de retourner dans leurs familles. Je lui exprimai la profonde reconnaissance que j'éprouvais pour lui et les autres, en pensant aux privations et aux souffrances qu'ils avaient à supporter pour moi. Ce même soir, quelques gardiens furent pris de ce qu'on appelle un « empoisonnement de vernis » qui avait été causé par le feu allumé sur la colline, la nuit précédente. On avait employé pour cela, des branches d'un arbre duquel on extrait un certain vernis. (Il y en a beaucoup dans cette région d'où on exporte ce vernis.) Certaines personnes sont empoisonnées par la fumée dégagée par la combustion de ce bois ; plusieurs des gardiens qui avaient été assis précisément près d'un feu pareil, furent intoxiqués, et deux ou trois d'entre eux étaient dans un état alarmant. Les symptômes du mal se manifestent ainsi : Au bout d'un certain temps, le visage devient méconnaissable, à cause d'une enflure telle que l'on croirait être en présence d'un cas grave de petite vérole. L'un d'entre eux dut être porté sur une civière tandis que l'autre dut, monter mon cheval. Comme je remerciais mon Père céleste de ce que je n'avais pas été invité à m'asseoir auprès de ce feu-là.

Avant d'arriver à Niuchang (marché au bétail), nous fûmes de nouveau pris par la nuit. Après avoir parcouru une certaine distance, on m'avertit qu'il était imprudent de continuer à cheval ; j'ai donc dû descendre et faire le reste du chemin à pied. On n'avait rien préparé en vue d'une marche nocturne, et comme il n'y avait à disposition que du bois vert, il était impossible de confectionner des torches ; notre seul éclairage était, ici et là, un falot ou une lampe électrique.

La plus dangereuse partie du chemin était un pont réputé dangereux que je traversai pourtant sans encombre, cherchant mon chemin avec crainte et tremblement. Mon palefrenier croyait que son cheval était capable d'accomplir cet exploit, il se fit fort de le lui faire traverser, mais ce fut un désastre. Le cheval glissa, roula le long du talus et il se prit la jambe dans un fourré. On prétendait qu'il était impossible de le sauver, mais le capitaine se fâcha sérieusement et donna l'ordre de sauver l'animal à tout prix.

Après avoir continué encore sur une certaine distance, on s'arrêta près d'une maison, le temps nécessaire pour confectionner des torches, puis nous avons continué notre route. Après avoir gravi une colline escarpée, nous avons attendu une heure environ dans un champ que les arrangements pour la nuit fussent terminés. Il faisait froid et les camarades allumèrent des feux avec des tiges de blé qu'ils trouvèrent sur le sol. À la fin on vint nous dire que notre logement nous était préparé dans une maison située à trois kilomètres de distance. J'étais faible et épuisé et je ne pus me maintenir dans le rang. En arrivant je découvris que le prêtre et moi, nous devions loger dans un trou infect, avec d'autres prisonniers, sans avoir assez de place pour nous étendre. Nous étions affamés, néanmoins nous n'eûmes rien à manger ce soir-là.

Le jour suivant, mon cheval fit son apparition, mais, me dit-on, il était impossible de s'en servir, il fallait lui laisser le temps de se remettre de sa chute du jour précédent. Je fus donc envoyé en avant avec un gardien afin que j'eusse tout le temps de marcher. Après avoir parcouru huit kilomètres, j'étais si fatigué que je dus me reposer dans une maison. Tandis que nous étions assis, deux ou trois gardiens nous rejoignirent pour nous annoncer que ma compagnie allait prendre un jour de repos. Cette nouvelle ne fut pas aussi bien reçue qu'on pourrait le croire, car cela signifiait une marche en arrière de huit kilomètres et j'avais surtout besoin de rester tranquille. Mais après être retournés sur nos pas et avoir parcouru une certaine distance, on vint nous dire qu'après tout, notre compagnie s'était remise en marche et venait de notre côté.

À Niuchang on nous logea dans la maison d'un homme riche. Comme notre compagnie arrivait la première, les camarades eurent la joie d'être les premiers à piller objets, marchandises et nourriture. Il y avait beaucoup de provisions de bouche, car deux ou trois jours seulement nous séparaient du Nouvel an chinois. Des pâtés de riz glutiné avaient été préparés ; après les avoir fait rôtir ils constituaient un régal. Il y avait aussi des blocs de sucre dont le goût rappelait le sucre d'érable. Nous avions un élégant lit chinois, un brasier laqué, nous pouvions nous servir d'une bouilloire et d'une casserole et nous avions à notre disposition autant de charbon que nous voulions. Les gardiens entraient continuellement pour chercher des trésors. S'ils trouvaient des lettres, ils commençaient par les lire, puis ils les brûlaient. Ils trouvèrent plusieurs photographies de la famille, et je pus voir que ce devait être des gens de bonne éducation.

Nous étions arrivés de bonne heure ce jour-là et nous fûmes appelés, le prêtre et moi, à paraître devant le juge Wu. Quand je fus autorisé à voir les délégués, le juge, sans perdre son temps en paroles inutiles, fit devant moi ses propositions. M. Yang avait demandé que le prix de la rançon fût réduit, mais le magistrat déclara : « C'est impossible. Nous avons déjà consenti une formidable réduction. Dix mille dollars est le dernier chiffre que nous consentirons à discuter. De plus, nous avons d'autres faveurs à obtenir de M. Becker, et s'il consent à faire ce que nous lui proposerons, nous le payerons. S'il le fait bien, on pourra parler d'une réduction, s'il le fait très bien, cette réduction pourra être plus importante. »

Les quatre propositions étaient les suivantes : 1° M. Becker devait s'excuser, au nom de la Mission intérieure en Chine, pour la lettre sévère qu'il leur avait écrite, en prétendant que les rouges avaient manqué à leur parole en ne relâchant qu'un prisonnier. 2° Quand les négociateurs reviendront avec l'argent, ils devront être accompagnés des délégués du général Chang. 3° Deux lettres doivent être remises à deux personnages influents au Kwangsi, et leur réponse doit être rapportée par les délégués. 4° M. Becker doit fournir quelques articles dont la liste est jointe à la lettre ; si le montant dépensé à se les procurer dépasse celui de la rançon, l'excédent sera mis au crédit du compte du père Kellner.

Un brouillon en chinois me fut remis avec ordre de le traduire pour que la lettre fût envoyée à M. Becker en réponse à la sienne. Après avoir salué le juge et les délégués, je me retirai très déçu et très attristé pour M. Becker, car il lui était impossible de donner satisfactions aux exigences de mes ravisseurs.

Le prêtre qui avait été convoqué en même temps que moi, était lui aussi, très déprimé. On lui avait ordonné d'écrire trois courtes lettres, une à son conseil, une à la hiérarchie catholique romaine, et une à un très riche commerçant catholique, établi à Shanghai, qui pourrait peut-être lui aider financièrement. Il avait demandé la permission d'écrire des suppliques appropriées à la situation, et dans son propre style, mais on la lui refusa. Un même brouillon dut suffire pour les trois destinataires. Nous avons donc été contraints d'écrire suivant les directions données, et nous avons été heureux qu'on ne nous ait pas fait recommencer nos copies.

Le lendemain, les négociateurs partirent ; j'avais eu de très rares occasions de leur parler, néanmoins leur présence dans la compagnie du juge avait toujours été un réconfort pour moi, et j'étais consolé en pensant qu'eux au moins, sympathisaient avec moi ; deux d'entre eux connaissaient le Seigneur et priaient pour moi, en pleine connaissance de cause.

Après un jour de marche forcée, nous sommes arrivés dans un village, situé sur le penchant d'une colline. Ignorant que les communistes se déclarent les amis des opprimés, les pauvres habitants s'étaient enfuis dans la montagne, laissant la localité absolument déserte.

Avant de rien entreprendre, le jour suivant, l'armée tout entière fut alignée dans un champ, pour écouter la harangue d'un chef rouge. Il exprimait aux soldats sa sympathie pour la rude existence des dernières semaines ; il promettait que dans deux ou trois jours, toute la troupe arriverait dans une contrée très fertile, où elle jouirait d'un long repos bien gagné. Là, on trouverait en grand nombre, de riches demeures, qui fourniraient non seulement le nécessaire, mais aussi la surabondance. Puis, pour ranimer les courages abattus, il réveilla l'enthousiasme de ses hommes en les faisant crier bien fort, la main levée : A bas les impérialistes ! À bas les riches et ceux qui se partagent les terres ! À bas les traîtres du parti populaire ! terminant par la mélopée habituelle « Vive les Soviets, qu'ils vivent des milliers et des myriades d'années ! » Il n'en fallut pas davantage pour remonter le moral de tous les camarades.

L'expérience m'avait appris depuis longtemps à ne plus croire à de semblables manifestations. Quand on nous promettait un chemin plus facile, c'était justement un signe que de plus grandes privations nous attendaient. L'escouade de propagande émaillait parfois notre route de brèves remarques à la craie, placées bien en évidence, afin de nous inciter tous à fournir un nouvel effort. Mais, quand je lisais ces mois : « La montée est finie ! » je concluais que nous n'étions encore qu'à mi-chemin du sommet. Ou bien : « Ce n'est pas loin ! » j'étais sûr qu'il faudrait encore parcourir au moins une quinzaine de kilomètres. Si je lisais. « Nous sommes arrivés ! » je m'apprêtais à couvrir encore une distance de peut-être huit ou dix kilomètres. Parfois ces affiches engageaient les camarades à entonner quelque refrain tout en marchant, ou à se raconter des histoires.

Quelques jours plus tard, nous avons atteint une ville où se tient le marché, mais au grand désappointement de tout le monde, nous n'avons fait qu'y passer.

Au premier jour du Nouvel an chinois, nous étions en chemin. Après avoir erré le long d'étroits sentiers de montagne, nous étions maintenant dans une vallée qui nous parut très fertile. Disséminés dans les rizières, se trouvaient des groupes de maison, dont quelques-unes dénotaient la richesse par leur dimension et leur construction. Nous n'étions évidemment pas attendus, car la gaîté semblait régner dans toutes ces demeures ; de nouveaux rouleaux de papier rouge étaient fixés sur le montant des portes et les cinq caractères pour « bonheur » brillaient en or au-dessus des étages, tout indiquait la commémoration du Nouvel an.

Cette après-midi là, nous arrivâmes à Heochang (marché aux singes), grande ville qui est dans le district de M. Hayman, et où j'avais passé un dimanche en allant de Chenyüan à mon ancienne station de Tsunyi. Le maître de la maison appartenait à l'ancienne école ; il se montra très courtois et poli envers moi. Il feignit de souhaiter la, bienvenue aux gardiens, quoiqu'il fût certainement ennuyé de l'arrivée de ces hôtes inattendus, tombant au milieu de leur fête. Il comprit bien vite ma situation et il me dit que l'an dernier, quand le général Chu-Teh traversa le pays avec son armée, il avait aussi deux Européens avec lui, mais c'étaient les conseillers du général et ils étaient très élégamment habillés ; il pensait que c'étaient des Russes.

De là nous sommes partis pour la ville, siège d'une préfecture de Wenan. J'avais beaucoup entendu parler de cette cité, et, à cette époque, je m'étais réjoui, car elle avait reçu avec faveur le message de l'évangile quand elle avait été visitée par Mme Cecil-Smith et M. Harry Taylor. Un homme avait brûlé publiquement ses idoles, au milieu de la rue où nous passions justement en ce moment, et je crois que des réunions régulières étaient tenues dans sa maison. Après avoir traversé la ville, on nous fit loger juste à l'extérieur. La maison qui nous fut concédée offrait l'image du plus grand désordre ; car la veille, elle avait été pillée par l'avant-garde.

Le jour suivant, en continuant notre voyage, nous avons vu dans la vallée un village traversé par la route principale ; cette dernière est rejointe par le chemin que nous suivions ; au point de jonction se trouve une grande fosse naturelle dont le bord est protégé par un mur. Il semblait logique pour chacun, de jeter un coup d'oeil dans ce puits et je ne fis pas exception. Tout à coup, je me rappelai avoir déjà vu cette fosse et je découvris que nous étions maintenant, sur le chemin secondaire que nous avions pris pour aller de Kweiyang à Kiuchow. J'étais inquiet pour les amis habitant la capitale vers laquelle nous paraissions nous diriger. Mais on nous fit quitter cette voie pour prendre la direction de Tsatso.


Quand nous fûmes en vue de la ville, située au milieu de cette plaine fertile, on nous fit arrêter pour permettre aux chefs de discuter sur le chemin qu'il convenait de choisir. Pendant que nous attendions les ordres, un lieutenant de l'armée blanche, à l'air découragé, fut amené dans noire compagnie. Aussitôt un groupe de curieux se forma autour de lui pour le questionner sur lui-même et sur les circonstances dans lesquelles il avait été capturé. Il fut placé immédiatement après nous dans la colonne et après un long détour à travers les rizières, nous avons gagné la route pour autos conduisant à la ville.

Une grande église catholique domine la cité ; cette vue m'était familière, car je passais souvent par là quand, de ma station de Tsunyi, je me rendais à la capitale. Le père Kellner me fit remarquer un petit bâtiment ayant l'apparence d'une église, construit en dehors des murs ; il se demandait si c'était une chapelle. En approchant, nous avons remarqué la croix surmontant la petite construction et j'exprimai mon étonnement de voir deux églises si rapprochées l'une de l'autre. « Celle-ci appartient probablement aux Soeurs des anges, me répondit-il. En passant devant le bâtiment, mon attention fut attirée par des statues de plâtre, représentant des anges, placées au-dessus de la porte d'entrée ; le tout était grossièrement exécuté. Cette construction était entièrement neuve, l'extérieur n'en était pas encore achevé

On nous fit loger dans une auberge, dont quelques pièces étaient occupées par des voyageurs. La maîtresse de céans nous traita comme si nous avions été ses hôtes, et consentit à nous fournir des nouilles, du porc et des oeufs dont nous nous sommes régalés, car elle avait apprêté tout cela elle-même. Elle me reconnut et me dit : « Vous avez déjà passé par ici autrefois ! » Je m'en souvenais en effet, moi aussi.

Le lieutenant prisonnier devait loger avec nous, il était toujours triste et déprimé. « J'ai tenu bon pendant plus d'une année », lui dis-je pour l'encourager un peu. Mais il n'était pas facile de le réconforter, car il était amoureux ; sa fiancée était à Kweiyang, et ils avaient espéré pouvoir se marier très prochainement. C'était un couple tout à fait moderne, semblait-il, la jeune fille avait reçu une bonne éducation, et ils correspondaient librement. On lui avait pris la plupart de ses vêtements, il n'avait pas de literie et pour bénéficier d'un peu de chaleur, il dépendait de la complaisance de ses compagnons de captivité ; je lui donnai un vêtement doublé, et de temps en temps il se servait de notre natte.

Nous n'étions éloignés que d'une étape de la capitale, et l'espoir grandissait dans les coeurs, car chacun pensait que le lendemain, nous nous dirigerions de ce côté-là. Mais après le déjeuner, au lieu de continuer vers le sud, on nous fit prendre la direction de l'ouest. Je fus surpris de me trouver sur un embranchement de la route pour autos conduisant à la petite ville de Hsiuwen. Aussitôt après avoir passé Tsatso, menacés par des avions partis en éclaireurs, nous avons dû chercher des abris. Malgré ce délai, la courte étape de ce jour, seize kilomètres, fut couverte en peu de temps, et, peu après midi, nous arrivions à destination. La route pour autos conduisait directement à la porte de la ville, construite au sommet de la colline ; elle avait quelque chose d'imposant, avec sa silhouette se profilant sur le ciel.

On craignait évidemment une nouvelle attaque aérienne, car on nous fit chercher des refuges en dehors des murailles. Mais, pas d'alerte, et au bout d'une heure d'attente, on nous fit entrer dans la ville. Nous venions d'y arriver quand un avion la survola, lança une bombe et se retira. À peine avions-nous eu le temps de reformer nos rangs, qu'une nouvelle attaque fut signalée ; alors un gardien me poussa vivement dans un temple où nous nous sommes attardés pendant presque toute l'après-midi ; puis un repas préparé à la hâte fut absorbé rapidement dans la rue, après quoi il fallut nous remettre en chemin.

En continuant vers l'ouest, nous avons rejoint la route principale reliant Kweiyang à Kiensi, et après deux jours de marche, nous étions au bord de la rivière Yatze. Bien que non navigable en cet endroit, elle est une des plus importantes de la province de Kweichow. Une pente abrupte conduit directement au bord de l'eau, tandis que la route pour autos y descend graduellement. Il avait été décidé de nous faire bivouaquer pour la nuit, au bord de la rivière, mais il était impossible de trouver à loger une armée aussi nombreuse. Un grand nombre d'hommes s'abritèrent sous des baraques hâtivement construites ; nous étions logés dans une cuisine et nous avons dormi sur le sol. Les camarades s'étaient emparés d'un autobus, et comme la plupart d'entre eux n'en avaient jamais vu auparavant, c'était une nouveauté dont ils n'étaient pas peu fiers. Malgré son immobilité, la grosse machine éveillait néanmoins l'intérêt général.

Les hommes traversèrent l'eau sur des pontons, tandis que les chevaux nagèrent vers l'autre rive ; les palefreniers transportaient les fardeaux de leurs bêtes. Au lieu de nous conduire le long de la route pour autos, un peu plus longue, mais aussi plus facile, on nous fit prendre l'ancien chemin, très escarpé et difficile, et je désespérais d'arriver au sommet. Le gardien m'aidait et m'encourageait en disant : « Dès que nous serons de nouveau sur un chemin plat on vous redonnera votre cheval ! » Le palefrenier nous rejoignit, en effet, au sommet de la colline ; mais à peine étais-je installé que le poulain, déjà mentionné, fut introuvable. La difficulté de la montée nous avait beaucoup retardés, il s'agissait donc de regagner le temps perdu et le palefrenier sella son cheval avec précipitation. Maintenant, il était obligé de partir à la recherche du « vagabond » ce qui ne contribua pas à améliorer son humeur déjà plus que revêche. À cause de son engouement pour mon cheval, ce poulain avait été placé sous la responsabilité du palefrenier, et le juge l'avait prévenu que, s'il arrivait malheur au jeune animal, son conducteur aurait à le payer de sa vie.

Un dimanche soir, on nous arrêta pour la nuit, dans la grande ville de Welshang, où se tient le marché, et nous attendions dans la rue que nos chambres nous lussent indiquées ; alors un petit garçon, vendeur de graines de tournesol rôties, s'approcha de nous pour nous dire que ses parents étaient catholiques romains ; il nous avait pris tous les deux pour des prêtres.

Le lendemain nous sommes partis pour Kiensi et là, on nous conduisit directement au Yamen (hôtel de ville). Bien que dépourvue de meubles, notre première chambre était tout à fait agréable. Des lettres et des avis gisaient sur le plancher, mais c'était pourtant une source d'amusement pour les camarades, qui se précipitaient sur ces papiers, afin de satisfaire leur curiosité. La fenêtre de notre seconde chambre était munie de barreaux, à travers lesquels nous avions vue sur le passage central ; en entrant ou sortant du bâtiment, les gens ne manquaient pas de nous jeter leur coup d'oeil inquisiteur. Les camarades avaient invité un bon nombre de pauvres gens à venir faire la fête, après quoi, on leur avait distribué ! des vêtements. Le bruit s'en répandit, naturellement, et de nombreuses personnes venaient voir si elles ne pourraient pas obtenir quelque chose, elles aussi ; plusieurs d'entre eux, ne comprenant pas que nous étions des prisonniers, venaient nous prier de leur donner des habits ou de la nourriture. J'avais ainsi parfois l'occasion de questionner ces gens sur le sort de la salle évangélique, et sur celui de M. Crofts. Ce dernier était très connu dans la ville et dans la campagne avoisinante. Quelqu'un prétendit qu'il était parti récemment dans la direction de Tating. C'était une consolation pour moi, d'apprendre que ces amis n'avaient pas été les victimes d'une attaque inattendue ; si M. Crofts était allé à Tating, j'espérais qu'il pourrait rendre quelques services aux diaconnesses allemandes qui avaient là une station.

On aurait pu croire que les camarades avaient l'intention de rester là longtemps et de fonder dans cette région un État communiste permanent. Le juge Wu s'était octroyé avec satisfaction, les meilleurs locaux de l'hôtel de ville, et les captifs de droit commun furent relégués dans les prisons qui, en Chine, sont toujours une annexe de ce groupe de constructions. Chaque jour, on tuait des cochons, si bien que nous avions du porc presque à chaque repas. Le photographe de la ville fut mis à contribution pour prendre les différents groupes de gardiens. J'avais emprunté le stylo de l'un d'entre eux, mais jugeant que c'était un objet indispensable pour la réussite de la photographie, il vint en courant me prier de lui rendre son précieux trésor pour s'en parer en cette importante occasion. Après tout, ils sont très humains !...

On estime que deux étapes séparent Tating (1) de Kiensi. Le séjour que nous avions espéré pouvoir faire là fut, après tout, à notre grand désappointement, de très courte durée ; il fallut nous remettre en chemin pour nous diriger vers Tating, en prenant tout d'abord la route pour autos. Plusieurs prisonniers, y compris des femmes et des jeunes filles, vinrent augmenter notre nombre le long de la route. Le second jour nous avons trouvé de la neige dans la contrée montagneuse et, en approchant de la ville, on nous fit quitter la chaussée pour autos, qui fait un détour pour prendre le chemin le plus court.

Du sommet de la colline nous pouvions apercevoir la ville dont nous étions séparés par une pente raide et glissante. Par la bonté du Seigneur le « Chinois étranger » était mon gardien ; comme il était très bienveillant, il me soutint tout le long de la descente ; même quand ce ne fut plus nécessaire, il ne me lâcha pas le bras, de crainte d'accident.

En arrivant on nous conduisit directement dans les bâtiments de la Mission catholique et nous fûmes provisoirement introduits dans la loge du portier, avec quelques autres captifs. Avant la nuit, Li, Keng, le lieutenant et les deux Européens furent appelés à se séparer de leurs co-détenus pour être conduits dans une maison voisine où nous avons occupé une belle chambre, bien meublée. Il y avait, dans cette pièce, deux lits chinois, une armoire, une table et quelques chaises, le tout très bien laqué. Le centre était occupé par un poêle de terre et un bon feu de charbon rendait la chambre accueillante et confortable. Les enfants de cette maison se familiarisèrent bien vite avec nous ; ils me montrèrent des cartes postales illustrées qu'ils recevaient quand ils assistaient aux réunions d'enfants. Un jour, une petite fille m'apporta un exemplaire de « Notre Magnificat », qui est le rapport de la Mission intérieure de la Chine et elle me le prêta. Ce rapport contient un graphique montrant, par des courbes, le développement de l'oeuvre depuis son début, de même que les conditions financières de la Mission à travers toute son histoire ; ces documents intéressèrent beaucoup mes compagnons de captivité, et j'eus ainsi une précieuse occasion de rendre témoignage à la fidélité de notre Dieu qui écoute les prières et les exauce. Je n'avais toujours pas de Bible, et les passages transcrits dans ce rapport me donnaient de précieux encouragements. Comme le livre ne m'avait été que prêté, j'ai dû le rendre.

Nous étions depuis deux jours dans cette chambre quand on y amena deux nouveaux prisonniers. Tous les deux avaient fait partie des troupes du gouvernement. L'un était âgé d'une trentaine d'années et l'autre était un garçon de quinze ans qui avait été ordonnance d'un capitaine de l'armée blanche. En constatant que sa situation était désespérée et craignant de tomber entre les mains des rouges, ce capitaine s'était suicidé.

Tout à coup un gardien fit irruption dans la chambre et me jeta un paquet dans les mains ; ce paquet avait été envoyé de Kweiyang et contenait une paire de chaussettes de laine, un chandail, quelques bâtons de chocolat, deux ou trois cubes de bouillon, une boîte de lait condensé et un petit paquet de café. Je fus très heureux de partager cela avec le père Kellner qui fut tout aussi content que moi.

Nous aurions bien aimé prolonger notre séjour dans ce logis convenable, mais toute la compagnie fut emmenée dans un temple. Notre chambre se trouvait au côté gauche du sanctuaire principal et s'ouvrait sur une vaste cour employée par les camarades comme terrain d'exercice. La pièce était longue et étroite et ne contenait que deux meubles, un lit improvisé et une armoire. La fenêtre était magnifiquement sculptée ; c'était la seule beauté de ce lieu. Elle était voilée par de sales lambeaux de papier que nous avons entièrement arrachés, car ils ne constituaient aucune protection contre les courants d'air ; de cette façon nous pouvions librement observer ce qui se passait au dehors. Nos compagnons furent placés dans une chambre voisine avec un ou deux nouveaux prisonniers, mais ils venaient souvent profiter de notre feu.

En arrivant dans cet endroit, nous avions demandé de pouvoir nous chauffer ; on nous avait répondu qu'il était possible d'obtenir du charbon, mais que, pour pouvoir l'utiliser, il aurait fallu avoir un poêle. Malgré cela, le charbon nous fut apporté, mais mes compagnons de captivité prétendirent qu'il était impossible de faire brûler ce combustible dans notre brasier. Piqué au jeu par la contradiction, je résolus d'essayer ; en me servant de vieux papiers et d'un peu de bois nous eûmes bientôt un bon feu.

Vers cette époque, des recrues furent incorporées dans notre compagnie, parmi lesquelles se trouvaient des représentants de la tribu Miao. Quand il y avait un concert, ces hommes intéressaient les camarades par leurs chants étranges et fantastiques. Quel contraste avec les cantiques de nos chrétiens de la même tribu, dont les choeurs m'avaient tellement réjoui dans l'une de mes précédentes visites à Tating, comme dans d'autres stations établies parmi ces tribus.

Un jour, j'appris avec surprise qu'un délégué était arrivé pour me voir. Un des serviteurs du juge l'escorta jusque chez moi et je fus enchanté de reconnaître Josué, une de mes vieilles connaissances de Kweiyang. C'était la première fois que je rencontrais quelqu'un que j'avais connu avant ma captivité. Il venait de la tribu des Ichia et son domicile était à cinquante kilomètres environ de Tating ; c'était un fidèle chrétien, serviteur des missionnaires de Kweiyang. Il me parla des difficultés qu'il avait dû surmonter pour arriver jusqu'à notre cantonnement. Je le remerciai pour le paquet qu'il m'avait apporté, mais en comparant son contenu avec l'inventaire qu'il en avait fait, nous avons constaté que la moitié au moins avait été confisquée. J'étais fort heureux d'avoir des nouvelles des amis de Kweichow et de mes collaborateurs. On ne lui permit guère de s'attarder en ma compagnie cette première fois, mais, un peu plus tard, il put revenir avec quelques biscuits du pays et du sucre qu'il avait achetés dans la rue. Tout cela fut le bienvenu, car, en général, la nourriture chinoise ne comprend pas de mets sucrés.

Un jour, un des gardiens apporta un volume, et il me le lança en disant : « Voici un de vos livres de la salle évangélique ! » À ma grande joie c'était un nouveau Testament chinois avec les psaumes. Je le reçus en remerciant le Seigneur pour sa bonté, car il y avait des mois que je lui demandais un exemplaire de sa Parole. MM. Li et Keng me l'empruntaient quelquefois, mais, reconnaissant une Bible protestante, le prêtre ne se souciait pas de la lire.

De nouveau notre séjour dans cette ville fut de courte durée et il fallut bientôt nous remettre en chemin ; on nous fit prendre cette fois la chaussée pour autos conduisant à Pichieh. La distance normale est d'une étape et demie, mais en partant tôt, elle peut se parcourir facilement en une journée. Nous sommes arrivés de bonne heure à destination, car nous voyagions au pas de course la plus grande partie du temps. Josué transportait sa literie dont il avait fait un paquet si maladroitement emballé, qu'il dut s'arrêter pour le refaire et le rendre plus facile à transporter. Il était occupé à cela quand nous l'avons rattrapé, ce qui nous permit d'avoir de nouveau un petit entretien. Par lui j'obtins quelques nouvelles du monde extérieur et j'appris que nos amis M. et Mme Holland avaient eu des jumeaux. Il me glissa dans la main deux dollars de papier en m'assurant qu'il avait assez d'argent pour ses propres besoins. De temps en temps il m'apportait quelques gâteries qu'il me donnait en cachette, car il était étroitement surveillé. Tandis que nous nous entretenions, le gardien lui fit remarquer qu'il n'était pas à son rang, et, à regret, il partit en avant.

Au moment d'arriver à destination, nous avons failli être pris par un orage formidable, et je me mis a prier avec ferveur, car une pluie torrentielle semblait continuellement sur le point de nous atteindre ; nous n'avons heureusement reçu que quelques gouttes. Une ou deux fois, en cours de route, nous avons été menacés par des aéroplanes, ce qui nous forçait à chercher des abris. Allongés dans un fossé bordant la route, nous pouvions suivre avec intérêt la manoeuvre de l'avion qui décrivait de vastes cercles au-dessus de nous ; pour la première fois, il nous fut possible de suivre des yeux le chemin parcouru par les bombes tandis qu'elles tombaient en décrivant une longue parabole. Après avoir observé la chute de deux ou trois de ces projectiles, nous avons pu nous rendre compte de l'adresse qu'il fallait à l'aviateur pour les lâcher au moment précis afin d'atteindre le but, car la vitesse de l'avion imprime une forte inclinaison à la trajectoire des bombes. Plusieurs hommes furent tués, mais nous n'avons eu aucun mal.

Comme de coutume, il nous fallut attendre longtemps dans la rue, pour laisser à nos autorités le temps de nous désigner un logement. Comme de coutume, aussi, nous fûmes entourés par une foule de curieux et nous avons passé un moment tout à fait intéressant à répondre à leurs questions. Quelques personnes nous montrèrent de la bienveillance, en nous apportant de l'eau à boire et des chaises pour nous reposer. Un homme nous apporta une délicieuse poire de Chaotung et nous la céda pour la moitié de sa valeur.

Enfin on nous conduisit dans une chambre qui, sans aucun doute avait été celle d'un couple récemment marié, et appartenant à la classe aisée. Tout était neuf et très soigneusement laqué. Le lit était d'un très beau style, et des armoires occupaient tout un côté de la pièce ; les panneaux, décorés de dorures artistiques, étaient d'un noir de jais brillant. Un pupitre, une table ronde, des chaises et une petite table à thé, complétaient l'ameublement.

Une heure plus tard, nul n'aurait reconnu cette chambre. Le lit avait été assigné aux deux Européens ; les autres prisonniers étendirent les armoires par terre en les recouvrant de paille pour s'en faire des lits. Mes compagnons n'étant pas habitués à s'asseoir sur des chaises de hauteur normale, ces dernières ainsi que la table à thé, furent donc couchées sur le côté et employées comme sièges. Nous aurions très bien pu prendre nos repas, assis à table, comme des êtres civilisés, mais cette idée n'effleurait même pas mes compagnons. Ils préféraient rester debout, autour d'une chaise sur laquelle était posée la gamelle contenant nos légumes.

La plupart des tiroirs et des meubles avaient été vidés avant notre arrivée. Cela n'empêcha pas les gardiens et les prisonniers de se mettre à la recherche de quelque trésor susceptible d'être emporté. Ils découvrirent, tout au fond d'un tiroir où se trouvaient encore quelques dessins, deux paires de bâtonnets neufs en imitation ivoire. Ils se battirent pour les avoir et les bâtonnets furent naturellement mis en pièces. Ils s'approprièrent aussi quelques bols en fine porcelaine et des rouleaux de satin blanc richement brodé ; un camarade détenu eut l'idée de s'en servir pour recouvrir la paille de son lit.

On nous amena encore deux prisonniers rouges. Un jour, tandis que nous étions assis autour du brasier, j'étais occupé à lire mon précieux Nouveau Testament, et M. Keng me demanda une nouvelle histoire de la Bible, en disant : « Quand j'étais encore dans ma ville natale, j'ai assisté à une réunion tenue sous une tente. Le missionnaire nous a raconté l'histoire d'un vieillard qui avait deux fils ; après avoir reçu tout son argent, le plus jeune des deux partit pour Shanghai, afin de pouvoir bien s'amuser. Après avoir follement dépensé tout son avoir, il revint à la maison et il obtint le pardon de ses parents offensés. » Je reconnus aussitôt la belle parabole de l'enfant prodigue et je la racontai de nouveau pour le plus grand plaisir de M. Keng ; mais je regrette de devoir avouer que l'application l'intéressa beaucoup moins.

Les gardiens étaient disséminés dans de nombreuses chambres et maisons différentes, ce qui n'était pas sans inconvénients. On nous avertit donc qu'un déplacement était nécessaire : « Où donc allons-nous ? avons-nous demandé. « À l'intérieur des murailles, fuit la réponse, dans un autre yamen, car la ville de Pichieh se vante d'en avoir trois ! »

Nous avons dû porter nous-mêmes nos bagages, y compris notre literie. Le père Kellner resta en arrière, car ses pieds très enflammés, le faisaient beaucoup souffrir. Drapé dans sa robe de prêtre, appuyé sur une longue canne de bambou, il avait une apparence très vénérable. Vus du dehors, les bâtiments de cette ville avaient un air très imposant, mais à l'intérieur, il n'y avait que des cellules ouvertes et nues. Notre chambre était suffisamment éclairée, mais affreusement exposée à tous les vents. Tout un côté était percé d'une suite de fenêtres sans vitres, tandis qu'une fenêtre et une porte, placées exactement vis-à-vis l'une de l'autre, occupaient deux des autres côtés. Une basse paroi nous séparait d'une pièce exactement pareille à la nôtre ; il n'y avait pas de plafond au-dessus de nous, mais seulement un toit très élevé. Le second jour, on nous apporta une grande feuille de papier pour remplacer les vitres et diminuer un peu les courants d'air.

Un jour, un gardien m'apporta un livre en anglais, en me demandant si je pouvais le lire et le comprendre. Il avait l'intention de me le donner, mais comme le volume avait une belle reliure de cuir, il le dépouilla de sa couverture. Il avait aussi essayé d'en lire quelques parcelles. Je reconnus immédiatement un Nouveau Testament, et je l'assurai que je pouvais très bien le lire, sans toutefois montrer trop d'enthousiasme, ce qui aurait pu l'empêcher de m'abandonner ce trésor. En l'examinant à loisir, je découvris qu'il contenait aussi les Psaumes.


1) Tating et Pechieh, dont il sera question un peu plus loin, sont des stations desservies par les diaconesses de Friedenshort (oeuvre de Soeur Eva), unie à la Mission intérieure de la Chine. 
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