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Enfin nous atteignîmes la maison et
ce fut, dès l'arrivée une
mêlée indescriptible, pour obtenir du
riz simplement bouilli, servi sans légume et
sans viande. Plusieurs réussirent à
s'octroyer plus que leur part, tandis que d'autres
furent privés de la leur. Avec beaucoup de
peine, je parvins à avaler la moitié
d'un bol de ce riz sans saveur. J'avais toujours
cru que lorsqu'on a réellement faim, on peut
manger n'importe quoi, mais maintenant, le
contraire se produisait. Quand j'étais
affamé jusqu'à défaillir, il
m'était très difficile d'absorber la
nourriture qui m'était offerte.
M. Ting réapparut sur la
scène. Il avait essayé de nous
rejoindre à Supu, mais nous étions
déjà partis à son
arrivée, et il se passa longtemps avant
qu'il pût nous atteindre. Enfin il avait fini
par nous rattraper et il endurait les mêmes
privations, tout en jouissant pourtant d'un peu
plus de liberté.
À peine avions-nous eu le temps
de manger notre pauvre repas que l'ordre fut
donné de se hâter de repartir et il
fallut recommencer à gravir une pente
escarpée. Une halte fut permise à
mi-côte, et on nous fit savoir que nous
retournions dans la vallée afin de prendre
du repos. Des applaudissements
frénétiques accueillirent cette
nouvelle, car dans cette vallée, les
camarades avaient
repéré plusieurs porcs, et ils
comptaient bien s'en régaler. Deux de nos
gardiens étaient du reste connus pour leur
adresse à saigner les cochons ; ils
furent donc dépêchés pour
l'accomplissement de cette besogne. La colonne
continua sa descente allégrement, mais un
contre-ordre fut donné, et au lieu de
prendre un repos bien nécessaire, il fallut
continuer à longer la vallée et
prendre ensuite un nouveau sentier conduisant sur
une chaîne de montagnes.
Comptant sur une courte étape, un
des cuisiniers emportait avec lui, une grande
bonbonne de vin qu'il portait sur son
épaule. Quelques-uns des gardiens l'aidaient
dans sa tâche en diminuant le poids de son
fardeau, mais comme tout excès était
strictement défendu, c'était encore
bien lourd. Quand nous fûmes arrivés
au sommet, il laissa choir sa bonbonne qui se brisa
et le contenu fut répandu.
Quand nous étions dans la
vallée j'étais à cheval, mais
pour remonter la colline on me fit mettre pied
à terre, car la colonne avançait
lentement et l'on espérait ainsi donner un
peu de repos à ma monture. Voyant ce cheval
sans cavalier, un lieutenant de la garde, qui
était très souffrant, demanda la
permission de se mettre en selle, promettant de me
laisser la place pour redescendre l'autre versant.
On fit ainsi, mais le cheval n'eut pas de
répit. Il était intéressant de
voir combien mes gardiens semblaient se soucier du
bien-être de ma bête, quand
j'étais sur son dos et que je refusais de
descendre, mais dès que je mettais pied
à terre, j'étais sûr que
quelqu'un revendiquait le droit d'occuper la selle.
Malgré le peu de sommeil que nous avions eu
la nuit précédente, l'étape de
ce jour fut longue.
Je crains que la succession des
événements suivants, qui se sont
passés jusqu'au Nouvel An ne soit un peu
confuse dans ma mémoire, aussi ne sont-ils
peut-être pas racontés dans leur ordre
strictement chronologique.
Pendant les journées qui
suivirent, il m'arriva plusieurs accidents. Un
poulain s'était malheureusement pris d'une
grande affection pour mon cheval, et partout
où ce dernier se trouvait
on était sûr d'y voir apparaître
le jeune animal. Le gardien en était souvent
mécontent, car sa consigne était de
marcher toujours derrière moi. Le poulain
n'avançait pas toujours à notre pas,
et quand il lui arrivait de rester en
arrière, il se mettait à courir pour
nous rattraper. Ces arrivées intempestives
ne contribuaient pas a apaiser l'humeur
déjà hérissée de mon
gardien et alors, il exprimait son
mécontentement en donnant une raclée
au poulain qui s'élançait en avant si
impétueusement, que je faillis plus d'une
fois tomber de cheval, car le sentier était
très étroit.
Un accident m'arriva justement pour
cette raison. Un jour, le poulain fonça
brusquement en avant ; pris par surprise, le
cheval fut lancé par-dessus un endiguement
perpendiculaire de quatre mètres de haut
environ, directement dans la rivière avec
moi sur son dos. Il parvint heureusement à
se remettre sur pied, tandis que j'arrivais de mon
côté à me maintenir en
équilibre, mais j'étais
complètement trempé. Le gardien et le
palefrenier étaient furieux ; ils
durent entrer dans l'eau et reconduire le cheval
sur la route en faisant un détour.
Une autre fois, il fallait traverser une
rivière sur un pont de bois utilisé
par les piétons, mais
considéré comme trop fragile pour les
animaux. Le palefrenier fit entrer le cheval dans
l'eau et me passa les rênes, tandis qu'il
traversait le pont pour ne pas se mouiller les
pieds. Dès que je fus dans le courant, je
constatai que l'homme nous avait engagés
dans un mauvais endroit ; jamais le cheval ne
pourrait remonter sur la rive opposée.
L'animal n'était pas facile à
conduire, car il était habitué
à choisir son chemin sur les sentiers
rocailleux ; malgré tous mes efforts
pour le faire passer sous le pont à
l'endroit convenable, il n'en fit qu'à sa
tête et se dirigea vers un point où il
lui était impossible de passer avec son
cavalier. En conséquence, je fus
désarçonné et jeté
à l'eau au grand amusement des
gardiens.
Une autre fois, nous étions
arrivés près d'un pont formé
de trois poutres dont l'une était pourrie.
Il faisait déjà sombre et avant
d'avoir pu réaliser où nous
étions, nous avions
atteint ce passage. De nouveau, le cheval refusa de
se laisser guider, et voulut passer sur ces
poutres ; au milieu, il glissa et l'une de mes
jambes fut prise dans une fente. On eut quelque
difficulté à nous sortir de
là, et pendant plusieurs jours, je fus
incapable de marcher, à cause de cet
accident et non à cause de mes rhumatismes
qui ne me faisaient plus autant souffrir. Un autre
jour encore, ma monture traversa un fleuve avec moi
sur son dos, en marchant avec adresse sur une seule
planche, au grand amusement et au grand plaisir du
palefrenier, qui était très fier de
« son » cheval, surtout
après un tour de force si bien
réussi. « Il a aussi bien
travaillé qu'un cheval de cirque, disait-il
avec orgueil, il n'y en a pas un dans tout le
régiment qui aurait pu faire cela.
La dernière fois que les chevaux
avaient été ferrés, on n'avait
garni que leurs sabots de devant, parce qu'on
manquait de fers ; s'ils avaient
été convenablement ferrés,
quelques-uns de ces désagréments
auraient pu être évités.
N'ayant pas de fers aux sabots de derrière,
le cheval souffrait, quand le chemin était
rocailleux, alors, il évitait
instinctivement les pierres. Comme les parties les
plus tendres se trouvent, en général,
au bord de la route, mon cheval refusait de se
laisser conduire au milieu. À cause de cela,
j'étais souvent atteint par les
épines d'une haie ; parfois mes
vêtements étaient
déchirés, et je devais être
continuellement sur le qui-vive, pour éviter
une brusque rencontre avec des branches ombrageant
le chemin de trop près.
La nuit nous surprit de nouveau avant la
fin de l'étape, mais nous avons
continué à marcher dans
l'obscurité. Nous arrivâmes enfin
à l'entrée d'un pont que les soldats
passèrent à la file, mais les chevaux
durent entrer dans le courant. Le palefrenier avait
guidé mon cheval sans rien voir et il me
passa hâtivement les rênes, mais elles
étaient toutes les deux du même
côté et il me fut impossible de guider
l'animal. Le cheval était habitué
à gravir prestement la rive opposée
et à décamper pour prendre son rang
de marche, mais cette fois, il était en avant de
la colonne, sur un
chemin pierreux, où l'obscurité
l'empêchait de voir le convoi. Le sentier
était si étroit qu'il fut impossible
au palefrenier de passer en avant pour diriger ses
pas ; il marcha donc derrière nous.
Tout à coup le cheval glissa et tomba dans
un marécage. Je poussai un cri et chacun de
dire aussitôt que j'étais
tombé. Il se passa un certain temps avant
qu'il me fût possible de me dégager,
car mon pied était resté pris dans
l'étrier. Après avoir un peu
barboté dans ce marais, et parcouru en
hâte une certaine distance, nous
rejoignîmes notre compagnie.
Une autre fois nous fûmes pris
tout à coup par la nuit et avons dû
chercher notre chemin à tâtons, ce qui
nous empêchait d'avancer normalement. En
arrivant enfin sur une route pour autos, notre
compagnie dut courir sur une distance de trois
kilomètres pour reprendre son rang dans la
colonne. Bien que le cheval fût
déjà fatigué, il semblait
heureux de pouvoir trotter.
Un jour nous passions près d'un
endroit où le sol avait été
profondément creusé çà
et là, laissant d'immenses trous
béants. Les camarades quittaient la route
pour examiner ces fossés, demandant avec
crainte aux passants : « Pourquoi
ces trous ont-ils été
creusés ? », craignant qu'ils
ne fussent l'oeuvre des troupes du gouvernement.
Ils furent électrisés quand lis
apprirent que c'étaient des mines d'or. En
me voyant approcher, l'idée superstitieuse
que les étrangers peuvent voir à
travers le sol leur revint en mémoire.
« Venez, disaient-ils, et dites-nous
où se trouve le trésor, afin que nous
puissions creuser pour l'avoir. »
Les officiers des gardiens
étaient enfin arrivés à la
certitude que nous sommes des mortels tout comme
les autres ; ils se chargèrent donc de
répondre à ma place :
« Oh ! ses yeux ne diffèrent
en rien des nôtres, si ce n'est par leur
couleur ! »
Mais je leur répondis :
« Nous, chrétiens, nous cherchons
notre trésor en haut et non pas en bas, car
« Là où sera votre
trésor, là aussi sera votre
coeur. »
Un matin, alors que j'étais
encore incapable de marcher, le palefrenier dit au
capitaine des gardes que mon cheval boitait, et
qu'il lui
faudrait
quelques jours de repos avant que je puisse le
monter de nouveau. Le capitaine me demanda de
marcher, tout en me donnant l'autorisation de
suivre en dehors du rang. Accompagné de mes
gardiens, je partis plus tôt que les autres
et on me fit prendre une autre route. Lorsque nous
arrivâmes sur la grand'route, nous nous
aperçûmes que notre compagnie nous
avait devancés de beaucoup. Les gardiens,
vexés de ce contretemps, essayèrent
de me forcer à marcher plus vite. Comme
j'étais incapable de fournir l'effort
demandé, l'un d'eux me frappa. Sachant que
c'était absolument défendu, je
m'assis au bord du chemin, refusant de faire un pas
de plus. Le second gardien, celui que nous avions
surnommé « le bon », et
que nous avons déjà mentionné,
essaya d'arranger les affaires en disant :
« Oh ! il ne faut pas lui en
vouloir, c'est un ignorant et il ne sait pas mieux
se conduire ! » Après que le
coupable eut fait ses excuses, nous reprîmes
notre route.
À la fin d'un après-midi,
nous atteignîmes une grande ville, où
se tient le marché, et située au bord
d'un large torrent. Au lieu de nous arrêter
là, ce que beaucoup espéraient, on
nous fit continuer notre chemin. Il m'aurait
été possible de me procurer un peu de
nourriture, mais à ce moment-là je
n'avais malheureusement pas d'argent. J'avais bien
faim et la vue des biscuits exposés me
faisait venir l'eau à la bouche.
En sortant de la ville, la colonne
atteignit un ponton jeté sur le fleuve, et
comme il n'était pas des plus solides, il
fallut avancer avec précaution. Pendant que
j'attendais mon tour, M. Ting me rejoignit. Il
avait acheté un pamplemousse dans la rue et
il en avait mangé la moitié, mais en
voyant mon air famélique, il me passa ce qui
lui restait et je le pris avec joie.
On nous annonça qu'il fallait
parcourir encore une douzaine de kilomètres
pour atteindre notre destination. Comme les chevaux
ne pouvaient passer le pont, les paquetages et les
selles furent enlevés afin de leur faciliter
la traversée de la rivière, qu'ils
durent passer à la nage. On perdit beaucoup
de temps car les selles et les bagages furent
passés en
bac ; je dus donc marcher jusqu'à ce
que mon cheval et son conducteur m'eussent rejoint.
Hélas, il était minuit quand le dit
domestique arriva muni de ma literie.
Tandis que j'avançais en
boitillant, les gardiens me
dépassèrent et le capitaine
lança aux deux hommes qui
m'accompagnaient : « Veillez
à ce qu'il arrive au bon
moment ! » Au début le chemin
longeait une rivière, la route était
donc plate ; mais quand, à la
tombée de la nuit, il fallut commencer
à monter, je souffrais non seulement des
douleurs de mes jambes, mais je me sentais
épuisé par le manque de nourriture.
À mi-côte je sollicitai la permission
de me reposer, demandant aussi si on ne pourrait
pas me donner un peu de riz, car il m'avait
été impossible d'en acheter en
passant dans la ville. Le camarade « Le
bon » se montra très bienveillant,
et, comme il n'avait rien lui-même, il
demanda un peu de nourriture aux soldats qui nous
dépassaient ; je parvins ainsi à
avaler moins d'un demi-bol de riz qui me fut
offert, puis, après un court repos, je me
sentis quelque peu restauré. Le voyage
s'effectuait difficilement, car la route
était étroite et la colonne
n'attendait pas les retardataires. En arrivant au
sommet d'une côte, nous avons
découvert que le versant opposé
était une pente abrupte et glissante, et, de
ce fait, très dangereuse ; il semblait
impossible de continuer ainsi sans lumière.
Nous restions là, indécis, ne sachant
que faire, car nous n'avions ni bois, ni bambou qui
nous auraient permis de fabriquer une torche. Mais
le camarade « Le bon » eut une
idée géniale. Son paquetage
était entouré d'une épaisse
feuille de papier huilé ; on la
déchira en bandelettes qui furent
allumées, une à la fois, et nous
donnèrent un peu de lumière
très appréciée, bien que la
feuille fût consumée avant que nous
eussions atteint le but. D'autres camarades qui
descendaient aussi péniblement furent
heureux de profiter de cette clarté
rudimentaire.
J'avais espéré que quelque
chose de spécial serait organisé pour
le jour de Noël ; peut-être me
donnerait-on les lettres et probablement les objets
que M. Ting avait sans doute
apportés pour moi ; peut-être
aussi aurions-nous un peu de repos ce
jour-là. Mais non ! on nous fit partir
à l'aube, comme de coutume. Le premier repas
fut servi avant l'aurore et le second après
le crépuscule ; tous les deux se
composaient de riz accompagné d'une petite
ration de choux non assaisonnés. Cependant
la journée elle-même fut claire et
ensoleillée, et comme nous montions toujours
plus haut, nous avons fini par trouver de la neige
et de la glace. Aux environs de midi on nous fit
faire halte, et, bien qu'il y eût pas mal de
neige, le soleil était tout à fait
chaud. Profitant de l'occasion, je contemplais avec
bonheur le beau paysage qui m'entourait ; le
ciel était d'un bleu intense, les champs
étaient recouverts d'un tapis blanc et les
arbres resplendissaient sous leur vêtement de
glace et de neige. À mi-côte d'une
colline voisine s'élevait une maison qu'on
aurait pu prendre pour un chalet suisse. Tout
à coup cette pensée me vint.
« C'est ta carte de
Noël ! » et je louai le
Seigneur pour la beauté de ses
oeuvres.
Vers le soir, on nous logea dans
quelques rares maisons disséminées,
ce qui obligea nos gardiens à nous entasser
dans des espaces resserrés. Pendant que les
officiers se querellaient à propos des
logements, il nous fallut attendre notre tour et
là je fus l'objet de la curiosité
publique. Un des camarades s'approcha de moi et me
dit. « Je connais l'un de vos
chants ! » et il se mit à
chanter : « Jésus m'aime, je
le sais ; la Bible me le
dit ! » je cherchai à lui
faire comprendre que c'est vrai et que ce jour
même, dans le monde entier, on
célébrait l'anniversaire de la
naissance de Celui qui nous aime tant.
« Quand est-ce que c'est
arrivé ? » me
demanda-t-il ; je ne pus m'empêcher de
manifester ma surprise d'une telle ignorance ;
comme les rouges font usage de notre calendrier, je
lui demanda ! : Que pensez-vous de la
signification du nombre 1935 qui apparaît sur
toutes vos proclamations et sur tous vos
bulletins ? » Il n'en avait pas la
moindre idée. Alors je lui déclarai
qu'en employant avec ignorance ce nombre 1935, Ils
reconnaissaient pourtant l'apparition du Sauveur
dans le monde. J'eus ainsi plus d'une fois
l'occasion de parler du Sauveur
en prenant pour base la date du calendrier. Notre
chambre était froide et exiguë ;
c'était un simple hangar, fait de planches
brutes, assemblées de telle façon,
que le vent pénétrait librement
à l'intérieur par les nombreuses
fentes ; nous aurions été aussi
bien logés en plein air. Ce hangar avait
été probablement ajouté
après coup, car il était
annexé à l'arrière de la
maison.
Je chantai un bon nombre de vieux
Noëls, pour ma propre satisfaction et je
cherchai à entraîner MM. Li et Keng
à s'associer à la joie que ce jour
apporte, mais ils restèrent tout à
fait récalcitrants. « Qu'est-ce
que cela peut bien me faire, que les autres se
réjouissent aujourd'hui, déclara M.
Li, notre sort n'en est pas moins
déplorable, et je préférerais
n'être pas témoin de vos explosions de
joie. » Tout à coup il me vint
à la pensée que le Seigneur
était né dans un endroit plus
misérable encore que notre logis actuel, et
je me mis à chanter avec entrain :
« Oh ! viens dans mon coeur,
Seigneur Jésus, il y a place pour toi dans
mon coeur ! »
Le lendemain, contrairement à
l'habitude, on nous fit partir en plein jour, et on
nous conduisit le long d'une grande route pour
autos. Je n'avais pas revu de routes modernes
pendant toute ma captivité, et cette vue me
fit tressaillir de joie. Nous avons avancé
au pas de course sur une distance de seize
kilomètres. Là, nous étions
naturellement très exposés aux
attaques aériennes et nos gardiens nous
chuchotèrent ce conseil. « En cas
d'alerte, fuyez vers la montagne ! »
Ils n'étaient évidemment pas
rassurés en se trouvant ainsi exposés
aux attaques de l'ennemi.
Nous étions maintenant dans une
partie plus populeuse de la province de Hunan et il
nous fallut traverser plusieurs villes où se
tient le marché. Notre sentier longeait
parfois la rivière Yüan et
c'était le chemin le plus employé
pour gagner les provinces de Kweichow et Yunnan.
J'avais un peu le mal du pays ; car cette
rivière passe à Chenyüan, notre
station, que je n'avais pas revue depuis dix-huit
mois. Pas de bateaux sur le fleuve qui aurait
dû, normalement, présenter une plus
grande animation. Quand il fallut traverser l'eau,
plusieurs bacs nous attendaient ; ils avaient
été réquisitionnés pour
transporter notre grande armée.
Une ville où se tient le
marché était sur l'autre rive, et,
tandis que nous y passions, les camarades se mirent
à piller des magasins, dont l'un
était une grande boutique de
confiserie ; là, ils prirent autant de
gâteaux et de bonbons qu'ils purent en
emporter.
Le jour suivant, nous arrivâmes de
bonne heure à l'étape, et on nous
logea dans la maison d'un propriétaire
foncier, où l'on fabriquait du sucre. En
entrant, je vis nos amis, le général
Chang et le major Swen, occupés à
croquer des bâtons de sucre, et ils
partagèrent avec nous. Bientôt on
apporta des plateaux chargés de piles de ces
bâtons qui nous furent distribués
à profusion ; cette provision nous dura
longtemps.
Quelques jours plus tard, je me rendis
compte que je traversais une contrée
familière ; à chaque pas cette
conviction devenait plus nette, et je me souvins
tout à coup d'avoir passé par
là, pour aller de Hungkiang à
Yuanchow, aussi appelée Chihkiang. Enfin,
j'étais fixé ! jusqu'ici les
rapports se contredisaient ; les plus jeunes
camarades étaient encouragés, car on
leur disait qu'une courte étape nous
séparait de Changteh ou même de
Changsha, la capitale de la province, mais tous ces
rapports étaient faux.
Il y avait peu de temps que
j'étais parvenu à m'orienter dans la
région, quand nous traversâmes un
village où la Mission intérieure en
Chine a une annexe. Les décorations de
Noël avaient été
arrachées et les débris jonchaient la
rue. Deux disques de papier portant encore les
caractères du mot
« Jésus » avaient
été piétinés,
peut-être intentionnellement. J'étais
très inquiet pour les habitants de
Yûanchow, car on prétendait que cette
ville avait été prise et que nous y
entrerions le lendemain.
Nous passâmes la nuit dans une
petite maison située à peu de
distance de la route principale, et nous
étions si serrés, que les gardiens
durent dormir sous l'auvent de la maison. La
famille se
composait
d'une vieille grand-mère, de sa belle-fille
et d'un petit garçon de dix ans environ. Ils
étaient évidemment très
pauvres et ils n'avaient pas de feu ; la
grand-mère était assise sur le lit
avec le petit garçon ;
enveloppés tous deux de quelques vieilles
couvertures, ils essayaient ainsi de se
réchauffer un peu. La jeune femme courait de
ci, de là pour satisfaire aux exigences de
ces hôtes qu'elle n'avait pas
invités.
Elle se montra très aimable, mais
elle ne comprit pas tout d'abord notre situation de
prisonniers ; comme nous lui demandions un peu
de bois pour faire du feu, elle s'étonna de
ce que nous n'allions pas dans la chambre
principale où les gardiens avaient
allumé un immense brasier. Elle avait servi
pendant quelques semaines à la salle
évangélique de la ville, et elle
n'était pas tout à fait ignorante de
l'Évangile. « Si nous nous
joignions à l'église, il nous
faudrait abandonner nos idoles »,
expliqua la grand-mère. Comme sa parole
faisait loi, les idoles demeurèrent. Le
garçon ne disait rien et paraissait
maussade, peut-être était-il surtout
très effrayé.
La jeune femme alluma bientôt un
petit feu que nous avons beaucoup
apprécié ; ils dormirent les
trois dans le lit protégé par un
rideau. Après avoir empilé dans un
coin des caisses et de grands vases servant
à faire mariner les légumes, nous
avons pu dormir sur le plancher devant le
lit.
Le cheval n'était pas
ferré et on m'apprit le lendemain
qu'à cause de cela, il boitait. Alors le
capitaine des gardes m'envoya en avant sous bonne
escorte, me permettant de gagner la ville sans
avoir à me presser.
C'était le dernier jour de
l'année, et chacun semblait admettre comme
une décision arrêtée d'avance,
que nous passerions le Nouvel-An dans la grande
ville de Yüanchow. Les camarades se
félicitaient l'un l'autre, en pensant aux
bons vêtements et aux repas de gala que le
pillage allait leur procurer. Mais mes
pensées s'en allaient dans une tout autre
direction. Qu'allait-il advenir de l'importante
station missionnaire de cette ville, avec son
école de jeunes filles, son orphelinat, son
hôpital et sa grande
chapelle contenant plus de mille places
assises ? Les missionnaires auraient-ils eu le
temps de se sauver ? Je me sentis
poussé à prier, pour demander la
protection de Dieu, pour tous ces amis et pour leur
oeuvre dans cette grande cité. Mais cette
autre pensée traversa mon esprit :
« Si la ville est déjà
prise, à quoi bon prier ? »
Ce souci de prière, paraissant aller
à l'encontre de tout ce qui est raisonnable,
était vraiment troublant.
À huit kilomètres de
distance on pouvait voir la pagode de la
cité ; à cette vue les gardiens
s'excitèrent de plus en plus. En approchant
de plus près, nous pûmes entendre le
bruit de la fusillade, mais c'était quelque
chose de si fréquent que leur ardeur ne fut
en rien diminuée. En arrivant au bord de la
rivière, nous vîmes la ville à
peu de distance ; alors une halte fut
ordonnée. L'avant-garde s'abrita dans des
maisons du faubourg, et nous attendîmes sur
place jusqu'à ce que la compagnie principale
nous eût rejoints.
Entre nous et la ville se trouvait un
pont de construction solide, qui, en temps
ordinaire était très animé,
étant bordé des deux
côtés par de petites
échoppes ; en le traversant, on
oubliait que c'était un pont, car on
l'aurait plutôt pris pour la rue
étroite d'une localité chinoise.
C'est le souvenir que j'en avais gardé de
mes précédents passages dans la
région, mais maintenant, il n'y avait plus
aucune petite boutique.
On nous fit reprendre la route en pleine
campagne, et je compris alors que la ville n'avait
pas été prise. J'étais loin de
me douter que de nombreux amis étaient
là, juste de l'autre côté de la
rivière, à l'intérieur de la
ville assiégée. Il y avait des
membres de la mission de Liebenzell
(associée à la nôtre), venus
des districts avoisinants pour chercher un refuge
dans la ville de Yüanchow, si bien qu'une
vingtaine de personnes, sans compter les enfants, y
étaient réunis, y compris M. et Mme
Becker. Il y avait aussi environ une douzaine de
prêtres catholiques romains étrangers
et de nonnes. La prière avait
triomphé et toutes ces personnes furent
protégées. Sur la rive du fleuve
où nous nous trouvions, la salle évangélique
fut pillée et Mlle Seiler perdit tout ce
qu'elle possédait.
L'aube de l'année 1936 nous
trouva au repos ( ?), confinés dans un
petit grenier lugubre et sombre, construit en
dehors du bâtiment principal. De bonne heure,
j'eus mon moment de recueillement, et je remis le
soin de toute cette année entre les mains de
notre Seigneur en Lui demandant d'en user avec moi
comme il lui semblerait bon. Je n'avais pas de
Bible, néanmoins je cherchai à
obtenir un message de la part de Dieu.
Bientôt le psaume 23 me fut donné avec
une puissance toute nouvelle et je me sentis
grandement encouragé. Les mots
suivants : « Je ne craindrai rien
car tu es avec moi ! » semblaient
être plus distincts que tout le
reste.
Mes compagnons de captivité
savaient déjà que c'était le
jour de mon anniversaire, et ils le
rappelèrent aux gardiens qui s'affairaient
à préparer les festivités de
ce jour. De nombreux porcs doivent avoir
été tués pour régaler
une aussi nombreuse compagnie. Des moutons, des
poulets et des canards en grand nombre
passèrent aussi de vie à
trépas. Un des camarades se vantait
d'être particulièrement expert dans
l'art d'exécuter les moutons, mais un de ces
animaux qu'il croyait avoir achevé depuis
une demi-heure, se trouva tout à coup
debout, regardant bien en face celui qui venait de
le tuer !... On me présenta un canard
comme cadeau d'anniversaire. On s'était
borné, à le tuer et à le
plumer ; nous n'avions malheureusement aucun
moyen de le faire cuire ce jour-là, mais les
camarades partagèrent leur repas avec
nous ; le porc gras fut le mets principal de
cette fête du Nouvel An.
Notre repos ne dura qu'un jour, et le
lendemain après le déjeuner nous
étions de nouveau en route. Le cheval
était toujours incapable de me porter,
heureusement que l'étape ne fut que d'une
douzaine de kilomètres, et qu'elle fut
couverte sur la route pour autos qui avait
été construite depuis notre
dernière visite dans la région, trois
ans auparavant.
Espérant pouvoir faire du feu,
nous avions emporté le canard avec nous. On
nous logea dans un galetas, situé au-dessus de la
cuisine.
Nous
avions besoin de sel pour apprêter notre
volaille, et nous essayâmes de changer un peu
de sucre, au maître de la maison, contre du
sel, mais il prétendit qu'il n'en avait pas.
Sachant que le sel n'est pas difficile à
obtenir et que le bonhomme pouvait très bien
nous en procurer, s'il le voulait, nous avons
ajouté quelques bâtons de sucre au
prix déjà fixé ; à
la fin il accepta. Quelques heures plus tard, il
revint avec le canard bouilli, mais il
n'était pas salé. Nous l'avons
mangé tel quel, nous consolant en pensant
à ses propriétés nutritives,
sans toutefois nous régaler de cette viande
insipide.
Les camarades firent quelques recrues
dans cette région, et comme la vie au milieu
des communistes était
présentée sous des dehors très
attrayants, le maître de la maison
décida de s'enrôler, lui aussi. Il
était intéressant d'observer la
transformation graduelle qui s'opérait alors
dans l'habillement, car un fermier est
coiffé d'un turban, vêtu d'un court
vêtement de dessus, de couleur bleue, et
d'une sorte de pyjama en guise de pantalons ;
il est chaussé de sandales de paille.
Après le premier jour, le turban fut
remplacé par une casquette à longue
visière, et notre homme fut armé d'un
sabre d'exécuteur. Pendant un repos, il se
confectionna une paire de sandales de paille et de
drap, et il fut pourvu de bandes
molletières. Au bout de peu de temps il
était en possession de l'équipement
complet, y compris la literie, les vêtements
de rechange et un fusil. Maintenant qu'il
était complètement
équipé, la période de
transformation était passée et on le
reconnaissait à première vue pour un
authentique soldat de l'armée rouge.
Après avoir quitté sa demeure, en une
étape nous avons gagné Pienshui.
Avant d'arriver à ce village, il fallut
retraverser la rivière Yüan. Le pont ne
nous donna aucune difficulté. il
était assez solide pour permettre le
passage, même des chevaux. Une pente abrupte,
sur l'autre rive, nous conduisit
immédiatement dans la rue.
Les lieux m'étaient familiers,
car j'y avais séjourné à deux
reprises avec ma femme. La chapelle de l'annexe
était située un peu en dehors du
chemin, il me fut donc impossible de la voir. Ici
aussi
des décorations de Noël étaient
jetées dans les rues. Tout en me
préparant au départ, le jour suivant,
je vis que plusieurs invitations à assister
au service tenu dans la chapelle, étaient
encore affichées aux murs, avec une courte
explication de ce que l'événement
signifiait. C'était surprenant qu'elles
n'eussent pas été arrachées,
et, en passant, l'un des gardiens attira mon
attention sur l'une de ces affiches.
Tout en nous glissant le long de la rue,
je priai une femme de me donner un peu d'eau, car
j'étais très altéré
pour avoir mangé des légumes trop
épicés (en général on
ne nous servait rien à boire en mangeant).
Elle se hâta de rentrer à la maison,
de remplir mon bol et de me le donner. Il devait y
avoir quelques chrétiens dans le village et
je me demandais si peut-être elle m'avait
donné cette eau au nom du Seigneur ;
dans ce cas, plus tard, elle en recevra la
récompense.
Nous avons continué à
suivre la route pour autos, jusqu'à
Hwanghsien. Bien des gens vinrent sur la route pour
nous vendre des vivres, contre lesquels les
camarades échangeaient souvent un morceau de
sucre. Les rouges en avaient tellement
absorbé après leur pillage que
plusieurs morceaux de ce sucre étaient
jetés sur le chemin et
piétinés après avoir
été à peine entamés.
Qu'il fût question de vêtements et de
nourriture, les rouges semblaient toujours toucher
les extrêmes, et se trouver dans la
surabondance ou dans le dénuement ;
aujourd'hui repus et tellement couverts qu'ils
jetaient les habits sur la route, et demain,
mourant de faim et grelottant. Nous étions
continuellement en butte à de brusques
changements de température dus aux
différences d'altitude, car il fallait sans
cesse gravir de nouvelles collines.
Notre prochain arrêt fut la petite
ville de Hwanghsien, où on nous fit
séjourner pendant quelques jours. Tout
d'abord on nous donna une chambre dont la
fenêtre ouvrait directement dans la rue, et
de là nous pouvions voir les passants. Cette
pièce avait été un bureau de
douane, et les murs étaient à
moitié tapissés de journaux chinois.
Je fus enchanté de découvrir, parmi
les autres papiers, un
traité chrétien ; j'en fis la
lecture et j'en donnai l'explication à mes
compagnons de Captivité. Comme la chambre
était totalement dépourvue de
meubles, nous avons fait notre lit sur le petit
espace de plancher que nous avions.
Le transfert inévitable,
semble-t-il, s'opéra après un jour ou
deux ; on nous conduisit dans une autre
maison, d'où nous n'avions pas de vue au
dehors ; mais comme compensation, nous avions
un lit.
Mes compagnons d'infortune
désiraient beaucoup acheter un poulet ;
après en avoir discuté pendant deux
ou trois jours, ils demandèrent à la
maîtresse de maison de faire cette
acquisition pour nous. Tout d'abord, elle
prétendit n'être pas en mesure de le
faire, mais à la fin elle introduisit
auprès de nous une voisine, munie de trois
bêtes, parmi lesquelles nous pouvions faire
notre choix, et le marchandage de commencer. Tout
d'abord on fixa le prix par livre, une balance fut
apportée et les volailles vivantes furent
pesées. Après avoir discuté
pour s'assurer la meilleure, on en choisit une,
puis surgit la difficulté de savoir avec
quelle monnaie on payerait. Nous avions un gros
dollar mexicain que nous aurions voulu lui faire
changer contre 90 pièces de cent cash
(1) mais
elle
doutait de pouvoir le faire. Après une
longue attente, elle revint avec la monnaie du
dollar, et juste au moment où nous nous
apprêtions à lui payer son poulet,
l'ordre fut donné de se mettre en route.
Comme nous n'avions pas vraiment acheté la
poule, nous la lui avons rendue et nous nous sommes
préparés à quitter la
maison.
L'après-midi était
avancée ; on conduisit notre compagnie
sur une petite place carrée, en face de la
maison de ville, pour nous aligner, puis on nous
fit attendre le passage de la colonne
jusqu'à ce que ce fût notre tour d'y
prendre place. Tandis que nous attendions ainsi,
les gardiens chantaient des airs communistes et
enfin nous nous sommes mis en marche. Ce fut une
courte étape de un kilomètre et demi
qui nous fit arriver à Lungkikow, grand port
sur la rivière. On nous fit parader dans les rues
jusqu'à notre
logement qui nous fut assigné dans la maison
d'un riche marchand. En passant par plusieurs
chambres et par une cour, nous avons pu constater
les traces d'un récent pillage.
On nous mit dans une petite chambre
sombre, et nous avons dû faire notre lit sur
le plancher, mais nous avions l'avantage
d'être à côté de la
cuisine où nous avions accès et
où se trouvait une grande pierre à
eau et un fourneau. En constatant cela, nous avons
regretté la poule laissée au dernier
campement.
Nous ne savions pas si, le lendemain,
nous partirions ou non. M. Li fit chauffer de l'eau
et tandis qu'il se prélassait dans un bain,
l'ordre de départ fut donné. Il dut
prestement enfiler ses vêtements et suivre la
colonne.
On nous fit quitter la route pour autos
qui nous aurait amenés à
Chenyüan, et tourner vers le nord ;
après une étape de seize
kilomètres, nous arrivâmes dans un
village avant la fin du jour. Parmi les prisonniers
logés avec nous, se trouvait un jeune paysan
d'une vingtaine d'années. Nous avions
voyagé sur une route glissante ; comme
il était pressé par ses gardiens, il
tomba une ou deux fois, si bien que ses mains et
ses vêtements étaient couverts de
boue. Quand vint le moment de souper, je fus
surpris de le voir refuser le riz et les navets qui
nous étaient servis. Je savais que le jour
suivant nous aurions une longue étape, je
l'engageai donc à manger, mais il m'expliqua
que notre nourriture était souillée.
je compris qu'il était musulman, et il ne
voulait naturellement rien absorber qui fut
contaminé par du porc. Je lui assurai que le
riz avait été cuit dans un autre
ustensile que les légumes, je croyais donc
qu'il ne contenait pas de graisse ; alors il
consentit à en prendre un peu. Il n'avait ni
bol, ni bâtonnets, alors je lui offris les
miens, mais il refusa, car pour lui, cela aussi
était souillé. Il tourna la
difficulté en versant le riz dans sa main
couverte de boue et en la mangeant à la
façon d'un animal. Tout en reconnaissant le
côté amusant de cette manière
de faire, je ne pus m'empêcher de l'admirer
pour sa fidélité aux principes de sa
religion, car à cause des circonstances où il se
trouvait, il
aurait pu obtenir le pardon. C'était un
garçon simple et aimable, et je me demandais
de quel crime on pouvait bien l'accuser ; le
lendemain matin il fut emmené et mis
à mort.
Nous nous dirigions maintenant du
côté de Kiangkow, dont nous
n'étions séparés que par trois
ou quatre étapes. On ne nous faisait pas
toujours suivre la grand'route, ce qui allongeait
la distance. Ce fut surtout le cas le dernier
jour ; pendant des heures, on nous fit longer
la crête d'une montagne où il n'y
avait qu'un étroit sentier. Parfois, nous
apercevions les vallées s'étendant
des deux côtés au pied de la
chaîne. Le bruit courait que nous nous
dirigions vers une certaine ville, aussi les
quelques passants que nous croisions
étaient-ils toujours interrogés sur
la distance qui restait à parcourir, et les
réponses étaient
régulièrement une estimation
approximative et fausse par surcroît.
« Huit kilomètres »
disait l'un et nous avons continué avec un
beau courage. Après avoir couvert ce qui
nous paraissait être nos huit
kilomètres, nous demandions de
nouveau : « Quelle
distance ? » - « Huit
kilomètres »
répondait-on !... Tout à coup la
ville fut en vue ; elle était tout au
fond dans la vallée, au bord de la
rivière. Il fallut entreprendre une rude
descente, mais avec le but devant nos yeux, la
lassitude fut oubliée. Tandis que nous
descendions je fus surpris d'entendre un camarade
chanter : « Le ciel est ma
patrie. » Il se souvenait tout à
coup de ce cantique entendu à Sangchih, mais
comme il en avait oublié une partie, il vint
me demander de lui aider à compléter
ses souvenirs.
Il fut de nouveau nécessaire de
passer l'eau avant d'arriver à la ville.
Comme j'étais très fatigué par
la longue étape que nous venions de fournir,
il me fut très pénible de grimper sur
la berge opposée. Sans nous attarder dans
les rues, on nous conduisit directement au
« Yamen » (Hôtel de
ville) où une jolie chambre avec un lit nous
fut accordée, mais en compagnie d'autres
prisonniers. De nouveau nous eûmes l'espoir
de pouvoir nous reposer pendant une longue
période. Cet espoir grandit encore, quand on
nous fit changer deux fois de logement ; il fallut
reprendre le travail
au
crochet ; cette fois-ci je devais
confectionner un vêtement pour le magistrat
auxiliaire Wang, qui avait perdu le sien. Comme il
désirait l'avoir au plus vite, il me demanda
de le commencer avec de la laine rouge
foncée sauvée quand nous nous
étions enfuis de Supu. Il n'y avait pas
assez de laine et je l'en prévins, mais il
insista pour que je commence, et il me promit de
m'en donner encore plus tard. Il ne put en trouver
de même couleur ; il m'apporta donc ce
qu'il put obtenir, une immense pelote de laine
bleu-clair, rose et jaune. Je fis de mon mieux pour
mettre un peu d'harmonie dans ces teintes aussi
variées, mais cela encore fut impossible,
car au lieu de m'apporter tout à la fois, il
me les donna en livraisons successives. Une fois
fini, c'était un chandail de plusieurs
couleurs du plus curieux effet. Le magistrat
déclara que cela n'avait aucune importance,
car il voulait le porter sous ses autres habits et
désirait seulement en obtenir la chaleur
nécessaire.
Comme dans d'autres occasions, quand
nous étions logés dans des
bâtiments publics, toutes les traces du
Kueh-Min-Tand. (parti nationaliste) furent
effacées. Avant qu'elles disparussent, nous
eûmes l'occasion de lire quelques nouvelles
affiches, publiées par la
« Campagne de la nouvelle
vie ». Alors seulement, je compris le
caractère agressif de cette oeuvre. Nous
avons pu lire quelques-unes de leurs proclamations.
« N'ayez pas plus de huit plats, quand
vous avez une fête » - Levez-vous
de bonne heure ! Baignez-vous souvent !
Faites beaucoup d'exercice ! Soyez beaucoup
à l'air frais ! Vivez simplement !
etc. Ces instructions étaient absolument en
accord avec les principes des rouges, mais elles
furent arrachées parce qu'elles
étaient affichées par des ennemis. De
plus, on avait tellement
déprécié les forces
gouvernementales aux yeux des camarades, que de
telles affiches risquaient de les
désillusionner.
Nous étions là depuis
trois jours, quand une proclamation causa de
grandes réjouissances dans le camp.
Shihisien était tombée au pouvoir des
rouges, trois Européens
avaient été faits prisonniers, et on
avait pris 30.000 dollars. Comme on nous alignait
dans la cour du yamen en vue du départ, le
juge Wu me fit signe d'approcher et il me dit en
riant : « Trois étrangers ont
été capturés, vous allez donc
avoir des compagnons, maintenant. » Puis
il me demanda : « Avez-vous jamais
été à Shihtsien ?
Pensez-vous que ces prisonniers soient de la
même mission que
vous ? »
Shihtsien est à trois
journées de voyage au nord de Chenyüan,
répondis-je, et notre mission n'a là
qu'une annexe. Mais je sais que les catholiques
romains y ont une oeuvre très
importante ; c'est la branche allemande de la
société du Sacré-Coeur ;
il est possible que les captifs soient des
catholiques romains.
Quand nous avons quitté la ville,
il pleuvait, et nous avons parcouru les rues
lentement. J'avais appris que l'église
évangélique de Tungjen avait ici une
annexe, je regardai donc avec attention du
côté gauche de la rue tandis que nous
passions près de là. La porte
d'entrée était fermée, je n'ai
pas pu voir si cette maison avait souffert du
pillage.
Dans le courant de l'après-midi,
nous arrivâmes dans une grande ville
où se tient le marché. On
prétendait toujours que je ne pouvais pas
monter mon cheval, j'étais donc
épuisé avant d'arriver au
marché ; mais le gardien m'encouragea
en me disant que très probablement nous
ferions là une halte de quelque
durée.
Nous restâmes dans la rue tandis
que nos logements nous étaient
préparés ; mais juste au moment
où nous allions entrer, l'ordre fut
donné de continuer. Très
découragés, nous avons repris la
route le long des rues encombrées du
marché et continué plus loin, au
delà de la ville. On nous fit arrêter
à un kilomètre de distance seulement,
et on nous logea dans un groupe de maisons de
campagne.
Nous avions surnommé les trop
célèbres greniers le
« Yang tang-tsi »
(maison étrangère). Le moi
suggérait à l'esprit des camarades,
une grande construction de briques avec une
véranda et ses grandes fenêtres
vitrées.
Le logis qu'on nous avait accordé
était divisé en deux parties. La
partie vide était juste assez vaste pour
permettre à trois d'entre nous de s'y
coucher. Elle échut à messieurs Li,
Keng et moi, tandis que quatre ou cinq autres
prisonniers furent enfermés dans l'autre
partie, qui était déjà
à moitié remplie par du riz non
décortiqué. Le gardien s'installa
dehors et fit un bon feu ; il nous permit de
nous en approcher pour le reste de la
journée.
Au matin, nous eûmes de la joie en
apprenant que nous nous reposerions encore pendant
un jour. Mais un arrêt de ce genre
était toujours l'occasion d'amener de
nouveaux prisonniers ; comme on
désirait nos chambres pour eux, on nous
emmena ailleurs. Nous nous demandions toujours,
naturellement, si le changement serait avantageux
ou non. Cette fois, nous avions un autre
« Yang fang-tsi » qui
s'ouvrait dans une alcôve où des
propriétaires fonciers, récemment
capturés étaient enfermés avec
d'autres hommes, des femmes et des enfants.
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