Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

Exposé à la faim et à la soif

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Qui nous séparera de l'amour de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l'angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril ou l'épée ?... Mais dans toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés.
(Rom. 8. 35, 37.)


Enfin nous atteignîmes la maison et ce fut, dès l'arrivée une mêlée indescriptible, pour obtenir du riz simplement bouilli, servi sans légume et sans viande. Plusieurs réussirent à s'octroyer plus que leur part, tandis que d'autres furent privés de la leur. Avec beaucoup de peine, je parvins à avaler la moitié d'un bol de ce riz sans saveur. J'avais toujours cru que lorsqu'on a réellement faim, on peut manger n'importe quoi, mais maintenant, le contraire se produisait. Quand j'étais affamé jusqu'à défaillir, il m'était très difficile d'absorber la nourriture qui m'était offerte.

M. Ting réapparut sur la scène. Il avait essayé de nous rejoindre à Supu, mais nous étions déjà partis à son arrivée, et il se passa longtemps avant qu'il pût nous atteindre. Enfin il avait fini par nous rattraper et il endurait les mêmes privations, tout en jouissant pourtant d'un peu plus de liberté.

À peine avions-nous eu le temps de manger notre pauvre repas que l'ordre fut donné de se hâter de repartir et il fallut recommencer à gravir une pente escarpée. Une halte fut permise à mi-côte, et on nous fit savoir que nous retournions dans la vallée afin de prendre du repos. Des applaudissements frénétiques accueillirent cette nouvelle, car dans cette vallée, les camarades avaient repéré plusieurs porcs, et ils comptaient bien s'en régaler. Deux de nos gardiens étaient du reste connus pour leur adresse à saigner les cochons ; ils furent donc dépêchés pour l'accomplissement de cette besogne. La colonne continua sa descente allégrement, mais un contre-ordre fut donné, et au lieu de prendre un repos bien nécessaire, il fallut continuer à longer la vallée et prendre ensuite un nouveau sentier conduisant sur une chaîne de montagnes.

Comptant sur une courte étape, un des cuisiniers emportait avec lui, une grande bonbonne de vin qu'il portait sur son épaule. Quelques-uns des gardiens l'aidaient dans sa tâche en diminuant le poids de son fardeau, mais comme tout excès était strictement défendu, c'était encore bien lourd. Quand nous fûmes arrivés au sommet, il laissa choir sa bonbonne qui se brisa et le contenu fut répandu.

Quand nous étions dans la vallée j'étais à cheval, mais pour remonter la colline on me fit mettre pied à terre, car la colonne avançait lentement et l'on espérait ainsi donner un peu de repos à ma monture. Voyant ce cheval sans cavalier, un lieutenant de la garde, qui était très souffrant, demanda la permission de se mettre en selle, promettant de me laisser la place pour redescendre l'autre versant. On fit ainsi, mais le cheval n'eut pas de répit. Il était intéressant de voir combien mes gardiens semblaient se soucier du bien-être de ma bête, quand j'étais sur son dos et que je refusais de descendre, mais dès que je mettais pied à terre, j'étais sûr que quelqu'un revendiquait le droit d'occuper la selle. Malgré le peu de sommeil que nous avions eu la nuit précédente, l'étape de ce jour fut longue.

Je crains que la succession des événements suivants, qui se sont passés jusqu'au Nouvel An ne soit un peu confuse dans ma mémoire, aussi ne sont-ils peut-être pas racontés dans leur ordre strictement chronologique.

Pendant les journées qui suivirent, il m'arriva plusieurs accidents. Un poulain s'était malheureusement pris d'une grande affection pour mon cheval, et partout où ce dernier se trouvait on était sûr d'y voir apparaître le jeune animal. Le gardien en était souvent mécontent, car sa consigne était de marcher toujours derrière moi. Le poulain n'avançait pas toujours à notre pas, et quand il lui arrivait de rester en arrière, il se mettait à courir pour nous rattraper. Ces arrivées intempestives ne contribuaient pas a apaiser l'humeur déjà hérissée de mon gardien et alors, il exprimait son mécontentement en donnant une raclée au poulain qui s'élançait en avant si impétueusement, que je faillis plus d'une fois tomber de cheval, car le sentier était très étroit.

Un accident m'arriva justement pour cette raison. Un jour, le poulain fonça brusquement en avant ; pris par surprise, le cheval fut lancé par-dessus un endiguement perpendiculaire de quatre mètres de haut environ, directement dans la rivière avec moi sur son dos. Il parvint heureusement à se remettre sur pied, tandis que j'arrivais de mon côté à me maintenir en équilibre, mais j'étais complètement trempé. Le gardien et le palefrenier étaient furieux ; ils durent entrer dans l'eau et reconduire le cheval sur la route en faisant un détour.

Une autre fois, il fallait traverser une rivière sur un pont de bois utilisé par les piétons, mais considéré comme trop fragile pour les animaux. Le palefrenier fit entrer le cheval dans l'eau et me passa les rênes, tandis qu'il traversait le pont pour ne pas se mouiller les pieds. Dès que je fus dans le courant, je constatai que l'homme nous avait engagés dans un mauvais endroit ; jamais le cheval ne pourrait remonter sur la rive opposée. L'animal n'était pas facile à conduire, car il était habitué à choisir son chemin sur les sentiers rocailleux ; malgré tous mes efforts pour le faire passer sous le pont à l'endroit convenable, il n'en fit qu'à sa tête et se dirigea vers un point où il lui était impossible de passer avec son cavalier. En conséquence, je fus désarçonné et jeté à l'eau au grand amusement des gardiens.

Une autre fois, nous étions arrivés près d'un pont formé de trois poutres dont l'une était pourrie. Il faisait déjà sombre et avant d'avoir pu réaliser où nous étions, nous avions atteint ce passage. De nouveau, le cheval refusa de se laisser guider, et voulut passer sur ces poutres ; au milieu, il glissa et l'une de mes jambes fut prise dans une fente. On eut quelque difficulté à nous sortir de là, et pendant plusieurs jours, je fus incapable de marcher, à cause de cet accident et non à cause de mes rhumatismes qui ne me faisaient plus autant souffrir. Un autre jour encore, ma monture traversa un fleuve avec moi sur son dos, en marchant avec adresse sur une seule planche, au grand amusement et au grand plaisir du palefrenier, qui était très fier de « son » cheval, surtout après un tour de force si bien réussi. « Il a aussi bien travaillé qu'un cheval de cirque, disait-il avec orgueil, il n'y en a pas un dans tout le régiment qui aurait pu faire cela.

La dernière fois que les chevaux avaient été ferrés, on n'avait garni que leurs sabots de devant, parce qu'on manquait de fers ; s'ils avaient été convenablement ferrés, quelques-uns de ces désagréments auraient pu être évités. N'ayant pas de fers aux sabots de derrière, le cheval souffrait, quand le chemin était rocailleux, alors, il évitait instinctivement les pierres. Comme les parties les plus tendres se trouvent, en général, au bord de la route, mon cheval refusait de se laisser conduire au milieu. À cause de cela, j'étais souvent atteint par les épines d'une haie ; parfois mes vêtements étaient déchirés, et je devais être continuellement sur le qui-vive, pour éviter une brusque rencontre avec des branches ombrageant le chemin de trop près.

La nuit nous surprit de nouveau avant la fin de l'étape, mais nous avons continué à marcher dans l'obscurité. Nous arrivâmes enfin à l'entrée d'un pont que les soldats passèrent à la file, mais les chevaux durent entrer dans le courant. Le palefrenier avait guidé mon cheval sans rien voir et il me passa hâtivement les rênes, mais elles étaient toutes les deux du même côté et il me fut impossible de guider l'animal. Le cheval était habitué à gravir prestement la rive opposée et à décamper pour prendre son rang de marche, mais cette fois, il était en avant de la colonne, sur un chemin pierreux, où l'obscurité l'empêchait de voir le convoi. Le sentier était si étroit qu'il fut impossible au palefrenier de passer en avant pour diriger ses pas ; il marcha donc derrière nous. Tout à coup le cheval glissa et tomba dans un marécage. Je poussai un cri et chacun de dire aussitôt que j'étais tombé. Il se passa un certain temps avant qu'il me fût possible de me dégager, car mon pied était resté pris dans l'étrier. Après avoir un peu barboté dans ce marais, et parcouru en hâte une certaine distance, nous rejoignîmes notre compagnie.

Une autre fois nous fûmes pris tout à coup par la nuit et avons dû chercher notre chemin à tâtons, ce qui nous empêchait d'avancer normalement. En arrivant enfin sur une route pour autos, notre compagnie dut courir sur une distance de trois kilomètres pour reprendre son rang dans la colonne. Bien que le cheval fût déjà fatigué, il semblait heureux de pouvoir trotter.

Un jour nous passions près d'un endroit où le sol avait été profondément creusé çà et là, laissant d'immenses trous béants. Les camarades quittaient la route pour examiner ces fossés, demandant avec crainte aux passants : « Pourquoi ces trous ont-ils été creusés ? », craignant qu'ils ne fussent l'oeuvre des troupes du gouvernement. Ils furent électrisés quand lis apprirent que c'étaient des mines d'or. En me voyant approcher, l'idée superstitieuse que les étrangers peuvent voir à travers le sol leur revint en mémoire. « Venez, disaient-ils, et dites-nous où se trouve le trésor, afin que nous puissions creuser pour l'avoir. »

Les officiers des gardiens étaient enfin arrivés à la certitude que nous sommes des mortels tout comme les autres ; ils se chargèrent donc de répondre à ma place : « Oh ! ses yeux ne diffèrent en rien des nôtres, si ce n'est par leur couleur ! »
Mais je leur répondis : « Nous, chrétiens, nous cherchons notre trésor en haut et non pas en bas, car « Là où sera votre trésor, là aussi sera votre coeur. »

Un matin, alors que j'étais encore incapable de marcher, le palefrenier dit au capitaine des gardes que mon cheval boitait, et qu'il lui faudrait quelques jours de repos avant que je puisse le monter de nouveau. Le capitaine me demanda de marcher, tout en me donnant l'autorisation de suivre en dehors du rang. Accompagné de mes gardiens, je partis plus tôt que les autres et on me fit prendre une autre route. Lorsque nous arrivâmes sur la grand'route, nous nous aperçûmes que notre compagnie nous avait devancés de beaucoup. Les gardiens, vexés de ce contretemps, essayèrent de me forcer à marcher plus vite. Comme j'étais incapable de fournir l'effort demandé, l'un d'eux me frappa. Sachant que c'était absolument défendu, je m'assis au bord du chemin, refusant de faire un pas de plus. Le second gardien, celui que nous avions surnommé « le bon », et que nous avons déjà mentionné, essaya d'arranger les affaires en disant : « Oh ! il ne faut pas lui en vouloir, c'est un ignorant et il ne sait pas mieux se conduire ! » Après que le coupable eut fait ses excuses, nous reprîmes notre route.

À la fin d'un après-midi, nous atteignîmes une grande ville, où se tient le marché, et située au bord d'un large torrent. Au lieu de nous arrêter là, ce que beaucoup espéraient, on nous fit continuer notre chemin. Il m'aurait été possible de me procurer un peu de nourriture, mais à ce moment-là je n'avais malheureusement pas d'argent. J'avais bien faim et la vue des biscuits exposés me faisait venir l'eau à la bouche.

En sortant de la ville, la colonne atteignit un ponton jeté sur le fleuve, et comme il n'était pas des plus solides, il fallut avancer avec précaution. Pendant que j'attendais mon tour, M. Ting me rejoignit. Il avait acheté un pamplemousse dans la rue et il en avait mangé la moitié, mais en voyant mon air famélique, il me passa ce qui lui restait et je le pris avec joie.
On nous annonça qu'il fallait parcourir encore une douzaine de kilomètres pour atteindre notre destination. Comme les chevaux ne pouvaient passer le pont, les paquetages et les selles furent enlevés afin de leur faciliter la traversée de la rivière, qu'ils durent passer à la nage. On perdit beaucoup de temps car les selles et les bagages furent passés en bac ; je dus donc marcher jusqu'à ce que mon cheval et son conducteur m'eussent rejoint. Hélas, il était minuit quand le dit domestique arriva muni de ma literie.

Tandis que j'avançais en boitillant, les gardiens me dépassèrent et le capitaine lança aux deux hommes qui m'accompagnaient : « Veillez à ce qu'il arrive au bon moment ! » Au début le chemin longeait une rivière, la route était donc plate ; mais quand, à la tombée de la nuit, il fallut commencer à monter, je souffrais non seulement des douleurs de mes jambes, mais je me sentais épuisé par le manque de nourriture. À mi-côte je sollicitai la permission de me reposer, demandant aussi si on ne pourrait pas me donner un peu de riz, car il m'avait été impossible d'en acheter en passant dans la ville. Le camarade « Le bon » se montra très bienveillant, et, comme il n'avait rien lui-même, il demanda un peu de nourriture aux soldats qui nous dépassaient ; je parvins ainsi à avaler moins d'un demi-bol de riz qui me fut offert, puis, après un court repos, je me sentis quelque peu restauré. Le voyage s'effectuait difficilement, car la route était étroite et la colonne n'attendait pas les retardataires. En arrivant au sommet d'une côte, nous avons découvert que le versant opposé était une pente abrupte et glissante, et, de ce fait, très dangereuse ; il semblait impossible de continuer ainsi sans lumière. Nous restions là, indécis, ne sachant que faire, car nous n'avions ni bois, ni bambou qui nous auraient permis de fabriquer une torche. Mais le camarade « Le bon » eut une idée géniale. Son paquetage était entouré d'une épaisse feuille de papier huilé ; on la déchira en bandelettes qui furent allumées, une à la fois, et nous donnèrent un peu de lumière très appréciée, bien que la feuille fût consumée avant que nous eussions atteint le but. D'autres camarades qui descendaient aussi péniblement furent heureux de profiter de cette clarté rudimentaire.

J'avais espéré que quelque chose de spécial serait organisé pour le jour de Noël ; peut-être me donnerait-on les lettres et probablement les objets que M. Ting avait sans doute apportés pour moi ; peut-être aussi aurions-nous un peu de repos ce jour-là. Mais non ! on nous fit partir à l'aube, comme de coutume. Le premier repas fut servi avant l'aurore et le second après le crépuscule ; tous les deux se composaient de riz accompagné d'une petite ration de choux non assaisonnés. Cependant la journée elle-même fut claire et ensoleillée, et comme nous montions toujours plus haut, nous avons fini par trouver de la neige et de la glace. Aux environs de midi on nous fit faire halte, et, bien qu'il y eût pas mal de neige, le soleil était tout à fait chaud. Profitant de l'occasion, je contemplais avec bonheur le beau paysage qui m'entourait ; le ciel était d'un bleu intense, les champs étaient recouverts d'un tapis blanc et les arbres resplendissaient sous leur vêtement de glace et de neige. À mi-côte d'une colline voisine s'élevait une maison qu'on aurait pu prendre pour un chalet suisse. Tout à coup cette pensée me vint. « C'est ta carte de Noël ! » et je louai le Seigneur pour la beauté de ses oeuvres.

Vers le soir, on nous logea dans quelques rares maisons disséminées, ce qui obligea nos gardiens à nous entasser dans des espaces resserrés. Pendant que les officiers se querellaient à propos des logements, il nous fallut attendre notre tour et là je fus l'objet de la curiosité publique. Un des camarades s'approcha de moi et me dit. « Je connais l'un de vos chants ! » et il se mit à chanter : « Jésus m'aime, je le sais ; la Bible me le dit ! » je cherchai à lui faire comprendre que c'est vrai et que ce jour même, dans le monde entier, on célébrait l'anniversaire de la naissance de Celui qui nous aime tant. « Quand est-ce que c'est arrivé ? » me demanda-t-il ; je ne pus m'empêcher de manifester ma surprise d'une telle ignorance ; comme les rouges font usage de notre calendrier, je lui demanda ! : Que pensez-vous de la signification du nombre 1935 qui apparaît sur toutes vos proclamations et sur tous vos bulletins ? » Il n'en avait pas la moindre idée. Alors je lui déclarai qu'en employant avec ignorance ce nombre 1935, Ils reconnaissaient pourtant l'apparition du Sauveur dans le monde. J'eus ainsi plus d'une fois l'occasion de parler du Sauveur en prenant pour base la date du calendrier. Notre chambre était froide et exiguë ; c'était un simple hangar, fait de planches brutes, assemblées de telle façon, que le vent pénétrait librement à l'intérieur par les nombreuses fentes ; nous aurions été aussi bien logés en plein air. Ce hangar avait été probablement ajouté après coup, car il était annexé à l'arrière de la maison.

Je chantai un bon nombre de vieux Noëls, pour ma propre satisfaction et je cherchai à entraîner MM. Li et Keng à s'associer à la joie que ce jour apporte, mais ils restèrent tout à fait récalcitrants. « Qu'est-ce que cela peut bien me faire, que les autres se réjouissent aujourd'hui, déclara M. Li, notre sort n'en est pas moins déplorable, et je préférerais n'être pas témoin de vos explosions de joie. » Tout à coup il me vint à la pensée que le Seigneur était né dans un endroit plus misérable encore que notre logis actuel, et je me mis à chanter avec entrain : « Oh ! viens dans mon coeur, Seigneur Jésus, il y a place pour toi dans mon coeur ! »

Le lendemain, contrairement à l'habitude, on nous fit partir en plein jour, et on nous conduisit le long d'une grande route pour autos. Je n'avais pas revu de routes modernes pendant toute ma captivité, et cette vue me fit tressaillir de joie. Nous avons avancé au pas de course sur une distance de seize kilomètres. Là, nous étions naturellement très exposés aux attaques aériennes et nos gardiens nous chuchotèrent ce conseil. « En cas d'alerte, fuyez vers la montagne ! » Ils n'étaient évidemment pas rassurés en se trouvant ainsi exposés aux attaques de l'ennemi.

Nous étions maintenant dans une partie plus populeuse de la province de Hunan et il nous fallut traverser plusieurs villes où se tient le marché. Notre sentier longeait parfois la rivière Yüan et c'était le chemin le plus employé pour gagner les provinces de Kweichow et Yunnan. J'avais un peu le mal du pays ; car cette rivière passe à Chenyüan, notre station, que je n'avais pas revue depuis dix-huit mois. Pas de bateaux sur le fleuve qui aurait dû, normalement, présenter une plus grande animation. Quand il fallut traverser l'eau, plusieurs bacs nous attendaient ; ils avaient été réquisitionnés pour transporter notre grande armée.

Une ville où se tient le marché était sur l'autre rive, et, tandis que nous y passions, les camarades se mirent à piller des magasins, dont l'un était une grande boutique de confiserie ; là, ils prirent autant de gâteaux et de bonbons qu'ils purent en emporter.

Le jour suivant, nous arrivâmes de bonne heure à l'étape, et on nous logea dans la maison d'un propriétaire foncier, où l'on fabriquait du sucre. En entrant, je vis nos amis, le général Chang et le major Swen, occupés à croquer des bâtons de sucre, et ils partagèrent avec nous. Bientôt on apporta des plateaux chargés de piles de ces bâtons qui nous furent distribués à profusion ; cette provision nous dura longtemps.

Quelques jours plus tard, je me rendis compte que je traversais une contrée familière ; à chaque pas cette conviction devenait plus nette, et je me souvins tout à coup d'avoir passé par là, pour aller de Hungkiang à Yuanchow, aussi appelée Chihkiang. Enfin, j'étais fixé ! jusqu'ici les rapports se contredisaient ; les plus jeunes camarades étaient encouragés, car on leur disait qu'une courte étape nous séparait de Changteh ou même de Changsha, la capitale de la province, mais tous ces rapports étaient faux.

Il y avait peu de temps que j'étais parvenu à m'orienter dans la région, quand nous traversâmes un village où la Mission intérieure en Chine a une annexe. Les décorations de Noël avaient été arrachées et les débris jonchaient la rue. Deux disques de papier portant encore les caractères du mot « Jésus » avaient été piétinés, peut-être intentionnellement. J'étais très inquiet pour les habitants de Yûanchow, car on prétendait que cette ville avait été prise et que nous y entrerions le lendemain.

Nous passâmes la nuit dans une petite maison située à peu de distance de la route principale, et nous étions si serrés, que les gardiens durent dormir sous l'auvent de la maison. La famille se composait d'une vieille grand-mère, de sa belle-fille et d'un petit garçon de dix ans environ. Ils étaient évidemment très pauvres et ils n'avaient pas de feu ; la grand-mère était assise sur le lit avec le petit garçon ; enveloppés tous deux de quelques vieilles couvertures, ils essayaient ainsi de se réchauffer un peu. La jeune femme courait de ci, de là pour satisfaire aux exigences de ces hôtes qu'elle n'avait pas invités.

Elle se montra très aimable, mais elle ne comprit pas tout d'abord notre situation de prisonniers ; comme nous lui demandions un peu de bois pour faire du feu, elle s'étonna de ce que nous n'allions pas dans la chambre principale où les gardiens avaient allumé un immense brasier. Elle avait servi pendant quelques semaines à la salle évangélique de la ville, et elle n'était pas tout à fait ignorante de l'Évangile. « Si nous nous joignions à l'église, il nous faudrait abandonner nos idoles », expliqua la grand-mère. Comme sa parole faisait loi, les idoles demeurèrent. Le garçon ne disait rien et paraissait maussade, peut-être était-il surtout très effrayé.

La jeune femme alluma bientôt un petit feu que nous avons beaucoup apprécié ; ils dormirent les trois dans le lit protégé par un rideau. Après avoir empilé dans un coin des caisses et de grands vases servant à faire mariner les légumes, nous avons pu dormir sur le plancher devant le lit.
Le cheval n'était pas ferré et on m'apprit le lendemain qu'à cause de cela, il boitait. Alors le capitaine des gardes m'envoya en avant sous bonne escorte, me permettant de gagner la ville sans avoir à me presser.

C'était le dernier jour de l'année, et chacun semblait admettre comme une décision arrêtée d'avance, que nous passerions le Nouvel-An dans la grande ville de Yüanchow. Les camarades se félicitaient l'un l'autre, en pensant aux bons vêtements et aux repas de gala que le pillage allait leur procurer. Mais mes pensées s'en allaient dans une tout autre direction. Qu'allait-il advenir de l'importante station missionnaire de cette ville, avec son école de jeunes filles, son orphelinat, son hôpital et sa grande chapelle contenant plus de mille places assises ? Les missionnaires auraient-ils eu le temps de se sauver ? Je me sentis poussé à prier, pour demander la protection de Dieu, pour tous ces amis et pour leur oeuvre dans cette grande cité. Mais cette autre pensée traversa mon esprit : « Si la ville est déjà prise, à quoi bon prier ? » Ce souci de prière, paraissant aller à l'encontre de tout ce qui est raisonnable, était vraiment troublant.

À huit kilomètres de distance on pouvait voir la pagode de la cité ; à cette vue les gardiens s'excitèrent de plus en plus. En approchant de plus près, nous pûmes entendre le bruit de la fusillade, mais c'était quelque chose de si fréquent que leur ardeur ne fut en rien diminuée. En arrivant au bord de la rivière, nous vîmes la ville à peu de distance ; alors une halte fut ordonnée. L'avant-garde s'abrita dans des maisons du faubourg, et nous attendîmes sur place jusqu'à ce que la compagnie principale nous eût rejoints.

Entre nous et la ville se trouvait un pont de construction solide, qui, en temps ordinaire était très animé, étant bordé des deux côtés par de petites échoppes ; en le traversant, on oubliait que c'était un pont, car on l'aurait plutôt pris pour la rue étroite d'une localité chinoise. C'est le souvenir que j'en avais gardé de mes précédents passages dans la région, mais maintenant, il n'y avait plus aucune petite boutique.

On nous fit reprendre la route en pleine campagne, et je compris alors que la ville n'avait pas été prise. J'étais loin de me douter que de nombreux amis étaient là, juste de l'autre côté de la rivière, à l'intérieur de la ville assiégée. Il y avait des membres de la mission de Liebenzell (associée à la nôtre), venus des districts avoisinants pour chercher un refuge dans la ville de Yüanchow, si bien qu'une vingtaine de personnes, sans compter les enfants, y étaient réunis, y compris M. et Mme Becker. Il y avait aussi environ une douzaine de prêtres catholiques romains étrangers et de nonnes. La prière avait triomphé et toutes ces personnes furent protégées. Sur la rive du fleuve où nous nous trouvions, la salle évangélique fut pillée et Mlle Seiler perdit tout ce qu'elle possédait.

L'aube de l'année 1936 nous trouva au repos ( ?), confinés dans un petit grenier lugubre et sombre, construit en dehors du bâtiment principal. De bonne heure, j'eus mon moment de recueillement, et je remis le soin de toute cette année entre les mains de notre Seigneur en Lui demandant d'en user avec moi comme il lui semblerait bon. Je n'avais pas de Bible, néanmoins je cherchai à obtenir un message de la part de Dieu. Bientôt le psaume 23 me fut donné avec une puissance toute nouvelle et je me sentis grandement encouragé. Les mots suivants : « Je ne craindrai rien car tu es avec moi ! » semblaient être plus distincts que tout le reste.

Mes compagnons de captivité savaient déjà que c'était le jour de mon anniversaire, et ils le rappelèrent aux gardiens qui s'affairaient à préparer les festivités de ce jour. De nombreux porcs doivent avoir été tués pour régaler une aussi nombreuse compagnie. Des moutons, des poulets et des canards en grand nombre passèrent aussi de vie à trépas. Un des camarades se vantait d'être particulièrement expert dans l'art d'exécuter les moutons, mais un de ces animaux qu'il croyait avoir achevé depuis une demi-heure, se trouva tout à coup debout, regardant bien en face celui qui venait de le tuer !... On me présenta un canard comme cadeau d'anniversaire. On s'était borné, à le tuer et à le plumer ; nous n'avions malheureusement aucun moyen de le faire cuire ce jour-là, mais les camarades partagèrent leur repas avec nous ; le porc gras fut le mets principal de cette fête du Nouvel An.

Notre repos ne dura qu'un jour, et le lendemain après le déjeuner nous étions de nouveau en route. Le cheval était toujours incapable de me porter, heureusement que l'étape ne fut que d'une douzaine de kilomètres, et qu'elle fut couverte sur la route pour autos qui avait été construite depuis notre dernière visite dans la région, trois ans auparavant.

Espérant pouvoir faire du feu, nous avions emporté le canard avec nous. On nous logea dans un galetas, situé au-dessus de la cuisine. Nous avions besoin de sel pour apprêter notre volaille, et nous essayâmes de changer un peu de sucre, au maître de la maison, contre du sel, mais il prétendit qu'il n'en avait pas. Sachant que le sel n'est pas difficile à obtenir et que le bonhomme pouvait très bien nous en procurer, s'il le voulait, nous avons ajouté quelques bâtons de sucre au prix déjà fixé ; à la fin il accepta. Quelques heures plus tard, il revint avec le canard bouilli, mais il n'était pas salé. Nous l'avons mangé tel quel, nous consolant en pensant à ses propriétés nutritives, sans toutefois nous régaler de cette viande insipide.

Les camarades firent quelques recrues dans cette région, et comme la vie au milieu des communistes était présentée sous des dehors très attrayants, le maître de la maison décida de s'enrôler, lui aussi. Il était intéressant d'observer la transformation graduelle qui s'opérait alors dans l'habillement, car un fermier est coiffé d'un turban, vêtu d'un court vêtement de dessus, de couleur bleue, et d'une sorte de pyjama en guise de pantalons ; il est chaussé de sandales de paille. Après le premier jour, le turban fut remplacé par une casquette à longue visière, et notre homme fut armé d'un sabre d'exécuteur. Pendant un repos, il se confectionna une paire de sandales de paille et de drap, et il fut pourvu de bandes molletières. Au bout de peu de temps il était en possession de l'équipement complet, y compris la literie, les vêtements de rechange et un fusil. Maintenant qu'il était complètement équipé, la période de transformation était passée et on le reconnaissait à première vue pour un authentique soldat de l'armée rouge. Après avoir quitté sa demeure, en une étape nous avons gagné Pienshui. Avant d'arriver à ce village, il fallut retraverser la rivière Yüan. Le pont ne nous donna aucune difficulté. il était assez solide pour permettre le passage, même des chevaux. Une pente abrupte, sur l'autre rive, nous conduisit immédiatement dans la rue.

Les lieux m'étaient familiers, car j'y avais séjourné à deux reprises avec ma femme. La chapelle de l'annexe était située un peu en dehors du chemin, il me fut donc impossible de la voir. Ici aussi des décorations de Noël étaient jetées dans les rues. Tout en me préparant au départ, le jour suivant, je vis que plusieurs invitations à assister au service tenu dans la chapelle, étaient encore affichées aux murs, avec une courte explication de ce que l'événement signifiait. C'était surprenant qu'elles n'eussent pas été arrachées, et, en passant, l'un des gardiens attira mon attention sur l'une de ces affiches.

Tout en nous glissant le long de la rue, je priai une femme de me donner un peu d'eau, car j'étais très altéré pour avoir mangé des légumes trop épicés (en général on ne nous servait rien à boire en mangeant). Elle se hâta de rentrer à la maison, de remplir mon bol et de me le donner. Il devait y avoir quelques chrétiens dans le village et je me demandais si peut-être elle m'avait donné cette eau au nom du Seigneur ; dans ce cas, plus tard, elle en recevra la récompense.

Nous avons continué à suivre la route pour autos, jusqu'à Hwanghsien. Bien des gens vinrent sur la route pour nous vendre des vivres, contre lesquels les camarades échangeaient souvent un morceau de sucre. Les rouges en avaient tellement absorbé après leur pillage que plusieurs morceaux de ce sucre étaient jetés sur le chemin et piétinés après avoir été à peine entamés. Qu'il fût question de vêtements et de nourriture, les rouges semblaient toujours toucher les extrêmes, et se trouver dans la surabondance ou dans le dénuement ; aujourd'hui repus et tellement couverts qu'ils jetaient les habits sur la route, et demain, mourant de faim et grelottant. Nous étions continuellement en butte à de brusques changements de température dus aux différences d'altitude, car il fallait sans cesse gravir de nouvelles collines.

Notre prochain arrêt fut la petite ville de Hwanghsien, où on nous fit séjourner pendant quelques jours. Tout d'abord on nous donna une chambre dont la fenêtre ouvrait directement dans la rue, et de là nous pouvions voir les passants. Cette pièce avait été un bureau de douane, et les murs étaient à moitié tapissés de journaux chinois. Je fus enchanté de découvrir, parmi les autres papiers, un traité chrétien ; j'en fis la lecture et j'en donnai l'explication à mes compagnons de Captivité. Comme la chambre était totalement dépourvue de meubles, nous avons fait notre lit sur le petit espace de plancher que nous avions.

Le transfert inévitable, semble-t-il, s'opéra après un jour ou deux ; on nous conduisit dans une autre maison, d'où nous n'avions pas de vue au dehors ; mais comme compensation, nous avions un lit.

Mes compagnons d'infortune désiraient beaucoup acheter un poulet ; après en avoir discuté pendant deux ou trois jours, ils demandèrent à la maîtresse de maison de faire cette acquisition pour nous. Tout d'abord, elle prétendit n'être pas en mesure de le faire, mais à la fin elle introduisit auprès de nous une voisine, munie de trois bêtes, parmi lesquelles nous pouvions faire notre choix, et le marchandage de commencer. Tout d'abord on fixa le prix par livre, une balance fut apportée et les volailles vivantes furent pesées. Après avoir discuté pour s'assurer la meilleure, on en choisit une, puis surgit la difficulté de savoir avec quelle monnaie on payerait. Nous avions un gros dollar mexicain que nous aurions voulu lui faire changer contre 90 pièces de cent cash (1) mais elle doutait de pouvoir le faire. Après une longue attente, elle revint avec la monnaie du dollar, et juste au moment où nous nous apprêtions à lui payer son poulet, l'ordre fut donné de se mettre en route. Comme nous n'avions pas vraiment acheté la poule, nous la lui avons rendue et nous nous sommes préparés à quitter la maison.

L'après-midi était avancée ; on conduisit notre compagnie sur une petite place carrée, en face de la maison de ville, pour nous aligner, puis on nous fit attendre le passage de la colonne jusqu'à ce que ce fût notre tour d'y prendre place. Tandis que nous attendions ainsi, les gardiens chantaient des airs communistes et enfin nous nous sommes mis en marche. Ce fut une courte étape de un kilomètre et demi qui nous fit arriver à Lungkikow, grand port sur la rivière. On nous fit parader dans les rues jusqu'à notre logement qui nous fut assigné dans la maison d'un riche marchand. En passant par plusieurs chambres et par une cour, nous avons pu constater les traces d'un récent pillage.

On nous mit dans une petite chambre sombre, et nous avons dû faire notre lit sur le plancher, mais nous avions l'avantage d'être à côté de la cuisine où nous avions accès et où se trouvait une grande pierre à eau et un fourneau. En constatant cela, nous avons regretté la poule laissée au dernier campement.

Nous ne savions pas si, le lendemain, nous partirions ou non. M. Li fit chauffer de l'eau et tandis qu'il se prélassait dans un bain, l'ordre de départ fut donné. Il dut prestement enfiler ses vêtements et suivre la colonne.

On nous fit quitter la route pour autos qui nous aurait amenés à Chenyüan, et tourner vers le nord ; après une étape de seize kilomètres, nous arrivâmes dans un village avant la fin du jour. Parmi les prisonniers logés avec nous, se trouvait un jeune paysan d'une vingtaine d'années. Nous avions voyagé sur une route glissante ; comme il était pressé par ses gardiens, il tomba une ou deux fois, si bien que ses mains et ses vêtements étaient couverts de boue. Quand vint le moment de souper, je fus surpris de le voir refuser le riz et les navets qui nous étaient servis. Je savais que le jour suivant nous aurions une longue étape, je l'engageai donc à manger, mais il m'expliqua que notre nourriture était souillée. je compris qu'il était musulman, et il ne voulait naturellement rien absorber qui fut contaminé par du porc. Je lui assurai que le riz avait été cuit dans un autre ustensile que les légumes, je croyais donc qu'il ne contenait pas de graisse ; alors il consentit à en prendre un peu. Il n'avait ni bol, ni bâtonnets, alors je lui offris les miens, mais il refusa, car pour lui, cela aussi était souillé. Il tourna la difficulté en versant le riz dans sa main couverte de boue et en la mangeant à la façon d'un animal. Tout en reconnaissant le côté amusant de cette manière de faire, je ne pus m'empêcher de l'admirer pour sa fidélité aux principes de sa religion, car à cause des circonstances où il se trouvait, il aurait pu obtenir le pardon. C'était un garçon simple et aimable, et je me demandais de quel crime on pouvait bien l'accuser ; le lendemain matin il fut emmené et mis à mort.

Nous nous dirigions maintenant du côté de Kiangkow, dont nous n'étions séparés que par trois ou quatre étapes. On ne nous faisait pas toujours suivre la grand'route, ce qui allongeait la distance. Ce fut surtout le cas le dernier jour ; pendant des heures, on nous fit longer la crête d'une montagne où il n'y avait qu'un étroit sentier. Parfois, nous apercevions les vallées s'étendant des deux côtés au pied de la chaîne. Le bruit courait que nous nous dirigions vers une certaine ville, aussi les quelques passants que nous croisions étaient-ils toujours interrogés sur la distance qui restait à parcourir, et les réponses étaient régulièrement une estimation approximative et fausse par surcroît. « Huit kilomètres » disait l'un et nous avons continué avec un beau courage. Après avoir couvert ce qui nous paraissait être nos huit kilomètres, nous demandions de nouveau : « Quelle distance ? » - « Huit kilomètres » répondait-on !... Tout à coup la ville fut en vue ; elle était tout au fond dans la vallée, au bord de la rivière. Il fallut entreprendre une rude descente, mais avec le but devant nos yeux, la lassitude fut oubliée. Tandis que nous descendions je fus surpris d'entendre un camarade chanter : « Le ciel est ma patrie. » Il se souvenait tout à coup de ce cantique entendu à Sangchih, mais comme il en avait oublié une partie, il vint me demander de lui aider à compléter ses souvenirs.

Il fut de nouveau nécessaire de passer l'eau avant d'arriver à la ville. Comme j'étais très fatigué par la longue étape que nous venions de fournir, il me fut très pénible de grimper sur la berge opposée. Sans nous attarder dans les rues, on nous conduisit directement au « Yamen » (Hôtel de ville) où une jolie chambre avec un lit nous fut accordée, mais en compagnie d'autres prisonniers. De nouveau nous eûmes l'espoir de pouvoir nous reposer pendant une longue période. Cet espoir grandit encore, quand on nous fit changer deux fois de logement ; il fallut reprendre le travail au crochet ; cette fois-ci je devais confectionner un vêtement pour le magistrat auxiliaire Wang, qui avait perdu le sien. Comme il désirait l'avoir au plus vite, il me demanda de le commencer avec de la laine rouge foncée sauvée quand nous nous étions enfuis de Supu. Il n'y avait pas assez de laine et je l'en prévins, mais il insista pour que je commence, et il me promit de m'en donner encore plus tard. Il ne put en trouver de même couleur ; il m'apporta donc ce qu'il put obtenir, une immense pelote de laine bleu-clair, rose et jaune. Je fis de mon mieux pour mettre un peu d'harmonie dans ces teintes aussi variées, mais cela encore fut impossible, car au lieu de m'apporter tout à la fois, il me les donna en livraisons successives. Une fois fini, c'était un chandail de plusieurs couleurs du plus curieux effet. Le magistrat déclara que cela n'avait aucune importance, car il voulait le porter sous ses autres habits et désirait seulement en obtenir la chaleur nécessaire.

Comme dans d'autres occasions, quand nous étions logés dans des bâtiments publics, toutes les traces du Kueh-Min-Tand. (parti nationaliste) furent effacées. Avant qu'elles disparussent, nous eûmes l'occasion de lire quelques nouvelles affiches, publiées par la « Campagne de la nouvelle vie ». Alors seulement, je compris le caractère agressif de cette oeuvre. Nous avons pu lire quelques-unes de leurs proclamations. « N'ayez pas plus de huit plats, quand vous avez une fête » - Levez-vous de bonne heure ! Baignez-vous souvent ! Faites beaucoup d'exercice ! Soyez beaucoup à l'air frais ! Vivez simplement ! etc. Ces instructions étaient absolument en accord avec les principes des rouges, mais elles furent arrachées parce qu'elles étaient affichées par des ennemis. De plus, on avait tellement déprécié les forces gouvernementales aux yeux des camarades, que de telles affiches risquaient de les désillusionner.

Nous étions là depuis trois jours, quand une proclamation causa de grandes réjouissances dans le camp. Shihisien était tombée au pouvoir des rouges, trois Européens avaient été faits prisonniers, et on avait pris 30.000 dollars. Comme on nous alignait dans la cour du yamen en vue du départ, le juge Wu me fit signe d'approcher et il me dit en riant : « Trois étrangers ont été capturés, vous allez donc avoir des compagnons, maintenant. » Puis il me demanda : « Avez-vous jamais été à Shihtsien ? Pensez-vous que ces prisonniers soient de la même mission que vous ? »

Shihtsien est à trois journées de voyage au nord de Chenyüan, répondis-je, et notre mission n'a là qu'une annexe. Mais je sais que les catholiques romains y ont une oeuvre très importante ; c'est la branche allemande de la société du Sacré-Coeur ; il est possible que les captifs soient des catholiques romains.

Quand nous avons quitté la ville, il pleuvait, et nous avons parcouru les rues lentement. J'avais appris que l'église évangélique de Tungjen avait ici une annexe, je regardai donc avec attention du côté gauche de la rue tandis que nous passions près de là. La porte d'entrée était fermée, je n'ai pas pu voir si cette maison avait souffert du pillage.

Dans le courant de l'après-midi, nous arrivâmes dans une grande ville où se tient le marché. On prétendait toujours que je ne pouvais pas monter mon cheval, j'étais donc épuisé avant d'arriver au marché ; mais le gardien m'encouragea en me disant que très probablement nous ferions là une halte de quelque durée.

Nous restâmes dans la rue tandis que nos logements nous étaient préparés ; mais juste au moment où nous allions entrer, l'ordre fut donné de continuer. Très découragés, nous avons repris la route le long des rues encombrées du marché et continué plus loin, au delà de la ville. On nous fit arrêter à un kilomètre de distance seulement, et on nous logea dans un groupe de maisons de campagne.

Nous avions surnommé les trop célèbres greniers le « Yang tang-tsi » (maison étrangère). Le moi suggérait à l'esprit des camarades, une grande construction de briques avec une véranda et ses grandes fenêtres vitrées.
Le logis qu'on nous avait accordé était divisé en deux parties. La partie vide était juste assez vaste pour permettre à trois d'entre nous de s'y coucher. Elle échut à messieurs Li, Keng et moi, tandis que quatre ou cinq autres prisonniers furent enfermés dans l'autre partie, qui était déjà à moitié remplie par du riz non décortiqué. Le gardien s'installa dehors et fit un bon feu ; il nous permit de nous en approcher pour le reste de la journée.

Au matin, nous eûmes de la joie en apprenant que nous nous reposerions encore pendant un jour. Mais un arrêt de ce genre était toujours l'occasion d'amener de nouveaux prisonniers ; comme on désirait nos chambres pour eux, on nous emmena ailleurs. Nous nous demandions toujours, naturellement, si le changement serait avantageux ou non. Cette fois, nous avions un autre « Yang fang-tsi » qui s'ouvrait dans une alcôve où des propriétaires fonciers, récemment capturés étaient enfermés avec d'autres hommes, des femmes et des enfants.




1) Monnaie chinoise en laiton. 
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