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Je repris le vêtement
inachevé pour y ajouter les quelques points
qu'il y manquait encore. Quand je le remis au
quartier-maître, il ne cacha pas la sympathie
que ma situation lui inspirait. L'ordre me fut
donné de quitter le refuge et je fus
ramené dans ma chambre ; à la
porte, je rencontrai d'autres prisonniers qui,
renseignés en une certaine mesure sur nos
circonstances, désiraient savoir au juste
pourquoi un seul avait été mis en
liberté. « M. Hayman racontera
tout à vos amis ; il pourra les engager
à donner l'argent nécessaire et,
bientôt, vous aussi, vous serez
libre », disaient-ils en manière
de consolation ; leurs efforts pour essayer de
m'encourager étaient
émouvants.
« Il n'est pas
nécessaire de me consoler,
répondis-je, j'ai déjà
été soutenu par un Ami que vous ne
voyez pas, mais qui est pourtant le meilleur des
amis, meilleur encore que celui qui vient de me
quitter. » Ils savaient que je parlais du
Seigneur Jésus, Celui qui a fait ces belles
promesses : « Je ne te laisserai pas
et je ne t'abandonnerai pas ! »
Celui qui a dit aussi. « Voici, je sais
avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du
monde. »
Arrivé dans ma chambre, je pris
mon livre « Des sources dans le
désert » et je me mis à
lire le message du dimanche. Il
était direct et si bien
approprié : « Écoutez
ce que dit le juge inique. Dieu ne vengera-t-Il pas
ses élus qui crient à Lui jour et
nuit, et tardera-t-Il à leur
égard ? je vous le dis, Il leur fera
promptement justice. »
Puis je me mis à inspecter les
menus objets laissés par M. Hayman. Il
m'avait laissé un dollar et un peu de petite
monnaie, les linges de toilette et les biscuits
qu'il m'avait persuadé d'accepter. Nous
avions mis le dollar dans le havresac suspendu
à la paroi, mais il n'y était plus.
Aussitôt je pensai aux boîtes de lait
condensé et à la disparition de
quelques-unes. Celui que nous avions
soupçonné alors avait
été dans la chambre, ce
jour-là, ainsi j'avertis le capitaine des
gardes.
« C'était de la
négligence de le laisser traîner
ainsi », gronda-t-il, et, sans autre, il
poursuivit son chemin avec
indifférence.
- Toi, dis-je au gamin, tu feras bien
d'avouer et de me le rendre ; dans ce cas, je
ne dirai plus rien, sinon les choses pourraient mal
aller pour toi ! » Il protesta avec
véhémence, déclarant que
jamais idée pareille n'avait effleuré
son cerveau, et qu'il était tout à
fait innocent.
« Il est peut-être
tombé derrière le lit »,
suggéra-t-il au bout d'un moment.
Aussitôt il se débarrassa de sa
tunique, rampa sous le lit, et, après avoir
cherché un peu, il ressortit tenant l'argent
dans sa main, et il ne fut plus question de
l'incident.
Le repas du soir fut servi, et de
nouveau des préparatifs de départ
semblaient être faits. Quelqu'un fut
envoyé pour voir si j'avais des chaussures
convenables pour la marche et je reçus une
paire de sandales de paille. Nous n'étions
jamais avertis de ce qui se préparait, mais
parfois, on laissait passer une allusion ;
cette fois-ci il devint évident que nous
partirions le lendemain. C'est pourquoi je
préparai tous mes bagages, je bouclai mon
havresac, si bien que le matin suivant je n'eus
qu'à emballer ma literie. Le petit
garçon voleur dormit cette nuit-là
avec moi, pour bénéficier de mes
couvertures, car il n'en avait point. Longtemps
avant l'aube, on l'appela, et il fut
libéré. Avant de partir, il promit de
porter mes bagages, et je me
demandais ce qui allait se passer. Je fus de
nouveau réconforté par le message de
« Des sources dans le
désert » : Heureux celui qui
ne se scandalisera pas à cause de
moi.
Le déjeuner fut apporté
vers quatre heures du matin, et suivi d'une longue
attente, pendant laquelle les autres prisonniers
firent un immense feu pour brûler toute notre
provision de bois. Un gardien vint chercher ma
literie et mes bagages, mais il me laissa ces
derniers en disant : « Je vais venir
les prendre dans un instant. » Ces deux
fardeaux auraient dû être placés
sur le cheval, mais on l'avait déjà
chargé d'un ballot de papier ; dans ces
conditions, il m'était bien difficile, pour
ne pas dire. Impossible de le monter. Je fus donc
obligé de porter mon propre paquet ;
malgré cela, il me fut possible de me
maintenir au pas de mes compagnons, quelle que fut
la vitesse de la marche. En un certain sens,
j'étais soulagé de quitter Sangchih
avec ses souvenirs pénibles, et de m'en
aller dans la campagne.
Pendant l'après-midi, je fus pris
d'une crise de malaria, et il me fut impossible de
garder mon rang. J'avais un peu de quinine, et l'un
des gardiens me fit prendre du sel volatil, ce qui
me soulagea beaucoup. Le Seigneur dans son amour,
veillait à me donner des geôliers
bienveillants, j'en avais la certitude. L'un
d'entre eux était connu sous le nom de
« Chinois-étranger »,
car quoique rasé de près, sa barbe
noire était tout à fait visible, et
donnait à sa figure l'apparence masculine
d'un étranger, au lieu de l'air
efféminé du visage imberbe de la
plupart des Chinois. Quand il me vit
réellement malade, il me permit de me
reposer, et nous sommes ainsi restés en
arrière. Pour plus de sûreté,
son chef de section resta près de nous. Dans
leur bonté, ils me
débarrassèrent de mon havresac et de
mon parapluie, et ne me laissèrent
absolument rien à porter. J'étais
impressionné par tous ces égards,
sachant combien lourd était
déjà le fardeau des soldats rouges.
Leur fusil à lui seul doit bien peser dix
livres.
En arrivant au village, ils
montrèrent un peu de déplaisir, car ils ne
purent pas trouver tout de suite le cantonnement
assigné à notre compagnie.
Généralement, le nom de chacune
d'elles est inscrit à la craie, sur la porte
de la maison qui lui est destinée. Les
caractères indiquant la nôtre se
trouvaient sur une pierre à
côté d'un pont ; fallait-il le
traverser pour trouver notre logis dans les maisons
situées sur l'autre rive, ou devions-nous
tourner à gauche et suivre la route longeant
la rivière ? Finalement il fui
décidé de traverser le pont, mais
après avoir vainement cherché notre
logement, il nous fallut revenir sur nos pas. Il
faisait déjà nuit quand enfin nous
fûmes à bon port. On m'avait promis un
cheval, mais je dus parcourir toute l'étape
sans avoir même aperçu
l'animal.
Le capitaine des gardes était
très anxieux à mon sujet et, de
nouveau, on me promit une monture pour le jour
suivant. je partageais sa chambre, ce
soir-là, et j'eus l'avantage de me
réchauffer auprès d'un bon feu de
charbon de bois. Nous partîmes à
l'aube, mais le cheval promis était encore
chargé de papier, de literie et de bagages,
et sur les quarante kilomètres de
l'étape de ce jour, je n'en fis que huit
à cheval ; par surcroît, nous
avons été pris par la pluie, et la
boue du chemin rendit la marche plus
difficile.
Ce soir-là on mit tous les
prisonniers dans le logis habituel, un grenier.
Nous n'étions plus que treize et les
privilégiés étaient au nombre
de cinq : Li, Keng, un lieutenant de
l'armée rouge, un camarade et
moi-même. Le grenier était
divisé en sections, et l'espace situé
sur le devant nous fut échu, mais
c'était tellement exigu qu'il était
impossible de s'étendre de tout son long.
Notre situation était très critique
à cause de notre nombre et de nos
vêtements mouillés. Le capitaine avait
sûrement reçu l'ordre de prendre soin
de moi, car il m'invita à m'approcher du feu
pour sécher mes habits ; il m'offrit
aussi une tasse de leur thé bouillant. Pour
le souper on me donna un plat de foie, en plus de
ce que reçurent les autres prisonniers.
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notre cuisinier |
Messagers de la station de M. Becker |
TING |
Des avions nous avaient suivis, mais ils ne
firent rien d'autre que de nous
surveiller. Le second jour, au moment où les
aéroplanes étaient attendus, nous
nous sommes réfugiés dans un bosquet
de pamplemousses. Ses arbres étaient
chargés de fruits, mais comme on ne savait
pas s'ils étaient ou non la
propriété d'un bourgeois, on donna
l'ordre de ne pas y toucher. Bientôt une
femme apparut et se mit à vendre des
pamplemousses. J'étais très
altéré et j'en achetai un ; bien
que ce fruit soit très gros, je le mangeai
tout entier et ce fut très
rafraîchissant.
On nous fit attendre pendant un certain
temps, puis, comme aucun aéroplane
n'était signalé, on nous ordonna de
reprendre notre route, mais nous n'étions
pas encore sortis du verger qu'une nouvelle alarme
fut donnée. L'avion fondit sur nous si
rapidement que nous eûmes juste le temps de
nous étendre sur le sol,
protégés par les arbres. L'aviateur
avait découvert notre refuge, il
décrivit un ou deux cercles au-dessus du
bosquet et, descendant très bas, il
lança deux bombes. Il répéta
plusieurs fois la manoeuvre, laissant tomber des
obus à chaque occasion. Nos deux gardiens et
M. Keng s'abritaient sous le même arbre que
moi ; ils étaient évidemment
très effrayés.
« N'avez-vous pas peur ? »
me demanda M. Keng.
- Mon Ami invisible me protège,
répondis-je.
- Vous devriez m'apprendre à
prier aussi ! conclut-il. Pendant cette alerte
un homme et un cheval seulement furent
tués.
Vers cette époque, je ressentis
une douleur dans la jambe gauche ; elle
n'était pas simplement causée par la
fatigue. Le cheval transportait toujours son ballot
de papier, et je ne pouvais le monter que pendant
de courts moments. Je gravis avec une grande
difficulté les escaliers de la maison
où, je devais passer la nuit ; le juge
et sa femme s'en aperçurent. On ne nous
avait pas encore assigné notre
chambre ; le général Chang
était assis dehors et il, me fit signe de
venir prendre place à côté de
lui. Je le fis et nous avons pu nous entretenir
sans être interrompus par les gardiens.
- Alors, maintenant, continuez-vous
à prier votre Dieu ? Et croyez-vous
pouvoir supporter encore longtemps une telle
vie ? me demanda-t-il.
- Ayant été
protégé par la main de Dieu,
répondis-je, je continue à me confier
en Lui, et si c'est sa volonté, Il
continuera à me soutenir, quelles que
puissent être les épreuves de
demain.
- Tout le monde a remarqué
l'amour qui vous unissait à M. Hayman ;
vous devez souffrir beaucoup de son
absence.
De nouveau je rendis témoignage
à la présence réelle de l'Ami
que j'avais en Jésus mon Sauveur. La femme
du juge passait en ce moment ; elle comprit le
sujet de notre conversation et manifesta sa
surprise de ce que ma foi ne m'eût pas
abandonné.
- Il prétend avoir un Ami
invisible qui le soutient, lui expliqua le
général.
Elle se moqua naturellement de la
vérité en disant :
- Oh ! ce n'est que de la
superstition !
Ce soir-là, on m'envoya quelqu'un
pour s'enquérir de mes membres malades.
« Je crois que c'est du
rhumatisme ! » dis-je, et le
camarade me répondit :
« Demain le ballot de papier ne sera plus
sur le cheval et vous pourrez le monter plus
longtemps. Cette fois-ci mes gardiens tinrent
parole, le papier fut mis ailleurs pour la courte
étape de ce jour.
- Me prêtez-vous votre cheval pour
un bout de chemin, me demanda le capitaine, je ne
me sens pas très bien. Je consentis
naturellement aussitôt. À ce
moment-là nous ne savions pas la longueur de
la route qu'il nous restait à faire.
Le chemin était étroit et
tortueux et le capitaine partit un peu en avant.
Tout à coup nous avons entendu crier au
secours. Au tournant du chemin, nous avons compris
ce qui était arrivé. En cet endroit
de grosses roches glissantes couvraient la pente
raide conduisant du sentier vers une cataracte
située un peu en dessous. Une haie
d'épines protégeait le bord de l'eau.
Le cheval avait glissé
sur cette rampe polie, mais heureusement son pied
fut arrêté par les broussailles
épineuses, tandis que le capitaine
réussissait à se maintenir en selle.
Cette situation critique jeta tout le monde dans
une grande inquiétude ; des secours
furent aussitôt organisés afin de
tirer de ce mauvais pas le cheval et son cavalier.
Mais mon gardien me fit avancer et je ne vis pas la
fin de l'aventure : « C'est une
bonne chose que le capitaine et non pas vous soit
sur le cheval », déclara mon
conducteur.
Nous avons fait une halte pendant la fin
de cette journée et la nuit suivante, mais
l'avant-garde continua. Quand je témoignai
ma sympathie au capitaine à cause du danger
qu'il avait couru, il me dit : « Me
laisserez-vous monter une partie de la
journée de demain ? Je crois que nous
aurons une très longue
étape ! » Et l'étape
fut longue en effet, car on calcula quelle
était de quatre-vingts kilomètres au
moins. Mes membres étaient tellement
enraidis par le rhumatisme, que malgré mon
désir de laisser ma monture au capitaine, je
fus forcé de chevaucher pendant toute la
journée.
La nuit nous surprit avant notre
arrivée à destination ;
malgré cela on nous fit continuer. Notre
sentier longeait une large rivière et on
nous dit qu'il faudrait passer un pont avant
d'atteindre la ville. Quand les torches de ceux qui
nous précédaient
éclairèrent le pont, nous vîmes
qu'il était de construction très
fragile et qu'un cheval ne pourrait jamais y
passer.
L'endroit favorable au passage d'un
cheval n'était pas très visible, mais
notre conducteur allait en éclaireur et il
fit entrer les chevaux dans un haut-fond. Mais
avant d'atteindre l'autre rive, la profondeur de
l'eau avait augmenté, si bien que
j'étais mouillé jusqu'à la
ceinture. La literie attachée à la
selle n'échappa pas à ce bain
forcé. Le cheval se hissa sur la berge
opposée et nous reprîmes notre rang
dans la colonne. Ce soir-là il me fut
impossible de faire sécher mes
vêtements, ce qui n'aidait en rien à
guérir mes douleurs rhumatismales.
Le jour suivant, les camarades
étaient pleins d'entrain, car ils
espéraient arriver dans la grande ville de
Supu.
Une étroite route pour autos y
conduisait, et dut être la bienvenue pour nos
montures fatiguées.
Je fus de nouveau forcé de
chevaucher la plus grande partie du jour, mais vers
midi, on me demanda si je céderais ma
monture à l'un des chefs de section qui
était très malade. J'avançais
si lentement qu'un mot fut envoyé au chef de
section qui était en avant, pour lui dire
d'attendre afin que je puisse reprendre le cheval.
Quand nous fûmes à huit
kilomètres de la ville, on lui redonna ma
monture et je dus faire à pied le reste de
la route ; mais on me permit de prendre mon
temps et, comme je souffrais beaucoup, j'arrivai
deux on trois heures après les
autres.
Je les trouvai tous installés
dans un immense bâtiment dont les nombreuses
chambres ouvraient sur une cour. On me conduisit
dans une grande pièce complètement
dépourvue de mobilier. De l'autre
côté de la cour, dans deux petits
greniers, se trouvaient quelques autres
prisonniers, et, près de la porte de l'un
d'eux, étaient assis Keng et Li ; ils
avaient l'air absolument déprimés,
mais avant le soir ils furent amenés dans ma
chambre avec le lieutenant déjà
mentionné.
Les camarades se mirent bientôt
à déchirer toutes les proclamations
affichées par le parti du peuple pour les
remplacer par leurs placards et leurs mots
d'ordre.
Avant l'heure d'aller dormir, ils nous
apportèrent quelques chaises, un brasier et
un peu de paille pour le lit. Nous avons dormi les
quatre ensemble et aucun d'entre nous n'avait trop
d'objets de literie.
Des maisons de commerce et des
résidences privées doivent avoir subi
de grandes pertes, par le pillage, car de nombreux
soldats faisaient de fréquentes incursions,
et revenaient chargés de paniers et de
caisses remplis d'objets confisqués.
C'étaient des vêtements, des
chaussures, des pièces d'étoffe et de
soie, ou parfois c'étaient des articles
divers pris dans de riches maisons. Tandis qu'ils
apportaient le butin, on aurait cru, tout d'abord,
que c'était la propriété de
tout le monde, car chacun s'en allait en emportant
un
objet de
son choix. Il sembla pourtant, plus tard, que ce
procédé n'était pas
autorisé, quand Fu-flong (riche fermier),
jeune homme de dix-sept ans,
considéré comme un favori du juge,
s'appropria sans permission une paire de
chaussures ; pour cet acte il fut mis en
prison, mais sa captivité ne dura qu'une
quinzaine, car il s'agitait, il fulminait, allant
jusqu'à écrire au juge que la vie en
prison lui était insupportable et qu'il
préférait être
tué.
Pendant que nous étions
là, un verger fut mis en coupe
réglée et un chargement de mandarines
fut apporté. Tout d'abord l'un ou l'autre
des gardiens m'en passèrent quelques-unes,
puis le juge lui-même m'en envoya une
demi-douzaine, nous étions donc bien nourris
dans cet endroit.
La prise de cette ville avait
été évidemment inattendue, car
plusieurs capitalistes et propriétaires
fonciers furent capturés et retenus en vue
d'une rançon. Le bureau de poste fut
pillé et dans le courrier se
trouvèrent quelques journaux anglais. On me
demanda de traduire en chinois les nouvelles
intéressantes de ces publications, car mes
ravisseurs voulaient en avoir la copie ; ce
travail m'occupa plusieurs heures chaque jour.
Dès le premier jour, le secrétaire
était trop occupé pour pouvoir
continuer cette tâche, et il la passa au
major Swen. Comme ce dernier partageait le quartier
du général Chang et du major Wang,
j'eus de nouveau quelques relations avec ces
messieurs.
En lisant les journaux je fus mieux
renseigné sur ce qui se passe dans le monde
en général et, pour la
première fois, j'entendis parler du conflit
italo-abyssin. La cinquième
conférence annuelle du
« Kueh-Min-Tang » (parti du
peuple) était justement en séance et
les communistes désiraient savoir quelles
étaient les décisions prises et quels
candidats seraient élus aux
différents postes. Un jour, nous
étions encore occupés de notre
traduction, quand le dîner fut
annoncé, et le général Chang
m'invita à manger avec eux ; il avait
acheté un gigot de mouton qu'il voulait
ajouter au régime ordinaire. C'était
un plaisir de pouvoir converser avec un homme ayant
des horizons plus vastes que la
plupart de ceux qui m'entouraient
habituellement.
Le lendemain le général
avait du riz glutiné au sucre, et comprenant
évidemment que je n'avais pas les
mêmes possibilités que lui de faire
des extras, il m'en envoya tout un bol.
Dans le butin pris aux habitants se
trouvait une assez grande provision de farine
blanche, moulue d'après la méthode
des étrangers, alors le juge Wu engagea un
captif de la province de Honan pour fabriquer du
pain cuit à la vapeur. Désireux,
semblait-il, de me conserver en bonne santé,
il m'en envoya quatre. M. Keng, qui venait du Nord,
regardait ces petits pains avec des yeux brillants
de désir, car ils constituaient sa
nourriture principale. Naturellement que je les ai
partagés avec lui et M. Li. Si seulement
nous avions eu du beurre, nous aurions pu nous
régaler de tartines.
L'incident suivant peut donner une
idée du changement néfaste de la
situation des jeunes filles en Chine. Tandis que
j'étais assis à la table avec le
major Swen, toujours occupé de ma
traduction, une fille camarade d'une douzaine
d'années, fit irruption dans la chambre pour
voir l'étranger. Elle portait une casquette
à longue visière, et elle me salua en
ces termes : « Eh ! bien,
longue barbe, je suppose que tu ne trouves pas
aussi agréable de vivre ici que dans une
maison étrangère. Comment
t'appelles-tu ? » En entendant ce
langage vulgaire et en voyant la peinture rouge qui
couvrait son visage, je fus abasourdi et je ne
répondis rien. « Qu'as-tu donc,
ajouta-t-elle avec impertinence, es-tu
muet ? » Au lieu de l'engager
à se taire, tous les camarades avaient l'air
de la trouver très intelligente et ils
étaient grandement amusés de sa
hardiesse.
Après une incursion dans une
église catholique, les rouges
apportèrent dans le camp quelques-uns des
objets qu'ils avaient pris. Il s'y trouvait
entr'autres, une statue du Christ crucifié,
les bras étendus, le front couronné
d'épines. On l'avait enlevée d'un
crucifix de deux mètres de haut environ. En
s'amusant beaucoup, ils me l'apportèrent
pour me la montrer. « Adorez-vous
cela ? » demandèrent-ils. Je ne
pus que répondre : « C'est un
tort de faire une telle représentation, et
c'est en cela que nous, protestants, nous
différons des catholiques romains, nous ne
faisons jamais aucune représentation de
notre Sauveur. »
Comme ils étaient disposés
à s'amuser de tout, je ne me sentis pas
libre de leur parler plus longuement de ces sujets
sacrés. Ils s'en allèrent donc, mais
bientôt fatigués de leur nouveau
jouet, ils le laissèrent à un autre
groupe de camarades, et revinrent pour s'informer
de ce que cela pouvait bien être. Maintenant,
ils étaient plus sérieux et je leur
dis simplement. « Dieu ne nous permet pas
de faire une telle représentation de Christ,
mais il n'en reste pas moins vrai qu'Il fut
cloué à la croix, c'est un fait
historique.
- Pourquoi dut-Il souffrir
ainsi ?
- Pourquoi porte-t-Il une couronne
d'épines ? Telles étaient les
questions élémentaires qu'ils me
posaient, montrant par là, leur totale
ignorance de ce qu'est la personne du Sauveur et de
l'histoire de sa crucifixion. Alors je
continuai : « Notre Seigneur
lui-même était sans
péché, mais Il fut chargé des
péchés du monde entier, et Il les
porta tous, les vôtres et les miens, et par
Lui seul nous pouvons en recevoir le pardon. Cette
suppression de nos péchés nous permet
d'avoir une place au ciel. » Tout en
écoutant ces saintes vérités,
ils devenaient plus sérieux, et moins
enclins à tout tourner en ridicule.
Comme nous paraissions être
établis là pour un certain temps, on
me demanda de confectionner des vêtements au
crochet. Un officier me fut présenté
par le magistrat auxiliaire Wang ; il
était porteur d'une immense provision de
laine rouge foncé (produit d'un pillage,
naturellement) et il me demanda de lui faire un
chandail. Ce travail, joint à la traduction
déjà entreprise, m'occupa tellement,
que les jours passèrent rapidement ;
malgré cela le moindre mouvement me causait
de fortes douleurs dans les jambes, et le
rhumatisme s'aggravait, à mesure que le
temps passait.
Une certaine incertitude quant à
la durée de notre séjour dans cette ville,
semblait flotter dans l'air. Un jour, le jeune
homme qui était responsable de notre
bien-être, nous apporta quelques
vêtements et des morceaux d'étoffe,
pour que nous puissions, nous, les quatre
prisonniers privilégiés, nous
confectionner des sandales de drap ou tout au moins
les faire confectionner. Parmi ces objets, il y
avait une chemise chinoise en solide Shantung de
soie ; elle était vraiment en trop bon
état pour être mise en pièce,
et comme elle était de qualité
certainement supérieure à celle que
je portais, je fis l'échange, heureux de
mettre de côté l'ancienne avec tous
ses habitants.
Ainsi se passèrent huit ou neuf
jours ; entre temps, on nous avait pris notre
chambre pour loger quelques visiteurs et on nous
avait donné une longue pièce
étroite. Nos havresacs étaient
à l'entrée du grenier dont cette
partie était notre chambre à manger,
car nos lits étaient tout au fond de la
pièce. Le lieutenant avait été
relâché, nous n'étions donc
plus que trois pour dormir, mais même alors
nous étions encore bien serrés.
Fu-Hond. était avec nous, mais il
dédaigna de partager notre couche, ne
voulant pas, disait-il attraper de la
vermine ; ainsi il dormit à nos
pieds.
Le gardien était assis devant
l'entrée, et comme il faisait froid, il
avait habituellement du feu. Pendant la
journée on me permettait de m'en approcher
pour travailler, ainsi je ne souffrais pas du
froid.
Une après-midi, aux environs de
quatre heures et demie, alors que nous attendions
notre repas du soir, le juge Wu accompagné
de son garde de corps, passa devant notre chambre.
À peine était-il entré dans le
bâtiment, que les camarades reçurent
l'ordre de lever le camp. Ce fut le signal d'une
confusion générale. Les rouges
couraient de ci, de là, arrachant de la
corde les vêtements mouillés qui
avaient été mis à
sécher, saisissant les possessions, ou
faisant de gros paquets du butin récemment
acquis.
Les gardiens nous pressèrent tant
de partir que je n'eus que le temps d'empoigner mon
havresac suspendu au mur et de les suivre.
Heureusement que mon livre « Des
sources dans
le désert » y était
avec les autres choses, mais tout le reste,
périodiques, vêtements de rechange,
literie, dut être sacrifié, de
même que la laine destinée à
confectionner des vêtements.
On nous fit sortir par une porte de
derrière conduisant près d'une
colline. On essaya de me faire avancer rapidement,
mais à cause de la terrible douleur que je
ressentais dans les jambes, le gardien dut presque
me porter. On le surnommait le
« Romain » parce qu'il avait
été en service chez des Pères
espagnols et connaissait quelque chose des coutumes
européennes. C'était un grand et fort
garçon, mais même avec son assistance,
je n'avançais que lentement et avec peine.
En constatant ma difficulté de marcher et
probablement soucieux de me conserver en vue de la
rançon, le juge commanda de me donner un
cheval, en attendant l'arrivée du mien et de
son conducteur. Dans l'excitation et la confusion
du départ, ce dernier ne m'avait pas encore
repéré.
Nous suivions l'étroite route
pour autos, par laquelle nous avions
pénétré dans la ville, et
contrairement à notre manière
habituelle de marcher un à un, la route
offrait l'étrange tableau d'une masse
d'hommes et d'animaux se bousculant l'un l'autre.
À quelque distance de la ville, nous avons
atteint un pont de bois où on ne pouvait
passer qu'un à la fois, et à
l'entrée duquel il fallut bien
s'arrêter. Après avoir traversé
le pont, le sentiment de panique disparut ; on
nous fit entrer dans un champ pour
réorganiser la colonne, et nous y sommes
restés jusqu'à la nuit.
Les criminels et les
propriétaires prisonniers furent
emmenés avec nous ; ils étaient
tous liés de cordes. L'un d'entre eux venait
de Hankow et parlait couramment l'anglais. Il parut
surpris de voir un Européen parmi les
captifs. Je ne sais pas de quel crime ce monsieur
était accusé, mais après cette
première rencontre, je ne l'ai plus
revu.
Nous l'avions échappé
belle, évidemment, et nous avions
été bien près d'être
encerclés par les troupes du
gouvernement ; en quittant la ville nous
pouvions entendre le bruit de la
fusillade. Mais le danger n'avait peut-être
pas été aussi grand que nous l'avions
pensé au premier abord, car les cuisiniers
purent retourner à leur cantonnement et
sauver le repas du soir qu'ils nous avaient
préparé et qui nous fut servi en
plein air.
À la nuit nous nous remîmes
en marche. Laissant la grand'route, on nous fit
prendre un étroit sentier courant à
travers les rizières. Après avoir
parcouru un ou deux kilomètres, notre
compagnie arriva dans une ferme où on nous
permit de nous reposer, sans toutefois ouvrir nos
bagages ou installer nos lits. Cette défense
ne me concernait en aucune façon puisque
j'étais dépourvu de tous ces objets.
La chambre où l'on nous conduisit
était meublée de deux grands bancs
sur lesquels nous nous sommes étendus pour
essayer de dormir, mais peu après minuit, on
nous fit lever pour continuer notre voyage.
Des avions nous suivirent au cours des
premiers jours, ce qui nous obligeait à
chercher des abris pendant une grande partie de
chaque journée. Une fois, on nous cacha dans
un moulin qui était assez confortable, mais
quand les aéroplanes étaient
signalés, nous devions descendre dans un
bas-fond, où se trouvait l'eau qui
actionnait le moulin ; nous en avions
jusqu'aux genoux et nous devions rester là
pendant tout le temps que les avions nous
survolaient.
Un soir, on nous fit loger dans la
maison d'un riche fermier, et parmi le butin
ramassé se trouvait une mince natte de
feutre rouge employée dans les mariages et
en d'autres occasions. « Pouvez-vous vous
servir de cela ? » me dit le juge
auxiliaire Wang en se tournant vers moi ;
apprenant que je n'avais pas de literie, il me
passa cette natte.
Il commençait à faire tout
à fait froid ; mes vêtements et
mes objets de literie étaient loin
d'être suffisants. En gravissant une pente,
nous avions été surpris par une chute
de neige. Pendant trois jours, nous fûmes
logés dans une maison au penchant d'une
colline. Notre chambre à coucher
était une petite pièce, remplie de
courants d'air, avec de larges fentes entre les
planches. Chaque matin, il
fallait se préparer à partir, et
pendant toute la journée, nous attendions
l'ordre de nous mettre en marche, si bien que nous
étions continuellement en suspens.
Quand il y avait de la place, le
capitaine des gardes nous invitait avec
bienveillance à nous approcher de son feu
allumé dans la chambre voisine. Souvent, le
sujet de la conversation roulait sur les
étrangers. L'un d'eux me posa la question
habituelle : « Combien y a-t-il de
pays dans le monde ? » Je retournai
la question en lui disant :
« Combien pensez-vous qu'il y en
a ? » - « Cinq,
répondit-il ; Chong-Kueh (royaume du
milieu), Ti-Kueh (pays impérialiste),
Wai-Kueh (pays étranger), Yang-Kuch (pays
exotique) et Rih-Pen (japon). Au point de vue
strictement exact, Wai-Kueh et Yang-Kueh ont la
même signification, mais par l'usage ils ont
pris une légère
différence. »
Après une petite leçon de
géographie mondiale, quelqu'un me
demanda : « Quelle est la distance
qui sépare votre pays de la
Chine ? » - « Quarante
mille Li », répondis-je ;
alors ils se mirent à calculer combien il me
faudrait de temps pour parcourir à pied
cette distance (car la marche est leur principal
moyen de locomotion) et ils ont découvert
qu'il me faudrait deux ans.
« Pourquoi êtes-vous
venu en Chine ? » était une
de leurs questions naturelles et j'avais ainsi
l'occasion de les
évangéliser.
Leurs vues politiques les ramenaient
encore à demander : « Quels
sont les avantages que vous avez à servir le
vrai Dieu ? »
- Il est assez puissant pour nous donner
un coeur nouveau, répondis-je ; vos
principes communistes d'égalité, de
justice et de fraternité universelles
paraissent bien beaux, mais même si une
semblable révolution pouvait
s'opérer, le coeur de l'homme resterait
égoïste et trompeur. Vous cherchez
à établir la justice par
l'extérieur, quand la solution du
problème consiste à changer et
purifier le coeur de l'homme. »
Le froid s'établit et continua
à sévir pendant plusieurs
jours ; en une certaine occasion, tandis que
nous escaladions une très haute colline, le
chemin se trouva tout à coup recouvert de
glace, ce qui obligea tous les cavaliers à
mettre pied à terre. Plus nous montions,
plus la couche était épaisse. Le
cheval qui me portait se traînait
péniblement, tout en s'efforçant de
gravir cette pente escarpée et glissante,
mais il avançait si lentement que le gardien
se fâcha et il se mit à m'injurier en
prononçant toutes les malédictions et
tous les jurons qu'il estimait devoir me revenir.
Enfin, j'essayai de marcher, mais nous avancions
encore plus lentement ; on me fit remettre en
selle, et j'entendis le domestique faire cette
réflexion ; « Heureusement
que j'ai fait ferrer le cheval ce matin, sans cela
il ne pourrait pas remonter ! » Mais
moi je pensais que la bonté du Seigneur y
avait pourvu d'avance ! En arrivant au sommet,
nous étions considérablement en
arrière des autres, nous avons donc dû
faire une rapide descente, sans parler des dangers
que nous avons couru de ce fait ; mais nous
avons enfin rejoint la colonne de marche.
En bien des occasions, le cheval
était chargé plus que de raison, et
je ne pouvais m'empêcher de demander au
Seigneur de restaurer les forces du pauvre
animal ; j'étais encouragé en
pensant que Dieu avait fait parler l'ânesse
de Balaam pour servir à ses
desseins.
Enfin nous arrivions au bout de notre
longue étape et nous étions heureux
de trouver à nous loger pour la nuit. M. Li
et moi, nous partagions le même lit, et nous
n'avions pour les deux qu'une mince couverture de
coton, car la natte de feutre était trop
raide pour nous fournir beaucoup de
chaleur.
Au matin, un des gardiens m'apporta un
court vêtement chinois, bien usé et
d'un ancien modèle ; s'il avait
été destiné à un homme
ou une femme, je n'en sais rien, et je pouvais
à peine voir de quelle étoffe il
avait été confectionné
à l'origine, tant il était
rapiécé. « Si vous avez
froid, vous pouvez mettre cela, me dit-il en me le
tendant. Les manches avaient bien un pied de
largeur et tout le
vêtement était ample en proportion.
Mais étant doublé et rendu encore
plus épais par les raccommodages, il me
procurait un peu de chaleur
supplémentaire.
Quand nous avons quitté ce lieu,
une pluie mêlée de neige se mit
à tomber, alors je me mis un grand
chapeau-parasol. M. Keng me dit après coup,
que tout l'ensemble faisait de moi le type
classique du pêcheur.
Bientôt après, toute la
troupe se trouva au bord d'une rivière
où les pontonniers étaient
occupés à jeter une passerelle. Ils
avaient de grandes difficultés car le
courant était rapide ; des tables et
des armoires, provisoirement empilées, ne
pouvaient pas rester en place,
entraînées qu'elles étaient par
la force de l'eau. Tandis que nous étions
alignés, attendant de pouvoir passer, un des
chefs de l'armée rouge, vêtu d'un
superbe et long manteau de satin, doublé
d'une épaisse toison d'agneau, se mit
à haranguer les assistants. Je pensais qu'il
allait dire quelque chose d'intéressant,
mais c'était toujours la même rengaine
anti-japonaise, anti-Chiang-Kai-Shek, et une
exhortation faite aux camarades, pour les
encourager à supporter le harnais
jusqu'à la complète réussite
de la révolution.
Je remarquai que le juge et sa femme se
mirent à rire en regardant de mon
côté.
Quand le pont fut achevé, les
hommes le traversèrent, mais les chevaux
durent nager jusqu'à la rive opposée.
La passerelle était plutôt branlante
et ce fut pour moi une tâche pénible
que de la traverser ; mais ce fut encore plus
éprouvant de devoir grimper sur la berge
opposée. Le palefrenier n'avait pas attendu
et je dus marcher un kilomètre environ avant
de l'atteindre. Mais bientôt après
nous reprîmes l'ordre établi.
Ce jour-là nous traversâmes
une contrée beaucoup moins
accidentée, ce qui nous fit arriver de bonne
heure à destination. Un grand village
était en vue, mais on nous fit prendre nos
quartiers dans des maisons de campagne, et notre
compagnie eut le bonheur d'être logée
chez un propriétaire foncier. Tandis que
nous attendions que nos chambres nous fussent
désignées, un camarade m'apporta un pantalon tout
battant neuf et chaudement doublé en me
disant : « Pouvez-vous le
porter ? » S'il ne convenait pas
à l'un, il irait pour un autre. Quand je fus
entré dans ma chambre, on me donna un long
pardessus ouaté. Il était de coupe
tout à fait moderne, avec des manches assez
étroites, et doublé de flanellette.
Tout cela était ajouté à ce
qui m'avait été remis pendant la
marche, et j'en conclus que le juge avait
chargé quelqu'un de veiller à ce que
je fusse suffisamment vêtu. Je les endossai
tous et j'étais heureux d'être de
nouveau chaudement habillé, car, pendant
cinq jours et cinq nuits, j'avais réellement
souffert du froid. J'ai porté ces habits
jour et nuit jusqu'au moment de ma
libération.
Vers cette époque, un rapport du
bulletin occasionnel de l'armée communiste
mentionna le fait suivant : « Toute
une compagnie de soldats du gouvernement
désirait capituler et se joindre à
l'armée rouge avec armes et
bagages. » Leur lieutenant,
accompagné d'un sous-officier, était
arrivé pour entamer les négociations.
Tout d'abord ces deux hommes furent bien
reçus par le général des
rouges et on leur fit fête, mais on ne tarda
pas à les soupçonner d'être des
espions. Quand je les vis pour la première
fois, le lieutenant portait un pardessus bleu,
chaudement ouaté, mais il était
étroitement surveillé et logé
dans un quartier absolument séparé de
celui des autres prisonniers, tandis que son
complice était lié de cordes et
traité comme les autres captifs après
avoir été dépouillé du
meilleur de son uniforme. Tous les deux trouvaient
les étapes fatigantes, et ils sortaient
souvent des rangs ; parfois ils arrivaient
à destination une heure environ après
le reste de la compagnie.
Peu de jours après, nous
arrivâmes dans une grande ville où
nous espérions pouvoir prendre un peu de
repos ; du moins la manière dont les
logements furent assignés nous le faisait
supposer. On nous conduisit dans la chambre
arrière d'une belle maison ayant vue sur les
rizières. La pièce contenait une
table, quelques chaises et d'autres meubles. De
notre fenêtre, nous pouvions voir les rouges
apportant le butin des fermes voisines qu'ils
venaient de piller. On entendait
continuellement les cris perçants des porcs
qui étaient confisqués pour servir de
nourriture aux camarades.
Bientôt le secrétaire du
juge vint me demander d'écrire deux
nouvelles lettres, une à M. Becker et une
à ma femme ; il insista pour qu'elles
fussent brèves. Le seul but de ces missives
était d'annoncer que je souffrais de
rhumatismes et que, pour cette raison, il
était absolument nécessaire d'envoyer
la rançon de 10.000 dollars le plus
tôt possible, et de la remettre aux rouges
dans la région de Supu, où nous
campions pour le moment. De nouveau nous
espérions que notre séjour dans cette
ville serait de quelque durée.
Ma femme reçut en effet sa
lettre ; c'était une simple feuille
arrachée d'un petit cahier, pour laquelle
elle dut payer un double port, car l'envoi,
bourré aussi de littérature
communiste, n'avait pas été
affranchi.
Ce jour-là, le secrétaire
s'enquit de mon état de santé, et peu
après son départ, un docteur vint me
voir. C'était un homme de taille moyenne,
avec une figure agréable, et qui portait un
lourd pardessus étranger, bleu marin. Il
avait étudié dans l'hôpital de
Shanghai, et avait été engagé
par l'armée gouvernementale ; mais
maintenant, il était prisonnier des rouges
qui se servaient largement de ses capacités
professionnelles. Il savait un peu d'anglais et
m'appelait M. Bo. Il me fit une injection
sous-cutanée et me donna plusieurs doses de
médecine qui furent très efficaces.
Dès lors ma santé s'améliora
rapidement.
Au matin nous étions ravis de ne
pas recevoir l'ordre du départ et nous nous
préparions mentalement à une nouvelle
journée de repos. Ce jour-là, en nous
changea de chambre, car la nôtre devait
être occupée par une section de
gardiens.
On nous conduisit à travers
plusieurs pièces sur le devant de la maison
où se trouvait une boutique derrière
le comptoir de laquelle était assis le
lieutenant prisonnier. Derrière cette
boutique, se trouvait une sombre petite chambre qui
nous fut assignée. Mais elle était si
petite et si obscure, qu'on nous
autorisa à nous asseoir auprès du
lieutenant pour le reste, de la journée.
Notre nouvelle connaissance était
très sociable : « Mon nom est
Chang et je suis natif de Changsha »,
commença-t-il. « Ah ! vous
êtes protestant et vous faites partie de la
Mission intérieure de la Chine ?
Eh ! bien, ma grand-mère était
membre de cette mission dans ma ville natale, et je
connais quelques-uns des missionnaires allemands de
cette région. Le christianisme est une
très bonne religion, l'amour est sa
caractéristique », continua-t-il.
Il parlait aussi vite que le vent. C'était
un véritable moulin à paroles qui me
fit penser à
« Bavard » du
« Voyage du chrétien ».
Quand il parlait avec moi, il ne tarissait pas
d'éloges sur l'évangile ; quand
il s'entretenait avec les camarades, on l'aurait
pris pour un rouge convaincu ; mais quand il
était avec les prisonniers, il se montrait
tout à fait d'accord avec eux.
Comme il n'était pas sans
connaître quelque chose de l'évangile,
je l'engageai à s'adresser au Seigneur et de
crier à Lui dans les temps graves où
il se trouvait, et il me semblait entrevoir de loin
cette grand-mère priant pour son
petit-fils.
Le jour suivant, le gardien nous
annonça la nouvelle bien accueillie qu'aucun
ordre de départ n'avait été
donné, et nous venions de nous installer en
vue d'une nouvelle journée de
tranquillité, quand après le
déjeuner, on nous commanda de nous mettre en
route ; cet ordre fut suivi d'un
remue-ménage général et
bientôt tout le monde se trouva de nouveau en
chemin.
Pendant deux ou trois jours, le
lieutenant prisonnier et son compagnon, le
sous-officier, eurent toujours plus de
difficulté à suivre l'armée.
Une fois que nous passions près du
sous-officier et de son gardien, nous vîmes
le pauvre captif effondré sur le sol. Ce
soir-là il fut traîné au
cantonnement, longtemps après notre
arrivée.
Le lendemain, je remarquai que l'un des
enquêteurs était revêtu du
manteau du lieutenant Chang. « Que lui
est-il arrivé ? » demandai-je
à quelqu'un.
- Lui et son compagnon ont
été condamnés comme espions et
mis à mort. MM. Li et Keng
m'assurèrent que tous les deux
étaient vraiment coupables de l'accusation
portée contre eux.
Notre voyage nous amena dans des
régions où, vu la saison de
l'année, la neige et la glace étaient
abondantes. Je n'oublierai jamais une
expérience faite à cette
époque. Nous nous sommes
arrêtés près d'une maison,
assez longtemps pour permettre aux soldats de
fabriquer des torches avec des perches de bambou
arrachées à la barrière
entourant cette habitation ; puis on nous fit
continuer notre route. À chaque instant nous
espérions arriver à notre lieu de
repos ; mais chaque tournant de la route,
chaque sommet de colline gagné avec peine,
nous permettait de voir, en avant de la colonne,
les lumières des torches avançant
toujours et toujours. Du haut d'une colline nous
pouvions voir ces flambeaux descendant en zigzag
dans la vallée, pour recommencer à
gravir un nouveau sommet incroyablement
élevé, et nous soupirions en pensant
à la longue étape qui nous restait
encore à couvrir.
Tandis que nous commencions à
grimper cette colline, une pluie fine et
glacée se mit à tomber ; la
température était si basse que nos
vêtements étaient tout durcis par le
gel. Quoique je fusse sollicité et
pressé par les gardiens de mettre pied
à terre et de marcher de peur que le cheval
ne puisse plus avancer, le palefrenier, craignant
que je ne reste en arrière, insista pour me
faire rester en selle et le brave animal tint bon
jusqu'au bout.
En arrivant au haut de la colline, nous
avons entendu un peu plus bas le bruit d'une
fusillade. Aussitôt l'ordre fut donné
d'éteindre tous les feux et de cesser toute
conversation. Nous nous glissâmes un peu plus
loin, puis on nous commanda de nous arrêter.
Après avoir encore un peu attendu, je
descendis de cheval, mais je pouvais à peine
me tenir debout à cause de l'engourdissement
et de la raideur de mes membres. Le domestique
conduisit le cheval en arrière, sur l'autre
versant de la colline, où un feu, invisible
pour l'ennemi, avait été
allumé. Après avoir attendu pendant une
demi-heure, on nous annonça que nous allions
bivouaquer sur place pour le reste de la
nuit.
Après avoir quitté le
sentier, on nous fit descendre une côte, et
pour abréger on nous fit traverser de hautes
herbes entourées d'une glace épaisse.
À quelque distance de la route, ordre fut
donné de s'asseoir par compagnie des feux
furent allumés, mais il était
difficile de les faire brûler, car ils
donnaient plus de fumée que de flammes, et
ne nous servaient pas à grand'chose. Les
gardiens ouvrirent leurs paquetages et se
roulèrent dans leurs couvertures.
Hélas, il fut impossible de trouver mon
conducteur et je n'eus d'autre alternative que de
rester là, transi jusqu'aux os, en attendant
le matin.
J'étais rempli de sympathie pour
les prisonniers criminels dont les vêtements
étaient si légers en comparaison de
mes habits bien ouatés. « Comment
peuvent-ils supporter des froids pareils ?
Comment peuvent-ils survivre à de telles
expériences ? » pensais-je.
L'un d'entre eux ne le pouvait pas,
évidemment, car au matin, on
découvrit qu'il s'était
évadé à la faveur de
l'obscurité. Si fatigués que fussent
les gardiens, ils durent dès lors se relayer
pour monter la garde auprès des prisonniers,
comme au cantonnement.
De bonne heure le matin, on nous
réveilla ; mes vêtements
étaient tellement gelés qu'ils
étaient raides ; moi-même
j'étais tout aussi enraidi et
complètement glacé. La
crinière du cheval était
hérissée de glaçons et ma
literie placée sur la selle semblait avoir
été utilisée pendant la nuit.
Nous étions contents de reprendre la marche.
Nous n'avions pris aucune nourriture depuis le
déjeuner qu'on nous avait donné avant
l'aube du jour précédent et nous nous
demandions quels préparatifs on avait bien
pu faire en vue du déjeuner de ce
jour.
On nous fit descendre la pente abrupte
et glissante, et nous espérions faire halte
au village que nous apercevions au bas, car on
prétendait qu'une victoire avait
été remportée sur les milices
de la région. Mais arrivés au bas de la colline,
on
nous
fit prendre une autre direction. Quelques fermes
étaient disséminées dans les
environs et nous pouvions voir les hommes des
autres compagnies tranquillement occupés
à prendre leur déjeuner.
« Le vôtre est
préparé dans une autre maison
à quelque distance d'ici », nous
dit-on.
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