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Trois coolies passèrent devant
notre chambre, portant chacun une paire de grands
paniers neufs se balançant aux
extrémités d'un bambou posé
sur l'épaule. Derrière eux marchait
un homme, ressemblant à s'y méprendre
à M. Ting. Nous étions très
émus en pensant que probablement, les
médicaments et l'argent étaient enfin
arrivés. Comme nous regardions par la
fenêtre, nous crûmes reconnaître
M. Ting et M. Koh dans la chambre située en
face de la nôtre. On pouvait entendre la voix
du juge, et sa manière de parler n'avait
rien d'aimable ; que pouvait-il bien
être arrivé ? À tout
instant, nous nous attendions à être
appelés pour lire les lettres qui devaient
être arrivées. Les heures se
passaient, pas de convocation ! Les jours
passèrent et toujours rien !
Chaque jour, nous allions reprendre nos
places dans le refuge contre les avions. Toutes les
fois que nous passions dans une certaine partie du
cantonnement, nous pouvions entendre le juge Wu
instruire ses élèves, et nous
saisissions au vol quelques-unes de ses
affirmations. Tous ces jeunes gens, la plupart
âgés de moins de vingt ans, prêtaient une
oreille attentive à ses enseignements et
prenaient soigneusement des notes. Ils
écoutaient les instructions du juge comme si
elles eussent été paroles
d'évangile.
Pendant ce temps, nos
négociateurs demeuraient dans la maison des
gardiens, et un jour, nous eûmes la surprise
de les voir apparaître dans notre refuge et
de pouvoir parler un peu avec eux. Ce même
jour, le secrétaire nous apporta une feuille
d'un journal anglais et nous demanda d'en traduire
les nouvelles, ce que nous fîmes.
« Le juge Wu désire vous voir tous
les deux ! » vint dire un messager.
Quand nous fûmes arrivés à la
porte du magistrat : « Emmenez-les
dans leur chambre, et fouillez-les
soigneusement », ordonna-t-il avec
colère. Le gardien ouvrit nos
vêtements, inspecta nos poches et nos
personnes, sans rien découvrir. Nous
n'avions aucune idée de ce qu'il cherchait
avec tant d'ardeur. Dès ce jour, on nous
interdit d'aller au refuge où nous avions
passé des moments comparativement
heureux.
Jusqu'alors, nous n'avions pas
été autorisés à
rencontrer officiellement nos négociateurs.
Un peu plus tard dans la journée on nous
rappela, cette fois-ci pour traduire cette
même page de nouvelles afin que nos gardiens
puissent les écrire et les montrer au juge.
Nous avons été grandement
réconfortés en y trouvant cette
phrase brève, mais combien
précieuse :
Ce fut pour nous un véritable message de
Dieu.
Dans la pièce où nous nous
trouvions, l'activité était intense
et donnait l'impression d'une ruche bourdonnante.
À côté de moi, un camarade
était absorbé par la confection d'un
cliché pour le miméographe.
« Que faites-vous ? »
demandai-je.
- Je copie un livre qui a
été traduit du
russe ! » me dit-il. Des centaines
d'exemplaires étaient ainsi imprimés,
les feuilles volantes étaient
rassemblées et reliées pour en faire un livre. Un
des
miméographes dont on se servait avait
été volé à M.
Hayman ; quel dommage de le voir servir
à un tel usage ! La jeune fille
camarade, dont nous avons déjà
parlé et un petit garçon de neuf ans
seulement, faisaient de la lithographie. Une page
écrite ou clichée est
appliquée sur une pierre enduite d'un acide
gras et reproduite en de nombreux exemplaires. Ils
imprimaient ainsi des proclamations communistes sur
de grandes feuilles, destinées à
être affichées dans les rues des
villes ou villages où nous allions passer.
Ils doivent en avoir imprimé des milliers
ayant, prétendaient-ils, acheté en
une seule fois, tout le stock d'un marchand de
papier.
En regardant ce petit garçon, je
revoyais le jour où il s'était joint
aux communistes. C'était un peu avant de
quitter Taowo. Les camarades l'amenèrent un
jour dans notre chambre pour lui montrer les
« diables étrangers » et
il recula de terreur, mais il ne tarda pas à
devenir tout à fait familier. J'étais
stupéfait de voir un si petit compagnon
voyageant avec nous. On lui avait fait un petit
uniforme et il portait son havresac comme un vrai
camarade en miniature. On lui fit étudier la
médecine pendant un mois, après quoi
il devint hygiéniste assistant dans la
compagnie du juge. Quand les marches étaient
longues, il s'asseyait parfois au bord de la route
en pleurant de fatigue. En passant, les camarades
l'encourageaient : « Viens donc, ce
n'est plus très
éloigné ! » Sa figure
était marquée de la petite
vérole et ils l'avalent surnommé
« Petite Mitrailleuse »,
à cause des perforations que produit cette
arme. Je ne comprends pas comment ou pourquoi cet
enfant se joignit aux rouges ; peut-être
était-il sans famille !
Le dimanche suivant, nous
espérions avoir une journée de
tranquillité ; nous avions eu un petit
culte à nous deux, nous avions chanté
« Grand Dieu nous te
bénissons » et quelques autres
cantiques, quand notre paix fut troublée par
l'apparition du messager du juge « Le
juge Wu demande le plus jeune des
étrangers ! » dit-il. En le
suivant, je me risquai à demander.
« Que me veut-il ? »
Je ne
reçus aucune réponse, mais à
l'expression de son visage, je vis bien que quelque
chose n'allait pas !
Le juge était assis comme
lorsqu'il donne ses cours à ses
étudiants, et ces derniers étaient
à leur place comme de coutume. On me fit
placer devant le magistrat, tournant le dos aux
élèves. M. Ting et Pierre Koh
étaient assis à la droite du juge et
leur figure était empreinte d'une expression
de frayeur.
- Pourquoi l'argent n'est-il pas
venu ? me demanda le juge.
- Je ne sais pas, répondis-je,
nous dépendons entièrement de la
faveur de nos amis.
- Je vous dénonce comme espions,
hurla-t-il, et vous méritez la
mort. »
Puis, se tournant vers ses
étudiants, il ajouta :
« Maintenant nous allons punir cet
impérialiste comme les anglais punissent
notre pauvre peuple à Hong-Kong. »
Alors, s'adressant aux gardiens debout à
côté de moi, il commanda :
« Déshabillez-le ! »
je fus si rudement saisi que les boutons de ma
chemise furent arrachés. Quelqu'un, debout
derrière moi, remplit sa bouche d'eau froide
et m'en aspergea, produisant une réaction
violente tant c'était inattendu. Le jeune
homme qui m'avait amené de ma chambre et un
autre camarade me tenaient chacun par un bras, et
l'on commença à m'administrer des
coups avec un long et mince bambou muni d'une
encoche tous les quatre ou cinq centimètres.
Je sentis distinctement que
c'était le moment de m'appuyer
entièrement sur le Seigneur et de me
rappeler tout ce qu'Il a souffert pour nous, Lui
qui fut flagellé et crucifié. J'avais
tellement conscience de Sa présence qu'il me
semblait être soutenu par Lui, et, pendant
tout ce temps, pas une plainte ne s'échappa
de mes lèvres. Le juge Wu n'arrivait pas
à comprendre ce calme, c'était
tellement contraire à ce qui se passait
habituellement quand un criminel était
battu, qu'il s'écria : « Vous
ne tapez pas assez fort ! » Les
hommes continuaient à frapper et je gardais
toujours le même silence. Enfin, descendant
de son siège élevé, le juge
lui-même vint m'administrer quelques coups,
puis il remonta s'asseoir.
- Quand pourrez-vous nous faire obtenir
l'argent demanda-t-il enfin.
- Je ne puis pas le dire, protestai-je.
Nous avons toujours écrit suivant vos
instructions, que pouvons-nous faire de
plus ?
- Pendant mon absence, vous avez
envoyé des lettres depuis Sangchih, lettres
que je n'ai pas censurées. Dans ce message
à M. Becker, vous avez, semble-t-il,
écrit quelque chose pour l'empêcher de
payer l'amende.
Ma réponse était si ferme
et si précise qu'il en devint enragé.
« Donnez-lui un
soufflet ! » ordonna-t-il aux
gardiens debout près de moi. Ce fut fait
à plusieurs reprises et tellement
vigoureusement que j'en perdis presque
l'équilibre.
- Quand l'argent me sera-t-il
remis ? demanda-t-il de nouveau. Nos
négociateurs, témoins de cette
scène, s'en affligeaient visiblement. Leur
visage était empreint d'une grande
sympathie, en même temps que d'une vraie
détresse, et ils m'engageaient à
indiquer une date. Avec leur concours et parce que
M. Becker n'était plus très
éloigné de nous, je hasardai de dire
une dizaine de jours. Alors il me renvoya et fit
venir M. Hayman.
- Ne leur permettez pas de se parler,
cria-t-il au gardien ; il me fut donc
impossible de prévenir M. Hayman de ce qui
l'attendait, pourtant l'expression de mon visage ne
lui présageait rien de bon, mais de quoi
s'agissait-il ? Sa barbe blanche lui donnait
un air très vénérable, et
j'espérais que nos persécuteurs en
seraient impressionnés et lui
épargneraient un aussi brutal traitement.
Mais, quand il revint et que nous avons pu
échanger nos impressions, je dus me
convaincre qu'il avait dû subir la même
épreuve. Ils apportèrent une plume et
de l'encre à M. Hayman en lui ordonnant
d'écrire à M. Becker à qui un
délai de quinze jours était
fixé pour verser la rançon.
Je crois pouvoir dire en toute
sincérité que nous nous
réjouissions d'avoir été
trouvés dignes de souffrir ainsi pour notre
Maître. Nous avions tous les deux le dos
ensanglanté. Je me souvenais d'avoir lu une
histoire racontant que les esclaves, après
avoir été fouettés, lavaient leurs plaies avec de
l'eau
salée, non pour augmenter la douleur, mais
pour en hâter la guérison. Les
conditions malsaines dans lesquelles nous vivions,
jointes à la vermine dont nous étions
assaillis, nous faisaient craindre une infection.
Mais comment se procurer de l'eau
salée ?
Dans cette partie de la province de
Hunan, de même que dans celle de Kweichow, on
emploie du sel gemme qui doit être
préalablement pulvérisé. Ce
travail est souvent fait très
imparfaitement, et il n'est pas rare de
découvrir dans la nourriture de petits
morceaux de sel. Nous en avons trouvé
plusieurs dans le poisson qui nous fut servi ce
soir-là. juste en dehors de notre chambre,
se trouvait un grand pot de thé qu'on
remplissait deux fois par jour et destiné
à tous les camarades. En
général, nos gardiens étaient
assez aimables pour nous autoriser à nous
servir quand nous le leur demandions. Nous avons
donc rempli nos bols de thé, nous procurant
ainsi de l'eau qui au moins avait été
bouillie. Nous avons soigneusement mis de
côté nos petits morceaux de sel et
après les avoir lavés, nous les avons
fait fondre dans le thé. Chacun de nous
soignait les blessures de son frère en y
appliquant cette solution. Le jeune camarade qui
était venu me chercher et qui m'avait tenu
pendant la flagellation, vint un peu plus tard,
dans notre chambre et nous eûmes une
conversation tout à fait amicale. Il se
montra très sympathique et ne fit aucune
allusion à ce qui s'était
passé. Il nous apporta même du
maïs pour nous régaler. Pendant la
terrible épreuve de l'après-midi,
j'avais cru discerner de la sympathie, même
chez ceux qui me l'infligeaient, et la
bienveillance de ce jeune gardien, me confirmait
dans cette pensée.
Pendant les quelques jours suivants,
nous étions un peu anxieux parce que M.
Hayman n'avait pas été appelé
pour traduire la lettre qu'il avait
écrite ; on n'y avait fait aucune
allusion. Nous pensions bien qu'elle avait
été envoyée, néanmoins
ce silence devenait une énigme. Une semaine
plus fard, on nous appela pour traduire la lettre
de M. Becker. Il disait qu'il était
embarrassé de savoir comment agir. Il
croyait que les communistes nous relâcheraient
moyennant
6.000 dollars, mais beaucoup doutaient de leur
sincérité. Maintenant la question se
posait de savoir quel parti prendre. S'il apportait
3.000 dollars consentiraient-ils à
relâcher l'un de nous ? Dans ce cas, les
trois autres mille seraient immédiatement
apportés à la condition que le second
captif fût livré séance
tenante.
Il nous fallut écrire une lettre
à M. Becker du point de vue chinois. Tout
d'abord les communistes exprimaient leur
colère à cause de la lettre et du
retard mis à livrer l'argent. Ils
l'informaient aussi qu'on nous avait traités
comme les impérialistes anglais traitent les
Chinois à Hong-Kong et que tout cela
était la faute de M. Becker. Ce
châtiment serait administré chaque
jour si l'argent ne venait pas. D'autre part, ils
ne traitaient pas une affaire pour que l'on
marchandât avec eux et, pour des raisons
militaires, il leur était impossible de ne
relâcher qu'un captif. Quand l'un partirait,
l'autre devait l'accompagner ; enfin l'argent
devait être livré dans la
région de Sangchih. Nous avons dû
signer cette lettre tous les deux, puis elle passa
à la censure.
On nous permit enfin de voir nos
négociateurs, qui semblaient espérer
que M. Becker serait bientôt en mesure de
fournir l'argent et qu'alors nous serions mis en
liberté. Le général Hsiao Keh
condescendit même à venir dans notre
chambre, ce que le juge Wu n'aurait jamais fait.
Nous nous sommes levés à son
approche, mais il nous dit :
« Restez assis, pas de
cérémonie, s'il vous
plaît ». Lui-même resta
debout parce qu'il n'avait pas de place pour
s'asseoir, excepté sur le lit ou sur le
plancher. Il se promenait de long en large en nous
questionnant un peu, mais il ne montra pas de
colère. « Je sais que vous pouvez
obtenir plus d'argent », dit-il cependant
en nous quittant.
Maintenant des avions survolaient notre
cantonnement presque chaque jour, et, parfois, les
bombes éclataient dans le voisinage de notre
maison. Au lieu de nous amener dans l'abri
principal aménagé sur le chemin de la
maison située en face de la nôtre, on
nous conduisait prestement,
aussitôt l'alarme donnée, dans l'un
des petits refuges installés à
l'arrière du bâtiment ;
dès que les avions s'étaient
éloignés, on nous faisait
réintégrer notre chambre. Le
voisinage des troupes du gouvernement rendait trop
dangereux le séjour dans cette
région ; il fallut donc
retransférer le quartier
général à Sangchih qu'on
atteignait en deux ou trois journées en
voyageant à travers monts et
vallées.
En gravissant une colline
escarpée, mais agréablement
boisée, une halte fut autorisée
à mi-côte et nous pûmes chercher
un abri sous les arbres bordant le chemin. Cet
arrêt permit aux retardataires de rattraper
la colonne. En les regardant monter, nous avons
aperçu plusieurs femmes dont l'une
paraissait particulièrement
épuisée. À peine
s'était-elle arrêtée que son
gardien lui fit reprendre la marche tandis que nous
nous reposions à l'ombre fraîche des
arbres. Peu après, nous avons
recommencé notre ascension et bientôt
nous avons rattrapé la pauvre
créature qui, lentement, péniblement,
montait en compagnie de son gardien.
Après avoir atteint le sommet de
la colline, nous avons pu contempler la plaine
fertile qui s'étendait devant nous. La route
qui y conduisait était tracée sur la
pente escarpée d'une colline aride, dont le
sol sablonneux semblait nous renvoyer
l'éclat et la chaleur du soleil ; aussi
fûmes-nous heureux de nous reposer en
arrivant au bas de cette pente. Comme tous nos
compagnons, nous étions
dévorés par la soif. Quelques
camarades, munis de récipients divers,
allèrent puiser de l'eau au torrent tout
proche. Un peu plus fard, quelques enfants de la
région, voyant combien nous étions
altérés, nous apportèrent un
baquet d'eau fraîche prise au torrent, ce
dont nous avons été bien
reconnaissants.
Pendant que nous nous reposions, on nous
apprit que cette pauvre femme avait sauté au
bas d'une pente très raide ; mais son
gardien l'avait rattrapée et l'avait
traînée, la forçant toujours
à continuer. En la tirant et la poussant le
long du chemin, ils arrivèrent à
l'endroit où nous
étions assis. Ses geôliers
étaient haletants et leur prisonnière
s'effondra sur le sol comme une masse lamentable,
respirant avec peine et à bout de forces. Il
était évident qu'on ne pourrait pas
la traîner plus loin, et, comme en avait
encore une demi-journée de marche en
perspective, il fallait prendre un parti.
L'exécution fut proposée et
acceptée à l'unanimité. Bien
qu'habitués à la cruauté de
ces gens, nous fûmes surpris de voir l'ardent
désir de ces tout jeunes hommes, leur
empressement à répandre le sang.
Trois ou quatre d'entre eux réclamaient le
privilège de frapper de
l'épée, mais le plus âgé
des compétiteurs, un jeune garçon de
vingt ans environ, l'emporta sur ses camarades.
Après avoir emprunté un sabre bien
aiguisé, il entraîna sa victime, suivi
d'un autre camarade, muni d'un sarcloir, pour avoir
l'air de fonctionner comme fossoyeur. Bientôt
après ils réapparurent, le sourire
aux lèvres, aussi indifférents que
s'ils avaient tué un poulet.
En grimpant quelques sentiers de
montagne, on nous permit de nous accrocher à
la queue des chevaux, ce qui nous facilita
grandement la marche. Il faisait très chaud
et nous n'étions très bien ni l'un ni
l'autre, souffrant de troubles digestifs. Comme la
rançon devait être livrée dans
le voisinage de Sangchih, nous pensions qu'on nous
arrêterait au moins tout près de cette
ville, mais nous fûmes surpris de constater
que nous allions dans la cité même et
qu'on nous conduisait dans la maison où nous
avions logé précédemment. Mais
il se passa bien du temps avant qu'on nous
désignât notre chambre, et, en
attendant, on nous fit entrer dans une pièce
ouvrant directement sur la rue. Des foules de
camarades et de gens du peuple entourèrent
les deux étrangers, écoutant avec
crédulité les accusations
mensongères portées contre nous et
l'histoire des pouvoirs exceptionnels et
surnaturels dont on nous disait revêtus.
Puis, à notre grande surprise, on nous
ramena dans cette chambre désagréable
qui avait été auparavant
condamnée. Il faisait plus chaud que jamais
et les moustiques y étaient plus nombreux
qu'à notre séjour
précédent, ce dont nos geôliers se sont
certainement aperçu, car chaque jour,
après le déjeuner, on nous conduisait
dans la chambre de réception d'une maison
voisine. De là, il était plus facile
de gagner un abri dès qu'un avion
était signalé. Les cuisiniers
préparaient les repas dans cette
pièce et nous eûmes plus d'un
entretien intéressant avec eux.
Un jour, le magistrat auxiliaire Wang
vint nous visiter, il fut horrifié de voir
notre misérable installation. Il prit sur
lui de nous donner une chambre dans la maison,
où il logeait lui-même, en compagnie
d'autres inquisiteurs, et où on amenait les
prisonniers pour les interroger. On nous donna une
pièce très agréable, joliment
meublée d'un lit, d'une table, de quelques
chaises et d'autres petits articles de mobilier. De
là nous pouvions voir les captifs aller et
venir pour être questionnés. On ne
nous laissa cette chambre que quelques jours ;
peut-être parce que de là nous
pouvions voir et entendre trop de choses ou parce
que nous étions trop éloignés
de la compagnie principale des gardiens. On nous
mit donc dans une autre pièce de l'ancienne
maison. En plus de la porte ouvrant sur le
vestibule, nous avions deux fenêtres donnant,
l'une dans la cour, l'autre sur la petite place
d'exercice ; au delà de cette
dernière, nous pouvions voir les habitants
passant dans la rue. Grâce à la
circulation d'air que nous donnaient ces trois
ouvertures et au grand lit chinois qui nous
était échu, nous avons
été installés très
confortablement pendant plus d'un mois.
À cette époque, un
troisième prisonnier partagea notre chambre.
C'était un ancien quartier-maître de
la compagnie du juge Wu ; il était
très réservé, sans toutefois
se montrer hostile. Pendant les premiers jours, il
avait très peu d'appétit. Il ne nous
dit pas quelle était la raison de son
arrestation, mais nous apprîmes indirectement
qu'il était accusé d'avoir commis un
détournement de 200 dollars. On l'appelait
souvent pour l'interroger. Un certain jour
même, avant de l'emmener, on l'encorda et sa
situation nous parut très sérieuse,
mais quand il revint la corde avait
été enlevée, et il fut
condamné seulement à une
période illimitée d'emprisonnement,
période qui dura deux
mois. C'est un nouvel exemple, montrant la
manière dont les rouges traitent leurs
propres délinquants.
Sur le terrain d'exercice étaient
installées des barres parallèles
où les gardiens pratiquaient la culture
physique. La plupart des hommes étaient
très maladroits, mais tous devaient
s'essayer à ce genre d'exercice. Des bains
étaient pris chaque jour sur cet emplacement
et, de temps en temps, on nous en offrait
un.
Pendant cette période, M. Hayman
souffrit beaucoup de troubles intestinaux. Il ne
supportait plus le riz bouilli et nous ne pouvions
pas obtenir une nourriture appropriée. Un
gruau de riz spécialement
apprêté lui fut ordonné, mais
grâce à la négligence des
hygiénistes, il ne recevait souvent que les
restes des autres prisonniers, et parfois
même ce gruau était aigre. Les oeufs
étaient pour lui la meilleure nourriture,
mais c'était difficile d'arriver à
les faire cuire convenablement, il devait souvent
les avaler crus. J'étais très
affligé de le voir devenir chaque jour plus
maigre, sans pouvoir faire quoi que ce fût
pour améliorer sa situation. Un jour, tandis
que nous prenions un bain sur le terrain
d'exercice, les camarades remarquèrent que
M. Hayman n'avait plus que la peau sur les os, et
ce fut le début d'une amélioration de
régime. Jusque-là on nous donnait,
trois fois par jour, du riz accompagné de
légumes ; ces derniers étaient
remplacés par de la viande, deux fois par
mois. On nous donnait aussi, de temps en temps, des
oeufs cuits dans la soupe, ce qui était un
grand régal. Mais afin d'aider M. Hayman
à récupérer ses forces, on
nous servit désormais, chaque jour, quatre
oeufs et un quart de livre de viande à
partager entre nous deux.
Un jour, en regardant à la
fenêtre, un curieux spectacle s'offrit
à nos yeux. Une foule entourait un camarade
qui regardait au loin tout en gesticulant d'une
étrange façon. C'était un de
nos anciens gardiens qui, étant
illettré, avait appris à lire et
à écrire assez facilement. Les
spectateurs le tourmentaient beaucoup en le
traitant de fou. Il paraissait ignorer totalement
la foule qui se pressait autour de lui, tout en
continuant à parler à un être imaginaire et à le
combattre ; nous avions l'impression qu'il
s'agissait d'un cas de possession
démoniaque. Un lit fut installé pour
lui dans la salle de réception, voisine de
notre chambre. Nous apprîmes qu'il n'avait
pris aucune nourriture pendant plusieurs jours et
le seul homme qui pût faire quelque chose de
lui, était le capitaine des gardes. Le
pauvre homme consentait même à prendre
la médecine présentée par le
capitaine, mais une fois, après s'en
être rempli la bouche, il en aspergea les
curieux qui l'entouraient. Parfois il soupirait
avec angoisse, suppliant l'être imaginaire de
le laisser tranquille. Sa famille demeurait tout
près de là, et l'on décida de
faire venir sa mère, sa soeur, sa femme et
son petit enfant, pour voir si leur présence
exercerait une heureuse influence. C'était
affligeant de le voir désavouer sa
mère et recevoir avec indifférence
les supplications de sa femme tandis quelle lui
tendait son petit garçon. Nous étions
très tristes à son sujet et nous
demandions à Dieu d'avoir pitié de
lui. Le lendemain il reconnut les membres de sa
famille et sembla tout à fait
délivré. On lui donna le choix de
retourner à la maison ou de rester à
l'armée ; il préféra
continuer à être un camarade.
C'est aussi là qu'on tenta
quelques efforts pour affranchir de leur habitude
certains nouveaux camarades adonnés à
l'opium. On les plaçait dans une chambre, on
leur donnait une bonne nourriture et on les
exemptait des exercices pendant quinze jours.
L'hygiéniste leur administrait aussi des
médicaments pour adoucir leurs souffrances.
Nous avions été très
amusés d'entendre le cours de formation
médicale donné par
l'hygiéniste. Il avait duré une
semaine sauf deux jours où il n'y avait pas
eu de leçon. À plusieurs reprises, il
vint nous demander des conseils quand il ne savait
plus que faire.
Un camarade vint un jour nous demander
de lui prêter nos chapeaux de feutre. Nous
nous demandions ce qu'il voulait bien en faire,
quand nous avons appris qu'ils s'apprêtaient
à déguiser deux hommes pour leur
donner l'apparence de Chiang-Kai-Shek et d'un autre
impérialiste, et les présenter aux
spectateurs pendant une soirée d'amusement. Ils
réussirent si bien qu'une des jeunes
recrues, se figura de bonne foi que les rouges
avaient réellement capturé le
célèbre
généralissime.
En ces jours-là nous passions
beaucoup de temps en prière afin que M.
Becker fût bien conduit. Les
négociateurs revinrent munis de lettres et
apportant un peu de littérature :
« Des sources dans le
désert », de Mme Cowman et
quelques exemplaires des périodiques
« Révélation »,
« Sunday School Times »,
« Christian » et
d'autres publications américaines. On nous
fit écrire que l'amende était
réduite de 750.000 à 10.000 dollars.
Pour nous c'était une indication que nous ne
serions jamais libérés pour les 6.000
dollars dont on avait parlé
précédemment. On nous appela
plusieurs fois pour traduire les lettres de nos
épouses. En une certaine occasion, les
jeunes gens qui m'entouraient étaient
d'humeur à plaisanter, et ils me
demandèrent d'écrire en anglais leurs
divers sobriquets. Quelques-uns d'entre eux leur
avaient été donnés par un
soldat de l'armée blanche qui avait
été autrefois
télégraphiste et savait l'anglais. Il
était souvent appelé pour traduire
nos lettres au juge. L'un d'eux me dit que son
surnom était « biga
nosa » et après qu'il eut
essayé de prononcer ce mot étranger,
ce fut une tempête de rires. Au bout d'un
moment je compris qu'il s'agissait de
« big nose » (gros nez).
Un camarade avait un nez un peu plus
épaté que les autres, et pour cette
raison on l'appelait
« impérialiste ».
Celui pour lequel je faisais ces traductions
était connu sous le nom de
« dodu ».
- Vos amis pourront sûrement
trouver la très petite somme de 10.000
dollars, ne cessait de répéter
« dodu Li » tandis que je
traduisais pour lui. On nous permit de rencontrer
de nouveau nos négociateurs. Quand ils
constatèrent notre état de faiblesse,
ils nous dirent. « Nous apporterons
l'argent aussi rapidement que possible ; nous
croyons que M. Becker pourra trouver cette
somme. » Une fois de plus nous nous
prîmes à espérer. Nous nous
rendions bien compte des difficultés qui
s'opposaient à la réussite de ce
projet, car au delà du territoire
occupé par les rouges, la région
était infestée de bandits
de toutes sortes. Nous
décidâmes de ne pas perdre de vue cet
effort et nous chantions notre prière sur la
mélodie du cantique
« Cherchons-les » -
Conduis-les, Conduis-les, Seigneur, conduis-les
sûrement ! Conduis-les et garde-les,
Pour la gloire de ton grand
nom ! »
Comment décrire l'ardeur que nous
mettions à dévorer la
littérature qui nous avait été
apportée ; nous avions
été pendant si longtemps
privés de toute lecture ! Quelle ne fut
pas notre reconnaissance en lisant, dans l'un de
ces journaux, un court entrefilet demandant aux
lecteurs de prier pour les deux missionnaires
captifs. « Une source dans le
désert » semblait avoir
été écrit pour nous, tant il
s'adaptait à notre situation. Ses
pensées étaient sillonnées de
passages bibliques qui venaient une nourriture pour
l'affamé et un breuvage pour le coeur
altéré. Il y avait aussi deux
pièces de vers que nous adaptions à
des mélodies connues. Dans ce logis, nous
avons été témoins des
déplorables conditions d'existence faites
par les rouges à ceux qu'ils
détiennent prisonniers. On les gardait dans
plusieurs chambres ouvrant sur la cour, dont l'une
était l'odieuse pièce que nous avions
dû quitter. Une sentinelle montait la garde
devant chaque porte, pour veiller à ce que
chacun restât sans bouger et absolument muet.
Parfois un gardien entrait dans la chambre pour
administrer une correction ; par ses gestes et
sa manière de se boucher le nez, ou de
s'éventer quand il en sortait, nous pouvions
nous faire une idée de l'air irrespirable
dans lequel croupissaient ces pauvres gens.
Dans la chambre juste en face de la
nôtre se trouvait une femme d'une
cinquantaine d'années,
considérée comme
légèrement toquée. On la
traitait durement et comme elle n'avait aucune
occasion de laver sa figure blessée et de se
coiffer, son aspect était absolument
pitoyable. Chaque fois qu'on l'appelait pour
être interrogée, elle se mettait
à pousser des cris aigus et à
dire : « On va me tuer !
... » Il était parfois difficile
de s'en rendre maître. Une femme,
enfermée avec vingt autres prisonniers,
donna le jour à un enfant, mais le pauvre
petit était mort. Les rouges eurent pourtant
assez d'égard pour donner
des oeufs et un régime approprié
à la pauvre mère. Le même jour
un camarade mourut et tous furent très
impressionnés de ce que ces deux
événements s'étaient produits
dans la même journée, une naissance et
un décès. Un immense cercueil,
laqué de noir, qui était probablement
la propriété du maître de la
maison, fut confisqué et employé pour
donner de décentes funérailles
à ce camarade.
Au milieu de la cour, il y avait un
puits assez profond, dont le sommet était
muni d'une ouverture suffisante pour y faire passer
un grand récipient. Un jour, on avait
négligé de fermer cette ouverture et
un prisonnier sauta dans l'eau, trouvant
probablement que la mort était
préférable à la
captivité. Mais le pauvre homme fut
repêché et laissé toute la nuit
à frissonner dans ses habits
mouillés.
Parfois des femmes étaient
accompagnées de petits enfants de deux ou
trois ans. C'était une pitié de voir
ces pauvres tout petits ainsi confinés et
d'entendre leurs cris de détresse quand
leurs mères étaient emmenées
pour être interrogées.
Vers la fin de septembre, les nuits
devinrent plus fraîches, et nos
vêtements usés étaient
insuffisants pour nous protéger contre le
froid ; tous les camarades avaient de nouveaux
habits ouatés. Ils étaient noirs avec
des pièces rouges bordées de vert
appliquées au col de leur uniforme. Ils nous
vêtirent aussi de neuf, pantalons de toile et
vareuses ouatées, avec des cols qui
n'avaient rien de militaire. Nous étions
très reconnaissants de cet apport de
chaleur, car notre literie, à cette
époque, n'était composée que
d'une couverture de voyage et d'un drap de
flanellette que nous avions raccommodé de
peur qu'il ne tombât en pièces. Un
barbier installé dans la rue fut
convoqué pour faire les cheveux et la barbe
des camarades et ils nous firent profiter de cette
occasion. Depuis que nous avions eu la tête
rasée, nos cheveux avaient repoussé
et nous étions bien mal
coiffés.
- Napoléon, tête plate ou
genre Pompadour ? demanda le coiffeur quand ce
fut mon tour.
- Napoléon, répondis-je,
et il se mit à me couper les cheveux
à la manière des
étrangers.
Quand on nous vit avec notre nouvelle
coiffure et nos vêtements neufs, notre
apparence dut être très
différente. « Vous ressemblez
beaucoup plus à l'un d'entre nous,
maintenant », déclara un camarade.
L'un d'entre eux osa même m'appeler
« camarade
étranger ».
L'armée rouge faisait
continuellement de nouvelles recrues et notre
chambre fut assignée à quelques
gardiens. Nous avons regretté le changement,
car on nous mit dans un couloir borgne, couvert
d'un avant-toit. C'était exigu avec juste
assez de place pour un lit et une table
carrée. Par une étroite lucarne nous
pouvions avoir un coup d'oeil sur la cour. Le sol
était de terre battue et loin d'être
sec. Après un court séjour dans ce
lieu, M. Hayman ne manoeuvrait plus qu'avec
difficulté ses bâtonnets, à
cause des rhumatismes. Un camarade lui procura une
cuiller, ce qui était plus commode. Un des
docteurs rouges s'était
spécialisé dans la chirurgie
chinoise, et ses soins consistaient le plus souvent
à planter des aiguilles dans le corps des
malades. Obligé en quelque sorte de se
soumettre à ce traitement, M. Hayman permit
au docteur de lui piquer le bout des doigts avec
une aiguille d'argent, puis de les presser pour les
faire saigner. C'était douloureux et
désagréable. Alors nous avons dit au
capitaine des gardes que la maladie était
causée probablement par l'humidité de
notre chambre, et il fut assez aimable pour nous
procurer un autre logis ; nous avions
déjà demeuré là au
cours d'un séjour précédant
à Sangchih. La moitié de la
pièce était occupée par les
soldats qui restaient de l'armée blanche, et
qui n'étaient que deux, M. Keng et
l'opérateur de T. S. F., M. Li.
Une armoire servait de paroi ;
nos
compagnons dormaient sur le plancher nouvellement
posé, tandis que nous avions un lit. On nous
apporta un brasier et une provision de bois de
chauffage, qui nous fournissait la chaleur
nécessaire. Nos compagnons de
captivité étaient heureux de profiter
de notre feu, mais pour le faire, ils
dépendaient de l'humeur bonne ou mauvaise de
leur gardien. Nous avions un
ustensile en fer blanc où nous pouvions
à l'occasion faire bouillir de l'eau. Une
idée qui me préoccupait depuis
longtemps put être mise à
exécution, c'était celle de faire du
café. Le quartier-maître, qui se
montrait habituellement bienveillant, nous accorda
un bol de riz cru. Ayant emprunté une
casserole vide, nous avons fait rôtir notre
riz jusqu'à ce qu'il devînt tout
à fait noir, puis nous en avons fait
bouillir une partie pour en faire une boisson
chaude, qui ressemblait à s'y
méprendre à du café. En voyant
le succès de cette idée, nos
compagnons se joignirent à nous et se
régalèrent. Nous avons aussi
confectionné des beignets, aussi
coûteux que très
appréciés car M. Keng, qui venait des
provinces du Nord, avait un grand appétit
pour tout ce qui était fait avec de la
farine.
MM. Keng et Li étaient
très désireux d'apprendre à
connaître l'évangile. M. Li qui savait
un peu d'anglais apprit finalement ce
cantique : « Jésus qui
vivait au-dessus des Cieux » et en
chinois « Le ciel est ma
patrie ». Il me demanda de lui
écrire en chinois l'oraison dominicale, et
il l'apprit. Le dimanche, ils nous demandaient tous
les deux de leur raconter une histoire de la
Bible ; ils écoutaient si
attentivement, qu'il nous semblait avoir une classe
d'école du dimanche. Ils avaient la
certitude que notre captivité touchait
à sa fin et ils souhaitaient de se trouver,
eux aussi, au même point que nous. M. Keng
était de plus en plus
découragé ; il lui arrivait de
se promener de long en large, comme un lion en
cage, en poussant fréquemment de profonds
soupirs. Peut-être aussi se rendait-il compte
que Dieu seul peut donner à ses enfants le
repos de la foi, et pour cela, il désirait
apprendre à mieux connaître
l'Évangile.
Un autre prisonnier était un
camarade de quatorze ans. Il avait
été pris en flagrant délit de
vol. Certains captifs n'avaient pas la permission
de gagner l'abri préparé pour les cas
de menace aérienne, et ce jeune
garçon était de leur nombre. Un jour,
en revenant du refuge, nous fûmes surpris de
constater que la plupart de nos précieuses
boîtes de lait condensé avaient
disparu. Nous n'avons rien dit,
mais nous avions la certitude que le jeune galopin
savait où elles avaient passé. Il
faut pourtant dire à sa décharge,
qu'il était empressé à rendre
de petits services, tels que balayer le plancher et
entretenir le feu.
Derrière la maison
s'élevait une colline où un certain
nombre d'abris étaient
aménagés. Nous y allions presque
chaque jour, et quand il faisait beau, nous
restions assis à l'entrée,
prêts à nous précipiter
à l'intérieur en cas de danger. Pour
arriver à ces refuges, il fallait escalader
un rocher escarpé, et quoiqu'il ne fût
pas très élevé, l'effort
était encore trop considérable pour
les forces de M. Hayman ; en une certaine
occasion il fallut l'y porter, car ses jambes
commençaient à enfler.
Après une nouvelle visite de nos
négociateurs, on nous donna des boîtes
de lait qui nous avaient été
envoyées, quelques médicaments et un
dollar chacun. Dans sa lettre, M. Becker promettait
d'apporter les remèdes et la somme de 10.000
dollars. Il posait environ une douzaines de
questions précises auxquelles nos ravisseurs
devaient donner une réponse nette
destinée à éviter de nouveaux
faux-fuyants, mis ensuite sur le compte d'un
soi-disant malentendu. En répondant
correctement à ces questions, ils lui
dévoileraient leurs véritables
intentions. M. Becker lui-même allait venir
jusqu'à Yungshun, localité
située à deux journées de
marche seulement, puis les troupes du gouvernement
devaient escorter la rançon jusqu'aux
confins du territoire occupé par les rouges,
et de là, les communistes la remettraient
à qui de droit. Tout en nous entretenant
avec nos négociateurs, nous les avons
fortement engagés à dire à M.
Becker d'apporter l'argent le 16 novembre en un
certain lieu, et là, de le remettre à
un certain gardien ; nous l'avons prié
de ne pas y manquer, car c'était pour nous
une occasion unique d'être
relâchés. Il nous fallut de nouveau
écrire des lettres sous dictée et
elles furent envoyées à M. Becker
avec une lettre complémentaire en
chinois ; nous espérions qu'ils avaient
donné, dans cette lettre, des
réponses satisfaisantes aux questions
posées. Les délégués
partirent heureux, eux aussi, espérant
qu'enfin les pourparlers allaient aboutir et que
notre libération n'étant pas loin
d'être un fait accompli, nous serions
relâchés dans une semaine
environ.
Depuis quelque temps nous remarquions
qu'on faisait des préparatifs de
départ. Les camarades avaient reçu
l'ordre de confectionner un stock extra de sandales
de paille et d'étoffe ; plusieurs sacs
avaient été fabriqués et
remplis de riz. Chaque jour, des prisonniers
étaient supprimés. Aussi
demandions-nous à Dieu avec une ferveur
toujours plus grande, de nous délivrer sur
place afin que nous ne fussions pas
traînés plus loin. Il nous semblait
que c'était une impérieuse
nécessité pour M. Hayman dont
l'état de santé était si
précaire qu'il ne pouvait pas marcher et
qu'il était trop faible pour monter à
cheval.
Le 17 novembre était un dimanche,
et, comme de coutume, nous avions laissé de
côté notre travail. À ce
moment-là je crochetais un vêtement
pour un camarade qui avait été tout
d'abord cuisinier, mais qui fonctionnait maintenant
en qualité de quartier-maître ;
il était connu sous le nom de
« Kiangsi Ho-Long », car il
venait de Kiangsi et il avait exactement le
même nom que le général
Ho-Long. Ce dimanche-là, nos pensées
étaient occupées de notre
libération prochaine, et nous demandions
à Dieu qu'il voulût bien enlever tous
les obstacles qui pourraient empêcher les
dernières formalités. Nous savions
que nos négociateurs pouvaient arriver ce
jour-là, et par certaines allusions
entendues, nous avions l'impression que l'argent
avait été remis. La nuit vint mais
les délégués n'étaient
pas là, cependant nous avions la ferme
conviction qu'ils viendraient le lendemain.
Le 18 nous étions assis sur la
colline, à l'entrée d'un abri, et je
me hâtais de travailler au vêtement
entrepris, avec l'espoir de pouvoir le terminer
avant de partir. Avant midi, un messager vint me
chercher de la part du juge Wu, et en voyant son
air joyeux, je compris que les hommes et l'argent
étaient dans le camp. Tandis que je marchais
à ses côtés, il parlait
librement, et je remarquai qu'il
n'était pas armé, ce qui était
tout à fait exceptionnel. « Vous
serez bientôt libre », me dit-il
avec assurance. Il me conduisit, non chez le juge,
mais dans le quartier de l'escouade des
hygiénistes. Comme j'entrais, le juge Wu
sortait mais il ne me salua pas. On me demanda de
parcourir la liste des médicaments et de
voir si tout était bien arrivé. Une
femme était présente (la femme d'un
docteur ( ?), et avec volubilité elle
m'assura que notre libération était
chose certaine. Pierre Koh était aussi
là, et, pendant notre courte conversation
officielle, il m'assura que l'argent avait
été remis en un autre lieu et que
deux chaises à porteurs avaient
été envoyées par M. Becker qui
nous attendait à Yungshun, à deux
journées de voyage seulement. Quand j'eus
fini de contrôler les médicaments, je
me hâtai d'aller porter la bonne nouvelle
à M. Hayman. Il me semblait maintenant que
toutes nos épreuves étaient
passées, et que nous goûtions
déjà les bienfaits de la
liberté. On nous surveillait encore, mais
cette précaution nous paraissait bien
superflue.
Peu de temps après, nous
fûmes appelés tous les deux à
nous présenter devant le juge Wu.
« Enfin ! pensions-nous, notre
élargissement va être
prononcé », et nous
répondîmes joyeusement à
l'appel.
« Maintenant vous allez
pouvoir rentrer dans vos familles et recommencer
à vivre comme des aristocrates ; vous
en avez de la chance ! » nous disait
plaisamment notre gardien, tout en nous
accompagnant.
Il allait nous introduire chez le juge,
quand celui-ci, qui s'entretenait avec un autre
chef rouge, nous renvoya en donnant cet ordre
à notre conducteur :
« Faites-les attendre dans
l'antichambre ». Il nous fit asseoir sur
un des lits. Il y avait là quelques
camarades occupés à examiner un lot
de belle soie et de satin provenant d'un
récent pillage opéré dans les
environs. Je n'avais pas l'ombre d'un doute quant
à notre libération, néanmoins
nous passâmes en prière ce moment
d'attente.
À la fin le juge nous fit appeler
et l'expression de son visage était loin
d'être encourageante. Il nous remit tout d'abord
quelques petits
objets
que M. Becker nous avait envoyés pour le
chemin, à chacun un linge de toilette, une
serviette chinoise et quelques pains d'anis qui
étaient très bons.
« Nous n'avons reçu que
la moitié de l'argent, dit-il en regardant
attentivement le bout de son nez ; il le dit
avec une telle conviction qu'au premier abord je
l'ai cru. « C'est pourquoi nous ne
pouvons libérer qu'un seul d'entre vous et
nous avons décidé de relâcher
le plus âgé des deux
étrangers ! » Cette nouvelle
éclata comme un coup de tonnerre dans un
ciel serein et M. Hayman pria immédiatement
nos ravisseurs de revenir sur leur décision
et de me laisser aller aussi ; mais le juge
répondit « Vous ne
réussirez pas ! D'ailleurs vous
êtes malade et vous avez besoin de soins.
Vous partirez aujourd'hui. Une chaise vous
attend ; vous n'avez rien d'autre à
faire qu'à retourner dans votre chambre,
à rassembler vos possessions et partir
ensuite. Il vous sera encore possible de parcourir
plusieurs kilomètres avant la
nuit. »
Puis se tournant vers moi, il
ajouta : « Vous n'avez pas besoin de
vous effrayer, l'argent viendra bientôt pour
votre rançon et, dans un mois ou deux, vous
pourrez aussi vous en aller ! »
Alors je compris que toute la somme avait
été dûment remise. Du reste
Pierre Koh lui-même me l'avait
affirmé, ajoutant que deux chaises nous
attendaient ! Nous avions été
trompés, une fois de plus, c'était
clair !
« M. Becker a eu beaucoup de
peine, protestai-je, à obtenir notre
rançon ; nos amis ont fait de grands
sacrifices pour la procurer ; il leur sera
difficile de collecter de nouveau une somme de
10.000 dollars. »
- Ne vous inquiétez pas, vos amis
n'ont rien donné du tout ; cet argent a
été fourni par Chiang-Kai-Shek, et un
autre montant de 10.000 dollars sera bientôt
trouvé. N'avons-nous pas des espions
partout, et ses hommes n'ont-ils pas escorté
l'argent ; n'est-ce pas eux qui l'ont remis
aux mains de nos gardiens ? Prenez garde et ne
vous avisez pas de vous évader encore une
fois ; si vous le faites, je vous tuerai
moi-même. C'est étrange, n'est-ce pas ?
C'était vous
qui étiez malade et maintenant la roue
tourne ! » dit-il en manière
de conclusion, et il nous congédia.
Quoique n'étant absolument pas
préparé à une telle nouvelle,
la réaction ne fut pas celle qu'on pourrait
imaginer. La seule explication à donner est
celle-ci : Notre Seigneur me donna
immédiatement la force et la consolation
nécessaires. La joie de M. Hayman se changea
presque en gémissements. Il était
très affligé à l'idée
de me laisser en arrière avec la perspective
d'un nouvel hiver à passer dans un tel
milieu. Quand nous avons
pénétré dans la cour, les
gardiens qui n'étaient pas de service nous
entourèrent et parurent absolument
déconcertés quand ils apprirent qu'un
seul était relâché. En
observant leurs visages nous avons pu constater que
plusieurs sympathisaient avec nous.
Nous avions peu de temps pour prendre
congé l'un de l'autre. Les petits objets
dont M. Hayman n'aurait plus besoin me furent remis
et quelques petites choses partagées. Nous
eûmes ensemble un dernier moment de
prière pour nous recommander mutuellement
à la protection de notre Père
céleste. M. Hayman ne pouvait retenir ses
larmes, mais le Seigneur me rendit capable de me
réjouir de ce que mon compagnon allait
pouvoir rejoindre sa famille. Je l'assurai de mon
inébranlable confiance que Dieu me donnerait
la grâce nécessaire pour supporter ce
surcroît d'épreuve.
Le gardien nous conduisit tous les deux
au refuge, puis l'ordre fut donné de
reconduire immédiatement M. Hayman, car la
chaise et les coolies l'attendaient pour partir.
Nous nous sommes donné la main en
échangeant nos messages d'adieux. Je
comprenais que ma situation était
désespérée, humainement
parlant, et je chargeai M. Hayman de dire à
M. Becker qu'il ferait peut-être bien
d'interrompre les négociations ; je lui
demandai de rappeler à tous les amis qu'ils
voulussent bien prier pour moi, car je sentais que
je devais prêcher Christ avec hardiesse.
Après les beaux moments de communion
spirituelle que nous avions goûtés
ensemble, une banale poignée de main ne
pouvait être la seule expression de l'amour
fraternel qui nous unissait et involontairement
nous nous sommes embrassés.
Puis le gardien emmena lentement M.
Hayman, (il était trop malade pour marcher
rapidement) le long de la colline, et arrivé
à la maison, il prit congé des
gardiens présents. Puis après avoir
fait un dernier signe de la main, il disparut au
tournant de l'allée conduisant dans la rue
où les coolies et la chaise l'attendaient.
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