Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Battus de verges

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Leur ayant fait arracher leurs vêtements, ils ordonnèrent qu'on les battit de verges.
(Act. 16. 22.)
 
Tout cela arrive à cause de vous, afin que la grâce, en se multipliant, fasse abonder, à la gloire de Dieu, les actions de grâces d'un plus grand nombre. C'est pourquoi nous ne perdons pas courage. Et lors même que notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour.
(2 Cor. 4. 15-16.)


Trois coolies passèrent devant notre chambre, portant chacun une paire de grands paniers neufs se balançant aux extrémités d'un bambou posé sur l'épaule. Derrière eux marchait un homme, ressemblant à s'y méprendre à M. Ting. Nous étions très émus en pensant que probablement, les médicaments et l'argent étaient enfin arrivés. Comme nous regardions par la fenêtre, nous crûmes reconnaître M. Ting et M. Koh dans la chambre située en face de la nôtre. On pouvait entendre la voix du juge, et sa manière de parler n'avait rien d'aimable ; que pouvait-il bien être arrivé ? À tout instant, nous nous attendions à être appelés pour lire les lettres qui devaient être arrivées. Les heures se passaient, pas de convocation ! Les jours passèrent et toujours rien !

Chaque jour, nous allions reprendre nos places dans le refuge contre les avions. Toutes les fois que nous passions dans une certaine partie du cantonnement, nous pouvions entendre le juge Wu instruire ses élèves, et nous saisissions au vol quelques-unes de ses affirmations. Tous ces jeunes gens, la plupart âgés de moins de vingt ans, prêtaient une oreille attentive à ses enseignements et prenaient soigneusement des notes. Ils écoutaient les instructions du juge comme si elles eussent été paroles d'évangile.

Pendant ce temps, nos négociateurs demeuraient dans la maison des gardiens, et un jour, nous eûmes la surprise de les voir apparaître dans notre refuge et de pouvoir parler un peu avec eux. Ce même jour, le secrétaire nous apporta une feuille d'un journal anglais et nous demanda d'en traduire les nouvelles, ce que nous fîmes. « Le juge Wu désire vous voir tous les deux ! » vint dire un messager. Quand nous fûmes arrivés à la porte du magistrat : « Emmenez-les dans leur chambre, et fouillez-les soigneusement », ordonna-t-il avec colère. Le gardien ouvrit nos vêtements, inspecta nos poches et nos personnes, sans rien découvrir. Nous n'avions aucune idée de ce qu'il cherchait avec tant d'ardeur. Dès ce jour, on nous interdit d'aller au refuge où nous avions passé des moments comparativement heureux.

Jusqu'alors, nous n'avions pas été autorisés à rencontrer officiellement nos négociateurs. Un peu plus tard dans la journée on nous rappela, cette fois-ci pour traduire cette même page de nouvelles afin que nos gardiens puissent les écrire et les montrer au juge. Nous avons été grandement réconfortés en y trouvant cette phrase brève, mais combien précieuse :


LA PAROLE DE DIEU,
Remets ton sort à l'Éternel et il te soutiendra !

Ce fut pour nous un véritable message de Dieu.

Dans la pièce où nous nous trouvions, l'activité était intense et donnait l'impression d'une ruche bourdonnante. À côté de moi, un camarade était absorbé par la confection d'un cliché pour le miméographe. « Que faites-vous ? » demandai-je.
- Je copie un livre qui a été traduit du russe ! » me dit-il. Des centaines d'exemplaires étaient ainsi imprimés, les feuilles volantes étaient rassemblées et reliées pour en faire un livre. Un des miméographes dont on se servait avait été volé à M. Hayman ; quel dommage de le voir servir à un tel usage ! La jeune fille camarade, dont nous avons déjà parlé et un petit garçon de neuf ans seulement, faisaient de la lithographie. Une page écrite ou clichée est appliquée sur une pierre enduite d'un acide gras et reproduite en de nombreux exemplaires. Ils imprimaient ainsi des proclamations communistes sur de grandes feuilles, destinées à être affichées dans les rues des villes ou villages où nous allions passer. Ils doivent en avoir imprimé des milliers ayant, prétendaient-ils, acheté en une seule fois, tout le stock d'un marchand de papier.

En regardant ce petit garçon, je revoyais le jour où il s'était joint aux communistes. C'était un peu avant de quitter Taowo. Les camarades l'amenèrent un jour dans notre chambre pour lui montrer les « diables étrangers » et il recula de terreur, mais il ne tarda pas à devenir tout à fait familier. J'étais stupéfait de voir un si petit compagnon voyageant avec nous. On lui avait fait un petit uniforme et il portait son havresac comme un vrai camarade en miniature. On lui fit étudier la médecine pendant un mois, après quoi il devint hygiéniste assistant dans la compagnie du juge. Quand les marches étaient longues, il s'asseyait parfois au bord de la route en pleurant de fatigue. En passant, les camarades l'encourageaient : « Viens donc, ce n'est plus très éloigné ! » Sa figure était marquée de la petite vérole et ils l'avalent surnommé « Petite Mitrailleuse », à cause des perforations que produit cette arme. Je ne comprends pas comment ou pourquoi cet enfant se joignit aux rouges ; peut-être était-il sans famille !

Le dimanche suivant, nous espérions avoir une journée de tranquillité ; nous avions eu un petit culte à nous deux, nous avions chanté « Grand Dieu nous te bénissons » et quelques autres cantiques, quand notre paix fut troublée par l'apparition du messager du juge « Le juge Wu demande le plus jeune des étrangers ! » dit-il. En le suivant, je me risquai à demander. « Que me veut-il ? » Je ne reçus aucune réponse, mais à l'expression de son visage, je vis bien que quelque chose n'allait pas !

Le juge était assis comme lorsqu'il donne ses cours à ses étudiants, et ces derniers étaient à leur place comme de coutume. On me fit placer devant le magistrat, tournant le dos aux élèves. M. Ting et Pierre Koh étaient assis à la droite du juge et leur figure était empreinte d'une expression de frayeur.
- Pourquoi l'argent n'est-il pas venu ? me demanda le juge.
- Je ne sais pas, répondis-je, nous dépendons entièrement de la faveur de nos amis.
- Je vous dénonce comme espions, hurla-t-il, et vous méritez la mort. »
Puis, se tournant vers ses étudiants, il ajouta : « Maintenant nous allons punir cet impérialiste comme les anglais punissent notre pauvre peuple à Hong-Kong. » Alors, s'adressant aux gardiens debout à côté de moi, il commanda : « Déshabillez-le ! » je fus si rudement saisi que les boutons de ma chemise furent arrachés. Quelqu'un, debout derrière moi, remplit sa bouche d'eau froide et m'en aspergea, produisant une réaction violente tant c'était inattendu. Le jeune homme qui m'avait amené de ma chambre et un autre camarade me tenaient chacun par un bras, et l'on commença à m'administrer des coups avec un long et mince bambou muni d'une encoche tous les quatre ou cinq centimètres.
Je sentis distinctement que c'était le moment de m'appuyer entièrement sur le Seigneur et de me rappeler tout ce qu'Il a souffert pour nous, Lui qui fut flagellé et crucifié. J'avais tellement conscience de Sa présence qu'il me semblait être soutenu par Lui, et, pendant tout ce temps, pas une plainte ne s'échappa de mes lèvres. Le juge Wu n'arrivait pas à comprendre ce calme, c'était tellement contraire à ce qui se passait habituellement quand un criminel était battu, qu'il s'écria : « Vous ne tapez pas assez fort ! » Les hommes continuaient à frapper et je gardais toujours le même silence. Enfin, descendant de son siège élevé, le juge lui-même vint m'administrer quelques coups, puis il remonta s'asseoir.
- Quand pourrez-vous nous faire obtenir l'argent demanda-t-il enfin.
- Je ne puis pas le dire, protestai-je. Nous avons toujours écrit suivant vos instructions, que pouvons-nous faire de plus ?
- Pendant mon absence, vous avez envoyé des lettres depuis Sangchih, lettres que je n'ai pas censurées. Dans ce message à M. Becker, vous avez, semble-t-il, écrit quelque chose pour l'empêcher de payer l'amende.

Ma réponse était si ferme et si précise qu'il en devint enragé. « Donnez-lui un soufflet ! » ordonna-t-il aux gardiens debout près de moi. Ce fut fait à plusieurs reprises et tellement vigoureusement que j'en perdis presque l'équilibre.
- Quand l'argent me sera-t-il remis ? demanda-t-il de nouveau. Nos négociateurs, témoins de cette scène, s'en affligeaient visiblement. Leur visage était empreint d'une grande sympathie, en même temps que d'une vraie détresse, et ils m'engageaient à indiquer une date. Avec leur concours et parce que M. Becker n'était plus très éloigné de nous, je hasardai de dire une dizaine de jours. Alors il me renvoya et fit venir M. Hayman.
- Ne leur permettez pas de se parler, cria-t-il au gardien ; il me fut donc impossible de prévenir M. Hayman de ce qui l'attendait, pourtant l'expression de mon visage ne lui présageait rien de bon, mais de quoi s'agissait-il ? Sa barbe blanche lui donnait un air très vénérable, et j'espérais que nos persécuteurs en seraient impressionnés et lui épargneraient un aussi brutal traitement. Mais, quand il revint et que nous avons pu échanger nos impressions, je dus me convaincre qu'il avait dû subir la même épreuve. Ils apportèrent une plume et de l'encre à M. Hayman en lui ordonnant d'écrire à M. Becker à qui un délai de quinze jours était fixé pour verser la rançon.

Je crois pouvoir dire en toute sincérité que nous nous réjouissions d'avoir été trouvés dignes de souffrir ainsi pour notre Maître. Nous avions tous les deux le dos ensanglanté. Je me souvenais d'avoir lu une histoire racontant que les esclaves, après avoir été fouettés, lavaient leurs plaies avec de l'eau salée, non pour augmenter la douleur, mais pour en hâter la guérison. Les conditions malsaines dans lesquelles nous vivions, jointes à la vermine dont nous étions assaillis, nous faisaient craindre une infection. Mais comment se procurer de l'eau salée ?

Dans cette partie de la province de Hunan, de même que dans celle de Kweichow, on emploie du sel gemme qui doit être préalablement pulvérisé. Ce travail est souvent fait très imparfaitement, et il n'est pas rare de découvrir dans la nourriture de petits morceaux de sel. Nous en avons trouvé plusieurs dans le poisson qui nous fut servi ce soir-là. juste en dehors de notre chambre, se trouvait un grand pot de thé qu'on remplissait deux fois par jour et destiné à tous les camarades. En général, nos gardiens étaient assez aimables pour nous autoriser à nous servir quand nous le leur demandions. Nous avons donc rempli nos bols de thé, nous procurant ainsi de l'eau qui au moins avait été bouillie. Nous avons soigneusement mis de côté nos petits morceaux de sel et après les avoir lavés, nous les avons fait fondre dans le thé. Chacun de nous soignait les blessures de son frère en y appliquant cette solution. Le jeune camarade qui était venu me chercher et qui m'avait tenu pendant la flagellation, vint un peu plus tard, dans notre chambre et nous eûmes une conversation tout à fait amicale. Il se montra très sympathique et ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé. Il nous apporta même du maïs pour nous régaler. Pendant la terrible épreuve de l'après-midi, j'avais cru discerner de la sympathie, même chez ceux qui me l'infligeaient, et la bienveillance de ce jeune gardien, me confirmait dans cette pensée.

Pendant les quelques jours suivants, nous étions un peu anxieux parce que M. Hayman n'avait pas été appelé pour traduire la lettre qu'il avait écrite ; on n'y avait fait aucune allusion. Nous pensions bien qu'elle avait été envoyée, néanmoins ce silence devenait une énigme. Une semaine plus fard, on nous appela pour traduire la lettre de M. Becker. Il disait qu'il était embarrassé de savoir comment agir. Il croyait que les communistes nous relâcheraient moyennant 6.000 dollars, mais beaucoup doutaient de leur sincérité. Maintenant la question se posait de savoir quel parti prendre. S'il apportait 3.000 dollars consentiraient-ils à relâcher l'un de nous ? Dans ce cas, les trois autres mille seraient immédiatement apportés à la condition que le second captif fût livré séance tenante.

Il nous fallut écrire une lettre à M. Becker du point de vue chinois. Tout d'abord les communistes exprimaient leur colère à cause de la lettre et du retard mis à livrer l'argent. Ils l'informaient aussi qu'on nous avait traités comme les impérialistes anglais traitent les Chinois à Hong-Kong et que tout cela était la faute de M. Becker. Ce châtiment serait administré chaque jour si l'argent ne venait pas. D'autre part, ils ne traitaient pas une affaire pour que l'on marchandât avec eux et, pour des raisons militaires, il leur était impossible de ne relâcher qu'un captif. Quand l'un partirait, l'autre devait l'accompagner ; enfin l'argent devait être livré dans la région de Sangchih. Nous avons dû signer cette lettre tous les deux, puis elle passa à la censure.

On nous permit enfin de voir nos négociateurs, qui semblaient espérer que M. Becker serait bientôt en mesure de fournir l'argent et qu'alors nous serions mis en liberté. Le général Hsiao Keh condescendit même à venir dans notre chambre, ce que le juge Wu n'aurait jamais fait. Nous nous sommes levés à son approche, mais il nous dit : « Restez assis, pas de cérémonie, s'il vous plaît ». Lui-même resta debout parce qu'il n'avait pas de place pour s'asseoir, excepté sur le lit ou sur le plancher. Il se promenait de long en large en nous questionnant un peu, mais il ne montra pas de colère. « Je sais que vous pouvez obtenir plus d'argent », dit-il cependant en nous quittant.

Maintenant des avions survolaient notre cantonnement presque chaque jour, et, parfois, les bombes éclataient dans le voisinage de notre maison. Au lieu de nous amener dans l'abri principal aménagé sur le chemin de la maison située en face de la nôtre, on nous conduisait prestement, aussitôt l'alarme donnée, dans l'un des petits refuges installés à l'arrière du bâtiment ; dès que les avions s'étaient éloignés, on nous faisait réintégrer notre chambre. Le voisinage des troupes du gouvernement rendait trop dangereux le séjour dans cette région ; il fallut donc retransférer le quartier général à Sangchih qu'on atteignait en deux ou trois journées en voyageant à travers monts et vallées.

En gravissant une colline escarpée, mais agréablement boisée, une halte fut autorisée à mi-côte et nous pûmes chercher un abri sous les arbres bordant le chemin. Cet arrêt permit aux retardataires de rattraper la colonne. En les regardant monter, nous avons aperçu plusieurs femmes dont l'une paraissait particulièrement épuisée. À peine s'était-elle arrêtée que son gardien lui fit reprendre la marche tandis que nous nous reposions à l'ombre fraîche des arbres. Peu après, nous avons recommencé notre ascension et bientôt nous avons rattrapé la pauvre créature qui, lentement, péniblement, montait en compagnie de son gardien.

Après avoir atteint le sommet de la colline, nous avons pu contempler la plaine fertile qui s'étendait devant nous. La route qui y conduisait était tracée sur la pente escarpée d'une colline aride, dont le sol sablonneux semblait nous renvoyer l'éclat et la chaleur du soleil ; aussi fûmes-nous heureux de nous reposer en arrivant au bas de cette pente. Comme tous nos compagnons, nous étions dévorés par la soif. Quelques camarades, munis de récipients divers, allèrent puiser de l'eau au torrent tout proche. Un peu plus fard, quelques enfants de la région, voyant combien nous étions altérés, nous apportèrent un baquet d'eau fraîche prise au torrent, ce dont nous avons été bien reconnaissants.

Pendant que nous nous reposions, on nous apprit que cette pauvre femme avait sauté au bas d'une pente très raide ; mais son gardien l'avait rattrapée et l'avait traînée, la forçant toujours à continuer. En la tirant et la poussant le long du chemin, ils arrivèrent à l'endroit où nous étions assis. Ses geôliers étaient haletants et leur prisonnière s'effondra sur le sol comme une masse lamentable, respirant avec peine et à bout de forces. Il était évident qu'on ne pourrait pas la traîner plus loin, et, comme en avait encore une demi-journée de marche en perspective, il fallait prendre un parti. L'exécution fut proposée et acceptée à l'unanimité. Bien qu'habitués à la cruauté de ces gens, nous fûmes surpris de voir l'ardent désir de ces tout jeunes hommes, leur empressement à répandre le sang. Trois ou quatre d'entre eux réclamaient le privilège de frapper de l'épée, mais le plus âgé des compétiteurs, un jeune garçon de vingt ans environ, l'emporta sur ses camarades. Après avoir emprunté un sabre bien aiguisé, il entraîna sa victime, suivi d'un autre camarade, muni d'un sarcloir, pour avoir l'air de fonctionner comme fossoyeur. Bientôt après ils réapparurent, le sourire aux lèvres, aussi indifférents que s'ils avaient tué un poulet.

En grimpant quelques sentiers de montagne, on nous permit de nous accrocher à la queue des chevaux, ce qui nous facilita grandement la marche. Il faisait très chaud et nous n'étions très bien ni l'un ni l'autre, souffrant de troubles digestifs. Comme la rançon devait être livrée dans le voisinage de Sangchih, nous pensions qu'on nous arrêterait au moins tout près de cette ville, mais nous fûmes surpris de constater que nous allions dans la cité même et qu'on nous conduisait dans la maison où nous avions logé précédemment. Mais il se passa bien du temps avant qu'on nous désignât notre chambre, et, en attendant, on nous fit entrer dans une pièce ouvrant directement sur la rue. Des foules de camarades et de gens du peuple entourèrent les deux étrangers, écoutant avec crédulité les accusations mensongères portées contre nous et l'histoire des pouvoirs exceptionnels et surnaturels dont on nous disait revêtus. Puis, à notre grande surprise, on nous ramena dans cette chambre désagréable qui avait été auparavant condamnée. Il faisait plus chaud que jamais et les moustiques y étaient plus nombreux qu'à notre séjour précédent, ce dont nos geôliers se sont certainement aperçu, car chaque jour, après le déjeuner, on nous conduisait dans la chambre de réception d'une maison voisine. De là, il était plus facile de gagner un abri dès qu'un avion était signalé. Les cuisiniers préparaient les repas dans cette pièce et nous eûmes plus d'un entretien intéressant avec eux.

Un jour, le magistrat auxiliaire Wang vint nous visiter, il fut horrifié de voir notre misérable installation. Il prit sur lui de nous donner une chambre dans la maison, où il logeait lui-même, en compagnie d'autres inquisiteurs, et où on amenait les prisonniers pour les interroger. On nous donna une pièce très agréable, joliment meublée d'un lit, d'une table, de quelques chaises et d'autres petits articles de mobilier. De là nous pouvions voir les captifs aller et venir pour être questionnés. On ne nous laissa cette chambre que quelques jours ; peut-être parce que de là nous pouvions voir et entendre trop de choses ou parce que nous étions trop éloignés de la compagnie principale des gardiens. On nous mit donc dans une autre pièce de l'ancienne maison. En plus de la porte ouvrant sur le vestibule, nous avions deux fenêtres donnant, l'une dans la cour, l'autre sur la petite place d'exercice ; au delà de cette dernière, nous pouvions voir les habitants passant dans la rue. Grâce à la circulation d'air que nous donnaient ces trois ouvertures et au grand lit chinois qui nous était échu, nous avons été installés très confortablement pendant plus d'un mois.

À cette époque, un troisième prisonnier partagea notre chambre. C'était un ancien quartier-maître de la compagnie du juge Wu ; il était très réservé, sans toutefois se montrer hostile. Pendant les premiers jours, il avait très peu d'appétit. Il ne nous dit pas quelle était la raison de son arrestation, mais nous apprîmes indirectement qu'il était accusé d'avoir commis un détournement de 200 dollars. On l'appelait souvent pour l'interroger. Un certain jour même, avant de l'emmener, on l'encorda et sa situation nous parut très sérieuse, mais quand il revint la corde avait été enlevée, et il fut condamné seulement à une période illimitée d'emprisonnement, période qui dura deux mois. C'est un nouvel exemple, montrant la manière dont les rouges traitent leurs propres délinquants.

Sur le terrain d'exercice étaient installées des barres parallèles où les gardiens pratiquaient la culture physique. La plupart des hommes étaient très maladroits, mais tous devaient s'essayer à ce genre d'exercice. Des bains étaient pris chaque jour sur cet emplacement et, de temps en temps, on nous en offrait un.

Pendant cette période, M. Hayman souffrit beaucoup de troubles intestinaux. Il ne supportait plus le riz bouilli et nous ne pouvions pas obtenir une nourriture appropriée. Un gruau de riz spécialement apprêté lui fut ordonné, mais grâce à la négligence des hygiénistes, il ne recevait souvent que les restes des autres prisonniers, et parfois même ce gruau était aigre. Les oeufs étaient pour lui la meilleure nourriture, mais c'était difficile d'arriver à les faire cuire convenablement, il devait souvent les avaler crus. J'étais très affligé de le voir devenir chaque jour plus maigre, sans pouvoir faire quoi que ce fût pour améliorer sa situation. Un jour, tandis que nous prenions un bain sur le terrain d'exercice, les camarades remarquèrent que M. Hayman n'avait plus que la peau sur les os, et ce fut le début d'une amélioration de régime. Jusque-là on nous donnait, trois fois par jour, du riz accompagné de légumes ; ces derniers étaient remplacés par de la viande, deux fois par mois. On nous donnait aussi, de temps en temps, des oeufs cuits dans la soupe, ce qui était un grand régal. Mais afin d'aider M. Hayman à récupérer ses forces, on nous servit désormais, chaque jour, quatre oeufs et un quart de livre de viande à partager entre nous deux.

Un jour, en regardant à la fenêtre, un curieux spectacle s'offrit à nos yeux. Une foule entourait un camarade qui regardait au loin tout en gesticulant d'une étrange façon. C'était un de nos anciens gardiens qui, étant illettré, avait appris à lire et à écrire assez facilement. Les spectateurs le tourmentaient beaucoup en le traitant de fou. Il paraissait ignorer totalement la foule qui se pressait autour de lui, tout en continuant à parler à un être imaginaire et à le combattre ; nous avions l'impression qu'il s'agissait d'un cas de possession démoniaque. Un lit fut installé pour lui dans la salle de réception, voisine de notre chambre. Nous apprîmes qu'il n'avait pris aucune nourriture pendant plusieurs jours et le seul homme qui pût faire quelque chose de lui, était le capitaine des gardes. Le pauvre homme consentait même à prendre la médecine présentée par le capitaine, mais une fois, après s'en être rempli la bouche, il en aspergea les curieux qui l'entouraient. Parfois il soupirait avec angoisse, suppliant l'être imaginaire de le laisser tranquille. Sa famille demeurait tout près de là, et l'on décida de faire venir sa mère, sa soeur, sa femme et son petit enfant, pour voir si leur présence exercerait une heureuse influence. C'était affligeant de le voir désavouer sa mère et recevoir avec indifférence les supplications de sa femme tandis quelle lui tendait son petit garçon. Nous étions très tristes à son sujet et nous demandions à Dieu d'avoir pitié de lui. Le lendemain il reconnut les membres de sa famille et sembla tout à fait délivré. On lui donna le choix de retourner à la maison ou de rester à l'armée ; il préféra continuer à être un camarade.

C'est aussi là qu'on tenta quelques efforts pour affranchir de leur habitude certains nouveaux camarades adonnés à l'opium. On les plaçait dans une chambre, on leur donnait une bonne nourriture et on les exemptait des exercices pendant quinze jours. L'hygiéniste leur administrait aussi des médicaments pour adoucir leurs souffrances. Nous avions été très amusés d'entendre le cours de formation médicale donné par l'hygiéniste. Il avait duré une semaine sauf deux jours où il n'y avait pas eu de leçon. À plusieurs reprises, il vint nous demander des conseils quand il ne savait plus que faire.

Un camarade vint un jour nous demander de lui prêter nos chapeaux de feutre. Nous nous demandions ce qu'il voulait bien en faire, quand nous avons appris qu'ils s'apprêtaient à déguiser deux hommes pour leur donner l'apparence de Chiang-Kai-Shek et d'un autre impérialiste, et les présenter aux spectateurs pendant une soirée d'amusement. Ils réussirent si bien qu'une des jeunes recrues, se figura de bonne foi que les rouges avaient réellement capturé le célèbre généralissime.

En ces jours-là nous passions beaucoup de temps en prière afin que M. Becker fût bien conduit. Les négociateurs revinrent munis de lettres et apportant un peu de littérature : « Des sources dans le désert », de Mme Cowman et quelques exemplaires des périodiques « Révélation », « Sunday School Times », « Christian » et d'autres publications américaines. On nous fit écrire que l'amende était réduite de 750.000 à 10.000 dollars. Pour nous c'était une indication que nous ne serions jamais libérés pour les 6.000 dollars dont on avait parlé précédemment. On nous appela plusieurs fois pour traduire les lettres de nos épouses. En une certaine occasion, les jeunes gens qui m'entouraient étaient d'humeur à plaisanter, et ils me demandèrent d'écrire en anglais leurs divers sobriquets. Quelques-uns d'entre eux leur avaient été donnés par un soldat de l'armée blanche qui avait été autrefois télégraphiste et savait l'anglais. Il était souvent appelé pour traduire nos lettres au juge. L'un d'eux me dit que son surnom était « biga nosa » et après qu'il eut essayé de prononcer ce mot étranger, ce fut une tempête de rires. Au bout d'un moment je compris qu'il s'agissait de « big nose » (gros nez). Un camarade avait un nez un peu plus épaté que les autres, et pour cette raison on l'appelait « impérialiste ». Celui pour lequel je faisais ces traductions était connu sous le nom de « dodu ».
- Vos amis pourront sûrement trouver la très petite somme de 10.000 dollars, ne cessait de répéter « dodu Li » tandis que je traduisais pour lui. On nous permit de rencontrer de nouveau nos négociateurs. Quand ils constatèrent notre état de faiblesse, ils nous dirent. « Nous apporterons l'argent aussi rapidement que possible ; nous croyons que M. Becker pourra trouver cette somme. » Une fois de plus nous nous prîmes à espérer. Nous nous rendions bien compte des difficultés qui s'opposaient à la réussite de ce projet, car au delà du territoire occupé par les rouges, la région était infestée de bandits de toutes sortes. Nous décidâmes de ne pas perdre de vue cet effort et nous chantions notre prière sur la mélodie du cantique « Cherchons-les » - Conduis-les, Conduis-les, Seigneur, conduis-les sûrement ! Conduis-les et garde-les, Pour la gloire de ton grand nom ! »

Comment décrire l'ardeur que nous mettions à dévorer la littérature qui nous avait été apportée ; nous avions été pendant si longtemps privés de toute lecture ! Quelle ne fut pas notre reconnaissance en lisant, dans l'un de ces journaux, un court entrefilet demandant aux lecteurs de prier pour les deux missionnaires captifs. « Une source dans le désert » semblait avoir été écrit pour nous, tant il s'adaptait à notre situation. Ses pensées étaient sillonnées de passages bibliques qui venaient une nourriture pour l'affamé et un breuvage pour le coeur altéré. Il y avait aussi deux pièces de vers que nous adaptions à des mélodies connues. Dans ce logis, nous avons été témoins des déplorables conditions d'existence faites par les rouges à ceux qu'ils détiennent prisonniers. On les gardait dans plusieurs chambres ouvrant sur la cour, dont l'une était l'odieuse pièce que nous avions dû quitter. Une sentinelle montait la garde devant chaque porte, pour veiller à ce que chacun restât sans bouger et absolument muet. Parfois un gardien entrait dans la chambre pour administrer une correction ; par ses gestes et sa manière de se boucher le nez, ou de s'éventer quand il en sortait, nous pouvions nous faire une idée de l'air irrespirable dans lequel croupissaient ces pauvres gens.

Dans la chambre juste en face de la nôtre se trouvait une femme d'une cinquantaine d'années, considérée comme légèrement toquée. On la traitait durement et comme elle n'avait aucune occasion de laver sa figure blessée et de se coiffer, son aspect était absolument pitoyable. Chaque fois qu'on l'appelait pour être interrogée, elle se mettait à pousser des cris aigus et à dire : « On va me tuer ! ... » Il était parfois difficile de s'en rendre maître. Une femme, enfermée avec vingt autres prisonniers, donna le jour à un enfant, mais le pauvre petit était mort. Les rouges eurent pourtant assez d'égard pour donner des oeufs et un régime approprié à la pauvre mère. Le même jour un camarade mourut et tous furent très impressionnés de ce que ces deux événements s'étaient produits dans la même journée, une naissance et un décès. Un immense cercueil, laqué de noir, qui était probablement la propriété du maître de la maison, fut confisqué et employé pour donner de décentes funérailles à ce camarade.

Au milieu de la cour, il y avait un puits assez profond, dont le sommet était muni d'une ouverture suffisante pour y faire passer un grand récipient. Un jour, on avait négligé de fermer cette ouverture et un prisonnier sauta dans l'eau, trouvant probablement que la mort était préférable à la captivité. Mais le pauvre homme fut repêché et laissé toute la nuit à frissonner dans ses habits mouillés.
Parfois des femmes étaient accompagnées de petits enfants de deux ou trois ans. C'était une pitié de voir ces pauvres tout petits ainsi confinés et d'entendre leurs cris de détresse quand leurs mères étaient emmenées pour être interrogées.

Vers la fin de septembre, les nuits devinrent plus fraîches, et nos vêtements usés étaient insuffisants pour nous protéger contre le froid ; tous les camarades avaient de nouveaux habits ouatés. Ils étaient noirs avec des pièces rouges bordées de vert appliquées au col de leur uniforme. Ils nous vêtirent aussi de neuf, pantalons de toile et vareuses ouatées, avec des cols qui n'avaient rien de militaire. Nous étions très reconnaissants de cet apport de chaleur, car notre literie, à cette époque, n'était composée que d'une couverture de voyage et d'un drap de flanellette que nous avions raccommodé de peur qu'il ne tombât en pièces. Un barbier installé dans la rue fut convoqué pour faire les cheveux et la barbe des camarades et ils nous firent profiter de cette occasion. Depuis que nous avions eu la tête rasée, nos cheveux avaient repoussé et nous étions bien mal coiffés.
- Napoléon, tête plate ou genre Pompadour ? demanda le coiffeur quand ce fut mon tour.
- Napoléon, répondis-je, et il se mit à me couper les cheveux à la manière des étrangers.

Quand on nous vit avec notre nouvelle coiffure et nos vêtements neufs, notre apparence dut être très différente. « Vous ressemblez beaucoup plus à l'un d'entre nous, maintenant », déclara un camarade. L'un d'entre eux osa même m'appeler « camarade étranger ».

L'armée rouge faisait continuellement de nouvelles recrues et notre chambre fut assignée à quelques gardiens. Nous avons regretté le changement, car on nous mit dans un couloir borgne, couvert d'un avant-toit. C'était exigu avec juste assez de place pour un lit et une table carrée. Par une étroite lucarne nous pouvions avoir un coup d'oeil sur la cour. Le sol était de terre battue et loin d'être sec. Après un court séjour dans ce lieu, M. Hayman ne manoeuvrait plus qu'avec difficulté ses bâtonnets, à cause des rhumatismes. Un camarade lui procura une cuiller, ce qui était plus commode. Un des docteurs rouges s'était spécialisé dans la chirurgie chinoise, et ses soins consistaient le plus souvent à planter des aiguilles dans le corps des malades. Obligé en quelque sorte de se soumettre à ce traitement, M. Hayman permit au docteur de lui piquer le bout des doigts avec une aiguille d'argent, puis de les presser pour les faire saigner. C'était douloureux et désagréable. Alors nous avons dit au capitaine des gardes que la maladie était causée probablement par l'humidité de notre chambre, et il fut assez aimable pour nous procurer un autre logis ; nous avions déjà demeuré là au cours d'un séjour précédant à Sangchih. La moitié de la pièce était occupée par les soldats qui restaient de l'armée blanche, et qui n'étaient que deux, M. Keng et l'opérateur de T. S. F., M. Li.
Une armoire servait de paroi ; nos compagnons dormaient sur le plancher nouvellement posé, tandis que nous avions un lit. On nous apporta un brasier et une provision de bois de chauffage, qui nous fournissait la chaleur nécessaire. Nos compagnons de captivité étaient heureux de profiter de notre feu, mais pour le faire, ils dépendaient de l'humeur bonne ou mauvaise de leur gardien. Nous avions un ustensile en fer blanc où nous pouvions à l'occasion faire bouillir de l'eau. Une idée qui me préoccupait depuis longtemps put être mise à exécution, c'était celle de faire du café. Le quartier-maître, qui se montrait habituellement bienveillant, nous accorda un bol de riz cru. Ayant emprunté une casserole vide, nous avons fait rôtir notre riz jusqu'à ce qu'il devînt tout à fait noir, puis nous en avons fait bouillir une partie pour en faire une boisson chaude, qui ressemblait à s'y méprendre à du café. En voyant le succès de cette idée, nos compagnons se joignirent à nous et se régalèrent. Nous avons aussi confectionné des beignets, aussi coûteux que très appréciés car M. Keng, qui venait des provinces du Nord, avait un grand appétit pour tout ce qui était fait avec de la farine.

MM. Keng et Li étaient très désireux d'apprendre à connaître l'évangile. M. Li qui savait un peu d'anglais apprit finalement ce cantique : « Jésus qui vivait au-dessus des Cieux » et en chinois « Le ciel est ma patrie ». Il me demanda de lui écrire en chinois l'oraison dominicale, et il l'apprit. Le dimanche, ils nous demandaient tous les deux de leur raconter une histoire de la Bible ; ils écoutaient si attentivement, qu'il nous semblait avoir une classe d'école du dimanche. Ils avaient la certitude que notre captivité touchait à sa fin et ils souhaitaient de se trouver, eux aussi, au même point que nous. M. Keng était de plus en plus découragé ; il lui arrivait de se promener de long en large, comme un lion en cage, en poussant fréquemment de profonds soupirs. Peut-être aussi se rendait-il compte que Dieu seul peut donner à ses enfants le repos de la foi, et pour cela, il désirait apprendre à mieux connaître l'Évangile.

Un autre prisonnier était un camarade de quatorze ans. Il avait été pris en flagrant délit de vol. Certains captifs n'avaient pas la permission de gagner l'abri préparé pour les cas de menace aérienne, et ce jeune garçon était de leur nombre. Un jour, en revenant du refuge, nous fûmes surpris de constater que la plupart de nos précieuses boîtes de lait condensé avaient disparu. Nous n'avons rien dit, mais nous avions la certitude que le jeune galopin savait où elles avaient passé. Il faut pourtant dire à sa décharge, qu'il était empressé à rendre de petits services, tels que balayer le plancher et entretenir le feu.

Derrière la maison s'élevait une colline où un certain nombre d'abris étaient aménagés. Nous y allions presque chaque jour, et quand il faisait beau, nous restions assis à l'entrée, prêts à nous précipiter à l'intérieur en cas de danger. Pour arriver à ces refuges, il fallait escalader un rocher escarpé, et quoiqu'il ne fût pas très élevé, l'effort était encore trop considérable pour les forces de M. Hayman ; en une certaine occasion il fallut l'y porter, car ses jambes commençaient à enfler.

Après une nouvelle visite de nos négociateurs, on nous donna des boîtes de lait qui nous avaient été envoyées, quelques médicaments et un dollar chacun. Dans sa lettre, M. Becker promettait d'apporter les remèdes et la somme de 10.000 dollars. Il posait environ une douzaines de questions précises auxquelles nos ravisseurs devaient donner une réponse nette destinée à éviter de nouveaux faux-fuyants, mis ensuite sur le compte d'un soi-disant malentendu. En répondant correctement à ces questions, ils lui dévoileraient leurs véritables intentions. M. Becker lui-même allait venir jusqu'à Yungshun, localité située à deux journées de marche seulement, puis les troupes du gouvernement devaient escorter la rançon jusqu'aux confins du territoire occupé par les rouges, et de là, les communistes la remettraient à qui de droit. Tout en nous entretenant avec nos négociateurs, nous les avons fortement engagés à dire à M. Becker d'apporter l'argent le 16 novembre en un certain lieu, et là, de le remettre à un certain gardien ; nous l'avons prié de ne pas y manquer, car c'était pour nous une occasion unique d'être relâchés. Il nous fallut de nouveau écrire des lettres sous dictée et elles furent envoyées à M. Becker avec une lettre complémentaire en chinois ; nous espérions qu'ils avaient donné, dans cette lettre, des réponses satisfaisantes aux questions posées. Les délégués partirent heureux, eux aussi, espérant qu'enfin les pourparlers allaient aboutir et que notre libération n'étant pas loin d'être un fait accompli, nous serions relâchés dans une semaine environ.

Depuis quelque temps nous remarquions qu'on faisait des préparatifs de départ. Les camarades avaient reçu l'ordre de confectionner un stock extra de sandales de paille et d'étoffe ; plusieurs sacs avaient été fabriqués et remplis de riz. Chaque jour, des prisonniers étaient supprimés. Aussi demandions-nous à Dieu avec une ferveur toujours plus grande, de nous délivrer sur place afin que nous ne fussions pas traînés plus loin. Il nous semblait que c'était une impérieuse nécessité pour M. Hayman dont l'état de santé était si précaire qu'il ne pouvait pas marcher et qu'il était trop faible pour monter à cheval.

Le 17 novembre était un dimanche, et, comme de coutume, nous avions laissé de côté notre travail. À ce moment-là je crochetais un vêtement pour un camarade qui avait été tout d'abord cuisinier, mais qui fonctionnait maintenant en qualité de quartier-maître ; il était connu sous le nom de « Kiangsi Ho-Long », car il venait de Kiangsi et il avait exactement le même nom que le général Ho-Long. Ce dimanche-là, nos pensées étaient occupées de notre libération prochaine, et nous demandions à Dieu qu'il voulût bien enlever tous les obstacles qui pourraient empêcher les dernières formalités. Nous savions que nos négociateurs pouvaient arriver ce jour-là, et par certaines allusions entendues, nous avions l'impression que l'argent avait été remis. La nuit vint mais les délégués n'étaient pas là, cependant nous avions la ferme conviction qu'ils viendraient le lendemain.

Le 18 nous étions assis sur la colline, à l'entrée d'un abri, et je me hâtais de travailler au vêtement entrepris, avec l'espoir de pouvoir le terminer avant de partir. Avant midi, un messager vint me chercher de la part du juge Wu, et en voyant son air joyeux, je compris que les hommes et l'argent étaient dans le camp. Tandis que je marchais à ses côtés, il parlait librement, et je remarquai qu'il n'était pas armé, ce qui était tout à fait exceptionnel. « Vous serez bientôt libre », me dit-il avec assurance. Il me conduisit, non chez le juge, mais dans le quartier de l'escouade des hygiénistes. Comme j'entrais, le juge Wu sortait mais il ne me salua pas. On me demanda de parcourir la liste des médicaments et de voir si tout était bien arrivé. Une femme était présente (la femme d'un docteur ( ?), et avec volubilité elle m'assura que notre libération était chose certaine. Pierre Koh était aussi là, et, pendant notre courte conversation officielle, il m'assura que l'argent avait été remis en un autre lieu et que deux chaises à porteurs avaient été envoyées par M. Becker qui nous attendait à Yungshun, à deux journées de voyage seulement. Quand j'eus fini de contrôler les médicaments, je me hâtai d'aller porter la bonne nouvelle à M. Hayman. Il me semblait maintenant que toutes nos épreuves étaient passées, et que nous goûtions déjà les bienfaits de la liberté. On nous surveillait encore, mais cette précaution nous paraissait bien superflue.

Peu de temps après, nous fûmes appelés tous les deux à nous présenter devant le juge Wu. « Enfin ! pensions-nous, notre élargissement va être prononcé », et nous répondîmes joyeusement à l'appel.
« Maintenant vous allez pouvoir rentrer dans vos familles et recommencer à vivre comme des aristocrates ; vous en avez de la chance ! » nous disait plaisamment notre gardien, tout en nous accompagnant.

Il allait nous introduire chez le juge, quand celui-ci, qui s'entretenait avec un autre chef rouge, nous renvoya en donnant cet ordre à notre conducteur : « Faites-les attendre dans l'antichambre ». Il nous fit asseoir sur un des lits. Il y avait là quelques camarades occupés à examiner un lot de belle soie et de satin provenant d'un récent pillage opéré dans les environs. Je n'avais pas l'ombre d'un doute quant à notre libération, néanmoins nous passâmes en prière ce moment d'attente.

À la fin le juge nous fit appeler et l'expression de son visage était loin d'être encourageante. Il nous remit tout d'abord quelques petits objets que M. Becker nous avait envoyés pour le chemin, à chacun un linge de toilette, une serviette chinoise et quelques pains d'anis qui étaient très bons.
« Nous n'avons reçu que la moitié de l'argent, dit-il en regardant attentivement le bout de son nez ; il le dit avec une telle conviction qu'au premier abord je l'ai cru. « C'est pourquoi nous ne pouvons libérer qu'un seul d'entre vous et nous avons décidé de relâcher le plus âgé des deux étrangers ! » Cette nouvelle éclata comme un coup de tonnerre dans un ciel serein et M. Hayman pria immédiatement nos ravisseurs de revenir sur leur décision et de me laisser aller aussi ; mais le juge répondit « Vous ne réussirez pas ! D'ailleurs vous êtes malade et vous avez besoin de soins. Vous partirez aujourd'hui. Une chaise vous attend ; vous n'avez rien d'autre à faire qu'à retourner dans votre chambre, à rassembler vos possessions et partir ensuite. Il vous sera encore possible de parcourir plusieurs kilomètres avant la nuit. »

Puis se tournant vers moi, il ajouta : « Vous n'avez pas besoin de vous effrayer, l'argent viendra bientôt pour votre rançon et, dans un mois ou deux, vous pourrez aussi vous en aller ! » Alors je compris que toute la somme avait été dûment remise. Du reste Pierre Koh lui-même me l'avait affirmé, ajoutant que deux chaises nous attendaient ! Nous avions été trompés, une fois de plus, c'était clair !
« M. Becker a eu beaucoup de peine, protestai-je, à obtenir notre rançon ; nos amis ont fait de grands sacrifices pour la procurer ; il leur sera difficile de collecter de nouveau une somme de 10.000 dollars. »
- Ne vous inquiétez pas, vos amis n'ont rien donné du tout ; cet argent a été fourni par Chiang-Kai-Shek, et un autre montant de 10.000 dollars sera bientôt trouvé. N'avons-nous pas des espions partout, et ses hommes n'ont-ils pas escorté l'argent ; n'est-ce pas eux qui l'ont remis aux mains de nos gardiens ? Prenez garde et ne vous avisez pas de vous évader encore une fois ; si vous le faites, je vous tuerai moi-même. C'est étrange, n'est-ce pas ? C'était vous qui étiez malade et maintenant la roue tourne ! » dit-il en manière de conclusion, et il nous congédia.

Quoique n'étant absolument pas préparé à une telle nouvelle, la réaction ne fut pas celle qu'on pourrait imaginer. La seule explication à donner est celle-ci : Notre Seigneur me donna immédiatement la force et la consolation nécessaires. La joie de M. Hayman se changea presque en gémissements. Il était très affligé à l'idée de me laisser en arrière avec la perspective d'un nouvel hiver à passer dans un tel milieu. Quand nous avons pénétré dans la cour, les gardiens qui n'étaient pas de service nous entourèrent et parurent absolument déconcertés quand ils apprirent qu'un seul était relâché. En observant leurs visages nous avons pu constater que plusieurs sympathisaient avec nous.

Nous avions peu de temps pour prendre congé l'un de l'autre. Les petits objets dont M. Hayman n'aurait plus besoin me furent remis et quelques petites choses partagées. Nous eûmes ensemble un dernier moment de prière pour nous recommander mutuellement à la protection de notre Père céleste. M. Hayman ne pouvait retenir ses larmes, mais le Seigneur me rendit capable de me réjouir de ce que mon compagnon allait pouvoir rejoindre sa famille. Je l'assurai de mon inébranlable confiance que Dieu me donnerait la grâce nécessaire pour supporter ce surcroît d'épreuve.

Le gardien nous conduisit tous les deux au refuge, puis l'ordre fut donné de reconduire immédiatement M. Hayman, car la chaise et les coolies l'attendaient pour partir. Nous nous sommes donné la main en échangeant nos messages d'adieux. Je comprenais que ma situation était désespérée, humainement parlant, et je chargeai M. Hayman de dire à M. Becker qu'il ferait peut-être bien d'interrompre les négociations ; je lui demandai de rappeler à tous les amis qu'ils voulussent bien prier pour moi, car je sentais que je devais prêcher Christ avec hardiesse. Après les beaux moments de communion spirituelle que nous avions goûtés ensemble, une banale poignée de main ne pouvait être la seule expression de l'amour fraternel qui nous unissait et involontairement nous nous sommes embrassés.

Puis le gardien emmena lentement M. Hayman, (il était trop malade pour marcher rapidement) le long de la colline, et arrivé à la maison, il prit congé des gardiens présents. Puis après avoir fait un dernier signe de la main, il disparut au tournant de l'allée conduisant dans la rue où les coolies et la chaise l'attendaient.



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