Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

Solitaire, mais non pas seul...

-------

Comme mourants, et voici, nous vivons.
(2 Cor. 6. 9.)
 
Nos légères afflictions du moment présent produisent pour nous, au delà de toute mesure, un poids éternel de gloire, parce que nous regardons, non pas aux choses visibles, mais à celles qui sont invisibles ; car les choses visibles sont passagères, et les invisibles sont éternelles.
(2Cor.4.17-18.)

 

Je repris le vêtement inachevé pour y ajouter les quelques points qu'il y manquait encore. Quand je le remis au quartier-maître, il ne cacha pas la sympathie que ma situation lui inspirait. L'ordre me fut donné de quitter le refuge et je fus ramené dans ma chambre ; à la porte, je rencontrai d'autres prisonniers qui, renseignés en une certaine mesure sur nos circonstances, désiraient savoir au juste pourquoi un seul avait été mis en liberté. « M. Hayman racontera tout à vos amis ; il pourra les engager à donner l'argent nécessaire et, bientôt, vous aussi, vous serez libre », disaient-ils en manière de consolation ; leurs efforts pour essayer de m'encourager étaient émouvants.
« Il n'est pas nécessaire de me consoler, répondis-je, j'ai déjà été soutenu par un Ami que vous ne voyez pas, mais qui est pourtant le meilleur des amis, meilleur encore que celui qui vient de me quitter. » Ils savaient que je parlais du Seigneur Jésus, Celui qui a fait ces belles promesses : « Je ne te laisserai pas et je ne t'abandonnerai pas ! » Celui qui a dit aussi. « Voici, je sais avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du monde. »

Arrivé dans ma chambre, je pris mon livre « Des sources dans le désert » et je me mis à lire le message du dimanche. Il était direct et si bien approprié : « Écoutez ce que dit le juge inique. Dieu ne vengera-t-Il pas ses élus qui crient à Lui jour et nuit, et tardera-t-Il à leur égard ? je vous le dis, Il leur fera promptement justice. »

Puis je me mis à inspecter les menus objets laissés par M. Hayman. Il m'avait laissé un dollar et un peu de petite monnaie, les linges de toilette et les biscuits qu'il m'avait persuadé d'accepter. Nous avions mis le dollar dans le havresac suspendu à la paroi, mais il n'y était plus. Aussitôt je pensai aux boîtes de lait condensé et à la disparition de quelques-unes. Celui que nous avions soupçonné alors avait été dans la chambre, ce jour-là, ainsi j'avertis le capitaine des gardes.
« C'était de la négligence de le laisser traîner ainsi », gronda-t-il, et, sans autre, il poursuivit son chemin avec indifférence.
- Toi, dis-je au gamin, tu feras bien d'avouer et de me le rendre ; dans ce cas, je ne dirai plus rien, sinon les choses pourraient mal aller pour toi ! » Il protesta avec véhémence, déclarant que jamais idée pareille n'avait effleuré son cerveau, et qu'il était tout à fait innocent.
« Il est peut-être tombé derrière le lit », suggéra-t-il au bout d'un moment. Aussitôt il se débarrassa de sa tunique, rampa sous le lit, et, après avoir cherché un peu, il ressortit tenant l'argent dans sa main, et il ne fut plus question de l'incident.

Le repas du soir fut servi, et de nouveau des préparatifs de départ semblaient être faits. Quelqu'un fut envoyé pour voir si j'avais des chaussures convenables pour la marche et je reçus une paire de sandales de paille. Nous n'étions jamais avertis de ce qui se préparait, mais parfois, on laissait passer une allusion ; cette fois-ci il devint évident que nous partirions le lendemain. C'est pourquoi je préparai tous mes bagages, je bouclai mon havresac, si bien que le matin suivant je n'eus qu'à emballer ma literie. Le petit garçon voleur dormit cette nuit-là avec moi, pour bénéficier de mes couvertures, car il n'en avait point. Longtemps avant l'aube, on l'appela, et il fut libéré. Avant de partir, il promit de porter mes bagages, et je me demandais ce qui allait se passer. Je fus de nouveau réconforté par le message de « Des sources dans le désert » : Heureux celui qui ne se scandalisera pas à cause de moi.

Le déjeuner fut apporté vers quatre heures du matin, et suivi d'une longue attente, pendant laquelle les autres prisonniers firent un immense feu pour brûler toute notre provision de bois. Un gardien vint chercher ma literie et mes bagages, mais il me laissa ces derniers en disant : « Je vais venir les prendre dans un instant. » Ces deux fardeaux auraient dû être placés sur le cheval, mais on l'avait déjà chargé d'un ballot de papier ; dans ces conditions, il m'était bien difficile, pour ne pas dire. Impossible de le monter. Je fus donc obligé de porter mon propre paquet ; malgré cela, il me fut possible de me maintenir au pas de mes compagnons, quelle que fut la vitesse de la marche. En un certain sens, j'étais soulagé de quitter Sangchih avec ses souvenirs pénibles, et de m'en aller dans la campagne.

Pendant l'après-midi, je fus pris d'une crise de malaria, et il me fut impossible de garder mon rang. J'avais un peu de quinine, et l'un des gardiens me fit prendre du sel volatil, ce qui me soulagea beaucoup. Le Seigneur dans son amour, veillait à me donner des geôliers bienveillants, j'en avais la certitude. L'un d'entre eux était connu sous le nom de « Chinois-étranger », car quoique rasé de près, sa barbe noire était tout à fait visible, et donnait à sa figure l'apparence masculine d'un étranger, au lieu de l'air efféminé du visage imberbe de la plupart des Chinois. Quand il me vit réellement malade, il me permit de me reposer, et nous sommes ainsi restés en arrière. Pour plus de sûreté, son chef de section resta près de nous. Dans leur bonté, ils me débarrassèrent de mon havresac et de mon parapluie, et ne me laissèrent absolument rien à porter. J'étais impressionné par tous ces égards, sachant combien lourd était déjà le fardeau des soldats rouges. Leur fusil à lui seul doit bien peser dix livres.

En arrivant au village, ils montrèrent un peu de déplaisir, car ils ne purent pas trouver tout de suite le cantonnement assigné à notre compagnie. Généralement, le nom de chacune d'elles est inscrit à la craie, sur la porte de la maison qui lui est destinée. Les caractères indiquant la nôtre se trouvaient sur une pierre à côté d'un pont ; fallait-il le traverser pour trouver notre logis dans les maisons situées sur l'autre rive, ou devions-nous tourner à gauche et suivre la route longeant la rivière ? Finalement il fui décidé de traverser le pont, mais après avoir vainement cherché notre logement, il nous fallut revenir sur nos pas. Il faisait déjà nuit quand enfin nous fûmes à bon port. On m'avait promis un cheval, mais je dus parcourir toute l'étape sans avoir même aperçu l'animal.

Le capitaine des gardes était très anxieux à mon sujet et, de nouveau, on me promit une monture pour le jour suivant. je partageais sa chambre, ce soir-là, et j'eus l'avantage de me réchauffer auprès d'un bon feu de charbon de bois. Nous partîmes à l'aube, mais le cheval promis était encore chargé de papier, de literie et de bagages, et sur les quarante kilomètres de l'étape de ce jour, je n'en fis que huit à cheval ; par surcroît, nous avons été pris par la pluie, et la boue du chemin rendit la marche plus difficile.

Ce soir-là on mit tous les prisonniers dans le logis habituel, un grenier. Nous n'étions plus que treize et les privilégiés étaient au nombre de cinq : Li, Keng, un lieutenant de l'armée rouge, un camarade et moi-même. Le grenier était divisé en sections, et l'espace situé sur le devant nous fut échu, mais c'était tellement exigu qu'il était impossible de s'étendre de tout son long. Notre situation était très critique à cause de notre nombre et de nos vêtements mouillés. Le capitaine avait sûrement reçu l'ordre de prendre soin de moi, car il m'invita à m'approcher du feu pour sécher mes habits ; il m'offrit aussi une tasse de leur thé bouillant. Pour le souper on me donna un plat de foie, en plus de ce que reçurent les autres prisonniers.

SU-EN-LING
notre cuisinier
CHAI, YANG, HO
Messagers de la station de M. Becker

TING

Des avions nous avaient suivis, mais ils ne firent rien d'autre que de nous surveiller. Le second jour, au moment où les aéroplanes étaient attendus, nous nous sommes réfugiés dans un bosquet de pamplemousses. Ses arbres étaient chargés de fruits, mais comme on ne savait pas s'ils étaient ou non la propriété d'un bourgeois, on donna l'ordre de ne pas y toucher. Bientôt une femme apparut et se mit à vendre des pamplemousses. J'étais très altéré et j'en achetai un ; bien que ce fruit soit très gros, je le mangeai tout entier et ce fut très rafraîchissant.

On nous fit attendre pendant un certain temps, puis, comme aucun aéroplane n'était signalé, on nous ordonna de reprendre notre route, mais nous n'étions pas encore sortis du verger qu'une nouvelle alarme fut donnée. L'avion fondit sur nous si rapidement que nous eûmes juste le temps de nous étendre sur le sol, protégés par les arbres. L'aviateur avait découvert notre refuge, il décrivit un ou deux cercles au-dessus du bosquet et, descendant très bas, il lança deux bombes. Il répéta plusieurs fois la manoeuvre, laissant tomber des obus à chaque occasion. Nos deux gardiens et M. Keng s'abritaient sous le même arbre que moi ; ils étaient évidemment très effrayés. « N'avez-vous pas peur ? » me demanda M. Keng.
- Mon Ami invisible me protège, répondis-je.
- Vous devriez m'apprendre à prier aussi ! conclut-il. Pendant cette alerte un homme et un cheval seulement furent tués.

Vers cette époque, je ressentis une douleur dans la jambe gauche ; elle n'était pas simplement causée par la fatigue. Le cheval transportait toujours son ballot de papier, et je ne pouvais le monter que pendant de courts moments. Je gravis avec une grande difficulté les escaliers de la maison où, je devais passer la nuit ; le juge et sa femme s'en aperçurent. On ne nous avait pas encore assigné notre chambre ; le général Chang était assis dehors et il, me fit signe de venir prendre place à côté de lui. Je le fis et nous avons pu nous entretenir sans être interrompus par les gardiens.
- Alors, maintenant, continuez-vous à prier votre Dieu ? Et croyez-vous pouvoir supporter encore longtemps une telle vie ? me demanda-t-il.
- Ayant été protégé par la main de Dieu, répondis-je, je continue à me confier en Lui, et si c'est sa volonté, Il continuera à me soutenir, quelles que puissent être les épreuves de demain.
- Tout le monde a remarqué l'amour qui vous unissait à M. Hayman ; vous devez souffrir beaucoup de son absence.

De nouveau je rendis témoignage à la présence réelle de l'Ami que j'avais en Jésus mon Sauveur. La femme du juge passait en ce moment ; elle comprit le sujet de notre conversation et manifesta sa surprise de ce que ma foi ne m'eût pas abandonné.
- Il prétend avoir un Ami invisible qui le soutient, lui expliqua le général.

Elle se moqua naturellement de la vérité en disant :
- Oh ! ce n'est que de la superstition !

Ce soir-là, on m'envoya quelqu'un pour s'enquérir de mes membres malades. « Je crois que c'est du rhumatisme ! » dis-je, et le camarade me répondit : « Demain le ballot de papier ne sera plus sur le cheval et vous pourrez le monter plus longtemps. Cette fois-ci mes gardiens tinrent parole, le papier fut mis ailleurs pour la courte étape de ce jour.
- Me prêtez-vous votre cheval pour un bout de chemin, me demanda le capitaine, je ne me sens pas très bien. Je consentis naturellement aussitôt. À ce moment-là nous ne savions pas la longueur de la route qu'il nous restait à faire.

Le chemin était étroit et tortueux et le capitaine partit un peu en avant. Tout à coup nous avons entendu crier au secours. Au tournant du chemin, nous avons compris ce qui était arrivé. En cet endroit de grosses roches glissantes couvraient la pente raide conduisant du sentier vers une cataracte située un peu en dessous. Une haie d'épines protégeait le bord de l'eau. Le cheval avait glissé sur cette rampe polie, mais heureusement son pied fut arrêté par les broussailles épineuses, tandis que le capitaine réussissait à se maintenir en selle. Cette situation critique jeta tout le monde dans une grande inquiétude ; des secours furent aussitôt organisés afin de tirer de ce mauvais pas le cheval et son cavalier. Mais mon gardien me fit avancer et je ne vis pas la fin de l'aventure : « C'est une bonne chose que le capitaine et non pas vous soit sur le cheval », déclara mon conducteur.

Nous avons fait une halte pendant la fin de cette journée et la nuit suivante, mais l'avant-garde continua. Quand je témoignai ma sympathie au capitaine à cause du danger qu'il avait couru, il me dit : « Me laisserez-vous monter une partie de la journée de demain ? Je crois que nous aurons une très longue étape ! » Et l'étape fut longue en effet, car on calcula quelle était de quatre-vingts kilomètres au moins. Mes membres étaient tellement enraidis par le rhumatisme, que malgré mon désir de laisser ma monture au capitaine, je fus forcé de chevaucher pendant toute la journée.

La nuit nous surprit avant notre arrivée à destination ; malgré cela on nous fit continuer. Notre sentier longeait une large rivière et on nous dit qu'il faudrait passer un pont avant d'atteindre la ville. Quand les torches de ceux qui nous précédaient éclairèrent le pont, nous vîmes qu'il était de construction très fragile et qu'un cheval ne pourrait jamais y passer.

L'endroit favorable au passage d'un cheval n'était pas très visible, mais notre conducteur allait en éclaireur et il fit entrer les chevaux dans un haut-fond. Mais avant d'atteindre l'autre rive, la profondeur de l'eau avait augmenté, si bien que j'étais mouillé jusqu'à la ceinture. La literie attachée à la selle n'échappa pas à ce bain forcé. Le cheval se hissa sur la berge opposée et nous reprîmes notre rang dans la colonne. Ce soir-là il me fut impossible de faire sécher mes vêtements, ce qui n'aidait en rien à guérir mes douleurs rhumatismales.

Le jour suivant, les camarades étaient pleins d'entrain, car ils espéraient arriver dans la grande ville de Supu.
Une étroite route pour autos y conduisait, et dut être la bienvenue pour nos montures fatiguées.
Je fus de nouveau forcé de chevaucher la plus grande partie du jour, mais vers midi, on me demanda si je céderais ma monture à l'un des chefs de section qui était très malade. J'avançais si lentement qu'un mot fut envoyé au chef de section qui était en avant, pour lui dire d'attendre afin que je puisse reprendre le cheval. Quand nous fûmes à huit kilomètres de la ville, on lui redonna ma monture et je dus faire à pied le reste de la route ; mais on me permit de prendre mon temps et, comme je souffrais beaucoup, j'arrivai deux on trois heures après les autres.

Je les trouvai tous installés dans un immense bâtiment dont les nombreuses chambres ouvraient sur une cour. On me conduisit dans une grande pièce complètement dépourvue de mobilier. De l'autre côté de la cour, dans deux petits greniers, se trouvaient quelques autres prisonniers, et, près de la porte de l'un d'eux, étaient assis Keng et Li ; ils avaient l'air absolument déprimés, mais avant le soir ils furent amenés dans ma chambre avec le lieutenant déjà mentionné.
Les camarades se mirent bientôt à déchirer toutes les proclamations affichées par le parti du peuple pour les remplacer par leurs placards et leurs mots d'ordre.

Avant l'heure d'aller dormir, ils nous apportèrent quelques chaises, un brasier et un peu de paille pour le lit. Nous avons dormi les quatre ensemble et aucun d'entre nous n'avait trop d'objets de literie.

Des maisons de commerce et des résidences privées doivent avoir subi de grandes pertes, par le pillage, car de nombreux soldats faisaient de fréquentes incursions, et revenaient chargés de paniers et de caisses remplis d'objets confisqués. C'étaient des vêtements, des chaussures, des pièces d'étoffe et de soie, ou parfois c'étaient des articles divers pris dans de riches maisons. Tandis qu'ils apportaient le butin, on aurait cru, tout d'abord, que c'était la propriété de tout le monde, car chacun s'en allait en emportant un objet de son choix. Il sembla pourtant, plus tard, que ce procédé n'était pas autorisé, quand Fu-flong (riche fermier), jeune homme de dix-sept ans, considéré comme un favori du juge, s'appropria sans permission une paire de chaussures ; pour cet acte il fut mis en prison, mais sa captivité ne dura qu'une quinzaine, car il s'agitait, il fulminait, allant jusqu'à écrire au juge que la vie en prison lui était insupportable et qu'il préférait être tué.

Pendant que nous étions là, un verger fut mis en coupe réglée et un chargement de mandarines fut apporté. Tout d'abord l'un ou l'autre des gardiens m'en passèrent quelques-unes, puis le juge lui-même m'en envoya une demi-douzaine, nous étions donc bien nourris dans cet endroit.

La prise de cette ville avait été évidemment inattendue, car plusieurs capitalistes et propriétaires fonciers furent capturés et retenus en vue d'une rançon. Le bureau de poste fut pillé et dans le courrier se trouvèrent quelques journaux anglais. On me demanda de traduire en chinois les nouvelles intéressantes de ces publications, car mes ravisseurs voulaient en avoir la copie ; ce travail m'occupa plusieurs heures chaque jour. Dès le premier jour, le secrétaire était trop occupé pour pouvoir continuer cette tâche, et il la passa au major Swen. Comme ce dernier partageait le quartier du général Chang et du major Wang, j'eus de nouveau quelques relations avec ces messieurs.

En lisant les journaux je fus mieux renseigné sur ce qui se passe dans le monde en général et, pour la première fois, j'entendis parler du conflit italo-abyssin. La cinquième conférence annuelle du « Kueh-Min-Tang » (parti du peuple) était justement en séance et les communistes désiraient savoir quelles étaient les décisions prises et quels candidats seraient élus aux différents postes. Un jour, nous étions encore occupés de notre traduction, quand le dîner fut annoncé, et le général Chang m'invita à manger avec eux ; il avait acheté un gigot de mouton qu'il voulait ajouter au régime ordinaire. C'était un plaisir de pouvoir converser avec un homme ayant des horizons plus vastes que la plupart de ceux qui m'entouraient habituellement.

Le lendemain le général avait du riz glutiné au sucre, et comprenant évidemment que je n'avais pas les mêmes possibilités que lui de faire des extras, il m'en envoya tout un bol.

Dans le butin pris aux habitants se trouvait une assez grande provision de farine blanche, moulue d'après la méthode des étrangers, alors le juge Wu engagea un captif de la province de Honan pour fabriquer du pain cuit à la vapeur. Désireux, semblait-il, de me conserver en bonne santé, il m'en envoya quatre. M. Keng, qui venait du Nord, regardait ces petits pains avec des yeux brillants de désir, car ils constituaient sa nourriture principale. Naturellement que je les ai partagés avec lui et M. Li. Si seulement nous avions eu du beurre, nous aurions pu nous régaler de tartines.

L'incident suivant peut donner une idée du changement néfaste de la situation des jeunes filles en Chine. Tandis que j'étais assis à la table avec le major Swen, toujours occupé de ma traduction, une fille camarade d'une douzaine d'années, fit irruption dans la chambre pour voir l'étranger. Elle portait une casquette à longue visière, et elle me salua en ces termes : « Eh ! bien, longue barbe, je suppose que tu ne trouves pas aussi agréable de vivre ici que dans une maison étrangère. Comment t'appelles-tu ? » En entendant ce langage vulgaire et en voyant la peinture rouge qui couvrait son visage, je fus abasourdi et je ne répondis rien. « Qu'as-tu donc, ajouta-t-elle avec impertinence, es-tu muet ? » Au lieu de l'engager à se taire, tous les camarades avaient l'air de la trouver très intelligente et ils étaient grandement amusés de sa hardiesse.

Après une incursion dans une église catholique, les rouges apportèrent dans le camp quelques-uns des objets qu'ils avaient pris. Il s'y trouvait entr'autres, une statue du Christ crucifié, les bras étendus, le front couronné d'épines. On l'avait enlevée d'un crucifix de deux mètres de haut environ. En s'amusant beaucoup, ils me l'apportèrent pour me la montrer. « Adorez-vous cela ? » demandèrent-ils. Je ne pus que répondre : « C'est un tort de faire une telle représentation, et c'est en cela que nous, protestants, nous différons des catholiques romains, nous ne faisons jamais aucune représentation de notre Sauveur. »

Comme ils étaient disposés à s'amuser de tout, je ne me sentis pas libre de leur parler plus longuement de ces sujets sacrés. Ils s'en allèrent donc, mais bientôt fatigués de leur nouveau jouet, ils le laissèrent à un autre groupe de camarades, et revinrent pour s'informer de ce que cela pouvait bien être. Maintenant, ils étaient plus sérieux et je leur dis simplement. « Dieu ne nous permet pas de faire une telle représentation de Christ, mais il n'en reste pas moins vrai qu'Il fut cloué à la croix, c'est un fait historique.
- Pourquoi dut-Il souffrir ainsi ?
- Pourquoi porte-t-Il une couronne d'épines ? Telles étaient les questions élémentaires qu'ils me posaient, montrant par là, leur totale ignorance de ce qu'est la personne du Sauveur et de l'histoire de sa crucifixion. Alors je continuai : « Notre Seigneur lui-même était sans péché, mais Il fut chargé des péchés du monde entier, et Il les porta tous, les vôtres et les miens, et par Lui seul nous pouvons en recevoir le pardon. Cette suppression de nos péchés nous permet d'avoir une place au ciel. » Tout en écoutant ces saintes vérités, ils devenaient plus sérieux, et moins enclins à tout tourner en ridicule.

Comme nous paraissions être établis là pour un certain temps, on me demanda de confectionner des vêtements au crochet. Un officier me fut présenté par le magistrat auxiliaire Wang ; il était porteur d'une immense provision de laine rouge foncé (produit d'un pillage, naturellement) et il me demanda de lui faire un chandail. Ce travail, joint à la traduction déjà entreprise, m'occupa tellement, que les jours passèrent rapidement ; malgré cela le moindre mouvement me causait de fortes douleurs dans les jambes, et le rhumatisme s'aggravait, à mesure que le temps passait.

Une certaine incertitude quant à la durée de notre séjour dans cette ville, semblait flotter dans l'air. Un jour, le jeune homme qui était responsable de notre bien-être, nous apporta quelques vêtements et des morceaux d'étoffe, pour que nous puissions, nous, les quatre prisonniers privilégiés, nous confectionner des sandales de drap ou tout au moins les faire confectionner. Parmi ces objets, il y avait une chemise chinoise en solide Shantung de soie ; elle était vraiment en trop bon état pour être mise en pièce, et comme elle était de qualité certainement supérieure à celle que je portais, je fis l'échange, heureux de mettre de côté l'ancienne avec tous ses habitants.

Ainsi se passèrent huit ou neuf jours ; entre temps, on nous avait pris notre chambre pour loger quelques visiteurs et on nous avait donné une longue pièce étroite. Nos havresacs étaient à l'entrée du grenier dont cette partie était notre chambre à manger, car nos lits étaient tout au fond de la pièce. Le lieutenant avait été relâché, nous n'étions donc plus que trois pour dormir, mais même alors nous étions encore bien serrés. Fu-Hond. était avec nous, mais il dédaigna de partager notre couche, ne voulant pas, disait-il attraper de la vermine ; ainsi il dormit à nos pieds.
Le gardien était assis devant l'entrée, et comme il faisait froid, il avait habituellement du feu. Pendant la journée on me permettait de m'en approcher pour travailler, ainsi je ne souffrais pas du froid.

Une après-midi, aux environs de quatre heures et demie, alors que nous attendions notre repas du soir, le juge Wu accompagné de son garde de corps, passa devant notre chambre. À peine était-il entré dans le bâtiment, que les camarades reçurent l'ordre de lever le camp. Ce fut le signal d'une confusion générale. Les rouges couraient de ci, de là, arrachant de la corde les vêtements mouillés qui avaient été mis à sécher, saisissant les possessions, ou faisant de gros paquets du butin récemment acquis.

Les gardiens nous pressèrent tant de partir que je n'eus que le temps d'empoigner mon havresac suspendu au mur et de les suivre. Heureusement que mon livre « Des sources dans le désert » y était avec les autres choses, mais tout le reste, périodiques, vêtements de rechange, literie, dut être sacrifié, de même que la laine destinée à confectionner des vêtements.

On nous fit sortir par une porte de derrière conduisant près d'une colline. On essaya de me faire avancer rapidement, mais à cause de la terrible douleur que je ressentais dans les jambes, le gardien dut presque me porter. On le surnommait le « Romain » parce qu'il avait été en service chez des Pères espagnols et connaissait quelque chose des coutumes européennes. C'était un grand et fort garçon, mais même avec son assistance, je n'avançais que lentement et avec peine. En constatant ma difficulté de marcher et probablement soucieux de me conserver en vue de la rançon, le juge commanda de me donner un cheval, en attendant l'arrivée du mien et de son conducteur. Dans l'excitation et la confusion du départ, ce dernier ne m'avait pas encore repéré.

Nous suivions l'étroite route pour autos, par laquelle nous avions pénétré dans la ville, et contrairement à notre manière habituelle de marcher un à un, la route offrait l'étrange tableau d'une masse d'hommes et d'animaux se bousculant l'un l'autre. À quelque distance de la ville, nous avons atteint un pont de bois où on ne pouvait passer qu'un à la fois, et à l'entrée duquel il fallut bien s'arrêter. Après avoir traversé le pont, le sentiment de panique disparut ; on nous fit entrer dans un champ pour réorganiser la colonne, et nous y sommes restés jusqu'à la nuit.

Les criminels et les propriétaires prisonniers furent emmenés avec nous ; ils étaient tous liés de cordes. L'un d'entre eux venait de Hankow et parlait couramment l'anglais. Il parut surpris de voir un Européen parmi les captifs. Je ne sais pas de quel crime ce monsieur était accusé, mais après cette première rencontre, je ne l'ai plus revu.

Nous l'avions échappé belle, évidemment, et nous avions été bien près d'être encerclés par les troupes du gouvernement ; en quittant la ville nous pouvions entendre le bruit de la fusillade. Mais le danger n'avait peut-être pas été aussi grand que nous l'avions pensé au premier abord, car les cuisiniers purent retourner à leur cantonnement et sauver le repas du soir qu'ils nous avaient préparé et qui nous fut servi en plein air.

À la nuit nous nous remîmes en marche. Laissant la grand'route, on nous fit prendre un étroit sentier courant à travers les rizières. Après avoir parcouru un ou deux kilomètres, notre compagnie arriva dans une ferme où on nous permit de nous reposer, sans toutefois ouvrir nos bagages ou installer nos lits. Cette défense ne me concernait en aucune façon puisque j'étais dépourvu de tous ces objets. La chambre où l'on nous conduisit était meublée de deux grands bancs sur lesquels nous nous sommes étendus pour essayer de dormir, mais peu après minuit, on nous fit lever pour continuer notre voyage.

Des avions nous suivirent au cours des premiers jours, ce qui nous obligeait à chercher des abris pendant une grande partie de chaque journée. Une fois, on nous cacha dans un moulin qui était assez confortable, mais quand les aéroplanes étaient signalés, nous devions descendre dans un bas-fond, où se trouvait l'eau qui actionnait le moulin ; nous en avions jusqu'aux genoux et nous devions rester là pendant tout le temps que les avions nous survolaient.

Un soir, on nous fit loger dans la maison d'un riche fermier, et parmi le butin ramassé se trouvait une mince natte de feutre rouge employée dans les mariages et en d'autres occasions. « Pouvez-vous vous servir de cela ? » me dit le juge auxiliaire Wang en se tournant vers moi ; apprenant que je n'avais pas de literie, il me passa cette natte.

Il commençait à faire tout à fait froid ; mes vêtements et mes objets de literie étaient loin d'être suffisants. En gravissant une pente, nous avions été surpris par une chute de neige. Pendant trois jours, nous fûmes logés dans une maison au penchant d'une colline. Notre chambre à coucher était une petite pièce, remplie de courants d'air, avec de larges fentes entre les planches. Chaque matin, il fallait se préparer à partir, et pendant toute la journée, nous attendions l'ordre de nous mettre en marche, si bien que nous étions continuellement en suspens.

Quand il y avait de la place, le capitaine des gardes nous invitait avec bienveillance à nous approcher de son feu allumé dans la chambre voisine. Souvent, le sujet de la conversation roulait sur les étrangers. L'un d'eux me posa la question habituelle : « Combien y a-t-il de pays dans le monde ? » Je retournai la question en lui disant : « Combien pensez-vous qu'il y en a ? » - « Cinq, répondit-il ; Chong-Kueh (royaume du milieu), Ti-Kueh (pays impérialiste), Wai-Kueh (pays étranger), Yang-Kuch (pays exotique) et Rih-Pen (japon). Au point de vue strictement exact, Wai-Kueh et Yang-Kueh ont la même signification, mais par l'usage ils ont pris une légère différence. »

Après une petite leçon de géographie mondiale, quelqu'un me demanda : « Quelle est la distance qui sépare votre pays de la Chine ? » - « Quarante mille Li », répondis-je ; alors ils se mirent à calculer combien il me faudrait de temps pour parcourir à pied cette distance (car la marche est leur principal moyen de locomotion) et ils ont découvert qu'il me faudrait deux ans.
« Pourquoi êtes-vous venu en Chine ? » était une de leurs questions naturelles et j'avais ainsi l'occasion de les évangéliser.
Leurs vues politiques les ramenaient encore à demander : « Quels sont les avantages que vous avez à servir le vrai Dieu ? »
- Il est assez puissant pour nous donner un coeur nouveau, répondis-je ; vos principes communistes d'égalité, de justice et de fraternité universelles paraissent bien beaux, mais même si une semblable révolution pouvait s'opérer, le coeur de l'homme resterait égoïste et trompeur. Vous cherchez à établir la justice par l'extérieur, quand la solution du problème consiste à changer et purifier le coeur de l'homme. »

Le froid s'établit et continua à sévir pendant plusieurs jours ; en une certaine occasion, tandis que nous escaladions une très haute colline, le chemin se trouva tout à coup recouvert de glace, ce qui obligea tous les cavaliers à mettre pied à terre. Plus nous montions, plus la couche était épaisse. Le cheval qui me portait se traînait péniblement, tout en s'efforçant de gravir cette pente escarpée et glissante, mais il avançait si lentement que le gardien se fâcha et il se mit à m'injurier en prononçant toutes les malédictions et tous les jurons qu'il estimait devoir me revenir. Enfin, j'essayai de marcher, mais nous avancions encore plus lentement ; on me fit remettre en selle, et j'entendis le domestique faire cette réflexion ; « Heureusement que j'ai fait ferrer le cheval ce matin, sans cela il ne pourrait pas remonter ! » Mais moi je pensais que la bonté du Seigneur y avait pourvu d'avance ! En arrivant au sommet, nous étions considérablement en arrière des autres, nous avons donc dû faire une rapide descente, sans parler des dangers que nous avons couru de ce fait ; mais nous avons enfin rejoint la colonne de marche.

En bien des occasions, le cheval était chargé plus que de raison, et je ne pouvais m'empêcher de demander au Seigneur de restaurer les forces du pauvre animal ; j'étais encouragé en pensant que Dieu avait fait parler l'ânesse de Balaam pour servir à ses desseins.

Enfin nous arrivions au bout de notre longue étape et nous étions heureux de trouver à nous loger pour la nuit. M. Li et moi, nous partagions le même lit, et nous n'avions pour les deux qu'une mince couverture de coton, car la natte de feutre était trop raide pour nous fournir beaucoup de chaleur.

Au matin, un des gardiens m'apporta un court vêtement chinois, bien usé et d'un ancien modèle ; s'il avait été destiné à un homme ou une femme, je n'en sais rien, et je pouvais à peine voir de quelle étoffe il avait été confectionné à l'origine, tant il était rapiécé. « Si vous avez froid, vous pouvez mettre cela, me dit-il en me le tendant. Les manches avaient bien un pied de largeur et tout le vêtement était ample en proportion. Mais étant doublé et rendu encore plus épais par les raccommodages, il me procurait un peu de chaleur supplémentaire.
Quand nous avons quitté ce lieu, une pluie mêlée de neige se mit à tomber, alors je me mis un grand chapeau-parasol. M. Keng me dit après coup, que tout l'ensemble faisait de moi le type classique du pêcheur.

Bientôt après, toute la troupe se trouva au bord d'une rivière où les pontonniers étaient occupés à jeter une passerelle. Ils avaient de grandes difficultés car le courant était rapide ; des tables et des armoires, provisoirement empilées, ne pouvaient pas rester en place, entraînées qu'elles étaient par la force de l'eau. Tandis que nous étions alignés, attendant de pouvoir passer, un des chefs de l'armée rouge, vêtu d'un superbe et long manteau de satin, doublé d'une épaisse toison d'agneau, se mit à haranguer les assistants. Je pensais qu'il allait dire quelque chose d'intéressant, mais c'était toujours la même rengaine anti-japonaise, anti-Chiang-Kai-Shek, et une exhortation faite aux camarades, pour les encourager à supporter le harnais jusqu'à la complète réussite de la révolution.
Je remarquai que le juge et sa femme se mirent à rire en regardant de mon côté.

Quand le pont fut achevé, les hommes le traversèrent, mais les chevaux durent nager jusqu'à la rive opposée. La passerelle était plutôt branlante et ce fut pour moi une tâche pénible que de la traverser ; mais ce fut encore plus éprouvant de devoir grimper sur la berge opposée. Le palefrenier n'avait pas attendu et je dus marcher un kilomètre environ avant de l'atteindre. Mais bientôt après nous reprîmes l'ordre établi.

Ce jour-là nous traversâmes une contrée beaucoup moins accidentée, ce qui nous fit arriver de bonne heure à destination. Un grand village était en vue, mais on nous fit prendre nos quartiers dans des maisons de campagne, et notre compagnie eut le bonheur d'être logée chez un propriétaire foncier. Tandis que nous attendions que nos chambres nous fussent désignées, un camarade m'apporta un pantalon tout battant neuf et chaudement doublé en me disant : « Pouvez-vous le porter ? » S'il ne convenait pas à l'un, il irait pour un autre. Quand je fus entré dans ma chambre, on me donna un long pardessus ouaté. Il était de coupe tout à fait moderne, avec des manches assez étroites, et doublé de flanellette. Tout cela était ajouté à ce qui m'avait été remis pendant la marche, et j'en conclus que le juge avait chargé quelqu'un de veiller à ce que je fusse suffisamment vêtu. Je les endossai tous et j'étais heureux d'être de nouveau chaudement habillé, car, pendant cinq jours et cinq nuits, j'avais réellement souffert du froid. J'ai porté ces habits jour et nuit jusqu'au moment de ma libération.

Vers cette époque, un rapport du bulletin occasionnel de l'armée communiste mentionna le fait suivant : « Toute une compagnie de soldats du gouvernement désirait capituler et se joindre à l'armée rouge avec armes et bagages. » Leur lieutenant, accompagné d'un sous-officier, était arrivé pour entamer les négociations. Tout d'abord ces deux hommes furent bien reçus par le général des rouges et on leur fit fête, mais on ne tarda pas à les soupçonner d'être des espions. Quand je les vis pour la première fois, le lieutenant portait un pardessus bleu, chaudement ouaté, mais il était étroitement surveillé et logé dans un quartier absolument séparé de celui des autres prisonniers, tandis que son complice était lié de cordes et traité comme les autres captifs après avoir été dépouillé du meilleur de son uniforme. Tous les deux trouvaient les étapes fatigantes, et ils sortaient souvent des rangs ; parfois ils arrivaient à destination une heure environ après le reste de la compagnie.

Peu de jours après, nous arrivâmes dans une grande ville où nous espérions pouvoir prendre un peu de repos ; du moins la manière dont les logements furent assignés nous le faisait supposer. On nous conduisit dans la chambre arrière d'une belle maison ayant vue sur les rizières. La pièce contenait une table, quelques chaises et d'autres meubles. De notre fenêtre, nous pouvions voir les rouges apportant le butin des fermes voisines qu'ils venaient de piller. On entendait continuellement les cris perçants des porcs qui étaient confisqués pour servir de nourriture aux camarades.

Bientôt le secrétaire du juge vint me demander d'écrire deux nouvelles lettres, une à M. Becker et une à ma femme ; il insista pour qu'elles fussent brèves. Le seul but de ces missives était d'annoncer que je souffrais de rhumatismes et que, pour cette raison, il était absolument nécessaire d'envoyer la rançon de 10.000 dollars le plus tôt possible, et de la remettre aux rouges dans la région de Supu, où nous campions pour le moment. De nouveau nous espérions que notre séjour dans cette ville serait de quelque durée.
Ma femme reçut en effet sa lettre ; c'était une simple feuille arrachée d'un petit cahier, pour laquelle elle dut payer un double port, car l'envoi, bourré aussi de littérature communiste, n'avait pas été affranchi.

Ce jour-là, le secrétaire s'enquit de mon état de santé, et peu après son départ, un docteur vint me voir. C'était un homme de taille moyenne, avec une figure agréable, et qui portait un lourd pardessus étranger, bleu marin. Il avait étudié dans l'hôpital de Shanghai, et avait été engagé par l'armée gouvernementale ; mais maintenant, il était prisonnier des rouges qui se servaient largement de ses capacités professionnelles. Il savait un peu d'anglais et m'appelait M. Bo. Il me fit une injection sous-cutanée et me donna plusieurs doses de médecine qui furent très efficaces. Dès lors ma santé s'améliora rapidement.

Au matin nous étions ravis de ne pas recevoir l'ordre du départ et nous nous préparions mentalement à une nouvelle journée de repos. Ce jour-là, en nous changea de chambre, car la nôtre devait être occupée par une section de gardiens.
On nous conduisit à travers plusieurs pièces sur le devant de la maison où se trouvait une boutique derrière le comptoir de laquelle était assis le lieutenant prisonnier. Derrière cette boutique, se trouvait une sombre petite chambre qui nous fut assignée. Mais elle était si petite et si obscure, qu'on nous autorisa à nous asseoir auprès du lieutenant pour le reste, de la journée. Notre nouvelle connaissance était très sociable : « Mon nom est Chang et je suis natif de Changsha », commença-t-il. « Ah ! vous êtes protestant et vous faites partie de la Mission intérieure de la Chine ? Eh ! bien, ma grand-mère était membre de cette mission dans ma ville natale, et je connais quelques-uns des missionnaires allemands de cette région. Le christianisme est une très bonne religion, l'amour est sa caractéristique », continua-t-il. Il parlait aussi vite que le vent. C'était un véritable moulin à paroles qui me fit penser à « Bavard » du « Voyage du chrétien ». Quand il parlait avec moi, il ne tarissait pas d'éloges sur l'évangile ; quand il s'entretenait avec les camarades, on l'aurait pris pour un rouge convaincu ; mais quand il était avec les prisonniers, il se montrait tout à fait d'accord avec eux.
Comme il n'était pas sans connaître quelque chose de l'évangile, je l'engageai à s'adresser au Seigneur et de crier à Lui dans les temps graves où il se trouvait, et il me semblait entrevoir de loin cette grand-mère priant pour son petit-fils.

Le jour suivant, le gardien nous annonça la nouvelle bien accueillie qu'aucun ordre de départ n'avait été donné, et nous venions de nous installer en vue d'une nouvelle journée de tranquillité, quand après le déjeuner, on nous commanda de nous mettre en route ; cet ordre fut suivi d'un remue-ménage général et bientôt tout le monde se trouva de nouveau en chemin.

Pendant deux ou trois jours, le lieutenant prisonnier et son compagnon, le sous-officier, eurent toujours plus de difficulté à suivre l'armée. Une fois que nous passions près du sous-officier et de son gardien, nous vîmes le pauvre captif effondré sur le sol. Ce soir-là il fut traîné au cantonnement, longtemps après notre arrivée.

Le lendemain, je remarquai que l'un des enquêteurs était revêtu du manteau du lieutenant Chang. « Que lui est-il arrivé ? » demandai-je à quelqu'un.
- Lui et son compagnon ont été condamnés comme espions et mis à mort. MM. Li et Keng m'assurèrent que tous les deux étaient vraiment coupables de l'accusation portée contre eux.

Notre voyage nous amena dans des régions où, vu la saison de l'année, la neige et la glace étaient abondantes. Je n'oublierai jamais une expérience faite à cette époque. Nous nous sommes arrêtés près d'une maison, assez longtemps pour permettre aux soldats de fabriquer des torches avec des perches de bambou arrachées à la barrière entourant cette habitation ; puis on nous fit continuer notre route. À chaque instant nous espérions arriver à notre lieu de repos ; mais chaque tournant de la route, chaque sommet de colline gagné avec peine, nous permettait de voir, en avant de la colonne, les lumières des torches avançant toujours et toujours. Du haut d'une colline nous pouvions voir ces flambeaux descendant en zigzag dans la vallée, pour recommencer à gravir un nouveau sommet incroyablement élevé, et nous soupirions en pensant à la longue étape qui nous restait encore à couvrir.

Tandis que nous commencions à grimper cette colline, une pluie fine et glacée se mit à tomber ; la température était si basse que nos vêtements étaient tout durcis par le gel. Quoique je fusse sollicité et pressé par les gardiens de mettre pied à terre et de marcher de peur que le cheval ne puisse plus avancer, le palefrenier, craignant que je ne reste en arrière, insista pour me faire rester en selle et le brave animal tint bon jusqu'au bout.

En arrivant au haut de la colline, nous avons entendu un peu plus bas le bruit d'une fusillade. Aussitôt l'ordre fut donné d'éteindre tous les feux et de cesser toute conversation. Nous nous glissâmes un peu plus loin, puis on nous commanda de nous arrêter. Après avoir encore un peu attendu, je descendis de cheval, mais je pouvais à peine me tenir debout à cause de l'engourdissement et de la raideur de mes membres. Le domestique conduisit le cheval en arrière, sur l'autre versant de la colline, où un feu, invisible pour l'ennemi, avait été allumé. Après avoir attendu pendant une demi-heure, on nous annonça que nous allions bivouaquer sur place pour le reste de la nuit.

Après avoir quitté le sentier, on nous fit descendre une côte, et pour abréger on nous fit traverser de hautes herbes entourées d'une glace épaisse. À quelque distance de la route, ordre fut donné de s'asseoir par compagnie des feux furent allumés, mais il était difficile de les faire brûler, car ils donnaient plus de fumée que de flammes, et ne nous servaient pas à grand'chose. Les gardiens ouvrirent leurs paquetages et se roulèrent dans leurs couvertures. Hélas, il fut impossible de trouver mon conducteur et je n'eus d'autre alternative que de rester là, transi jusqu'aux os, en attendant le matin.

J'étais rempli de sympathie pour les prisonniers criminels dont les vêtements étaient si légers en comparaison de mes habits bien ouatés. « Comment peuvent-ils supporter des froids pareils ? Comment peuvent-ils survivre à de telles expériences ? » pensais-je. L'un d'entre eux ne le pouvait pas, évidemment, car au matin, on découvrit qu'il s'était évadé à la faveur de l'obscurité. Si fatigués que fussent les gardiens, ils durent dès lors se relayer pour monter la garde auprès des prisonniers, comme au cantonnement.

De bonne heure le matin, on nous réveilla ; mes vêtements étaient tellement gelés qu'ils étaient raides ; moi-même j'étais tout aussi enraidi et complètement glacé. La crinière du cheval était hérissée de glaçons et ma literie placée sur la selle semblait avoir été utilisée pendant la nuit. Nous étions contents de reprendre la marche. Nous n'avions pris aucune nourriture depuis le déjeuner qu'on nous avait donné avant l'aube du jour précédent et nous nous demandions quels préparatifs on avait bien pu faire en vue du déjeuner de ce jour.

On nous fit descendre la pente abrupte et glissante, et nous espérions faire halte au village que nous apercevions au bas, car on prétendait qu'une victoire avait été remportée sur les milices de la région. Mais arrivés au bas de la colline, on nous fit prendre une autre direction. Quelques fermes étaient disséminées dans les environs et nous pouvions voir les hommes des autres compagnies tranquillement occupés à prendre leur déjeuner. « Le vôtre est préparé dans une autre maison à quelque distance d'ici », nous dit-on.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant